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Marie-Paule Farina, Sade et ses femmes, correspondance et journal

Tout le monde connaît le Marquis de Sade. Tout le monde ? Non. Tout le monde connaît la réputation et le nom lié à cette réputation. Qui l'a lu, et qui a lu ses livres les plus licencieux en est sûrement resté, (s'il ne s'est intéressé aussi  à l'homme avant l'écrivain), à ce qu'on lui  a reproché et ce pour quoi il a été condamné, après avoir laissé une grande œuvre - aujourd'hui en Pléiade - son libertinage et la perversité de ses écrits.

Sade est-il celui qu'on croit ? Pour avoir si souvent exposé des femmes soumises et humiliées dans ses romans, il passe pour l'homme le plus misogyne de la littérature française.

Ceux qui, comme Marie-Paule Farina sont allés un peu plus loin que la lecture de la licence, savent que sous l'épaisseur de la fange dans laquelle on a noyé ce personnage car c'était bien un personnage romanesque, on peut découvrir à travers ses notes, journaux et surtout correspondances qu'il était bien autre chose qu'un pervers, un violeur, un assassin, bref un être dangereux  et peut-être même tout le contraire de cela.

Marie-Paule Farina, professeur de philosophie et essayiste s'est intéressée à l'homme, avec tendresse, et a mis un point d'honneur à réhabiliter un individu qui fut sans doute bien de son époque – le XVIIIe siècle n'est-il pas un siècle libertin, licencieux –  comme beaucoup d'autres mais il était lui,  sans fard, pour tout dire, inapte à la dissimulation ; peut-être même était-ce là son principal défaut. Ne rien cacher, tout dire, se montrer au naturel, tel qu'en lui-même, un homme qui aime le sexe et ne s'en cache pas.

Marie-Paule Farina, SADE et s
es femmes, Correspondance et
journal
, Editions François
Bourin, 2016.

Mais avant cela, il a été un bel enfant blond aux yeux bleus, doux et charmeur, charmant et tendre, entouré, beaucoup et beaucoup aimé des femmes nombreuses qui s'occupaient de lui, très tôt.

A travers cette correspondance organisée suivant le déroulé d'une vie au tiers passée en prison, nous suivons le parcours d'un homme d'abord victime de lui-même, de sa naïveté, sa candeur bon enfant, ses étourderies (il parlait trop, disait tout) ses bêtises et ses nombreuses frasques sexuelles, ses amours passionnées et passionnelles (Melle de Lauris, La Colet, Chiara...) , le grand amour qu'il porta à ses femmes, la légale et la maîtresse, toutes deux sœurs, l'une, Renée-Pélagie,  laide et l'autre, Anne-Prospère, très belle, une passion qui fit écrire à cette dernière bien imprudemment :  « Je jure à Mr le Marquis de Sade, mon amant, de n'être jamais qu'à lui », et finira au couvent ;  et sa meilleure amie Milli Rousset et encore tant d'autres, puis enfin la dernière, Constance.

Il fut surtout victime d'une abominable belle-mère instigatrice de tous ses procès et d'un acharnement du sort qui a fait que, souvent, les femmes qu'il aimait tant, se sont retournées contre lui.

 

Portrait supposé de Donatien Alphonse François
de Sade, par Charles van Loo, vers 1770.

L'auteur de cet essai dessine le portrait d'un homme qui fut plus victime que bourreau,  plus tendre que sadique et victime  décidément innocente ou comme il le disait lui-même, s'il est vraiment coupable de ce dont on l'accuse, dans ce cas, il ne paie pas assez, s'il est innocent, c'est bien trop cher payé.

Insolent et enfantin, pétillant de gaieté, les femmes le recherchent. Son château de Saumane où il a passé son enfance n'a rien à voir avec celui des 120 journées de Sodome, c'est plutôt « le rêve d'un château originel » médiéval et provençal, celui de la Laure de Pétrarque qu'il lit inlassablement depuis sa prison.

« Je suis comme un enfant, je lis tout le jour et la nuit je songe » écrit-il à sa femme.

Certes sa vie intime ne fut pas des plus sages et il ne niait pas aimer le sexe et la luxure. Il tenait un journal de ses masturbations et des pratiques des prostituées qu'il aimait regarder « en disciple des Encyclopédistes de Diderot, amateurs de « curiosités » ». Aujourd'hui on en rirait... quoique les censeurs ne sont-ils pas toujours à nos portes, prompts à nous empêcher d'en rire ? 

[...]Oui je suis libertin, je l'avoue ; j'ai conçu tout ce qu'on peut concevoir dans ce genre-là, mais je n'ai sûrement pas fait tout ce que j'ai conçu et ne le ferai sûrement jamais. Je suis un libertin mais je ne suis pas un criminel ni un meurtrier «  […] Je suis libertin, mais j'ai sauvé un déserteur de la mort, abandonné par tout son régiment et pas son colonel. Je suis un libertin, mais aux yeux de toute ma famille, à Evry, j'ai au péril de ma vie, sauvé un enfant qui allait être écrasé sous les roues d'une charrette emportée par des chevaux, et cela en m'y précipitant moi-même. Je suis un libertin, mais je n'ai jamais compromis  la santé de ma femme. Je n'ai point eu toutes les autres branches du libertinage souvent si fatales à la fortune des enfants : les ai-je ruinés par le jeu ou par d'autres dépenses qui aient pu les priver ou même entamer un jour leur héritage ? Ai-je mal géré mes biens, … ai-je en un mot, annoncé dans ma jeunesse un cœur capable des noirceurs dont on le suppose aujourd'hui ? ... 

 

Il demeure un enfant quand, emprisonné, il demande à ses femmes (la sienne et Milli qui lui écrivent régulièrement) de le faire rire, de lui raconter des fariboles et rajoute-t-il : « que suis-je ici sinon un enfant » » « il faut avoir de dix à quinze ans pour être ici. Moi, tel que vous me voyez, je n'ai que onze ans ; aussi je m'en trouve fort bien »

 « Dès Vincennes, [c'est à dire, dès sa première détention, ndlr], et quoi qu'il en coûte, Sade veut être cet enfant résolu qui rit et dit « j'aime » quand on le déshonore ou lui donne les verges... et certains sont encore assez aveugles aujourd'hui pour le prendre au mot et ne pas voir ses larmes. », précise Marie-Paule Farina.

Avec les lettres de Milli, Sade s'amuse en effet comme un enfant quand elle lui conte des fariboles ou lui donne des cours de provençal. « Vous avez fait de moi un rossignol. Il faut que je chante ou que je meure ». Quelle phrase magnifique !

 

Au fil des correspondances, tendres, touchantes, malheureuses, colériques, drôles avec ou sans retenue, toujours sous le joug de la censure et marquées par la présence en filigrane des censeurs auxquels parfois les uns et les autres s'adressent, le style de Sade va se lâcher, s'agacer. Sa femme lui en fait reproche car ses facéties lui font retarder selon elle, un peu plus sa sortie, étant donné que c'est principalement à cause de son supposé comportement dépravé qu'on l'a emprisonné.

Ces mêmes censeurs dont la bêtise va jusqu'à lui refuser  Les Confessions de Rousseau et laisser passer Lucrèce et  les dialogues de Voltaire. « Partez de là, messieurs, et ayez le bon sens de comprendre, en m'envoyant le livre que je vous demande, que Rousseau peut-être un auteur dangereux pour de lourds bigots de votre espèce, et qu'il devient un excellent livre pour moi. »

Au fil des mois, des années, l'emprisonnement sensé le soigner de sa perversion n'aura fait qu'aggraver son cas, libérant de plus en plus son malheur et sa révolte contre ces hypocrisies, cette injustice dont il est victime quand des hommes bien pire que lui se cachent pour des turpitudes plus graves.

Par bigoterie, par jalousie, par méchanceté ou même cruauté, Madame la Présidente l'a fait emprisonné dès le début sur de faux prétextes  liés à ses activités sexuelles (prostituées).

S'adressant aux censeurs il dit : 

 

Vous avez imaginé faire merveille, je le parierais, en me réduisant à une abstinence atroce sur le « péché de la chair ». Eh bien, vous vous êtes trompés : vous avez échauffé ma tête, vous m'avez fait former des fantômes qu'il faudra que je réalise, ça commençait à se passer, et cela sera à recommencer de plus belle. Quand on fait trop bouillir le pot, vous savez bien qu'il faut qu'il verse. Si j'avais eu Monsieur le 6 (n° de sa cellule), je m'y serais pris bien différemment, car au lieu de l'enfermer avec des anthropophages, je l'aurais clôturé avec des filles ; je lui en aurais fourni un si bon nombre que le diable m'emporte si, depuis sept ans qu'il est là, l'huile de la lampe n'était pas consumée ! 

 

À chacune de ses premières sorties de prison sa belle-mère trouvera un prétexte pour le faire de nouveau emprisonné, voulant le séparer de sa famille à laquelle il aurait pu nuire. À chaque fois il perdra beaucoup de ses livres, de ses manuscrits, de ses biens et de ses amis.

L'accumulation de malchance se poursuivra et il écrit ainsi à son avocat : « la journée du dix  m'a tout enlevé parents, amis, famille, protections, secours, trois heures ont tout ravi autour de moi, je suis seul ».

Plus tard, avec la Révolution, le château sera pillé, il se retrouvera ensuite dans un grand dénuement et ce sera dans cette période que, pourtant, il publiera ses plus grands textes.

Même si on entend peu la Présidente, sa belle-mère dans ces pages de Correspondance, elle est omniprésente, car c'est elle l'instigatrice de tout son malheur et elle vampirise chacune des pages de cet ensemble, elle plane sur la vie de cet homme qui jamais n'a eu de véritables mauvaises pensées à son encontre et était tout à sa merci.

Très jeune, il avait appris à faire confiance aux femmes qui l'ont cajolé, entouré, aimé plus que de raison. Il en est devenu le jouet bien plus que le contraire. Ses écrits ne sont que libération d'une souffrance et quelle meilleure vengeance pour les femmes que cette vie dévouée à l'écriture dénonçant l'ignominie de certains hommes.

« Femmes, lisez de toute urgence, un homme tendre qui fait, le sourire aux lèvres, l'apologie du vice, ça libère dans un éclat de rire des hommes noirs qui, le couteau à la main font l'apologie de la vertu. » nous dit Marie-Paule Farina en conclusion.

 

*****

 

Ces jolies personnes, me dit Zamé, en me montrant les trois amies de la famille, vont vous faire croire que j'aime le sexe ; vous ne vous tromperez pas, je l'aime beaucoup, non comme vous l'entendez peut-être. Les lois de mon pays permettent le divorce et, cependant, continua-t-il en prenant la main de Zoraï, je n'ai jamais eu que cette bonne amie et n'en aurait sûrement point d'autre. Mais je suis vieux, les jeunes femmes me font plaisir à voir, ce sexe a tant de qualités !

Sade, Aline et Valcour, La Pléïade, t.1, p. 616 (cité par MP Farina dans son ouvrage)

Présentation de l’auteur

Marie-Paule Farina

Marie-Paule Farina est professeur de philosophie. Elle a publié en 2012 un essai graphique chez Max Milo Comprendre Sade, et a participé au film de Marlies Demeulandre Sade, monstre des Lumières. 

 

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures




Jean-Watson Charles, Plus loin qu’ailleurs

C'est un émouvant recueil que nous livre Jean-Watson Charles, long poème dédié à Magloire Saint-Aude et à la mère « ses yeux d'eau et d'océan », préfacé par Arnaud Delcorte sous le beau titre de « L'au-delà de la mer », dans laquelle est rappelé en exergue un des plus beaux poèmes de ce recueil intitulé Plus loin qu'ailleurs, et qui signe d'emblée la thématique de l'exil et son motif principal « la mer » :

J'ai fini par comprendre
Que ton cœur qui saigne
N'est que ce lambeau de terre
Livré à la mer
Et depuis j'ai jeté mon regard
Comme en écho
La mer que tu adorais tant et qui fut la dérive
De nos peuples
De toutes nos souffrances
Car ce grand soleil
Que tu portes en toi
Est la brèche de nos souvenirs
Et de nos errements.

Jean-Watson Charles, Plus loin
qu'ailleurs, 
Editions Ruptures, 2013.

 

La mer comme une page balayée par le souffle des vents, ceux de l'exil intérieur douloureux et pénétrant, au rythme envoûtant des vagues qui cernent l'île et la bercent.
Longue prière de l'exilé, à la mémoire des hommes, à l'île aimée, cette terre « linceul », à l'aimée qui soutient sa parole et son cœur et l'entraîne dans sa tendresse, à la mère peut-être laissée sur l'autre rive, en quittant sa terre : « je ne reverrai plus mon pays », ce pays qu'il tient dans ses mains, sous sa plume, et dans son cœur, jamais loin, sinon par l'éloignement physique. Dans cette distance entre elle et lui, il y a toute cette eau mouvante qui se fond et se confond dans l'âme, donnant au poème sa coloration onirique et troublante, entre errance et solitude, la sienne et celle de tous les hommes quand

chaque île est un cri obsédant
dans la mémoire d'un peuple.

 A la mer qu'il emporte dans son corps comme sa mère l'a porté et qui se confondent au fil des mots et de l'eau avec les larmes et le sel, « au cœur du monde j'ai effleuré toutes les portes de l'exil », les regrets de l'homme exilé sont mêlés de tristesse et de souvenirs évanescents et fragiles :

...je marche dangereusement
A la cueillette des étoiles.
Nous
qui avons fait la route 
Que nous reste-t-il
La nuit marâtre
nos cœurs blessés
La mer qui rêve d'odeur
Que nous reste-t-il
Nous
Déchus. 

Est-ce la mer qu'il tutoie ? Et qu'il aime comme une femme ?

Ta voix berçant le loas de ma ville
Toutes les sources ont repris
le refrain des damnés
Et les champs épousent la courbe
De tes yeux sous marins.

ou comme une mère ?

Nous sommes des fils
que la terre a oubliés.

A la fureur des vagues, force toute puissante et mystérieuse qui ballotte son cœur-coquillage dans sa poitrine, le poète dit :

Je viens d'un pays
Où l'ici est ailleurs
Où chaque homme porte en soi
la mémoire d'une île.

Douceur et sensibilité pour ce texte dont Arnaud Delcorte souligne le « lyrisme réaliste », voire le romantisme, et profondeur signifiante dans le questionnement existentiel et humble, quand le poète invite à se laisser porter dans « ce grand désordre » et que, « dans une parole qui chemine », chaque mot  nous berce avec douceur, au rythme des ressacs, s'échouant comme fétus de paille expulsés sur les rivages du monde. « Je t'écrirai la mer les caraïbes/Aux yeux de chacals »

 

 

 

 

 




Néhémy Pierre-Dahomey, RAPATRIES

 Rapatriés  désigne, métonymiquement, à la fois le quartier et ceux qui y résident. En donnant ce titre à son premier roman, Néhémy Pierre-Dahomey installe le lecteur dans ce lieu, symbolique de toutes les tentatives avortées pour gagner un ailleurs, qu'est un camp haïtien dédié à accueillir tous ceux qui, après avoir rêvé de partir, ont été contraints à un retour en arrière. L'héroïne de ce roman ne quittera pas son île et durant tout son parcours  de vie tumultueux, elle sera aux prises avec un destin qui s'acharnera à la ramener toujours à son point de départ. Là où elle a toute sa vie, dans un mouvement  concentrique fait de va-et-vient la retenant au cœur même de son île, Haïti

Néhémy Pierre-Dahomey, Rapatriés, Editions Seuil, 2017

tamponnée à la face du monde des années quatre-vingts comme le coin le plus pauvre, le plus crasseux et le plus misérable de l'Amérique entière.

Le roman s'ouvre sur une scène tragique qui nous ramène à notre terrible actualité où de nombreux migrants perdent leur vie en mer.  Toutefois, il installe, dès l'incipit : « Belli marchait, vaillante et décidée, sur ce sentier aussi simple qu'un calvaire », la figure d'un personnage féminin fort et volontaire, celui d'une mère haïtienne qui part, non pour répondre à un désir d'ailleurs, mais par défi amoureux.
Belliqueuse Louissaint au nom et au caractère déterminés, personnage central du texte, a pris la mer sur le canot à voiles du capitaine Frère Fanon, « plus  un petit caboteur qu'un grand capitaine des mers » qui « s 'était distingué en ayant touché plus d'une fois les terres de la Floride qu'il avait peuplées, en des temps moins difficiles, de quelques bonne dizaines de migrants ». Belliqueuse y perdra Nathan, contrainte lors du naufrage, à bout de forces, de lâcher son tout jeune corps dans les eaux turbulentes de la marée.
Son choix bien inconséquent toutefois et même irresponsable, révèle combien fragiles sont ces vies portées par la fatalité et le manque d'ancrage. Un personnage tout à la fois décidé  et passionné  mais perdu dans son désir de sortir de son destin, une femme qui aime et qui souffre. Des événements tragiques, résultat de choix hasardeux, la conduiront aux portes de la folie et de l'errance. Et cette errance sera à l'image de son seul désir, partir pour mieux rester auprès de celui qu'elle aime. Une tragédie universelle sans doute. Une tragédie comme il en existe ailleurs. Belli est une femme prête à tout, même à s'amputer d'une part d'elle-même, en renonçant à  ses enfants, pour accéder à une vie nouvelle. Mais si le désespoir de Belli transpire dans son errance, sa nature impulsive l'aveugle. Belliqueuse porte bien son nom.
Partie suite à une ultime infidélité de l'homme qu'elle aime, Sobner Saint-Juste alias Nènè, elle reviendra  « déterminée à aller mieux dans le meilleur des mondes avec l'homme de sa vie ».  Cet homme qu'elle avait « l'habitude de maltraiter », jusqu'à le battre, « surtout quand il était saoul, en huit-clos ou en public », celui-là même qui lui mettra une raclée mémorable pour avoir commis cet « infanticide ». Pourtant, Belli  « portait ce naufrage avorté dans le regard, en marchant comme elle seule sur la route étroite de Les-Miracles, quartier excentré de la cité ». Ce premier drame hélas sera suivi d'autres pertes, d'autres enfants que la mort ou le destin enlèvera à Belli. Il y aura Marline, une enfant de dix ans, fragile, tuberculeuse, puis ses deux autres petites, Belial et Luciole qu'elle choisira de « donner » à Pauline, une femme passionnément engagée dans la cause humanitaire qui « se disait révolutionnaire en son genre et travaillait à dégraisser ce système auquel elle avait accordé près de la moitié de son existence sur terre et toute sa vie professionnelle ». Combien d'enfants donnés à la mer ou à une autre mère ? C'est peut-être, en filigrane, une autre des intentions de ce livre qui pourtant ne s'étend pas sur des problématiques économiques ou sociales de l'île dont on sait qu'elle est soumise depuis longtemps à des conditions difficiles (climatiques, politiques, etc) mais qui montre combien le malheur peut marquer des êtres conduits par un destin implacable. C'est donc sans informer son infidèle mari (pour encore une fois se venger de lui) que Belli décidera de confier ses deux filles à l'adoption. Mais à quoi peut bien penser cette mère en avançant ainsi au devant de son destin de mater dolorosa ? On peut s'interroger sur le sens de la première épreuve qu'elle affronte comme une fatalité ; la perte de l'enfant de deux ans jeté à la mer, Nathan. Ce désespoir premier n'est-il pas fatalement annonciateur des autres catastrophes survenues ensuite ? Belli est-elle une mère indigne et abandonnique ou une femme soumise à son destin de femme  insuffisamment portée, aimée, entourée ? Elle ira jusqu'à chercher quelque refuge ultime dans la foi et la dévotion chrétienne pour retrouver son mari parti, mais dans son échec à rejoindre sa fille par voie légale, elle perdra pied complètement. Quant à Belial qui n'est que beauté lumineuse, intelligence et douceur et que sa mère a oublié de nommer, elle s'auto-nommera de ce nom diabolique : « Cette petite s'est donné le nom du mal personnifié, l'autre nom du diable mentionné dans le manuscrit de la mer Morte de la grotte de Qumran. ». Bélial, par ce prénom « tragique » incarnera le mal dont sa mère souffre et par son propre exil pour la France, l'exil intérieur et carcéral de sa mère. Belial connaîtra cependant un destin moins douloureux peut-être, en partant, mais son histoire restera marquée par celle de sa mère. Luciole au nom magique partira quant à elle du côté des Etats-Unis sans qu'on puisse jamais savoir précisément où.
Ses dernières filles parties, son fils aîné tombé dans la déchéance, elle regarde son passé et son histoire personnelle trouée, son arbre généalogique difficile à reconstituer du fait des manques et des absences à soi, jusqu'à l'ultime catastrophe du 12 janvier, encore dans la mémoire de tous.

 

Pascale Monnin.

Elle n'en pouvait plus de ce monde où elle était retenue. Elle ne savait aucune magie qui ferait  paraître devant elle, comme cela en urgence, la silhouette de ses enfants perdus. Elle s'en voulait à elle-même, à la scène originelle et floue de la perte de Nathan, à ce quartier qui n'était qu'un vaste inachèvement, un lieu raté, un acte manqué. Elle sentait le sang qui circulait chaud dans ses veines, des débuts de picotements, sa crampe au dos, et elle partait en délire contre son monde de sinistrés. 

 

Porté par une écriture énergique, une narration très maîtrisée, des personnages dont on ne peut se séparer une fois le livre refermé, ce premier roman très prometteur peint la tragédie d'une mère, elle-même métaphore d'une île aux tourments incessants. A l'égal de ses aînés en littérature, Pierre Néhémy-Dahomey manie une langue riche de ses paradoxes comme ceux de son île, puissante, lumineuse, exubérante parfois, une écriture au rythme frénétique et enlevé.

Néhémy Pierre-Dahomey est né en 1986 à Port-au-Prince et vit depuis quelques années à Paris où il a poursuivi des études de philosophie. "Rapatriés" est son premier roman, Prix Révélation SGDL 2017.

 




FRANKETIENNE, La marquise sort à cinq heures

Lire Frankétienne requiert une énergie certaine et le désir d'entrer dans une langue bouillonnante, fantasque, inventive, turbulente où les mots se heurtent, s'entrechoquent, se bousculent, où les adjectifs s'inventent, se déploient dans une gamme de couleur toujours plus variée et nouvelle.

Faisant fi de ces excès que l'on reproche le plus souvent quant à l'emploi des adjectifs comme à tous formalismes, lui préférant la spontanéité et l'élan créateur, Frankétienne, le pyromane lexical de la littérature haïtienne, tout comme sa marquise, est libre : « Je me proclame totalement libre. Je sens. Je sais. Je suis. Et je clame ma musique en toute liberté. Je suis foutrement libre. », les revendique, en use et en abuse, déployant une langue toujours renouvelée, la faisant voler en éclats.

Le surréalisme plutôt que le réalisme, pourrait-on dire, ou Breton contre Flaubert, et c'est bien mieux encore. Mais voyons.

Le titre « La marquise sort à cinq heures » renvoie bien sûr à Valéry qu'il cite dès la seconde page, ou à ce titre de roman de Mauriac mais renvoie surtout à cette « poésie pure »  qui exclue toute virtuosité de narration.
Qui est cette marquise ? D'où sort-elle ? Et pour aller où ? Pourquoi à cinq heures ?
Phrase anodine ? Pas si sûr.  Non seulement parce qu'elle renvoie bien à ces célèbres phrases chargées d'énigme (incipits célèbres ou impertinentes intrigues) mais parce que tout comme Valéry qui refusait d'écrire un roman qui s'appellerait : la marquise sortit à cinq heures - on remarquera au passage que Frankétienne lui a préféré le présent au passé simple, ce présent réactualisant la nouveauté dans la langue, la revendication d'une liberté poétique, l'invention langagière contre l'invention narrative, ou bien, on le verra plus loin, un présent qui intime un impératif.

FRANKETIENNE, La marquise sort à cinq heures, Editions Vents d'Ailleurs, sept 2017.

 

 

Phrase typiquement balzacienne cependant, selon Valéry toujours qui jugeait le roman de Balzac totalement dépassé et cherchait à inventer autre chose, selon Breton dans son Manifeste du Surréalismequi disait de Valéry : «  II se proposait dernièrement de réunir en anthologie un aussi grand nombre possible de débuts de roman de l'insanité desquels il attendait beaucoup ». Exprimant son mépris du roman qu'il se refusait d'écrire, Valéry lui aurait préféré l'écriture de la poésie dans de petits carnets entre quatre et six heures du matin.
Mais peut-être était-ce le soir, à l'heure où se clôt la journée que cette marquise voulut bien sortir à cinq heures ?
Quelle facétie encore chez Frankétienne que de donner pour titre à ce dernier opus poétique un titre aussi concis, message impeccable et précis, phrase dépourvue d'adjectifs, qui va droit au but, de celle dont se réclamait justement un Flaubert ou même un Stendhal, nette, brève, simple, alors que cette même phrase qui agaçait Breton est antinomique de l'exubérance d'un Frankétienne plus proche à coup sûr des surréalistes que des formalistes. Mais ce serait oublié que, si Frankétienne appartient à un courant, c'est d'abord au courant spiraliste.

Le spiralisme, processus créatif né dans les années soixante, initié par Frankétienne lui-même, est une esthétique qui s'inspire directement de la théorie scientifique du chaos, de la combinaison de structures en perpétuel mouvement, « une dynamique de l'imprévisible, de l'inattendu, de l'opacité, de l'incertitude et du hasard obscurément labyrinthique et mystérieux, le  fictif, l'historique, le poétique, le théâtral, le mystique, l'aléatoire et le fantasmagorique, le tout imbriqué, enchevêtré, entrelacé dans une texture chaotique babélienne infinie » (Frankétienne), une forme de vie née de l'énergie, dans son chaos.

Phrase factuelle, dépourvue d'intention sinon celle de faire passer un message, et quel message ! Qui est donc la marquise de Frankétienne ?

Il n'y a pas écrit « Roman » sous le titre, pourtant Frankétienne nous conte bien quelque chose, exactement ce que dit le titre, la marquise, une femme donc, sort à cinq heures, et c'est de cette sortie matinale, on le parierait, que va nous raconter, car il y a bien une histoire, l'histoire de toute femme qui s'émancipe du joug des hommes.

Dans ce pays dévasté, la marquise sort à cinq heures, désorientée, trébuchante. On se souviendra ici que ce texte a été écrit après le dernier cataclysme qu'a connu l'île de l'auteur, Haïti, une île soumise à bien des sacrifices et des douleurs. Comment peut-on encore écrire de la poésie après un tel événement... ? Pourrait-on se demander quand on est poète. Et de se rappeler  à nous tant de questionnements similaires autour de la nécessité d'un tel art en ce monde violent.

« L'écriture hors blasphème entre les doigts du vieux poète solitaire déchira le masque des langues de médisance et dénoua l'ankylose des chemins sclérosés », « entre visions macabres, déchéances, extravagantes détresses et mirages hallucinés de couleurs, de cris d'oiseaux imaginaires, entre lumières et ombres, l'exaltation maîtresse du langage du poète seul maître à bord de ce navire d'encre qui tangue sans cesse « ce jour-là le génial poète philosophe Paul Valéry témoigne que la marquise sortit à cinq heures derrière l'anonymat du mal ».

Rien que la volupté mystérieuse aux battements de l'énigme autour du nombril de la marquise.

Ne pas chercher à donner sens sous la cendre et la lave du volcanique Frankétienne, poésie s'exprime au plus près toujours de l'excès sensuel de la langue.

« Et la marquise était sortie à cinq heures ». Cette marquise que l'angoisse possède, pleine de désirs, de fantasmes et de passions ravageuses, « embarquée dans une aventure enlugubrée de ténèbres » qui ne sait elle-même si elle est  et ce qu'elle est, « guerrière », « fascinée par le feu musical des combats impossibles », toujours prompte aux départs sans retour, aux détours inconnus, « virtuose des amours difficiles », « femme maudite ». Ne sait qui, quoi, où, comment ?  De partout et toujours, de nulle part et d'ailleurs, dévastée, ombrageuse, pleine de plaies, gangrénée, « en solitude nouée, toujours à vif, pourtant », « lèvres épuisées de voyelles assoiffées ». Et la marquise poursuit ses rêves de voyage, son voyage de rêve aux confins des mystères, dans « le rugissement du scalpel » jusqu'à la porte enfin qui s'ouvre sur « des morsures d'éclairs en foudroyance allitérative de tendresse douloureuse dans les viscères de la marquise apeurée. » (p.16)

Ils ont voulu me tailler, me détailler. Ils ont voulu me couper, me découper. Ils ont voulu me cisailler, me morceler. Ils ont voulu me cogner, me bousculer. J'ai tenu tête à la meute des fauves embrindezingués de fureur. Ils ont voulu me martyriser, me déclitoriser. Ils ont voulu me déboulonner, me découronner. Ils ont voulu m'écharpiller, me déchalborer. Ils ont voulu m'écarteler, me débroussailler, me deboubouner, me dépecer, me pulvériser, me déboiser, me ratiboiser. J'ai tenu tête à la horde des chiens enragés. Ils ont voulu m'écrabouiller, m'enculer, me dévelouter, me décabosser, me décapoter, me dévaginer... J'ai tenu tête aux harassements violents et aux assaut des prédateurs. J'ai hurlé. J'ai résisté jusqu'au bout. Et puis je suis sortie hors du château maudit... Il était cinq heures de l'après-midi ce jour-là, lorsque j'ai franchi le petit pont de bois, pour me faufiler ensuite à travers les étroites et sombres ruelles du village.( p17)

Pascale Monnin.

La femme ici, (ou la poésie?), malmenée et sous le joug des hommes qui veulent la soumettre, la maîtriser, la châtier, en dépecer le sens, et les sens, la marquise elle, dit : « Je suis la maîtresse. Je suis la prêtresse. Je suis l'unique protectrice de mon corps. Je suis la gardienne de ma demeure spirituelle. L'empire du rire divin s'étend vers la clarté mystique du plein silence dont les échos grandissent sous la dérision close. La serrure étranglée aux jappements de la clé. » (p.28) Quelle magnifique ironie dans cette dernière phrase !
D'un langage saturé d'horreurs, de troubles, d'humeurs, de sang, « langage raturé »,  il/elle use, parlant et déparlant jusqu'au délire ou la démence, dans « l'hémorragie des signes et des symboles crevés. L'écriture de Frankétienne se confond avec la passion, le sexe, vagin, clitoris, cuisses, « je jouis de mon vide centre liberté reconquise », « virgules et flèches vénéneuses des cyclones synglindêques » (p.25) et « des guêpes anarchiques ».
Du voyage érotique et mystique de la voyageuse solitaire et libre dans ses rites et dans les rythmes de ses reins, libre de ses tripes, de ses méninges, de son sexe, et son corps tout entier, Frankétienne rend « toutes les magicritures », « bataclans de vie et de survie ».
« Je sais aussi qu'un unique dé sépare la vie du vide ». Quelle phrase !

Invoquant Valéry, le poète met d'emblée le lecteur en position d'adhérer ou pas à cette folie scripturaire, ce mouvement labyrinthique et en spirale pour dénoncer et exprimer une violence tourbillonnante contenue dans le sang du poète. Les échappées lyriques sont un hymne au féminin dans toute sa splendeur, entre envol et révolte. « l'être divin est fondamentalement d'essence femelle primordiale » (p.64)
Le poète est la marquise, le poète et la marquise parlent d'une même voix, elle dit son errance, son corps de souffrance, il exulte les mots, les extirpe de sa « peau de risques » :
« J'habite une peau de risques. Et je découvre le péril qui menace ma vie de femme trop libre en son déséquilibre sous des lambeaux de feu »... « je chevauche mon vertige », dit la marquise.  (p.60)

 

La marquise sait sa redevance à son désir d'écrire venu de la lecture. « Patiemment durant de longues années de solitude, j'ai tâtonné, en explorant le labyrinthe envoûtant des longues lectures nocturnes ». Longtemps prisonnière d'un carcan, elle avait tout perdu, sa tendresse féminine et maternelle, le château la retenait, l'aliénait, la dépossédait. Elle a « cessé d'être une humaine créature... perdu le bonheur et le goût d'être femme ». (p.58)

 J'ai vite senti dans mes méninges, dans mon cœur et dans mes tripes que j'écrirais un jour, ne serait-ce que des fragments autobiographiques. (p.58)

Elle est sortie du château maudit, sortie d'un long cauchemar pour entrer dans « un rêve infini ».

  Souvent je me suis tue pour caresser le silence. (p.60)

  Ma violence intérieure en grattelle d'écriture. (p.115)

Le je du poète et celui de la marquise se confondent. Le poète se fait femme libre, conteuse de sa liberté, la marquise use des mots du poète labyrinthique cerné d'énigmes et d'exubérantes échappées  dans la langue aux confins des signes, ceux visibles distillés sur la page, ceux invisibles dans l'espace de l'imaginaire de nos vies, toujours en partance, toujours insaisissables.

  J'aimerais bien trouver mon île imaginaire où je pourrais vivre toute seule, loin des désagréments de la vie artificielle. (p.74)

Et une possible réponse à l'énigme de ce livre : « Echo de l'écriture imaginaire qui me chatouille. L'écriture en crise dans les profondeurs de mes entrailles. L'écriture en marche. L'écriture en rut. L'écriture en délire. Folie sauvage où la main nue rattrape la vitesse de la voix soûlée d'ivresse. Le corps inhabitable bouge, insaisissablement cogné d'azur. » (p.69)
Le « corps ascensoûlé de vertige », Frankétienne écrit comme il rêve, comme il crée sans condition, sans conditionnements, libre toujours. Faisant fi des modes, des diktats et des formalismes, il enseigne la liberté.

Chaos de langue, tourments des mots au plus près de la souffrance féminine, c'est de toute façon une femme qui parle par sa bouche, qui écrit sous sa plume et couche sa douleur de vivre et de dire.

  Tout l'enfer du désir explose en feu de sable au mitan du désert privé d'oasis, l'érotique castration en rut au cœur d'un songe déglandulé où j'imagine encore l'au-delà de     l'absence. (p 75)

Les mots de Frankétienne sont jaillissements, bulles qui éclatent, diamants diffractés, sources pures d'émotions non contenues, libres toujours et imprévisibles, « énergie mystérieuse intemporelle ».
Enfin, cette profession de foi de la marquise énoncée en toute fin du livre, par la voix du poète, au nom d'une féminitude en marche est un éloge éclatant et un  sacre du féminin :

Moi marquise sans peur et sans excuse, j'appréhende le hasard inaudible aux spasmes de mon ventre. Je m'approprie les audaces guerrières des amazones dans mes méninges survoltées et repues de fleurs impaires. Je suis devenue une combattante. Je suis une militante en colère. Je suis une féministe lucide et enragée en même temps. Je dénonce le vieux système de l'exclusivisme qui, depuis des millénaires, octroie tous les privilèges à la tonitruance animale et orgueilleuse des mâles qui fondamentalement sont responsables du mauvais fonctionnement de la planète. La machine planétaire est en panne avec un moteur déconstrombré par la violence, l'injustice, la corruption, la prédation aveugle et le non-partage. Et dire qu'il y a quelques femmes complices de ces horreurs insupportables.  Moi marquise déchue mais engagée, j'ose mes osmoses et mes métamorphoses dans un héroïque combat d'avant-garde. […] Je hausse mes cris subversifs au feu de ma féminitude en marche. (p 83)

Libérez une marquise, longtemps prisonnière d'un lointain passé où le mâle toujours domine, laissez-la prendre parole afin qu'elle assouvisse son besoin de liberté et de révolte.  Et

Le temps bouge et roule à l'ovale du chaos qui allait envahir un mystérieux cimetière marin en perpétuelle mouvance dans l'imaginaire du poète qui me fit sortir du château à cinq heures du matin ou à cinq heures de l'après-midi (p.127)

« Je suis foutrement libre » disait la marquise, ou le poète ou les deux bien sûr. Explosion jouissive du texte dans cette libération physique de la marquise, femme acquise à la cause de la femme martyrisée. « seules les femmes, douées d'une haute conscience spirituelle et exercées à résister au assauts des malheurs incrustés dans leur corps de douleur, sont aptes à sauver l'humanité de la débâcle provoquée par la gestion aveugle des prédateurs. Sinon, la déroute humaine est définitivement et irrémédiablement consommée. »

Henri Matisse, Icare (Jazz).

Voeu ultime du poète, celui de l'homme après un long parcours sur cette terre, « peut-être que la marquise est une ombre éphémère dans l'univers fabuleux d'un vieux fou solitaire » mais  sans aucun doute, un appel à l'insurrection que cette marquise sortant à cinq heures aux « cinq coups sonores dans l'horloge du poète ». (p.114)

J'ai découvert l'oeuvre de Frankétienne parLes Métamorphoses de l'oiseau schizophone, en huit mouvements, plus exactement par le premier mouvement intitulé D'un pur silence inextinguible, l'oeuvre d'un poète qui se permettait toutes les transgressions, toutes les libertés les plus inouies dans ses incursions dans la langue française, inventions lexicales, évictions de genres, tensions entre mots et images, jeux de mots, syntaxe détournée, rythmique imparable. Tout cela produisant  un  éclatement jubilatoire à la lecture, dans les synapses de mon cerveau, je découvrais une liberté et une violence dans lesquelles je me reconnaissais toute entière. Chaos, oui mais chaos ordonné, chaos comme on dit explosion en milliards de particules qui se recomposent pour créer une émotion, un sens, un dire jaillissant.
Le spiralisme donc. Langue inventive et fantasque qui osait faire jaillir l'émotion intacte, sans les diktats scolaires, sociétaux, normalisants.
Il y a tant à dire sur la poésie, et sur l'usage de la langue pour tous ceux qui s'emploient à la « structurer ».
Je crois bien que nous nous illusionnons à rechercher une pureté en consacrant une poignée de poètes ou en réclamant une exemplarité en un seul.
Si la langue se travaille pour ciseler le poème, la variété et la qualité des voix tiennent à la singularité de chacun.

Frankétienne est un de ces auteurs qui déboulonnent vos certitudes et impulsent par son chant de puissance expressive, un désir dans la survie et dans la révolte, par sa rage de liberté. Son univers est celui d'un artiste, fait de richesse et de sens, d'encre et de sang, de voyelles et d'émotions. D'aucuns n'entreront jamais dans cette liberté, d'autres n'en ressortiront jamais, je fais partie des seconds.
 Osez ! Pourrait être son cri de ralliement !

Frankétienne, ou Franketienne, en créole Franketyèn, de son vrai nom Frank Étienne,  écrivain (en français et en créole haïtien), peintre et comédien haïtien, est un des géants qui marquent la création littéraire et artistique de son époque. Il fonde en 1968 avec René Philoctète et Jean-Claude Finolé « la Spirale » qui prône l'art total en mélangeant les genres romanesque, théâtral et poétqiue,

Infatigable inventeur des mondes, expert en dynamique syntaxique et pyromane lexical, Frankétienne a publié plus d'une trentaine de titres, en français et en créole. Chacune de ses oeuvres est ancrée dans l'histoire contemporaine haïtienne.

 




Legs et littérature n°8

Legs et littérature n°8
Revue haïtienne
Spécial Marie Vieux-Chauvet

 

Ce numéro 8 de Legs et Littérature  entièrement consacré à l'oeuvre de Marie Vieux-Chauvet, regroupe dans la première partie,  huit articles autour de ses principaux romans, révélateurs de son engagement et quelques réflexions sur les personnages féminins importants ; une partie est consacrée à deux portraits de l'écrivaine ; une autre présente chacun de ses romans ; dans la partie « création » de la revue, chacun des auteurs présentés rend hommage à l'écrivaine, et enfin des repères bibliographiques sont donnés en toute fin.

 

Est-ce un hasard si un jour, Legs et Littérature m'a demandé une première contribution à leur toute jeune revue (née en 2013) ? Mon attachement pour la littérature des Caraïbes était déjà ancien, et celui pour Haïti m'était venu à ma découverte de l'oeuvre de Frankétienne pour laquelle je me suis vite passionnée. Grâce à un ami haïtien, j'ai pu lire ensuite René Depestre, Lyonel Trouillot, Dany Laferrière, Marie-Célie Agnant, puis Stephen Alexis, Yanik Lahens, et dernièrement Mackenzy Orcel et James Noël.

Frappée par la luxuriance de cette langue colorée et si vivante, qui savait apporter des images fortes et réinventer une langue, c'est sans aucun doute Marie Vieux-Chauvet qui me l'a rendue encore plus proche.

Legs et littérature n°8, Revue haïtienne, Spécial Marie Vieux-Chauvet. 

Et j'ai donc proposé ma lecture du chef-d'oeuvre, Amour Colère et Folie, son oeuvre la plus lue et la plus contestée aussi, pour ma deuxième contribution à Legs et Littérature. Parce qu'elle portait une dimension féminine de révolte et d'engagement, sensible à la condition humaine des plus pauvres et aux drames sociaux,  non, ce n'était pas un hasard ; toute ma réflexion et mon intérêt pour la littérature tourne depuis toujours autour de cette thématique entre Parole et Silence et ce, dès mes premiers travaux à l'Université, notamment sur Camus et ensuite dans mes propres écrits.

Comme le rappelle Carolyn Shread, dans son éditorial à ce numéro spécial consacré à Marie Vieux-Chauvet, ma réflexion lors de ma contribution à ce numéro (dans mon article Engagement et résistance dans Amour Colère Folie) s'est en effet concentrée autour de la parole de  Marie Vieux-Chauvet, celle qu'elle a osé prendre par l'écriture de fiction pour dénoncer la violence de la dictature de son pays. J'ai voulu souligner  le courage et l'audace dont relève son écriture tourbillonnante, un courage et une audace qui pourtant lui ont valu  bien des ennuis et querelles familiales et sociales.

Cette parole qu'il fallait oser prendre, pour dénoncer, a son corollaire, le silence et Carolyn Schread le souligne dans son éditorial. Un silence dans lequel la plupart plongeait pour se cacher et d'autres pour mieux réfléchir. Un silence qui est fait d'abord de la terreur portée par la tyrannie de la dictature mais un silence nécessaire parfois  pour demeurer serein au milieu des tempêtes. C'est de ce silence à soi (comme on a une chambre à soi...) pour contrer la violence et la peur, auquel Carolyn Schread fait référence à propos de Marie Vieux-Chauvet,  non que la peur ne l'ait jamais atteinte bien sûr mais le besoin de dire était bien plus fort.

- Le premier article s'appuie sur la Correspondance entretenue entre Marie Vieux-Chauvet et Simone de Beauvoir. Son auteur, Kaïama L. Glover voit en l'écrivaine  une théoricienne sociale, orientée vers « une critique féministe des sphères privées et intimes » que la publication de Amour Colère et Folie, grâce à Simone de Beauvoir fera entrer Marie Vieux-Chauvet chez Gallimard en France. C'est en effet une femme courageuse qui devait faire face à la domination masculine (son mari y compris) et celle d'un pays aux prises d'un dictateur et « en tant que bourgeoise, mulâtresse, femme et écrivain, Marie Vieux-Chauvet se situait dans l'oeil du cyclone sociopolitique qu'était l'Haïti de Duvalier, écrit Kaïama L. Glover.

 

Son livre devait se vendre et être lu, c'est ce qu'elle souhaitait plus que tout au monde même s'il était cause du malheur qui l'entourait et l'a conduite à l'exil. Elle dut se résigner à écouter son mari et récupérer le stock, le détruire après que plusieurs membres de sa famille ait été assassinés.
L'oeuvre de Marie Vieux-Chauvet est une critique radicale de la société haïtienne et cette critique socialeest  au fondement de l'ensemble de son oeuvre romanesque

« Claire, entre conformisme et révolte », article de Ulysse Mentor, propose une lecture de la trilogie Amour Colère et Folie,orientée vers un des personnages principaux « silencieux » et complexe, celui de Claire, héroïne du premier récit Amour.Ce personnage mutique dont la révolte contenue explosera dans l'acte meurtrier en toute fin, est une femme dont la colère est également la résultante de passions intérieures puissantes,  révolte contre l'autorité parentale, amour incestueux et inavoué qu'elle éprouve pour son beau-frère, désirs puissants d'exister  et qui voient triompher dans le dénouement la dimension politique du récit.

L'article  intitulé « Les Rapaces : un choc salutaire pour les consciences » de Marc Exavier propose une réflexion sur le roman Les Rapaces paru en 1986, ouvrage posthume qui revient sur les monstruosités du régime Duvalier. On y voit toujours ce combat de Marie Vieux-Chauvet pour dénoncer l'injustice et la misère sociale dans un désir profond de réveiller les consciences.
Les Rapaces dénoncent ces chefs qui ont tous les droits et laissent mourir de faim les enfants. Roman saturé d'horreurs mais dans une écriture toujours juste.

- Dans l'article de Max Dominique, il est question de trois héroïnes  Lotus (dansFilles d'Haïti), Rose (dans Colère) Claire (dans Amour) mais aussi de Marie-Ange (dans Fond des nègres) et Minette (dansLa Danse sur le volcan).
Il y  est rappelé en particulier combien l'écriture romanesque de Marie Vieux-Chauvet a pu scandaliser  et « dissipe l'aura d'espérance et d'utopie que soulevait par exemple le lyrisme de Roumain ou l'imaginaire follement optimiste et baroque d'Alexis ». C'est que c'est une écriture qui oppose une volonté de résistance et de lutte dans l'espace privé et social des personnages.

- Yves Mozart Réméus s'intéresse dans son article La danse sur le volcan : entre histoire, fiction et féminismeà la manière  particulière dont Marie Vieux-Chauvet  a choisi de réécrire le récit de vie d'une actrice haïtienne (Minette) et la dimension idéologique de ce choix de l'auteur dans le contexte de l'histoire d'Haïti, au XVIIIe siècle à St Domingue sous la domination colonialiste, Minette incarnant alors un personnage « à la frontière de la scène et de la résistance ».

la comédienne fictive, à la différence du personnage historique, est consciente qu'elle peut se servir de l'art comme d'une arme », ainsi si la véritable Minette pouvait refuser de jouer des pièces locales en créole et préférait le Français, de « bon ton » (selon le récit historique qu'en a donné Fouchard), la Minette de Marie Vieux-Chauvet « fonde sa position sur son respect de la dignité des Noirs. 

La distance que prend l'auteur dans son roman vis-à-vis des récits historiques se traduit par une image plus positive de la femme et des métis.

Elle permet aussi de donner à ce personnage réel, un nouveau destin, celui d'une femme bien plus libre encore qu'elle ne l'était, d'une liberté qui aurait atteint à l'universalité, à quelque chose de plus grand qu'elle.

-Jean James Estepha dans son article intitulé La maison : lieu de refuge et de combat dans l'oeuvre de Marie Vieux-Chauvet s'intéresse aux lieux et propose une grille de lecture de ce lieu qu'est la maison,  point de départ dansAmour, Folie  etLes Rapaces, de toute révolte, à la fois  lieu de refuge pour se cacher et se libérer et  lieu de combat et de résistance. « Comment une maison peut être non seulement le lieu où l'on construit une œuvre mais aussi le lieu où l'on peut détruire une autre ».

-  « Violence, refoulement et désir dans Amour et Colère »titre l'article de Dieulermesson Petit Frère, lequel analyse la psychologie des personnages féminins pris en étau entre une éducation rigide et féroce et des désirs de liberté légitimes en regard de leur histoire sociale. La violence tant sexuelle que physique sourd de ces pages lumineuses, contenue et étranglée qu'elle est  par la force de ces désirs de liberté et de vengeance. Elle naît  de l'humiliation et de la frustration (amoureuse par ex pour Claire dans l'amour qu'elle a son beau-frère, dans Amour). Ainsi comme le fait remarquer l'auteur de l'article, la violence n'existe pas seulement dans le camp des bourreaux et elle accompagne la révolte. Dieulermesson Petit Frère souligne ici la violence qui traverse l'écriture de Marie Vieux-Chauvet pour exprimer la défaillance de la justice et ces sentiments de vengeance qui sourdent d'un passé lointain.

Les deux portraits sont rapportés par Dieulermesson Petit Frère dans « Chronique d'une révoltée », « auteur qui dérange et parfait symbole de l'écriture du roman moderne haïtien » et une rencontre entre Marie Alice Théard et Jean Daniel Heurtelou, neveu de Marie Vieux-Chauvet.

Dans la partie création :
-Le récit tendre de Serghe  Kéclard : un amoureux des livres  nous raconte son rêve de rencontre avec l'auteur et sa passion amoureuse pour l'oeuvre et la personne de Marie Vieux-Chauvet,

 

-Un poème de Iména Jeudi (auteur publié aux Editions Temps des cerises) : « Vivre est en moi frôlement de vertige cohorte de soupirs qui font signe d'avancer dans l'acte net des ombres arrêtées en flagrance de lits d'orgasmes en délits d'infinies défaites » (extrait deFaillir propre),
-un billet à Marie Vieux-Chauvet signé Marie Alice Théard, une lettre à Marie, signée Mirline Pierre.

L'année 2016 a mis à l'honneur Marie Vieux-Chauvet, pour le centenaire de sa naissance, lors de la vingt-deuxième édition du festival « Livres en folie », l'événement culturel le plus important en Haïti,  après de longues années de silence  après sa mort.

 




Littérature et décadence, Etudes sur la poésie de 1804 à 2010

L'histoire de la poésie haïtienne est indissociable de l'Histoire littéraire et de la société haïtienne elle-même. Dans cette petite anthologie dédiée à quelques poètes majeurs et pour certains tout jeunes encore, Dieulermesson Petit-frère dresse un état des lieux de la poésie de son île en souhaitant mettre à l'honneur les plus anciens, oubliés et la génération montante afin qu'elle ne le soit pas. « D'aucuns affirment qu'au cours des deux dernières années, la production littéraire haïtienne a connu un tel rayonnement au-delà des frontières qu'on peut parler de l'âge d'or de notre littérature », nous dit-il,  et c'est sans doute pour dater et inscrire ce rayonnement qu'il s'est employé à  soustraire au silence ces auteurs encore trop méconnus.

Soulignant la prépondérance de la poésie dans le paysage littéraire, il rappelle ce que les auteurs doivent aux modèles de leurs prédécesseurs, s'appuyant en cela sur l'exemple de la littérature française et ce qu'elle sait devoir à l'héritage antique, mais insiste sur la nécessité de s'en  émanciper, car l'histoire est mouvante et chaque période a apporté son lot d'expressions,  engagées le plus souvent.
Une extrême fragilité - politique, économique, sociale, sans parler des « fléaux s'abattant sur l'ancienne Perle des Antilles », perdure depuis son indépendance, renvoyant injustement le pays à sa seule responsabilité face aux épreuves de toutes sortes. Ce pays de paradoxe, résiliant et fragile à la fois - devenu selon l'expression de Christophe Wargny « Perle brisée » - depuis dix ans, ploie sous le poids « d'une occupation voilée qui ne dit son nom, si ce n'est celui de créer des conditions pour maintenir le pays dans un contexte de dépendance continue en vue de freiner son développement ». Mais ne nous y trompons pas. Price-Mars, nous dit Dieulermesson Petit-Frère, définit l'Haïtien comme « un peuple qui chante et qui souffre, qui peine et qui rit, qui danse et se résigne ».
Et « Depestre eut à dire que la littérature haïtienne est au bouche-à-bouche avec l'histoire ».

Parce que la littérature, la poésie et la culture en général sont ce qui reste quand tout tombe, comme dit Dany Laferrière. L'auteur, par cette proposition de périodisation de la littérature haïtienne, souhaite faire un état des lieux en regroupant les auteurs dans une perspective historique, rappelant que celle-ci a bien été tentée sur les bases de critiques esthétiques, mais qu'elle suit vraisemblablement les secousses et l'évolution de l'île depuis son indépendance. Il la divise en quatre tranches ou périodes distinctes correspondant chacune  à un événement majeur suivant cet ordre :

-1804-1915 : pré-classiques, classiques et post-classiques
-1915-1957 : période indigéniste ou culturo-nationaliste
-1957-1986 : renouveau humaniste
-1986 à nos jours : époque contemporaine (post-Duvalier)

Au fil de ce déroulement, force est de constater que si la littérature haïtienne, pendant très longtemps, s'est  largement inspirée de la culture française, allant jusqu'à s'oublier elle-même, oubliant ses propres traditions, aujourd'hui la littérature mais surtout la poésie occupent une place majeure et vouée à une expansion dans le sens d'une réappropriation de son identité.
C'est une poésie engagée socialement, basée sur une forme d'imitation de la littérature française « pâle copie de la littérature française » insiste Dieulermesson citant des auteurs de cette période qu'il appelle « pré-classique » où tels des Dupré, Chanlotte, Dumesne, (et hormis les récits d'Ignace Nau)  s'adonnent à une imitation et une admiration obséquieuse des auteurs français du 17e et du 18e siècle où de l'idée même d'engagement

il n'y avait qu'une exaltation de la liberté et de l'indépendance, qui oubliait de parler de la culture et des traditions populaires d'Haïti.  Même si les écrivains avaient formulé des objectifs plutôt clairs et définis en optant pour une littérature qui exprime les réalités du terroir et prend la défense de la patrie et de la race noire, ils continuaient à patauger dans l'imitation plate et puérile des poètes français. 

Frantz Zephirin.

La seconde période est celle de l'« Indigénisme » ou culturo-nationaliste, avec 1915 comme plaque tournante de la réhabilitation de la culture nègre coïncidant avec l'occupation américaine : elle s'impose alors comme un repère, avec les œuvres de Jean-Price Mars, pour sortir le pays de ce qu'il appelle « le bovarysme collectif » (bovarysme défini comme « la faculté que s'attribue une société à se concevoir autre qu'elle n'est » )
Il s'agissait bien non pas de rejeter la culture française ou celle d'Amérique latine mais d'en continuer l'héritage et de travailler à trouver sa place, produire ses titres et faire ses preuves « travailler à créer l'homme qui vient, le citoyen de l'avenir, le citoyen de l'humanité, une humanité  renouvelée avec la poésie comme « fer de lance du mouvement indigéniste ».
Avec la Revue Les Griots, on voit un retour sur les valeurs africaines, « impliquant une vision du monde différente de la conception européenne » de 1938 à 1940 puis de 1948 à 1950 » dans le sillage de la Revue Indigène « une obsession manifeste pour la quête identitaire, le retour aux origines et le nationalisme culturel. »
La poésie de ces années-là était déjà une poésie engagée dans les problèmes sociaux et raciaux, sur la question du langage et au niveau politique. Le poète Camille Roussan ayant probablement « apporté une contribution considérable à la préparation littéraire de la révolution de janvier 1946 »selon Baridon, une poésie visant à dénoncer la mauvaise qualité de vie des Nègres et de l'homme en général.
Le poète souvent s'engage à dénoncer les injustices et les souffrances mais aussi à rappeler les forces comme dans ce poème de Carl Brouard qui appelle à « l'insurrection, le soulèvement et  la révolte ».
Autre date charnière dans l'histoire d'Haïti, 1957 allait marquer  « la consolidation du règne du pouvoir noir »suite à l'explosion du mouvement de 1946 et l'avènement de Duvalier,  issu des luttes entre Nègres et MulâtresDans ce contexte de fragilité et d'instabilité économique, l'arrivée au pouvoir de Duvalier va voir émerger le mouvement culturel de 1946.
En 1960 naît le mouvement «Haïti littéraire»,  et s'y déploie :

une sensibilité et une esthétique plaçant le sujet au cœur du discours poétique ». C'est « une poésie de résistance et de survie, d'espérance et de lumière, une poésie d'urgence qui marque la rupture avec l'indigénisme et ses implications.

Mais c'est aussi l'année où la dictature de Duvalier va se déployer et se durcir : « la révolution mange ses propres fils, la misère bat son plein et la censure règne en maître ». L'exil devient alors le palliatif à ce mal suicidaire. Les flux migratoires ne sont pas nés, comme on pourrait le croire, de cette période dictatoriale mais ont pris racine bien plus tôt, avec la première occupation américaine d'Haïti. C'est alors que naît une « littérature hors-frontière », littérature en diaspora où l'écrivain-migrant se confine« dans une sorte d'enracinerrance ou de destinerrance »(Jean-Claude Charles) et d'où naîtra le « Spiralisme » fondé par René Philoctète, J.C Fignoli et Frankétienne, « conçu comme une sorte d'esthétique du chaos, le spiralisme est né du refus d'enfermement et de la peur », et la montée en puissance des productions en langue créole.
Enfin, l'époque contemporaine : 1986 à nos jours.

Nasson, VirginMary.

1986 signe la fin du régime Duvalier et la libéralisation de la parole, et voit naître toute une génération d'écrivains, la plupart poètes, une génération appelée « Génération Mémoire », composée de Yanik Lahens, Lyonel Trouillot, Gary Victor, Jean-Yves Métellus, Gary Augustin, Marc Exavier, Marie Célie Agnant, Dany Laferrière, Joubert Satyre, Willems Edouard, et quelques aînés comme Frankétienne et Anthony Phelps, elle est regroupée autour de Rodney St Eloi, poète et directeur des Editions Mémoires,  maison d'édition née dans les année 90 et « ayant survécu sans subvention, avec la complicité des écrivains, et surtout la volonté d'accompagner le livre haïtien » ; réunissant ainsi deux générations qui dominent la scène littéraire haïtienne,  entre rupture et continuité, les générations littéraires se succèdent.
Dans cet essai qui occupe un bon tiers de l'ouvrage, la place des femmes n'est pas oubliée, alors que longtemps cette société patriarcale a surtout fait l'éloge de la gent masculine, reléguant la femme aux oubliettes de l'histoire, la cantonnant à des rôles de nourricières, voire pire de servantes ou de prostituées dans la littérature, et plutôt objet que sujet.  
Beaucoup de femmes cependant occupent le paysage littéraire d'Haïti, et depuis 1990, il y a une éclosion de la parole des femmes et une prise de conscience du fait qu'écrire ou peindre ne relève pas d'une activité genrée.

Parmi ces femmes écrivains,  on trouve Kettly Mars, Yannik Lahens, Margaret Papillon, Evelyne Trouillot, et surtout Edwige Danticat - mieux connue aux Etats-Unis qu'en France,  sans oublier Marie Vieux-Chauvet au roman si subversif Fille d'Haïti.
En conclusion de son avant-propos,  Dieulermesson Petit-Frère s'interroge sur la transmission de cette littérature dans les écoles qui n'incite pas à l'indépendance d'esprit ni à la création.

Ce panorama historique fort intéressant de la littérature et de la poésie haïtienne  permet d'entrevoir ce regard ambitieux et prometteur de Haïti en littérature et en poésie.

L'ouvrage contient également plusieurs essais dont certains ont été publiés ailleurs, essais que Dieulermesson Petit-Frère a consacré à vingt-trois auteurs des différentes périodes. Dans l'ordre d'apparition du volume, les essais concernent :
Coriolan Ardouin (1812-1835), « le poète des âmes mortes » à la sensibilité proche d'un Alfred de Musset ;  Auguste Bonel (1971) et la sensualité de son écriture  ; Gary Augustin ( 1958-2014) et l'écriture du songe ; Jeanie Bogart (1970)  « au cœur de l'intime » ; Roussan Camille (1912-1961) auteur du magnifique Nédjein  Assaut à la nuit, écriture de la douleur des opprimés ; Georges Castera, figure emblématique de la poésie haïtienne aujourd'hui, et de la génération Mémoire,  dont « l'écriture  poétique se veut une invitation au voyage dans les terres de l'orgasme » pour dire la violence et le mal-être de l'homme, le désenchantement du monde ; Pierre-Moïse Célestin(né en 1976) poète comme beaucoup « nés du séisme » auteur de « Le cœur dans les décombres » ;

Jean Watson Charles,« poète au souffle du devant-jour et à l'imagination trempée à l'encre toute chaude de l'été » ; Webert Charles, auteur de poèmes en créole et en français, de  Que l'espérance demeure, entre autres, et de  Pour que la terre s'en souvienne,  co-écrit avec Jean Watson Charles ; Anderson Dovilas (1985) « le poète d'outre-monde » ; Marc Exavier (1962), écrivain de la distance ayant choisi « l'isolement comme mode de vie – en se retitant du monde-il fait du livre son idole et sa raison d'être » -  grand érudit, poète de l'image et du rêve ; Yanik Jean (1946-2000) fait partie de ces femmes que la critique a censurées et dont on ne parle presque pas, bien qu'elle soit une grande figure de la création poétique contemporaine. Son roman La fidélité non plus  (Ed Mémoire d'encrier) est « post-moderne, féministe, transnational et mémoriel » ; Jacques Adler Jean-Pierre (1977) né sous la dictature, auteur d'une « poésie à l'oralité raffinée » : « c'est par la poésie que ce diseur à la voix aigüe fait son entrée dans la littérature » et qui s'interroge sur « les sens (l'essence) »d'Haïti. : « La poésie contemporaine n'est plus rêverie, elle est action, réaction, lutte pour la vie, la liberté » ; Ineda Jeudiné en 1981 présenté comme relève poétique créole, écrit en créole contre l'idée reçue que « en Haïti celui qui écrit dans sa langue maternelle ne peut être considéré comme écrivain à part entière », a publié notamment un hommage au poète Georges Castera ;

Charles Moravia (1875-1936), une poésie qui atteint à l'universel et déborde le seul paysage haïtien ; Mackenzy Orcelné en 1983 dit l'attachement à sa terre et écrit  « pour la dignité de son peuple »selon les termes de son éditeur Rodney St-Eloi ; Emmelie Prophète (1971) « poète de la ville, de l'espace et du bâti »,« poète aux marges de la nuit et du silence des corps » ; Magloire St-Aude (1912-1971), une des figures majeures de la poésie contemporaine, a collaboré à la revue Les Griots, « écriture qui fascine et émerveille » - lire son Dialogue des lampes ; Rodney St-Eloi« le passeur de mémoire », écrit le réel pour « atteindre à l'indicible »selon la formule de Juarroz ;  Georges Sylvain (1866-1925), écriture de l'intime, poésie subjective et sensible, nostalgie et souvenirs ; Marie-Alice Théard, galeriste et historienne de l'art, « poésie fièvre ardente » ;  Lyonel Trouillot (1956) « le bien-aimé, le dieu adulé de la littérature haïtienne », poésie riche en images, amoureux des grands espaces, des immensités ; Etzer Vilaire (1872-1951) poète trop méconnu, révélé par J.C Fignolé en 1970, enseigné depuis dans les écoles - a publié une œuvre majeure de grande portée politique, historique et littéraire. Lire son long poème : Les dix hommes en noir, et son récit poétique en 1659 vers  Le Flibustier.

Un essai passionnant, une découverte ou des retrouvailles à chaque page, pour notre plus grand plaisir, un ouvrage important dans son intention première.




Thomas Chapelon, Ce vivant parmi les cendres

Dans la collection Dialogue, aux Editions L'Arachnoïde, Ce vivant parmi les cendres, un très beau livre d'art de Thomas Chapelon magnifiquement illustré par Thomas Pesle.

 

Vivant oui vivant mais parmi les cendres, celles d'un monde et d'un « temps détruit ».
Les mots flottent parmi les cendres, ceux du poète lancés à la verticale à travers la page, celles du peintre en regard des textes, traces improbables distillées en éclats de lumière.
Traces effacées, souffle vaincu, structures fragiles, des cieux noircis, des sols embourbés, pollution et matières, cendre pure masse difforme éclatée « de l'outre monde ».
Des cendres seulement des cendres, « pas de fumée », « pas de lumières », une apocalypse de mots tombés dans le vent, soufflés, éperdus, entre le geste et le dire où seul l'instinct de vivre,

  ce qui n'est advenu et adviendra 

 

Thomas Chapelon, Ce vivant parmi les cendres, encres de encres, Editions L'Arachnoïde, juin 2016

Thomas Chapelon, Ce vivant parmi les cendres, encres de encres, Editions L'Arachnoïde, juin 2016

Quand ce qui advient avec l'écriture, en équilibre sur ce monde défait, est fait d'ombres, cinétique de l'absence, archéologie des tréfonds, des cavernes, un « chef-d'oeuvre d'abstraction » où la folie collabore avec la douleur, où les gémissements imprègnent tout à la recherche de l'Homme nouveau.

Dans le mouvement incessant du non-être se débat l'être, une danse archaïque frappée du sceau de la finitude. L'artiste avance à la recherche d'un sens authentique, dans les aspérités du temps, dans les cendres noires, dans les mines à charbon, dans les guerres, dans l'ombre des charniers, dans les traces du troupeau...

Le récit poème est un chant de détresse. On reste à la surface entre ciel et terre comme suspendu, comme à chaque fois dans la poésie de Thomas Chapelon, entre violence et fragilité.
On est parmi les cendres conjurant le sort fait aux mots qui démultiplient l'appel, de la couleur, celle même des cendres, en condensation d'un vouloir infini, terres rouges, ocres, rouges encore...Mais il n'y a pas que les cendres qui sont rouges, rouge le sang, rouge l'émeute,

les mots se réservent
la sentence d'exécution 

Les variations dans les encres épousent les textes. On passe des cendres noires sur fond or, dispersées, à des plages blanches tapissées de taches bleutées, l'or de la terre, le noir du ciel, tumultes au milieu, destruction de matière, retombées imaginaires, visions spectrales d'un reste d'humanité, lumières évanescentes dans le brouillard, éclatements et flammes mordorées jusqu'au rouge incandescent des trois dernières toiles, aveuglantes.

 

 

 




Roland Chopard, Sous la cendre 

Prendre voix... Faire silence... Pourquoi écrire ? Faut-il se taire ? Quels sont les enjeux et les risques de la parole ? En quoi le silence est-il plus nécessaire ? Ou, quand la nécessité se fait violente, pourquoi ce silence d'une langue qui remonte difficilement ?

La voix qui remonte dans ce long essai et qui parle pour l'auteur s'efforce de comprendre.

Il faut du temps pour laisser remonter les mots du fond du puits du silence, et aussi du temps pour qu'elle reprenne souffle. L'extirper de sa somnolence sans tomber dans les labyrinthes de ses pièges.

Lacunaire, hésitante, la langue se surveille sans cesse, ne cesse de redescendre et de remonter. Réflexe de survie ? Rempart contre l'oubli ? Elle oscille entre parler et se taire dans ce « mouvement de balancier habituel », le piège étant au bout du compte que dans cette valse-hésitation, la tentation de dire se réduise à une cacophonie.

Roland Chopard, Sous la cendre, 6 suites & variations pour voix seule(s), Roland Chopard, Postface de Claude Louis-Combet, Éditions Lettres vives, collection entre 4 yeux, 2016, 141 p., 20 €

Roland Chopard, Sous la cendre, 6 suites & variations pour voix seule(s), Roland Chopard, Postface de Claude Louis-Combet, Éditions Lettres vives, collection entre 4 yeux, 2016, 141 p., 20 €

 

Pourquoi certaines paroles s'écoulent-elles facilement quand d'autres plus anonymes n'atteignent jamais leur but ? Vouées au silence, les plus secrètes ne rejoignent jamais le tumulte des voix plus assurées. Entre les deux, il y en a pourtant une « intermédiaire, ni forte, ni faible ».

L'auteur questionne dans cet essai, l'énigmatique présence/absence de la parole au cœur de la vie de tout créateur. Dire ou taire, beaucoup d'écrivains se sont interrogés, certains souvent même ont fait œuvre de cette écriture du silence, on pense à Jabès, à Desforêts ou à Blanchot. Tous ont questionné ce mystère, cette nécessité de l'écriture. Pourquoi ce besoin impérieux mêlé à cet autre non moins impérieux tissé d'ombres, refusant la remontée à la lumière de la toute puissance du verbe ?

Quelle en serait la raison ?

Une peur peut-être de ne pas trouver les bons mots ? Autocensure, passivité, attentisme, refus de la facilité ou excès de prudence et quoi d'autre encore...

Ces mots discrets qui rechignent ou renoncent laissent la place à d'autres voix tapageuses.

 Se taire  quand parler demeure à égalité aussi nécessaire devient dans un empêchement redoublé, une difficulté à être, à exister dans et par cette parole qui ne demande qu'à se libérer. Cette voix sans voix refuse d'admettre « que c'est d'abord d'elle qu'elle est en quête »

Quel cet acharnement à dire que l'on ne peut dire ou que l'on doive taire ? Un « stratagème vicieux » pour « chercher à plaire » ? Pour donner à entendre une parole secrète silencieuse, ou pour « perturber ces autres voix ? » « les faire sortir de leurs arrogantes certitudes. »

 

Il y a souvent peu de distance entre l'émission et l'omission.

 

Alors. Taisons-nous.

Mais. N'y-at-il pas de l'arrogance voire du mépris à se tenir à l'écart, à refuser la parole ?

Les hésitations viennent parfois des chemins qu'empruntent la voix, chemins honteux, insolites, voire obscènes, celle-ci s'en retourne, épuise sa force de départ, il faut dépasser la peur, le doute, le « ça sert à rien ». Et « glisser de l'impassible silence au silence impossible. »

Un jour, il est temps de faire taire cette voix restrictive qui censure, raisonne, infléchit pour donner corps à celle qui veut exister.

La parole silencieuse, feu qui couve sous la cendre, flammèches jaillissantes, concrétions ou ébauches parfois éphémères qui exigent à venir au jour, en gésine ou aux aguets, prête à jaillir ou création toujours en gestation. Comment cerner cette parole mouvante ?

Peurs de ne pas répondre aux modes, voix censurante qui refuse la singularité, se compare, se déprécie, repoussant « le manque d'expérience de tous les marchandages littéraires », « les courtisaneries habituelles dans ce monde, utiles pour entretenir le rituel égocentrique ». De quoi se plaint-elle la voix ? « Elle n'a rien fait pour prouver son existence ». En demeurant dans l'ombre des autres voix, loin des stratégies littéraires, elle est demeurée libre d'aller sur les chemins qu'elle s'est choisis de prendre et dans cette liberté, elle retourne au vertige des grands espaces vierges où elle peut de nouveau se perdre. C'est une voix qui voulait s'exprimer du côté de la poésie, entrer dans cet espace intériorisé, ce lieu où rien ne viendra perturber, qui ne craindra pas de temps en temps les extinctions de voix, les ruptures.

Mais l'exposition peut-être aussi un exutoire.

 

            Des circonstances ont précipité tous les balbutiements de cette voix dans une retenue provisoire et forcée, dans la disparition, dans un secret qu'il a fallu rompre      ensuite. 

 

L'incendie a réduit à néant toutes traces écrites, et celui qu'a vécu l'auteur, dans sa maison d'éditions devient métaphore cruelle ou dévoilement de cette voix qui survit et remonte sans crier gare.

Les mots des autres (ces autres écrivains dont les manuscrits ont disparu dans l'incendie) ont été réduits à néant, il fallait retrouver d'autres mots, faire remonter ceux qui s'étaient rangés sur le côté pour laisser place aux autres voix.

Il faut prendre parole enfin, faire surgir l'eau apaisante des mots pour éteindre l'incendie, la douleur creusée dans la perte et dans l'effondrement antérieur. Pourtant, le premier réflexe est de mutisme, inhérent à tout traumatisme et à une violence digne d'un autodafé. Une pause silencieuse est nécessaire, c'est un silence de disponibilité nouvelle. « Le silence est [alors] attente d'une circonstance plus favorable. »

Toute mort appelle une résurrection, une énergie nouvelle. Bien sûr, pas au moment de l'épreuve qui fige le corps et l'esprit dans l'effroi et la distance, mais après coup, en s'appropriant les résidus de combustion. Sous les cendres du feu dévorateur de paroles écrites couvait une autre parole jamais exprimée. Dès lors, une nouvelle expérience prend forme, convoque les souvenirs, les origines, l'enfance, la mort du père... La voix tente d'ordonner sensations et réminiscences avec pour épicentre une « scène primitive » reliée à la forêt de l'enfance.

Peindre avait été aussi le premier mouvement de la main et de l'oeil.

 

Peinture d'écrivain ? Même si quelques mots demeuraient, il n'y avait plus cet assujettissement à la langue. Et c'était bien la même excitation et la même concentration sur la page [...]

 

La voix de l'écriture et celle de la peinture pouvaient-elles se rejoindre ? La première était mystère, la seconde élan à vivre. « Partir d'un signe, d'une trace et tourner autour. »

La voix prend à nouveau la parole pour dire dans les variations centrales du texte, la puissance émotive qui l'a d'abord poussée vers la couleur, la peinture, la musique puis dans l'obsessionnelle quête d'une parole juste. Et « un jour, il faut que la parole s'extériorise », il faut obéir à ces mystérieuses pulsions.

Après une très longue méditation ou réflexion sur ce cri coincé dans la gorge, sur la nécessité de la parole et son impossibilité (entre le laisser trace et l'inexprimable), l'auteur s'interroge sur les dérives, les questionnements rendus par un ego qui veut tour à tour s'exprimer et se taire. Le regard des autres en quoi est-il si important pour l'auteur ? N'est-il pas cause de sa difficulté à s'exprimer ?

Saisir l'instantanéité de la parole, veiller à la parole vaniteuse. Songer avec Ponge à cette nécessité de l'épure et du mot juste. « Comment travaille la poésie et pourquoi rejette-t-elle certains mots ?

Pourquoi certains mots s'excluent-ils dans le poème ? « Chaque hirondelle écrit Ponge, inlassablement se précipite, infailliblement elle s'exerce – à la signature, selon son espèce des cieux. Plume acérée, elle s'écrit vite. »

A un moment donné, il n'y a plus de chemin de retour, on ne peut plus revenir en arrière, on doit avancer dans ce silence et cette nécessité, au risque de se perdre. Se taire en écrivant, disait Desforêts. Avec persévérance et endurance, chercher « encore et toujours son cheminement », « comme cette petite gouache persistante malgré la disparition » (allusion à la toute première gouache gardée comme un fétiche et perdue dans l'incendie).

 

C'est par rhizomes que les choses devraient se relier, se relire entre elles, plutôt qu'en arborescence »[...] Tout est apparemment dans la détermination d'un geste permettant une trace qui ne prend son sens que quand des recouvrements, des fulgurances, changements de directions, ont épuisé le geste et investi toute la surface. 

 

Son désir à la voix serait de creuser le sillon de la parole comme celui du père paysan quand il labourait sa terre. « C'était peut-être aussi cela la quête : un quelconque rapport avec la figure paternelle pour justifier toute tentative », avoue la voix, en toute fin de l'ouvrage.

 La dernière variation intitulé « Soliloque dans la forêt » tranche délibérément avec ce qui précède. C'est comme si, la parole enfin libérée, la voix avait trouvé sa légitimité et ce soliloque dans la forêt s'écrit comme un rêve, parce qu'enfin dépouillée de toute réticence, prise au prisme d'une métaphore quasi mythologique, la voix s'exprime enfin au plus près de son chant.

 

C'est un miroir tendu par l'eau dormante d'un étang. Elle se laisse impressionner, elle se laisse tisser par toutes les images, à la fois vagues et précises, elle les laisse l'envahir, elle regarde l'espace s'amplifier sous ses yeux, la cerner. Elle est dans ce réseau depuis si longtemps, elle ne sait pas tout ce qu'un miroir peut renvoyer. 

 

Faut-il avoir beaucoup vécu pour avoir des choses à dire ?

Il faut entrer dans la forêt (des mots?), pour le savoir.

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Roland Chopard

Roland Chopard est né le 21 mai 1944 en Haute-Saône. Il a été enseignant de Lettres-Histoire pendant 30 ans dans un Lycée Professionnel à Gérardmer (Vosges). Depuis 2004, il consacre la majeure partie de son temps aux éditions Æncrages & Co qu’il a fondées en 1978, Éditions qui défendent la poésie et les arts contemporains en réalisant des livres avec des méthodes typographiques traditionnelles. Il a écrit des textes poétiques courts, publiés dans quelques revues et souvent des textes en rapport avec un artiste plasticien en vue de réaliser des livres d’artistes en tirages très limités.

Roland Chopard

© Crédits photos http://www.editions-lettresvives.com/

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Martin Wable, Prismes

 

Jeune auteur de 22 ans publié aux Editions MaelstrOm, Martin Wable a obtenu le prix de la Crypte Jean Lalaude 2014, prix décerné chaque année depuis 1984, par les Editions de la Crypte qui ont déjà récompensé entre autres : Valérie Rouzeau, Eric Sautou ou Khaled Ezzedine.

Composé de cinq sections courtes portant chacune un titre, ce petit livre dédié à son frère Etienne n'appartient à aucun genre, mais la poésie l'emporte incontestablement dans ce recueil où se mêlent onirisme et tristesse.

Une conte japonais (titre de la première section) ouvre le recueil et donne ses pages les plus douloureuses avec l'annonce en incipit : « J'avais eu un frère, nettement plus beau que moi, toujours au cou des filles ». Livre-tombeau, livre du deuil, livre du difficile vivre après la disparition d'un être proche, mais plus encore de la culpabilité, quand nous avons entretenu avec cet être, une relation complexe.

« Il est des hommes perdus dans ce monde, qui n'ont pas d'histoires dont ils sont les héros, qui n'ont pas de refuge pour mettre en lumière leurs souvenirs, qui n'ont même pas d'espaces pour recueillir le vent.  A peine peuvent-ils le saisir dans le creux de leurs mains. Et lui leur souffle dessus. Il passe immense et grave entre les montagnes, il ne les entend pas. Mon frère était un de ces hommes. Je le savais marchant le dos dépourvu de tout regard. S'oubliant lui-même, sur le lit d'une rivière glaciale. Il a regardé le cours cinglant de l'eau, il n'a pas senti ses larmes sur son visage, il n'a pas senti ses genoux fléchir. Il a fini avec son ombre au ventre.

Peut-on courir après le fleuve ? Je sais que son écorce est sèche, qu'elle est dans un espace trop large pour que le mien l'insuffle. Il est temps pour moi de devenir arbre. »

De cette disparition inconsolable ne reste plus au narrateur qu'à... devenir arbre.
Partir, fuir, tout quitter.... pour se trouver... se donner l'illusion de la vie.
Commence une errance, sac au dos.
On frôle cet homme, on se heurte au vent, aux pierres, aux êtres qu'ils croisent, au froid des nuits, on épouse sa tristesse d'homme résolument solitaire qui « attendait le sort ».
Le temps s'étire, de l'après-midi au soir, il fait toujours froid, il fait toujours nuit.

« Je continue comme si de rien... »

et il est là, seul, perdu dans l'espace glacé.
Des récits hallucinés, dans le monde ou en dehors, dans sa bulle, dans le souvenir peut-être. On est nous-mêmes comme drogués, pris dans les filets des mots, dans les rets de ses rêves et de sa réalité : 

« C'était un jour comme les autres, un jour ouvert et très long... » «  Aucun ne m'a rejoint. Tous êtes restés perdus, coincés à la périphérie. Laissez-moi vous nommer tels que vous êtes : vous êtes les zonards du cube déplié. »

Chacun de nous peut se reconnaître en lui ou en cet autre. Coincé dans sa douleur et la stupeur d'être encore en vie, il n'est peut-être plus lui-même, en voie de métamorphose, devenu végétal, arpentant les chemins, tombé amoureux de l'arbre, il retrouvera peu à peu goût à la vie.

« Je l'aimais, mes veines s'éthérisaient, quand je tombais sur son souvenir, furtif, comme un oiseau surpris dans l'ombre ».

Au bout du chemin que l'on a pris avec lui « il a fallu que mes poumons s'emplissent de l'humidité qui plane au-dessus des bosquets », amaigri, fatigué, « j'avais envie d'être sec, j'avais envie d'avoir faim ».

Malaise, vide insupportable que rien ne comble, immobilité sous le ciel, dédoublement schizophrénique, et personne à qui confier sa présence, sauf peut-être à Diane, pas sûr.

Des tentatives de dialogue ou de correspondances dont on ne peut identifier réellement s'ils ont existé ou...

Novembre, mois des morts, avec sa froidure, sa descente de la croix, et toujours l'eau et le vent des mers du Nord.

On s'enfonce dans le texte comme dans l'épaisseur d'un songe. L'obscurité, la dualité, la douleur d'être quand l'autre n'est plus.

Mais ne vous y trompez pas, s'il n'y a rien de gai, l'onirisme de la narration l'emporte. Ce texte est un appel à la vie, au renouveau après une longue errance, un dialogue continué dans l'au-delà, une parole retrouvée, c'est sans doute aussi une rédemption.

 

« Je sens que désormais nous avons atteint le peuple de la mer ».
« Les fixes images que l'on cultive sont les rouages de l'univers.

Et l'examen de nos vertiges est affiché sur les revers. » 

« quels souvenirs ? Une mer de pierre, désormais sous la neige. »

 

 

Martin Wable est né en 1992 à Boulogne/Mer et vit actuellement dans les Landes. Il a créé avec Pierre Saunier et Antoine Erre la revue cosmoréaliste Journal de mes paysages et anime le site internet  martinwable.fr. Il  s'intéresse à la lecture et à la performance.

Prismes a reçu le prix de la Crypte Jean Lalaude en 2014. Les Editions Maelstrom publieront en 2015 deux autres oeuvres : Snobble et Le Livre de Wod.

 

La pinède, Editions maelstr0m, 2012
Snobble,  Editions maelstr0m, 2015
Le Livre de Wod,  Editions maelstr0m, 2015