1

Notre songe, 31–34 (fin)

 

notre Songe

31

 

tous nos instants
vestuz

d’habitz de soye

*

nostre soupir
alloit volletant

pour le mouvement
qu’il faisoit cheminer

-------------------------

 

32

 

au mylieu du temple
de nos pensées 

est une danse de soupirs
qui n’a faulte

sinon de la parolle
tant sont bien contrefaicts

avec leurs habitz volans
de bonne grâce

*

nous vivons

----------------------------

 

33

 

le temps
estoit serain

le soleil clairet
adoulcy d’un vent gracieux

tout y estoit
merveilleusement paisible
et en silence

*

descendons maintenant
et allons

à l’esbat
avec l’autre et mesme jardin

----------------------------

 

34

 

alors nous rendismes
les pommes d’or

pleines de senteurs
lesquelles nous avions

tenues en nos mains

*

nous vivrons

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

En hommage au devenir, et parce que passé et présent de la langue sont là en chaque ici et maintenant et demain, ces poèmes sont faits – principalement – de mots ayant trouvé – beau – domicile dans l’ouvrage suivant :

Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile [traduction de Hypnerotomachia Poliphili], présenté par Albert-Marie Schmidt, Paris, Club des libraires de France, Les libraires associés, 1963 (reproduction en fac-similé de l'édition de Paris, J. Kerver, 1546, parue sous le titre Hypnerotomachie ou Discours du songe de Poliphile).




Notre songe 26 à 30

 

notre Songe

26

 

apres
nos destinées

fermèrent
les portes

qui estaient de métal doré
faict à fueillage

aussi
percé à jour

*

un soupir
comme la voulte

et le vuyde
remply de larmes de cristal

--------------------

 

27

 

nostre vie
rendoit une clairté
de plusieurs diverses coleurs

donnant ceste lumière à nos baisers

*

en l’espace
au dessus de nostre soupir

y avoit un daulphin
taillé en demybosse

de pierre galactite
nageant en la mer

portant un beau silence
sur son dos

qui s’esbatoit
d’une lyre

----------------------

 

28

 

la vie
et autres choses espandues

le long des rives du ruysseau

*

un silence
mais seullement

la verdure naturelle
des fueilles enrichies

de leurs fleurs blanches

----------------------------

 

29

 

 

orenges et citrons

les uns meurs
les autres verdz

un soupir estendant les aelles

*

l’eau
tumbant dans un bassin d'or

remontoit par souffles secrets
au mesme lieu

dont elle estoit sortie

-------------------------------

 

30

 

 

les personnages
de nos songes

sont élancés
expressifs

les plis des robes
tombent avec grâce

*

les oliviers clairsemés
au maigre feuillage

font place aux chênes touffus
puissants et tourmentés

dont le savant dessin
est directement

emprunté
à nos beaux soupirs

 

Matthieu Gosztola

 

En hommage au devenir, parce que passé et présent de la langue sont là en chaque ici et maintenant et demain, ces poèmes sont faits – principalement – de mots ayant trouvé – beau – domicile dans l’ouvrage suivant :

Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile [traduction de Hypnerotomachia Poliphili], présenté par Albert-Marie Schmidt, Paris, Club des libraires de France, Les libraires associés, 1963 (reproduction en fac-similé de l'édition de Paris, J. Kerver, 1546, parue sous le titre Hypnerotomachie ou Discours du songe de Poliphile).

 

 




Notre songe : 21 à 25

 

notre Songe

21

 

elle
la mer

: ce bon soupir
la feit tant belle

*

 

(un fragment)

nostre
nuit

avoit
les lèvres entr’ouvertes

comme si elle eust voulu
reprendre son haleine

 

--------------------

 

22

 

nostre nuit

derrière sourdoit
un arbre bien fueillu

abondant en fruict
et chargé d’oyselets

qui sembloient chanter
et induire les gens

au beau songe

*

le jour

nous pressoit
d’aller plus avant

et ne savoie où nous emmener

 

--------------------

 

23

 

les douleurs
quand elles nous eurent

apperceu
s’

arresterent

et cessèrent de chanter
se regardans sans mot dire

en sorte qu’il sembloit
qu’elles feussent esbahies

de nous veoir
comme si ce leur eust esté

chose estrange et nouvelle
puis se joignans ensemble

furent un petit de temps
se murmurant à l’oreille

*

les douleurs

une
des cinq

la plus hardie
se prit à dire

: Qui es tu ?

-----------------------

 

24

 

le songe

: ce
lieu

*

ce lieu est
le manoir

de tout
plaisir

où tu pourras
devenir

bienheureux

--------------------------

 

25

 

le jour
et la nuit

ceste alliance
est composée

d’une concorde
si perfecte

qu’entre nous
y a vraie

union
perpétuelle

*

nous regardant

nous demourons
en cest air

et païs salutaire
verdoyant d’herbes

fleurs
souverainement agréables

à la veue

nous regardant
nous demourons

en ce païs fertile
de tous biens

environné de cotaux fructueux
habité de bestes débonnaires

remply de toutes voluptez

 

En hommage au devenir, parce que passé et présent de la langue sont là en chaque ici et maintenant et demain, ces poèmes sont faits – principalement – de mots ayant trouvé – beau – domicile dans l’ouvrage suivant :

Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile [traduction de Hypnerotomachia Poliphili], présenté par Albert-Marie Schmidt, Paris, Club des libraires de France, Les libraires associés, 1963 (reproduction en fac-similé de l'édition de Paris, J. Kerver, 1546, parue sous le titre Hypnerotomachie ou Discours du songe de Poliphile).

 




Notre songe 16 à 20

 

notre Songe

16

 

un grand cheval
(et une porte magnifique)

les arbres
les soupirs de l’air

(ces airs
nous convièrent

d’aller à l’esbat avec eux)

*

une grande porte

nostre songe
qui n’estoit pas
fort roide

mais modérément déclinant
en descente

couvert de beaux arbres
verdoyans

comme chesnes
érables

tileulx
fraisnes

et autres semblables
mais différents

°°°

 

17

 

nostre songe

la mer
entaillée de moulures                                                                                                

tout à l’entour
et au dedans

certains troubles
en belle forme

*

(un fragment)

dans le vide
s’estoit

entortillé
un daulphin

j’interpretay le silence
en ceste manière

 

°°°

18

 

nos nuits

leurs rivages
estoient bordez

de toutes manières
d’herbettes

qui ayment
le voisinage des eaux

comme souchet
nymphée

adianthe
cymbalaire

trichomanes

*

nos pensées amoureuses :

toutes espèces
d’oyseaux de rivière

sçavoir est
hérons

butors
sercelles

plongeons
cigognes

cygnes
poulies

d’eau
et cormorans

°°°

 

19

nostre soupir
avoit une grande plaine

toute plantée
d'arbres fruictiers

en forme de verger

*

nos arbres
les escureaux

y sautelloient
de branche en branche

et les oysillons
gazouilloient

entre les fueilles
si bien que c’estoit

grande mélodie

°°°

 

20

 

le parterre
de nostre-vie-ensemble

estoit semé
de toutes manières

de fleurs
et herbes odorantes

enrosées
de ces petitz ruisseaux

qui rendoient
nostre trouble si plaisant

que je pensoie lors
estre aux Isles fortunées

*

nostre nuit
(la mer)

entre le jour
et le voile

dedans
le cercle

estoit entaillé
un beau soupir dormant

estendu sur un drap

(l’ombre
comme si elle luy eust servy
d’oreiller)

 

 

En hommage au devenir, parce que passé et présent de la langue sont là en chaque ici et maintenant et demain, ces poèmes sont faits – principalement – de mots ayant trouvé – beau – domicile dans l’ouvrage suivant :

Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile [traduction de Hypnerotomachia Poliphili], présenté par Albert-Marie Schmidt, Paris, Club des libraires de France, Les libraires associés, 1963 (reproduction en fac-similé de l'édition de Paris, J. Kerver, 1546, parue sous le titre Hypnerotomachie ou Discours du songe de Poliphile).




Notre Songe 11 à 15

 

notre Songe

11

 

 

veoir choses
tant merveilleuses

et disoie
en moy mesme

les fragmens
de la saincte antiquité

les ruines
et brisures

(dire
écrire)

je senty à travers ces ruines
comme un remuer d’oiseaux

*

 

(un fragment)

adonc
perdy coeur

je me fourray
à l’adventure

dedans ces ténèbres
exquises

tenant ma vie
comme pour perdue

°°°

 

12

 

 

et fuyant par voies obliques
où je perdy entièrement la clairté

de sorte
que je ne savoie juger

si j’estoie dedans le labyrinthe
de Dedalus l’ingénieux

tant y avoit de chemins tortuz
sentiers

ruelles
portes

et traverses
pour faillir

*

et oublyer
l’yssue

°°°

 

13

 

j’appercey
de loing

une
petite lumière

j’y couru
à grande joye

quand je fu arrivé
près

je vey
que c’estoit une lampe

tousjours ardante

je renonçay
à tous les désirs de mourir

ausquelz m’estoie
peu auparavant
accordé

et recommençay
mes pensées amoureuses

*

Toi

une œuvre
miraculeuse

à sçavoir
une fontaine sans fin

roses
myrte

suzeau
menthe

fleurs
d’orenges

°°°

 

14

 

 

Amour fait soudain voyle
estendant ses aelles dorées
embellies de toutes couleurs

*

nous ne pouvons plus
nous offrir
ces plaisirs de l’attente 

un grand cheval
un Éléphant de merveilleuse grandeur
et une porte magnifique

°°°

 

15

 

 

la mer
sous la mer

la diversité des pierres précieuses
avec leurs vertuz naturelles

le passetemps
d’une danse

*

 

une mélodie délectable
entendue

 

 

°°°°°
°°°

En hommage au devenir, parce que passé et présent de la langue sont là en chaque ici et maintenant et demain, ces poèmes sont faits – principalement – de mots ayant trouvé – beau – domicile dans l’ouvrage suivant :

Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile [traduction de Hypnerotomachia Poliphili], présenté par Albert-Marie Schmidt, Paris, Club des libraires de France, Les libraires associés, 1963 (reproduction en fac-similé de l'édition de Paris, J. Kerver, 1546, parue sous le titre Hypnerotomachie ou Discours du songe de Poliphile).

 




Notre songe, 5–10

 

 

5

 

il y avoit
merveilleuse abondance

de porphyres
jaspes

et serpentines
de toutes couleurs

*

la mer

en la face longue
du costé droict                                                                                       (en aimant l’horizon)

estoient entaillées
aucunes figures

d’enfants
dansans

qui avoient chascun
deux visaiges

l’un riant
et l’autre pleurant

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°

 

6

(un rêve)

puis une flamme
de feu

un bassin
à laver

un vase
à biberon

un vase
antique

ayant la bouche couverte
et deux rameaux

l’un d'olive
et l’autre de palme

*

la mer

ancre
et lampe antique

tenue par un dauphin

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°°

 

7

la mer

un timon de navire
auquel estoit attaché

une branche d’olivier

*

la mer

aux deux costez
de nostre silence

estaient
deux petitz enfans

volans

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°°

 

 

8

nostre vie
rapportée

au silence

nostre vie
: tout

le tout
rapporté sur une pierre

de la coleur du ciel
quand il est serain

*

la mer
un cheval de mer

(un rêve)

les cheveux commençoient
à prendre forme de rameaux

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°

 

9

 

(un rêve)

tout
desconforté

et mourant
de dueil

à cause de sa belle biche
qui estait lardée d’une flèche

*

(un rêve)

et son corps
qui se couvroit d’escorce

et devenoit un bel arbre

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°

 

10

 

(un rêve)

ses gracieux membres
se convertissoient

en perpétuelle verdure

*

et par ainsi
je retournoie

tout soudain
à mon entreprise

persévérant en la contemplation

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°

 

En hommage au devenir, parce que passé et présent de la langue sont là en chaque ici et maintenant et demain, ces poèmes sont faits – principalement – de mots ayant trouvé – beau – domicile dans l’ouvrage suivant :

Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile [traduction de Hypnerotomachia Poliphili], présenté par Albert-Marie Schmidt, Paris, Club des libraires de France, Les libraires associés, 1963 (reproduction en fac-similé de l'édition de Paris, J. Kerver, 1546, parue sous le titre Hypnerotomachie ou Discours du songe de Poliphile).

 




Notre songe 1 à 4

 

En hommage au devenir, parce que passé et présent de la langue sont là en chaque ici et maintenant et demain, ces poèmes sont faits – principalement – de mots ayant trouvé – beau – domicile dans l’ouvrage suivant :
Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile [traduction de Hypnerotomachia Poliphili], présenté par Albert-Marie Schmidt, Paris, Club des libraires de France, Les libraires associés, 1963 (reproduction en fac-similé de l'édition de Paris, J. Kerver, 1546, parue sous le titre Hypnerotomachie ou Discours du songe de Poliphile).

°°°

notre Songe

1

 

 

Le poème le plus frêle
Devient une coque de marbre
Pour protéger un oiseau vivant

 

 

un silence :
plaine spacieuse

semée de fleurs
et de verdure

-------

un arbre aimé

°°°

 

notre Songe

2

 

 

je trouvay
une veine d'eau fraiche

sourdant en une belle fontaine
qui couloit par un petit ruysseau

lequel devenoit une rivière bruyante
à travers les pierres

*

une fontaine
sans fin

le ruisseau
qui sortoit de ceste fontaine

couroit
entre deux haies de rosiers

assez basses
et enrosoit un beau champ

°°°

 

 

notre Songe

3

 

 

je trouvay
une veine d’eau vive

claire et bouillonnante
à plaisir

qui se départait
en deux petitz ruysseaux

coulans l’un à dextre
l’autre à senestre

*

gouster
de ceste eau doulce

je mey les deux genoux
en terre

sur le bord
de la fontaine

et du creux de mes deux mains
je fey un vaisseau

 

°°°

 

notre Songe

4

 

je me jectay
dessus l’herbe

au pied d’un chesne
fort antique

mes souvenirs :
entre ces fragmens

estaient sortis
plusieurs plantes sauvages

herbes et arbrisseaux
de maintes sortes

*

le cheval d’infelicité
dédié aux dieux ambiguz

°°°




Le poème pour dire les poètes contemporains, 8 : la poésie d’Olivier Barbarant

 

Note : Le principe de cette chronique est le suivant : Matthieu Gosztola écrit à chaque fois un poème « sur » l’œuvre d’un poète contemporain. Ce poème a pour fonction, de par et le sens qu’il véhicule et le recours à la forme qui le constitue en tant que poème, de dire quelque chose de cette œuvre et de son mouvement.

À la suite de son propre poème, Matthieu Gosztola propose plusieurs poèmes du poète en question.

 

***

 

Le mouvement
          Mouvement de ce qui se tait

Mouvement de ce qui parle avec
          Les couleurs        les sensations

Mouvement du monde
          Qui n’attend jamais

Pour être mouvement
          Mouvement de tout ce qui

Est la vie 
          Et de tout ce qui accompagne

La vie
          Sursaut d’odeurs de cuirs

& de lessives
          Odeurs de pièces longtemps fermées

& ouvertes
          Ou odeur tombée de

La poussière
          De ce qui est passé

Faire venir le mouvement
          Tout le mouvement répandu

Sur les choses
          Comme une eau (douceur tombée)

Le faire venir
          Dans les mots

Dans leur agencement
          Qui est musique et quelquefois

Architecture (oui mais si peu)
          Voilà ce à quoi s’emploie

Olivier Barbarant
          Les mots

Choisis comme
          Des fleurs (quelques-unes parmi vous toutes, fleurs)

Sont choisies
          Pour devenir

Bouquet
          Et être jetées

À la face du temps
          Qui nous rend seuls quand on est plusieurs

Et qui est
          Quelquefois

La mort
          C’est-à-dire

L’absence de réponse
          Quand une question

Troue
          L’espace

Et
          Nous

 

------------------------------------------------------

 

Sélection de poèmes d’Olivier Barbarant par Matthieu Gosztola

 

Ode au métro Simplon

 

                                                                                               In memoriam Rémi Darne
                                                                                              Ce vieux sourire qui lui fut offert,
                                                                                              et que sa mort a gercé.

 

Un ciel que l’hiver ébrèche mettant au bleu très pâle ses couteaux transparents
Et le soleil qui se faufile à la surface du premier café
Voilà pour le décor pendant ce temps à la radio
Hurlant pour rien on s’interroge sur le sexe des dinosaures
Qui ferait paraît-il énigme un nouveau grand débat
Et le savant ou apprenti dont la langue fourche
On ne sait pas si c’est un mâle ou un squelette

Joli lapsus que la journaliste courtoise ne relève pas
Mais le ciel est pareil nul ne sait
Est-ce un œil ou des ossements
Pour ne rien dire aussi du statut un peu ambigu des anges
Qui ne le peuplent plus
Sauf de nuages qui sont peut-être leurs débris d’ailes agglomérés

Mais je m’éloigne au début je voulais décrire la ville
Son silence quelquefois l’arbre malingre que le passage des trains agite
Et la maison grise et blanche en face faisant sous les lumières déversées un long miroir éblouissant

Chaque matin on voit sur le même morceau d’espace une nuance de temps
Faut-il alors parler de la vie qui passe quand elle fuit
Avec le compte à rebours des réveils et de fil en aiguille comme on dit
Le tissu ça et là qui s’en désagrège
Un tulle déchiré j’ai appris récemment qu’on parlait en couture
Pour le plus délicat d’un tulle illusion

Tout ça qui ne va pas ensemble les dinosaures et les rubans

Comme ces linges discrets dans le ciel et la peur qui vous prend juste à réception d’une lettre
Avec en vert mauvais l’adresse où peut-être à la fin on vous emportera

Étrange lever où l’aube s’étiole finalement dans une lueur de peinture
Encore un matin que l’ennemi n’aura pas et qui du coup souriant s’alanguit
Tandis que scintille sur les pavés l’eau sale du petit jour

On dirait qu’au matin je vis dans mon grenier à hauteur d’aquarelle
À ras du faux printemps
Au point que tombe de mes lèvres un cliquetis d’astres rouillés
Que je ne suis pas loin de prendre pour du grand art ou presque

Plus tard sous terre je crois que je regretterai les épaules
Et surtout le goût du café
C’est curieux de penser qu’il n’y a guère dans la vie que des étreintes et des aurores

D’ailleurs cette chanson c’est pareil on la fredonne simplement pour s’y glisser
Et puis dormir comme autrefois avec aux quatre coins du lit un bouquet de pervenches
Jusqu’à ce qu’un plus beau matin sur du papier mâché déplie ses anémones

En ai-je fini nom de dieu avec ces jolies pensées de fleuriste
Il faudra bien un jour en finir avec tout
Mais quand même plus tard je me demande quand il sera question est-ce qu’on saura
Quand j’imagine le savant doucement dénouant l’invraisemblable tapisserie des corps encore enchevêtrés
Nos squelettes mâles ou femelles ?

 

 

Odes dérisoires et quelques autres un peu moins

 

------------------------------------------------------

 

 

L’ombre dit : Cette neige odorante tendue à bout de bras
Dans le vernis des feuilles et le velours du ciel ne servira de rien
L’avenir véritable est tapi parmi les racines

L’ombre dit : Ton printemps brûle des erreurs
Et ses flocons d’aurore pour moitié traînent déjà sur le sol gris
Très vite la rosée les tache et le vent les soulève et le soleil les racornit

L’ombre ajoute : Les fleurs les plus fières sont des étoffes à flétrir
Dès que fanées paraissant les cotons salis d’une infirmerie dans les branches
À tant défier la lumière on devient source tôt tarie

L’ombre dit : Toute beauté comme la tienne est en attente du bourreau
Dans l’arène les fins tissus servent à irriter la bête
Le sel ainsi que tu répands prend des airs de provocation

On ne s’expose pas longtemps à la corne du temps qui passe
La terre est patiente et froide sous tes étoiles suspendues
Tremble dans chaque transparence une promesse de tombeau

L’ombre dit : Celui qui plonge son visage dans ton petit jour en morceaux
A toujours cru en la splendeur comme de plus sages aux idoles
Les yeux fermés dans ta douceur il oublie d’abord qu’il s’aveugle

Il aura beau quand redressé tresser des phrases et des guirlandes
Faire ongles d’anges les pétales ou bien des paupières d’enfant
Dans tes frais et pâles soleils il se détourne du grand feu

L’ombre dit : Ton écume percée de safran n’est qu’une illusion de regard
Tu ne sais rien de ton secret et voilà pourquoi tu fleuris
Sitôt reconnue ta candeur ferait spectacle d’elle-même

C’est d’ailleurs bien trop s’épuiser pour un fragile candélabre
Une brève averse suffit à ruiner tout ton édifice
Ce rien de givre pour un dément seul forme abri

Que diras-tu de ton malheur devant tes larmes renversées
Cette espérance que tu fus n’était qu’un mensonge de plus
Voilà tes branches crucifiées portant l’absence au lieu de fleurs

L’oranger : – Si je n’ai brillé qu’un instant
J’ai du moins décoré l’horreur.

 

Essais de voix malgré le vent

 

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Né à Bar sur Aube le 5 mars 1966. Sort de la maternité un jour de neige en plein printemps, selon la légende familiale. Enfance en Champagne (Nogent-sur-Seine, Troyes). A pour école maternelle la résidence nogentaise de Flaubert. Aime déjà les chats, l’herbe mouillée, l’odeur de l’encre et les pages blanches. Au collège, latin et espagnol. Veut lire Lorca. Arrive en région parisienne à l’âge de 13 ans. Études en banlieue : lit Gide, Balzac, Aragon, Camus, Desnos et Musset, déambule à Thiais dans le Parc de l’ancienne résidence de Maurice Thorez. Idolâtrie adolescente pour Racine, qui demeure. Découvre Colette et Saint-Simon, Proust et Verlaine. Amours nombreuses, anarchisme proclamé, alors assez militant. Baccalauréat en 1983, puis classes préparatoires au lycée Henri IV. Habite désormais à Montmartre, découvre une bourgeoisie cosmopolite et cultivée qui ne lui ressemble guère, mais où il se fait de vrais amis. Études de Lettres modernes à l’ENS de Fontenay Saint-Cloud (agrégation en 1989, doctorat à Jussieu, sur Aragon, en 1994). Lit ses contemporains, va d’enthousiasme en enthousiasme. Découverte en khâgne de Hölderlin, Jaccottet, Roud. Propose ses premiers textes publiés : une critique littéraire d’abord dans la revue Esprit, puis un hommage à Gustave Roud paru dans la Nrf de Réda, un salut à Francis Ponge (« La corbeille ») accepté par Jean-Michel Maulpoix dans Recueil. L’éditeur de cette revue, Patrick Beaune, directeur des éditions Champ Vallon, accepte en 1992 le manuscrit de son premier recueil, Les Parquets du ciel. Il sera désormais « son » éditeur, avec une belle fidélité.
Vit à Paris, et selon les caprices des affectations universitaires, puis secondaires : Besançon, Saint-Quentin. Découvre aimer la province à 24 ans. Des amours sérieuses, si fugaces. Précipitation et couples désastrés fournissent à 28 ans l’impression d’une vie de multidivorcé, parfois de veuf. Des morts, des amours, des livres, des restaurants : sa vie les entasse, et pleure – un peu trop. De nombreux chats, dans le même temps : Nusch, Biboune, Méphisto. Colloques, articles, contributions variées : à Digraphe, la Nrf, Recueil puis Le Nouveau Recueil, Théodore Balmoral, Po&sie, Europe, Le Mâche-laurier... Des colloques universitaires, à rythme un peu trop soutenu, si bien qu’il en épuise précipitamment les joies. Bonheur cependant d’avoir rencontré Heddi Kadour, Jacques Réda, Michel Deguy, Jacques Borel, James Sacré, Jean Ristat, Bernard Noël, d’avoir été reçu, pour une sorte de visite au maître, par Philippe Jaccottet à Grignan. Ressent une douloureuse fierté à l’idée d’avoir eu la chance de croiser André Frénaud et Gaston Miron peu avant leur disparition. Épuisement aussi des plaisirs des articles – trop nombreux, à y bien penser – pour les dictionnaires des auteurs et des œuvres qui n’ont eu de cesse de fleurir au fil de la décennie 90 : a refondu quelques notices du Laffont-Bompiani, a rédigé bien des notices du Couty-Beaumarchais, a contribué à celui du Livre de poche et celui des PUF. Mais aime toujours saluer les textes qui lui plaisent, dans Recueil, Europe ou ailleurs. Dirige quelques numéros de la revue Recueil (Littérature et Enseignement) et Nouveau Recueil (L’usage du quotidien). La Guerre du golfe achève une évolution politique amorcée depuis longtemps déjà : il défile en compagnie des communistes, convaincu d’être à sa place. Des relations complexes vis-à-vis de l’appareil lui interdisent cependant de se reconnaître pleinement dans ce qu’il comprend pourtant comme le seul reste de ce qu’on appelait la gauche, du temps qu’on savait parler.
Depuis 1994, installé à Saint-Quentin en Picardie. Enseigne au Lycée le plus populaire de la ville, avec bonheur. En 1995, rencontre Véronique Elzière, qu’il appelle Bérénice dans ses livres, sa compagne, son amour, sa nouvelle vie. Adopte Cosette en juillet 1995, chatte tricolore qui rivalise de beaux yeux avec Bérénice. Écrit tantôt en prose (Douze lettres d’amour au soldat inconnu, 1993, réédité en 1995 ; Temps mort, journal imprécis, octobre 1999) tantôt en vers (Les Parquets du ciel, 1992, Odes dérisoires et quelques autres un peu moins, 1998) et parfois sur d’autres – et c’est presque toujours des poètes, et souvent Aragon (Aragon, la mémoire et l’excès, 1997 ; introductions et notes pour la réédition d’Hourra l’Oural et de Persécuté persécuteur chez Stock, publication d’inédits d’Aragon sous le titre Garde-le bien pour mes archives chez Stock). Ne sait pas exactement « ce qui le possède et le pousse à dire à voix haute », comme disait l’autre – mais demeure certain que la qualité d’une écriture ne saurait tenir qu‘à la profondeur de l’intimité qu’elle atteint.

 

Bibliographie
 

Élégies étranglées, Champ vallon, 2013

Je ne suis pas Victor Hugo, Champ vallon, 2007

• Essais de voix malgré le vent, Champ vallon, 2004

• Temps mort : journal imprécis (1986-1998), Champ vallon, 1999

• Odes dérisoires et quelques autres un peu moins, poèmes, Champ vallon, 1998

• Aragon: la mémoire et l’excès, Champ vallon, 1997

• Douze lettres d'amour au soldat inconnu, Champ vallon, 1993

• Les Parquets du ciel, poèmes, Champ vallon, 1991

 




Le poème pour dire les poètes contemporains (7) La poésie d’Éric Sautou

Le principe de cette chronique est le suivant : Matthieu Gosztola écrit à chaque fois un poème « sur » l’œuvre d’un poète contemporain. Ce poème a pour fonction, de par et le sens qu’il véhicule et le recours à la forme qui le constitue en tant que poème, de dire quelque chose de cette œuvre et de son mouvement.

 

À la suite de son propre poème, Matthieu Gosztola propose plusieurs poèmes du poète en question.

 

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on écrit on avance
dans le blanc
de la page
on croit déplacer
des montagnes
en déplaçant
jusqu’à la page
les lettres
des livres

et en les met
tant
parfois & souvent
dans 1 ordre différent
comme 1 jeu
mais très sérieux

: jeu d’exister

des livres :

ceux spécialement
aimés comme
des bouquets
de fleurs
simples (simples comme des comptines)
ou des chansons
apprises et répétées (pour l’énonciation
de la berceuse)
pour l’enfant terrifié
d’en soi  (pour la berceuse
de l’intérieur de soi)

mais en fait
on ne déplace
que son propre
silence

on s’avance
dans la page
et s’avançant
on se retire
en même temps

on dit « je »
mais c’est un « je » im
personnel

on est là
presque devenu
brume
ou chant
qui s’est tu
ou pas de côté
ou envolée
d’un ballon
au point
où il n’est plus
visible
et où il se dilate
se dilate
et où on sait
qu’il va bientôt
exploser

on avance
en écrivant
dans un lieu
où il n’est pas
possible
d’avancer
autrement
qu’en se laissant
aller
au silence

on avance
on devient
on écrit
on se tait (on écrit)

on se tait
et alors
ce qui se passe
et qui était impossible
à prévoir (ce qui était impossible)
c’est comme
le passage
de la veille
au sommeil
c’est comme
ce moment
où on s’endort
et où les images
prennent possession
de soi
avec la grammaire
chamboulée
car tout est
alors
chamboulé (avec un peu de repos)

ce qui s’avance
en soi
au moment
où on avance
où on écrit
ce sont les images
qui viennent
quand on vient
dans le ventre
du sommeil

ce qui vient
avec ces images
quand on s’assoupit
quand on écrit
c’est le lecteur

le lecteur vient
il existe
il se tient avec
soi
il se tient en soi
il est là
il est sur la
page
il est la page

il nous fait signe
avec la main
un petit signe
de la main
comme si on était
au loin
et on est au
loin
c’est vrai on écrit
 

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Sélection de poèmes d’Éric Sautou par Matthieu Gosztola

 

 

QUITTER LES PLAINES

 

rien ne m’accueille
il tombe des branches
une maison vibre
je me hisse
je vois l’ange au clairon
la ribambelle

on démonte la forêt
les insectes viennent
des femmes sont là
agenouillées

chaque saison passe
le monde est vert

● 

une étincelle après l’autre
je suis dans la couleur
il y a de l’eau remuée
bientôt le silence

mon poème est aveugle
la lune tourne
tourne

 

PARMI LES AILES

il court
le vent fort l’envolerait
on éclaire les chambres

il appelle sous le ciel
il avance dans les prairies

on parle de toutes choses
on a la volonté
un dieu

nuées d’oiseaux
montagnes
qu’on enflamme

on a le secret
la vie est libre 

Le Nom des fleuves

 

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LA CHAMBRE VIDE

n’aie pas froid
monte bien
jusqu’aux mains

 

 

 

les cailloux de terre ne songent pas à Dieu
la fleur qui est bleue devient pâle
le papillon est là sans jamais il n’arrive
comme ici les nuages
les pierres de charbon la sébile
ou le coffre de bois
cueillez le thym nuages sombres
vers l’eau sombre du canal le fantôme où j’écris
fenêtres
ouvertes et chantants
après douze fois ce sera comme ici c’est la chambre du fond
à s’endormir ici sans jamais lui répondre

 

BERCEUSE

donnez dans les mains s’en est allé
comme ici se balance
à pencher vers les choses
de quels arbres au-dessus je m’endors

 

 

 

venez
bercez comme un ballon
musique feuille à feuille venez
comme un lointain le paysage
et se balance encore venez

 

 

chambre dans la seule
chuchotées
sombre
d’où sombre ici le tas de feuilles
à la musique en rêve
pour quelqu’un ne vient pas

Frédéric Renaissan

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NATURES MORTES

j’ouvre la porte une table
attendre assis dans le soir
j’attends sur le bois
je déplace j’éclaire j’ouvre la nappe
j’ouvre ma chaise je parle assis sur le bois
une table je laisse
la lampe je laisse ici la main

 

 

 

un village ou presque j’avance
là sans reflets l’oreiller blanc la chaise
d’être là à ma table une maison d’église
plus rien sur la page et rien de plus ici un vase
de terre
et tout objet de verre je m’endors sur le bois

 

 

venir asseoir dans la durée fermer
fenêtre
porte
chaque fois qu’ici comme ici déjà là sous la planche
je défais à la planche
dans l’atelier du soir j’avance
d’objets mêlés venus
de chaque objet tenu
dans le coin le plus sombre
donner à la main faire
ici rideau floué
le meuble à son chevet

 

 

 

s’asseoir devant et voir devant la même chose
je construis comme un peu quelqu’un d’autre qui vient
comme ici pour chacun je tombe avec la clef
plus rien pages de blanc
l’enfance ouvre la clef je défais à la main
je m’assieds je défais

La Tamarissière

 

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10

qui suis-je ainsi au monde (nuages et silencieux)

 

 

on ne m’a pas écrit aujourd’hui (ni parlé)
un arbre
désuet
resté seul au jardin
(j’écris tant d’autres choses)

 

 

 

la pluie n’a pas l’habitude les oiseaux
sont volatilisés

 

 

aubaine
s’en va dans sa coquille (bientôt aubaine sur les flots)
aubaine est en déroute
appelle à elle fleurs déroutées
esquif est sur les branches (arbre vivant et dérouté)

 

 

 

Noël sans toi
(ou une marche sombre) les enfants qui ne savent
bercent
(ou une marche sombre)

 

 

 

un papillon
sur la fleur d’un souci
revoyez-vous la fleur
redonnez-moi la même

 

LA LETTRE

Je m’endors (avec des regrets).
J’ai essayé de t’écrire.
N’enlevez pas les fleurs de la chambre les fleurs ont fané.
Il pleut au-dehors. Je m’affaiblis. Je ne parle pas. J’écris.
Du ciel soufflent les fleurs.
Je m’endors. Je suis lointain. J’écris au bord des grilles.
Je suis au bord (désemparé).
J’écris je m’endors (et tout le reste).
À la fin je te vois.
C’est comme s’en aller qu’est-il arrivé ?
Nous sommes le ciel, traversés.
La chambre est vide. Le jour, plus noir qu’hier.
Il pleut à peine, mille choses alentour.
J’attends les mots (qu’il finit par me dire), je suis assis en face.
Quand je vivais là-bas…
Ce sont des poèmes (aujourd’hui disparus), des sortes de mouchoirs.
Les fleurs font un bouquet je les regarde.
La voix, la douce voix des choses, tout un jardin de fleurs.
Je crois que je m’éveille.
Je n’écris pas beaucoup plus loin.
J’écris ton nom, je m’en souviens.

Les Vacances

 

 

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Éric Sautou est né à Montpellier (Hérault) le 22 septembre 1962.

Bibliographie

Les Vacances, Flammarion, 2012
Frédéric Renaissan, Flammarion, 2008
Les Iles britanniques, Tarabuste, 2007
La Tamarissière, Flammarion, 2006
Un Oursin, éd. Le Dé bleu, collection Le farfadet bleu, 2004
Rémi, Tarabuste, 2003
Canoë, Flammarion, dans le volume collectif Venant d’où ? 4 poètes, 2002
Le Nom des fleuves, éd. Le Dé bleu, 1999
Le Capitaine Nemo, Tarabuste, 1998

A participé aux anthologies :
49 poètes, un collectif, éd. Flammarion, 2004
Autres territoires, éd. Farrago/Léo Scheer, 2003




Le poème pour dire les poètes contemporains (6)

 

Note : Le principe de cette chronique est le suivant : Matthieu Gosztola écrit à chaque fois un poème « sur » l’œuvre d’un poète contemporain. Ce poème a pour fonction, de par et le sens qu’il véhicule et le recours à la forme qui le constitue en tant que poème, de dire quelque chose de cette œuvre et de son mouvement.

 

À la suite de son propre poème, Matthieu Gosztola propose plusieurs poèmes du poète en question.

 

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La poésie n’est rien

Si elle n’est pas liée
À la voix
À la profération
Au secouement brutal
Des évidences

À la mise en place
De la survenue
Des aubes futures

Au geste
À la vie

Au débridé du geste
Et à la vie
De la liberté

Cette liberté libre
Par quoi
Le jour et la nuit sont
Instant après instant
Ce qui a effleuré

– Non pour se souvenir
Mais pour
Respirer                                                               plus fort –

Une cinquième
Saison

[Temps bref]

Mais une cinquième saison
Qui aurait bu
Et la salive de l’hiver
Et celle du printemps

Serge Pey est
Un chaman qui vient

Il est ivri (en hébreu)
: « celui qui passe,
Venant d’au-delà
Du fleuve »

Qui vient
Un bâton
Prolongeant parfois
                          Son bras

Emprunter à la terre
Les paroles
Qu’elle contient

C’est un chaman
Qui creuse la terre
Suffisamment
Pour pouvoir s’enterrer

Et se faire éponge

Les sens à l’affut

Les oreilles dressées

Devenu renard                                                                                        prophétique

Recueillant la salive
– Toujours elle –
Qui goutte
De l’esprit
Des morts

Ces morts qui viennent
Articuler
Dans un souffle graphique
Un nouvel été
Qui nous traverse

Qui nous renverse

 

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Sélection de poèmes de Serge Pey par Matthieu Gosztola
 
5
 
Personne ne sait
où se trouve la mère
qu’il mit au monde
un jour d’accouchement
dans la fête générale des morts
 
La mort est un orchestre inconnu
qui nous demande de jouer
une musique
qu’il ne sait pas jouer
 
La partition de l’infini
change nos mains sur le piano 
 
Avec nos doigts coupés
parfois nous jouons juste
parfois nous jouons faux
dans notre propre sang
 
Des millions d’anges
font l’amour sur la vitrine
éclairée de la nuit
 
Nous les confondons
avec des mouches
ou des étoiles perdues
ou des gouttes de pluie
 
Des millions d’anges
jouissent dans le feu
de leurs ailes calcinées
comme des points
que nous jetons
au fond des phrases
 
La mort est une musique
qui ne s’arrête pas
et dont on ne se souvient plus
du commerce
Nous ressuscitons uniquement
pour nous souvenir
de ce commencement
 
Le chef d’orchestre
qui déchiffre sa partition
titube dans la musique
au fur et à mesure
qu’il la déchire
 
Nous ne serons jamais morts
 
La montagne aux yeux bandés
nous demande de la conduire 
à son pic le plus haut
Notre secret
n’est qu’à cette condition
 
Nous dessinons
le Grand Dialogue
des accouchements
quand nous jetons la montagne
depuis son plus haut sommet 
 
6
 
Nous organisons le retard
des étoiles
 
À chaque moustique
nous devenons précis
 
Nous pendons des cochons
comme des foulards
dans les boucheries
de la lumière
 
Nous traversons le feu
Le silence nous parle
des lampes
que nous allumons
 
Les autres croient
que nous nous taisons
mais ils se trompent d’amour
 
Les parenthèses
que nous ouvrons
sont les conditions
de notre éternité exténuée
 
Nous disposons de la nuit
Nous défaisons ses draps
pour regarder 
les lumières sales
qu’elle cache
Nous écrivons son nombre
à l’envers
 
La gueule ouverte de la neige
 
 
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Ce matin l’éternité
a duré très peu de temps
dans l’aboiement du chien
qui s’est retourné dans la lumière
 
Elle s’est pendue à un arbre
au bout de la corde cassée
d’un oiseau
qui voulait tirer tout l’infini
 
Le ciel est brûlant
Le soleil est bleu
 
La poésie déplace des adjectifs
ou des participes présents
dans les définitions du monde
 
Ce n’est pas notre guerre
mais nous faisons partie 
de ce monde
 
Ce n’est pas notre monde
mais nous faisons partie
de cette guerre
 
Le temps a des éternités
que l’éternité ne connaît pas
 
Nos adjectifs ne font 
que déplacer la poésie  
pour revenir au monde :
Le ciel est bleu
Le soleil est brûlant
 
Le lieu commun peut prendre
sa place dans un poème
en s’arrêtant d’être commun
et en désignant soudain un lieu
que nous n’avons jamais cessé
de voir
 
Le bleu est devenu brûlant
et notre guerre fait
partie de ce monde
 
Le déplacement d’un adjectif
fait basculer la chose
qui fait basculer le monde
 
 
Le déplacement d’une chose
fait basculer l’adjectif
qui fait basculer le monde
 
L’éternité a duré très peu de temps
 
 
 
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Serge Pey est né en 1950 dans une famille ouvrière du quartier de la cité de l’Hers à Toulouse. Enfant de l’immigration et de la guerre civile espagnole, son adolescence libertaire fut traversée  par la lutte antifranquiste et les mouvements révolutionnaires qui secouèrent la planète. Militant contre la guerre du Vietnam, il participa activement aux événements de mai et juin 1968. Parallèlement à son engagement politique, il découvrit très tôt  la poésie et les voix de fondation qui transformèrent sa vie. De Lorca à Whitman, de Machado à Rimbaud, de Villon à Baudelaire, de Yannis Rítsos à Elytis,  d’Alfred Jarry à Tristan Tzara, des troubadours à Antonin Artaud, des poésies chamaniques à celle des poésies visuelles et dadaïstes… Il commence alors la traversée d’une histoire de la poésie contre la dominance française des écritures de son époque. C’est au début des années soixante-dix que Serge Pey inaugure son travail de poésie d’action et expérimente, dans toutes ses formes, l’espace oral de la poésie. En 1975 il fonde  ÉMEUTE puis en 1981 les éditions TRIBU. Coopérative d’édition à la distribution nomade, TRIBU a publié sous sa direction des auteurs comme Bernard Manciet, Jean-Luc Parant, Gaston Puel, Rafaël Alberti, Dominique Pham Cong Thien,  le Sixième Dalaï Lama, Allen Ginsberg, Ernesto Cardenal, Armand Gatti, Henri Miller… Il fut l’éditeur de Jaroslav Seifert prix Nobel de littérature  en 1984.  Dans Les funambules de Prague,  réalisé avec son ami Karel Bartocek, il donna à lire en France des auteurs comme le philosophe Karel Kosik ou Vaclav Havel.