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Marilyne Bertoncini, La noyée d’Onagawa

Cette suite poétique, à la construction musicale, points et contrepoints, bouleverse et interroge. Inspirée d’une dépêche d’AFP, elle fait osciller le lecteur entre plusieurs réalités, temporalités et espaces. Continuité et rupture, matérialité et immatérialité, réel et mythe, on avance, le cœur en suspens, sur une crête à la fois paisible et brutale.

« Onagawa », le nom de ce petit port de pêche, avec son O, yin et yang, « comme une perle » ouvre tout un univers, celui du Japon, de « ses baies bleues du cobalt océan », de ses cerisiers en bourgeons  « dans leur gaine de soie », de ses daims, hirondelles et papillons, de ses parfums printaniers. Une attente vaporeuse, un paysage rêvé d’une sérénité toute bouddhique. Les mots flottent, légers, dans une délicatesse de haïku. Sauf que nous ne sommes pas dans le présent de la sensation mais dans le passé comme le montre l’usage de l’imparfait, temps de la durée, de la promesse renouvelée.

Et soudain c’est « la noyée », « raflée / comme un poisson » par « une muraille de mort » énorme. Nous sommes le « onze mars 2011 ». Le tsunami vient de faire « plus de dix-huit mille » victimes en un instant. Parmi elles, Yuko, une employée de banque, épouse de Yasuo, un chauffeur de bus. Marilyne Bertoncini raconte le cataclysme dans l’ordre des faits, de la submersion apocalyptique à la dévastation, au sentiment de vide abyssal.

Marilyne Bertoncini, La Noyée d’Onagawa, Jacques André éditeur, Collection XXI n°58, préface de Xavier Bordes, 12 euros.

Les faits s’énoncent en chiffres (date, heure, intensité du séisme, nombre de victimes…) mais ces chiffres sont écrits en lettres comme si l’alphabet permettait de mieux apprivoiser la mortelle réalité, de la rapatrier à l’intérieur du langage, de la recréer et donc de la métamorphoser. N’est-ce pas le pouvoir de l’art, de la poésie : recréer la réalité pour la donner à vivre de l’intérieur ?

Le cataclysme se répercute à l’autre bout du monde, selon l’effet papillon : nous voici maintenant à Villefranche, en France, auprès de l’auteur cueillie au réveil par l’annonce. S’ensuit alors un jeu d’analogies et de correspondances entre les deux vies, les deux villes. Interdépendance toujours des éléments, des événements situés sur une même corde, « Life on a string » (cf. l’exergue).

Qu’est devenue Yuko ? Ressac de la vague, on revient au Japon trois ans plus tard, avec Yasuo qui, à 57 ans, entreprend un projet fou à l’issue improbable, mais comment accepter le « sans voix / sans corps » ?  Tant de disparus sans autre trace que leur nom.

Dans ce recueil, si espace et temps dialoguent dans une même continuité, c’est pour nous rappeler la force de la nature, sa pérennité violente, chaotique, et, en creux, notre folie à la défier, à l’ignorer quels que soient les avertissements. (Yuko, par ironie, se réfugie sur le toit de sa banque. Nos tas d’or seront-ils jamais assez hauts ? ) Le nom de « Fukushima », apparu tout à coup dans le texte, fait dangereusement résonner le « cobalt » employé précédemment pour décrire l’océan.

La noyée d’Onagawa, à l’image d’Oyuki (fantôme traditionnel populaire peint en 1750 par Maruyama Ōkyo) a maintenant pris force de mythe. Elle représente à elle seule la beauté et la fragilité de notre humaine condition, elle est notre douleur à jamais inconsolée. Yasuo, le sage, le volontaire, nous bouleverse en éternel Orphée. (Le texte est émaillé de plusieurs références à la mythologie grecque, si chère à l’auteur qui tend un fil d’Ariane entre les lieux, les époques, les cultures.)

Ce récit-poème s’annonce en effet dès le départ comme un « thrène » antique, une lamentation funèbre, la langue, le langage assurant une continuité entre les événements et les êtres, même s’il est difficile et dérisoire de mettre des mots sur le drame, de le mettre en mots. Juste la poète annonce-t-elle vouloir laisser quelques « traces de silence » qui rendent compte de « l’écho muet du fond des mers ».

Après la catastrophe (dénouement de la tragédie au sens antique), retour au temps de l’écriture, à la fois rêverie et réflexion, ombres mêlées ici, là-bas. Les deux calligrammes (nef et ancre/flèche) de clôture semblent faire écho aux idéogrammes envoyés sur son téléphone portable par Yuko, retrouvé(s) bien après par les plongeurs : « tsunami énorme ».

Fluidité aquatique, les frontières s’effacent. La douceur de l’air fait place à celle de l’eau, malgré les crânes, les « carcasses rouillées », les « poulpes bleus » et « les algues échevelées ». Yasuo, fidèle à son amour, poursuit sans relâche sa quête impossible, la vie aussi qui fait tourner « ses boucles infinies. »

Et résonne en  « l’HOMME » le « AUM » du grand tout.

N.B. On peut retrouver sur le net plusieurs sites relatant l’émouvante histoire de Yasuo Takamatsu.

 

Présentation de l’auteur




Haikulinaires et autres fantaisies

Le confinement décuple l'imaginaire : en voici la preuve avec ces fantaisies, nées d'une rencontre fortuite avec les oeuvres de l'artiste japonais Manami Sasaki, présentées dans un article de My Modern Met 

Haï- culinaires

 

Gâteau courgettes-chocolat
Bien sur la conscience
Moins sur la balance.

*

Gâteau invisible
C’est son nom
Pas vu passer !

*

Cuisine maison ?
Des briques
À la sauce caillou.

*

Haï-coupe maison

Mes cheveux batifolent
En toute liberté
Pas moi.

*

photos My Modern Met

Haï-cuicui

Pie voleuse
Sur la pelouse
Je lui dédie mes vers.

*

Haï-coup de sang

Fête du travail
Sans travail
Cherchez l’erreur.

*

Haï-coup au moral

Chiffres du jour sur l’écran
Combien de gagnants
Combien de perdants ?

*

Haï-coup de mou

Tête à l’envers
Estomac dans les talons
Rate au court-bouillon.

*

Haï-cul nu

Pas envie de m’habiller
Juste pour la télé
zzzzzzzzzzzzzzzzz.

*

Haï-culture physique

Détendez assouplissez
Mode gym-télé
Cul sur canapé.

*

Haï-cumulonimbus

Nuages dans l’éther
Le ciel fait le gros dos
Plus d’alcool pour les carreaux.

*

Haï-curseur

Souris or not souris
Tu hésites chat
À donner de la patte.

*

Haï-courage

Combien encore ?
Je compte les heures
Au tic-tac de ton cœur.

*

Haï-cucul

Mon poème est de guingois ?
M’en fiche car
Lui + toi + moi ça fait trois.

*

etc.




Estelle Fenzy, Coda (Ostinato)

Le titre dit assez la composition musicale de cet ensemble de 45 courts poèmes, où tout est reprise, mouvement entre deux mots qui ouvrent et ferment chaque fragment : « fin » et « monde », répétés obstinément, rythmiquement.

Entre le premier poème, sorte de mise en abyme du recueil qui paradoxalement s’amorce avec l’adverbe « finalement » et se clôt sur l’adjectif « initiale », et le dernier de la suite, s’ouvre l’espace d’un « voyage », d’une aventure à vivre ensemble, « chair contre chair » dans la chaleur du « nous ».

Finalement
ouvrir les portes

 Il fait noir dedans

 Ouvrir les portes
vêtus de lumière

 initiale du monde. 

/…/

Si
la fin du monde 

Nous ramperons

secrets

Que la mort
nous prenne

pour d’autres.

 

 

Estelle Fenzy, Coda (Ostinato), Les lieux-dits, Cahiers du Loup bleu, dessin de Haleh Zahedi, 2e trimestre 2020, 7 euros.

Le pronom « nous » renvoie à l’auteure et à son jeune fils Raphaël, à qui elle dédie cette suite, mais aussi à nous, lecteurs, qui cheminons de concert au rythme d’un ostinato têtu, résolument volontaire. Il s’agit « d’ouvrir des pistes / même imparfaites », de « faire fi », de « tenir tête » aux obstacles divers, « brisures / accrochées dans la tête », morsures et autres plaies pour se donner vif et entier au monde « polychrome », à sa « sève capiteuse » avec cette certitude chevillée au corps : « on est tous / uniques au monde ». On la connaît « la grande étreinte du monde », on sait qu’elle viendra mais on peut décider chaque jour de « jouer la partie / de rafler la mise // au réveil du monde. »

 

Puisque la fin

nous rassembler
dans le chaud du ventre

perdus dispersés

 de par le monde.

 

L’écriture elliptique d’Estelle Fenzy, très épurée, simple dans sa forme, s’appuie sur un jeu de verbes à l’infinitif qui sont autant de tremplins, de relances au propos. Signalons pour l’accord tendu la qualité de la publication : format, papier, mise en page qui laisse respirer le texte, qui nous laisse l’habiter à notre rythme, entre silences et « impulsions vivantes ».

Cette suite poétique, dense et modulée, qui tient du carnet de vie, du vade-mecum se veut expérience de sagesse tout autant que détermination, protection, conjuration « Si/ la fin du monde ». À méditer, vivre et partager à tout âge.

 

Présentation de l’auteur




Véronique Maupas,Passagère

Poème d’une résilience où le mouvement permet à la parole de vivre sans que les coutures craquent sous le « paquet à dire », lourd, compact. Écriture de l’ouverture, de la réappropriation à soi-même par la marche, nocturne, diurne, par la conquête d’un langage remis en ordre (car « les mots remis en ordre c’est presque déjà le corps remis en ordre. ») Poème du temps réapproprié. De l’être qui coïncide.

La quête est annoncée dès le départ : « Ouvrir bouche. Parler sens. Faire langue. » Formule que l’on retrouve à deux reprises dans un autre ordre, dont : « Ouvrir langue. Faire bouche. Parler sens. » C’est bien d’une quête de sens et de soi-même dont il s’agit dans ce recueil réparti en quatre ensembles : Corps au noir L’eau, le Temps Trajets Chemins, le mot « sens » en ouverture et clôture du poème, en sens inverse du voyage.

La poète-artiste, Véronique Maupas, qui a contribué au festival rouennais « Poésie dans(e) la rue », a l’habitude de dire ses textes à voix haute, notamment dans les cafés.

Elle livre ici une poésie sans fioritures, percutante, informée de l’intérieur par son propos, ses sensations. Succession de phrases courtes, nominales, comme notées au cours de la marche, ellipses (par exemple suppression fréquente du pronom sujet, des articles), syntaxe bouleversée, phrases suspendues, absences de virgules, accumulations lexicales, néologismes, jeu sur les sonorités (comme un écho à la liberté langagière de Valérie Rouzeau), on entend la langue de la « passagère », on respire son souffle, on suit la buée de son haleine à travers les rues, voix et corps en duo :

 

L’histoire d’un corps prendrait des années. Traces remuées 
prendraient. Là tout près sur la route muette. Je tâte le sol. 
Trouver les fissures où mes racines. 
(Page 14)

 

Dans le premier ensemble, on suit l’errance urbaine d’une femme, la poète, passagère de son « corps chagrin » et de la nuit « peau de rechange ». Passante qui s’immerge dans le noir, pour voir ce qu’il y a « sur l’autre rive », « corps au noir » comme il est dit « œuvre au noir ».

 

Ma nuit amie. Tant de choses à nous dire tant de mots inépuisés. (Page 14)

 

La douleur est là, vivace, tenace. Le « corps précaire, coupable, exposé » qui a bonne mémoire n’est pas toujours dans l’ordre lui non plus. Fragmenté, fatigué, douloureux, il se souvient de « l’offense ». Dès lors comment ne plus se sentir « comme une étrangère en visite » ? Comment habiter le monde, s’habiter soi-même, se réunir ? Ne plus être cette « passagère » enfermée dans les frontières de sa peau  mais créer ses lignes, ses marges, ses repères contre la dilution délétère, avec la nature, le paysage pour nourriture essentielle.

Le deuxième ensemble, versifié cette fois, sent la pluie, l’humeur grise dans « l’effilochade du jour ». Même la lumière devient liquide. Désir qui s’embue, nouvelle mue, sursaut ou bois flotté ? Le corps se laisse entraîner, à l’écoute du temps mobile :

 

je le tiens un instant
je commence à l’aimer (
page 47)

 

L’errance se poursuit dans « Trajets », marche solitaire, « chaussures à la main », entre mer, terre et air. Le corps puzzle suit dans « la matière inquiète du jour » à la recherche de son ancienne vie, d’avant « le coup bas ».

 

 /…/
je sais les pièges et les épines
quelle piste suivre
quel paysageæ

 je me nourris d’écorces
d’arbres mouvants
de sèves amères

 je me couche dans la bruyère
et m’endors sous les genêts

 

Les « Chemins » s’ouvrent à d’autres lieux : « touraine – plateau du neubourg – saint-léger – jumiège… » Temps de l’écriture, du silence, des sensations retrouvées, odeurs, couleurs, « la vie est partout présente »avec ce besoin qui bat dans la poitrine de rejoindre la source, « le temps le vivant ». Renaissance, « septième vie », tout s’apprivoise même le sentiment d’exister ici, maintenant.

 

ouest

 me laisse porter par le voyage
l’errance le mouvement
désencombrée
isolée flottée

 pluie ruisselle
non-stop
fines ficelles de pluie
mon corps éponge

me sens être
me sens continuée
traversée
de pistes possibles

suis-je toujours dans mon rêve

 

La langue fragmentée, bousculée du début se veut maintenant «langue qui / ne fait pas de bruit ». Il est temps pour la « passagère »  de soulever « la cloche de verre » du poème.

Présentation de l’auteur




Fabienne Juhel, La Mâle-mort entre les dents

– Oh, qu'elle s'en allait morne, la douce vie !... 
Soupir qui sentait le remords 
De ne pouvoir serrer sur sa lèvre une hostie, 
Entre ses dents la mâle-mort !...

 

 

Fabienne Juhel propose sous ce titre inspiré d’un vers de Tristan Corbière un roman où le destin du poète breton croise la grande Histoire. Telle est d’ailleurs la ligne éditoriale de la collection Sur le fil proposée par les éditions Bruno Doucey. (Voir autres titres sur le site de l’éditeur.)

Le fait historique, largement méconnu même des Bretons, effroyable, remonte à la guerre de 1870. Les Prussiens menaçant d’assiéger la capitale, Gambetta, ministre de la guerre, décide de faire appel aux hommes valides du pays pour seconder l’armée régulière (inefficace, désorganisée, commandée par des chefs incompétents.) En quelques semaines c’est l’enrôlement de force sur tout le territoire français. Sont réquisitionnés dans la garde nationale des hommes dans la force de l’âge, de 20 à 41 ans, cantonnés dans onze camps, dont celui de Conlie, près du Mans qui formera l’armée de Bretagne dirigée par le général breton Émile de Kératry, une armée forte de 60 000 hommes issus des cinq départements.

Fabienne Juhel, La Mâle-mort entre les dents,
Éditions Bruno Doucey, collection Sur le fil,
novembre 2019, 288 pages, 19,50 euros.

Forte, c’est beaucoup dire, car les conditions dans le camp de Conlie sont épouvantables : insalubrité, tenues inadaptées, privations, humiliations, froid, maladies, épidémies et pour parfaire le tout des armes absentes ou défectueuses, inutilisables. Pourquoi un tel fiasco ? Parce que tout à coup Gambetta a eu peur des Bretons : et s’ils reformaient une armée de Chouans, s’ils fomentaient un autre soulèvement ? Rien n’y fera, ni les lettres, ni les suppliques, ni les démissions, le général Grand Bêta livrera cette armée bretonne en loques aux lignes prussiennes lors de la bataille du Mans les 11 et 12 janvier 1871 : un massacre orchestré dès le départ, un jeu de dupes, une page honteuse de notre Histoire.

Voilà pour les faits. Mais comment passer de l’Histoire au roman ? C’est là qu’intervient le talent de la romancière qui va faire se croiser les événements historiques et le poète des Amours jaunes. Corbière, réformé pour raison de santé, ne faisait pas partie des enrôlés mais son beau-frère, oui, Aimé Vacher, qui fut engagé volontaire. C’est en grande partie grâce à son témoignage que le poète écrivit La Pastorale de Conlie, un poème fleuve de 22 quatrains où il dénonce dans un style neuf, incisif, mordant, la terrible trahison de l’État français envers les Bretons. Imagination et connaissance en synergie créatrice, Fabienne Juhel, qui est par ailleurs spécialiste de Tristan Corbière, dit « s’être engouffrée dans la brèche » de ce poème dont une strophe accompagne chaque chapitre, et on peut dire que c’est pleinement réussi.

La romancière nous donne à vivre les faits de l’intérieur, au plus près des conscrits, de leur calvaire quotidien. Sa documentation est solide, habilement intégrée à la matière romanesque. On découvre les événements au fur et à mesure, on les vit, on s’émeut, on souffre, on s’indigne, d’autant plus que tout est vu par les yeux du poète, dont la longue silhouette noire jumelle de l’Ankou traverse le désastre. Un tutoyeur d’étoiles plongé en enfer, une sorte de Rimbaud breton doublé d’un Diogène qui met sa plume de journaliste lucide et tranchante au service des sacrifiés.

La fiction ne permet-elle pas d’approcher au mieux la réalité ? Si l’auteur prend des libertés avec l’Histoire et les conventions narratives (anachronismes et échos littéraires…), c’est pour nous faire vivre au plus près et le terrible camp de Conlie et la forte personnalité du poète : « Un artiste. Un bohême / À la marge. Retors, éclectique, excentrique, iconoclaste. ». La rencontre est fertile et riche de sens. Fabienne Juhel a ce don de faire revivre l’écriture du poète à travers la sienne : forte, directe, roborative, caustique, inventive, fantaisiste, comme l’était « l’Indien ». (Nombreux sont par exemple les jeux de mots et autres inventions verbales chers au poète. Au passage, quelle modernité dans l’écriture de Tristan Corbière ! Aujourd’hui il lancerait ses poèmes sur les ronds-points, les places, les terrasses des cafés.)

L’originalité de la narration, son rythme, tiennent aussi au fait que l’auteur mêle judicieusement textes épistolaires donnés en « interlude » − une antiphrase que n’aurait pas reniée le poète − et scènes romanesques bien campées, ponctuées de dialogues plus vrais que nature. De plus, Fabienne Juhel encadre son récit de deux autres périodes historiques (1930 et 1943), en introduisant d’autres personnages célèbres, là encore dans un anachronisme fertile qui se moque des conventions et crée la surprise auprès du lecteur. L’événement raconté se trouve pris dans une chaîne humaine proche de nous, avec un effet de profondeur qui accroît l’interrogation. Ainsi peut-on voir que, depuis le « triste en corps bière », l’Histoire n’a pas fini d’ajouter d’autres strophes à sa fameuse Pastorale de Conlie.

Présentation de l’auteur




Fabienne Swiatly, Elles sont au service

Dans ce recueil, l’autrice Fabienne Swiatly met sa voix au service des femmes « au service » : caissière, ouvrière, agent de nettoyage, de sécurité, d’accueil, aide-soignante, maîtresse d’école, mère au foyer, secrétaire, coiffeuse, serveuse... Toutes femmes appartenant au monde du travail, comme on dit, vues, entendues, rencontrées dans l’exercice de leur métier, sans que ce dernier soit clairement nommé sauf à de rares exceptions.

Des invisibles silencieuses en somme, que l’auteur prend le temps de regarder de son œil photographique qui sait capter les détails, les gestes révélateurs, à qui elle donne la parole en restituant leurs propos, tels quels, comme si elles étaient enregistrées sur place.

Ces « fragments de vie », mininouvelles, poèmes en prose, portraits en action, « cadrés serré », d’une dizaine de lignes au plus, révèlent une écriture affûtée, concise, au plus près du réel, sans jugement, ni pathos ni misérabilisme. L’auteur prend soin en effet de laisser la place à l’imaginaire du lecteur : à lui de compléter « le hors-champ » de la scène photographiée, d’y projeter ses sentiments, ses réflexions, son propre vécu. Si certains portraits sont en effet plus flous que d’autres, c’est que Fabienne Swiatly n’impose pas, elle montre. Là est la force de son écriture, toute de simplicité maîtrisée, de sobriété, à l’image de ces femmes dont elle fixe la vie dans des « instantanés » écrits « ici et maintenant ». 

Fabienne Swiatly, Elles sont au service,
Éditions Bruno Doucey, mars 2020, 80
pages, 13 euros.

Son regard est juste, circonstancié. Rien de fictionnel dans son propos mais la réalité du monde tel qu’il est. Le partage, l’identification n’en sont que plus grands.

Ces femmes « au service » nous sont présentées le plus souvent à travers un filtre ou un élément de leur vie, écran, vitre, étal, meuble, talkie-walkie, mèche de cheveux… l’auteur restant en retrait, dans une attitude journalistique (Fabienne Swiatly a été journaliste et ça se sent).

 

La serpillière gris clair poursuit son chemin mouillé derrière le chariot double plateau qui attend : pelle, balayette, torchons, éponges, raclettes et détergents bleus. Le tablier est noué lâche autour de son corps caché par une longue robe brune. Elle pousse le manche du balai, tête baissée, tête voilée. Pas un regard vers le public, de l’autre côté de la vitre, qui écoute de la poésie.

 

On lit, on relit les textes, on voit ces courageuses du quotidien, simples, travailleuses, on les connaît toutes finalement, tant elles font partie de nos vies, nous ressemblent par bien des côtés. Faibles rémunérations, conditions de travail difficiles, reconnaissance souvent absente… dans nos sociétés faussement égalitaires certaines professions leur sont exclusivement réservées. Pourtant ces femmes au service des autres aiment leur métier avec ses difficultés, ses aléas, ses contraintes. Différentes, plus fragiles ou plus fortes, elles inspirent toutes le respect, de la menuisière à la prostituée. On ne peut en ce sens que saluer le regard profondément humaniste et bienveillant porté sur ces femmes par une autre femme, qui sait de quoi elle parle. On aime la fibre profondément sociale de l’auteur, fille d’ouvrier elle-même, qui a exercé par le passé certains des métiers évoqués dans le recueil.

 

D’une voix portée par un souffle profond, elle exige d’un chef de chantier qu’il retire les photos accrochées sur les murs de l’atelier. Femmes dénudées et entrouvertes qui offrent au regard ce qui se cache d’habitude, avec ou sans épilation. Menuisière débutante qui s’impose à toute une équipe d’hommes. Il a rougi avant de répondre OK, comme si elle désignait une salissure sur son pantalon.

 

Avec Fabienne Swiatly, le peu dit beaucoup, le peu interroge. Chacun de ses textes se termine par une chute percutante, surprenante, qui remue, questionne ou indigne. Fait réfléchir. Un recueil donc à lire, relire, méditer, aimer, partager car il permet de regarder le monde d’un autre œil et de garder confiance en la vie. N’est-ce pas ce qu’on peut attendre de la poésie ?

Présentation de l’auteur




Gérard Bocholier, Depuis toujours le chant

Pour Gérard Bocholier, la poésie est un exercice spirituel. De recueil en recueil, son poème devient psaume, chant sacré dont il dit : « Je pourrais le définir comme un prélude lyrique de la prière, une méditation préalable à l’invocation, un exercice spirituel qui s’efforce à la plus grande simplicité, dans la fidélité à l’Esprit qui l’a fait jaillir. »

Le poète, qui se voit maintenant entré « dans la gravité/De la mort », chante la louange du souffle divin, de « l’ordre invisible » qu’il ressent profondément en lui, autour de lui : « Le temps vient où les ténèbres/Rempliront les cavités/De mes yeux où le silence/Resserrera ses mâchoires ».

Dans ce nouvel opus, on reconnaîtra la voix fervente du poète chrétien, entré dans « le temps de l’âme ». Nombreux sont les mots qui renvoient à Dieu et au Christ dans les versets : « maître, Pâque, martyr, Seigneur, Il, Toi pour l’éternité, croix, ange… » jusqu’au tutoiement intime avec Dieu, la « voix secrète » du poème se faisant chant de grâce qui tourne sur lui-même et revient en Phénix. Le dieu du poète invite « l’assoiffé de ciel » à faire corps avec la nature, à prendre chair dans chaque élément de la Création. C’est un dieu intime qui souffle les « mots pour nous dire/La très pure alliance/Des yeux et du cœur/De l’eau et du feu »

Gérard Bocholier, Depuis toujours le
chant
, Arfuyen, mai 2019, 13 euros.

Ici les forêts dansent « En liesse avec la mer », ici « une herbe en plein vent »prend valeur d’annonce, « Au bout du grand jardin/L’eau du mystère afflue »… Pierres, feuilles ou sources, le paysage entier est d’essence divine.

Parole sacrée et parole humaine se retrouvent intimement liées dans le chapelet des mots et des images qui s’interpénètrent de poème en poème. On retrouvera tout au long des versets une alliance entre la louange, l’amour, la joie, la patience, la liberté, la confiance et leur corollaire : la peur, la peine, la lassitude, la faiblesse, la solitude, l’amertume, l’effroi… l’échelle et le précipice formant un couple indissociable pour qui s’aventure à flanc de montagne. Le poète, dans une vision christique, s’élève « sur les degrés de la lumière » jusqu’à toucher « la plaie béante au fond du jour ». On remarquera les termes d’élévation, de montée, d’ascension, très présents dans ce parcours de foi. Jusqu’au dernier poème qui réunit les deux versants de la parole : « J’avance un peu plus courbé/Et je n’ai plus qu’à descendre/Mais jamais sur la colline/L’aube n’a été si belle. »

 « Que n’ai-je le chant la mesure », difficile de dégager un poème plus qu’un autre dans ce recueil, tant tout semble confondu dans une même voix, une même oraison. Cette impression psalmodique se trouve accrue par la forme régulière du chant : des poèmes de deux strophes de quatre vers chacune, stiques bien définies comme dans les psaumes, poèmes qui se répartissent en 5 chants (15 poèmes, puis 17, 26, 19, 21). On notera la modulation rythmique adoptée pour chaque partie : vers de 8 syllabes, de 6, de 7, de 5, enfin de 7. L’alternance de ces rythmes pairs et impairs dans la macro et microstructure, ajoutée aux appuis consonantiques chers à la psalmodie, module le chant en douceur comme une flamme qui veille et danse sur l’autel. Toutes les saisons, toutes les heures semblent s’accorder dans la célébration du moment : un feu brille dehors et dedans, pour toujours.

Le texte, à l’image apaisante de la couverture, prend les couleurs nuancées de l’automne, la lumière pure de la neige. Il n’y a ni dessous ni dessus dans la peinture de Turner comme il n’y a ni avant ni après si on croit « au gage de la vie éternelle », à la parousie promise, à la mort comme une victoire. De « cueilleur d’éternité »en « veilleur » recueilli, « Le chant continue », affirme le titre.

Les croyants liront ce poème comme un chant de foi, les athées comme un chant de vie. Régénérant




Christian Degoutte, Le tour du lac

Poèmes en prose, nouvelles… les genres aujourd’hui sont souvent poreux.  Il s’agit ici plutôt d’un court roman orchestré en trois récits situés dans trois lieux différents (un cimetière, un hôpital, un vieux château) dont le lecteur doit retrouver les liens afin de reconstruire l’histoire.

Un conseil : il est préférable de lire ces trois récits dans la foulée comme on fait le tour du lac en question et même, le premier tour fait, de les relire pour en saisir toute la portée.

La proximité de deux tombes dans le cimetière ouvre le triptyque. D’histoire en histoire (« Le tour du lac, Sous les marronniers, Le portillon de fer »), on remonte le temps, on s’enfonce plus profond dans le passé des trois personnages : l’homme à la chemise rouge, le narrateur et sa femme Lili. Avec les arrière-plans de chacun qui creusent d’autant la perspective.

Difficile de développer l’intrigue sans détruire ce qui fait la subtilité de la narration. Seulement dire que la phrase-clé « On est fait de ce qu’on nous a fait », énoncée dès le début, permet de sonder les abîmes où se trouvent, à des degrés divers, plongés les protagonistes, de la simple culpabilité à la mémoire traumatique fossilisée qui empêche de vivre

Christian Degoutte, Le tour du lac, éditions Rhubarbe, août 2019, 62 pages, 8 euros. Œuvre de couverture : "Nautiles et ammonites" de Catherine Chanteloube.

En contrepoint passe un visage d’innocence, la fille du narrateur, tenue à l’écart des turpitudes de ses parents. D’où sans doute le choix de l’œuvre de couverture, une installation de l’artiste Catherine Chanteloube.

Christian Degoutte, dont nous connaissons par ailleurs le parcours poétique, signe là une œuvre courte mais dense sur un sujet fort, actuel, délicat à traiter. En cela réside la poésie de son écriture. Une réussite en tous points.

Présentation de l’auteur




Sylvie Durbec, Autobiographies de la faim

À qui appartient cette robe d’enfant sans corps, sans visage qui parcourt le texte ? On sent tout au long du récit un drame, une douleur, une histoire lourde de vie et de mort entre enfance et vieillesse, lucidité et folie. L’énigme de la robe abandonnée sur un panneau au bord de la route comme un point aveugle.

Les âges se mélangent, les époques, les lieux, les personnages, la mère, la fille, le père… selon un jeu de calques qui glissent les uns sur les autres au fil des souvenirs, des sensations, des visions réelles ou imaginaires. Les mots eux-mêmes glissent, se contaminent par proximité, promiscuité, de manière non linéaire, par simples proliférations sonores comme si les mots s’aimantaient pour faire naître, renaître des histoires.

« La mémoire pue » revient en leitmotiv à la fin du récit. Pue quoi ? La mort ? Entre pourriture et nourriture, fin et faim, faim et pain, le x ou le z des bretelles de la robe, les lettres ouvrent des boîtes sans fond, à double paroi où on voit l’autre, où on se voit, je et non je. On flotte, on ne sait plus dans quelle couche de mémoire, dans quelle histoire on se trouve, sous quelle pelure.

Sylvie Durbec, Autobiographies de la
faim, 
éditions Rhubarbe, août 2019,
8 euros.

Le titre au pluriel n’élude pas la part autobiographique du récit. Mais de quelle faim s’agit-il ? De celle du ventre, du cœur, de l’âme ? De celle, ontologique, que les mots jamais ne pourront combler, si profus, délirants soient-ils ? Vit-on à jamais sans corps, dans des vêtements flottants, comme exilé à soi-même ? Autant de ramifications narratives, existentielles, autant d’interprétations possibles dans ce beau texte très personnel de Sylvie Durbec. Un récit-poème en prose qui donne matière à penser, à discuter. Notamment sur la création poétique.

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