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Le poème pour dire les poètes contemporains (5) : Henry Deluy

Note : Le principe de cette chronique est le suivant : Matthieu Gosztola écrit à chaque fois un poème « sur » l’œuvre d’un poète contemporain. Ce poème a pour fonction, de par et le sens qu’il véhicule et le recours à la forme qui le constitue en tant que poème, de dire quelque chose de cette œuvre et de son mouvement.

 

À la suite de son propre poème, Matthieu Gosztola propose plusieurs poèmes du poète en question.

 

 

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Le détail
& la citation
& l’histoire

La grande                                   (H)
& la petite                                               (h)

Sans oublier
Oui, n’oublions pas
Les recettes                                           (poisson, viande, peu de desserts, il est vrai)

Le poème se doit
De tout raconter

Pour Henri Deluy

La vie personnelle
& celle impersonnelle

Qui croise
Tout ou partie de la vie

Personnelle

Ou ne croise rien                                Précisément

Mais doit être
Dite
Malgré tout

Car c’est là

Les poèmes
Très simples

Sont là                                               (C’est aussi là)

Pour énumérer
Ce qui du monde

Peut être énuméré

À savoir
Les visages
Du réel

Pas tous
– Le plus possible

Les visages

Dans leurs dé
chirures – yeux, sourires dans la bouche ou seule
ment cri – Dans leurs rides
dans leurs expressions

dans
leur présence
d’âme

y compris
quand l’âme
se pense se fait
seule
dans le sommeil

Le mystère
Qui naît de la simplicité
Énumérative
De la poésie d’Henri Deluy
Tient au trouble
Dans lequel nous plonge                                            (Plongeur, es-tu prêt ?)
1 seul vrai détail

Quand ce détail
Devient ce qui est
Avec insistance

Regardé
Soupesé
Abordé
Envisagé

Imaginé

              Conçu

 

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Sélection de poèmes d’Henri Deluy par Matthieu Gosztola

 

Il est encore trop tôt. Il n’y a personne
À cette heure de la matinée, dans les rues
Avoisinantes.

Un lambeau de papier, avec une adresse.

14 rue du Mont qui Tourne,
2e étage, porte de droite.

*

JUILLET, FIN DE SOIRÉE

La Paz. Sur un mur, bien visible,
Dans un quartier apparemment
Cossu (mais nous verrons la
Même inscription ailleurs) :
« Muerte a Regis Debrai »

Le Che a été assassiné en 1967.

*

DÉBUT AOÛT

Rio de Janeiro, sur la plage, après la photo,
Une sorte d’orage, grouillant de couleurs noires
Et épicées, tournait au-dessus de nos têtes.
La lumière sombre remplaçait la mer.

Je cherchais une liste d’oiseaux,
Dans un petit livre jaune, la majorité
Étaient des rapaces.

L’amour s’ajoutait à la détresse
De l’amour.

*

Il était né en 1113, en 1113 encore
Il était entré à Cîteaux. En 1859
Il avait dirigé la grève des maçons,
À Londres. De 1100 à 1150, il avait mis
En valeur la musique polyphonique,
Avec l’école Saint-Martial de Limoges.

En 1067, il s’occupait de tapisserie,
À Bayeux.

En 1968, il avait visité Prague.

Certains jours, la terre vieillissait avec lui.

*

DÉCEMBRE

Apparition des premiers camions-pizzas.

Apparition des premiers éléments
Biographiques et des mots :
« Objets manufacturés »

Apparition d’un autre corps.

Apparition du sucre blanc
(Qui bleuit très vite).

L’ignorance se dégage des quelques
Phrases connues.

Julia porte sur sa robe, à l’endroit
Du cœur, un cœur dessiné à l’encre de Chine.

Je cherche la Chine sur une carte.

Sa robe n’a pas de côté gauche.

La fenêtre de la voisine, en face de ma chambre,
Est toujours ouverte.

L’humidité de l’air touche à la chaleur
Et la transforme.

Apparition de la formule :
« Crime organisé »

À 17 h, il fait nuit.

*

Un métier
Un bout d’ombre poisson grillé
Au charbon de bois

Les vieux bus la fine poussière
Tout ce qui traverse le siècle

*

Géraniums écarlates
Marguerites d’automne ou bleu azur
Doigts des pigeons sur l’heure
Dix huit heures trente

Et boudin noir

*

Des tournesols jaunes
Dans une lucarne basse

Des pélargoniums rouges
Et des traînées de grappes

Juteuses dans un bocal à
Confiture des fonds de verre

Et d’autres objets qui vont
Pourrir avec cet effet

L’authenticité proche
De l’effet du poème

*

Tu aimais la fugue et le requiem
La cantate et le gloria tu aimais

Le confiteor la fanfare et la nouba
Et les rosiers grimpants dont les

Branches se cassent et c’est ainsi
Que tu rentrais dans la mort

 

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Henri Deluy est né Marseille le 25 avril 1931. Poète, il est aussi un inlassable passeur de poésie. Il anime la revue Action Poétique depuis 1955 et dirige depuis 1990 La Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne (mais vient de céder la main à Jean-Pierre Balpe). 
Son activité éditoriale est tellement intense qu’il est difficile de donner une bibliographie, d’autant que la plupart de celles auxquelles on peut se référer, mêlent intimement les recueils personnels d’Henri Deluy et ses préfaces, présentations, traductions et anthologies. 
Henri Deluy a en effet construit de nombreuses anthologies (poètes néerlandais, troubadours galégo-portugais, poésie française contemporaine) et a traduit, seul ou en collaboration, des poètes allemands, slovaque (Leco Novomesky), tchèque (Jaroslav Seifert), portugais (Pessoa, Adilia Lopes), russe (Alexandre Tvardosky, Marina Tsvétaïeva, Anna Akhmatova, Maïakovski), grec (Constantin Cavafy), espagnol (Saül Yurkievich, Reina Maria Rodriguez), flamand (Paul van Ostraijen). 
 
Bibliographie :
Images, Éditions de La Revue Moderne, 1948
Adrian Roland-Holst, Par-delà les chemins (traduit du néerlandais par Ans et Henri Deluy, Dolf Verspoor), Seghers, 1954.
Nécessité vertu, 1957.
For intérieur, in Action poétique, 1962.
L'amour privé, in Action poétique, 1963.
La Courbe Protestataire, supplément de Action poétique, 1963.
Dix-sept poètes de la RDA (traduit de l'allemand avec Paul Wiens, Andrée Barret, Jean-Paul Barbe, Alain Lance, Lionel Richard), Pierre-Jean Oswald, 1967.
Laco Novomesky, Villa Tereza et autres poèmes (traduit du slovaque avec François Kerel, présentation), Pierre-Jean Oswald, 1969.
Prague poésie Front gaucheChange n° 10 (traduit du tchèque et du slovaque, en collaboration), Seghers-Laffont, 1972.
L'Infraction, Seghers, 1974.
Marseille, capitale Ivry, L'Humanité, 1977.
Serge Trétiakov, Dans le front gauche de l'Art (présentation), Maspero, 1977.
A. Bogdanov, La science, l'art et la classe ouvrière (avec Dominique Lecourt et Blanche Grinbaum, présentation), Maspero, 1977.
Youri Tynianov, Le Vers lui-même (avec Léon Robel et Yvan Mignot, présentation), 10/18, 1977.
Jaroslav Seifert, Sonnets de Prague (traduit du tchèque), in Action poétique/Change, 1979, réédition augmentée, Seghers, 1985.
La psychanalyse mère et chienne (avec Élisabeth Roudinesco), 10/18, 1979.
L ou T'aimer, Orange Export Ltd, 1980.
Les Mille, Seghers, 1980.
Peinture pour Raquel, Orange Export Ltd, 1983.
La substitution, La Répétition, 1983.
Poètes néerlandais des années cinquante, in Action poétique n°91, 1983.
L'anthologie arbitraire d'une nouvelle poésie, 1960-1982, Flammarion, 1983.
Première version la bouche (gravures sur bois et eau-forte de Frédéric Deluy), ENSAD, 1984.
Raymond Jean, Jean Tortel, suivi d'un entretien de J. T. avec Henri Deluy, Seghers, 1984.
Fernando Pessoa, 154 quatrains (traduit du portugais), Unes, 1986.
Martim Codax, Les sept chants d'ami (traduit du galégo-portugais, gravures de Marc Charpin), Avec/Royaumont, 1987.
Vingt-quatre heures d'amour en juillet, puis en août, Ipomée, 1987.
Troubadours galégo-portugais, une anthologie, POL, 1987.
Fernando Pessoa, Quatrains complets (traduits du portugais, présentation), Unes, 1988.
Tango, une anthologie (traduit de l'espagnol avec Saül Yurkievich, présentation finale), POL, 1988.
Le Temps longtemps (gravures de Frédéric Deluy), ENSAD, 1988.
Quatre poètes soviétiques (traduit du russe avec Charles Dobzynski, Hélène Henry, Léon Robel, présentation), Éditions Royaumont, 1989.
Alexandre Tvardovsky, De par les droits de la mémoire (texte français, présentation), Messidor, 1989.
Poésie en France, 1983-1988, une anthologie critique, Flammarion, 1989.
Bert Schierbeek, Formentera (traduit du néerlandais), Cahiers de Royaumont, 1990.
Le Temps longtemps, Messidor (Petite Sirène), 1990.
Premières suites, Flammarion, 1991.
Bert Schierbeek, La Porte (traduit du néerlandais, présentation), Fourbis, 1991.
La répétition, autrement la différence, Fourbis, 1992.
Marina Tsvétaïeva, L'Offense lyrique (texte français, présentation), Fourbis, 1992.
Une autre anthologie, Fourbis, 1992.
Yolanda Pantin, Les bas sentiments (texte français), Fourbis, 1992.
Marina Tsvétaïeva (avec Liliane Giraudon), La Main Courante, 1992.
Adilia Lopes, Maria Cristina Martins (traduit du portugais, présentation), Fourbis, 1993.
Constantin Cavafy, Poèmes (texte français, présentation), Fourbis, 1993.
Jean Tortel, Limites du corps (présentation), Gallimard, 1993.
Marina Tsvétaïeva/Sophia Parnok, Sans lui (texte français, présentation), Fourbis, 1994.
L'Amour charnel, Flammarion, 1994.
Poésies en France depuis 1960, 29 femmes, une anthologie (avec Liliane Giraudon), Stock, 1994.
Une anthologie de circonstance, Fourbis, 1994. 
Je ne suis pas un autre, In Memoriam Georges Bataille, Fourbis, 1994.
Saül Yurkievich, Embuscade (traduit de l'espagnol avec l'auteur), Fourbis, 1996.
Une anthologie immédiate, Fourbis, 1996.
Fernando Pessoa, Poèmes (traduits du portugais, notes et présentation), Fourbis, 1997.
Reina Maria Rodriguez, Comme un oiseau étrange qui vient du ciel (traduit de l'espagnol, Cuba, présentation), Fourbis, 1998.
Noir sur blanc, une anthologie, Fourbis, 1998.
Anna Akhmatova, Autres poèmes (texte français, présentation et notes), Farrago, 1998.
Da Capo, Flammarion, 1998.
Pronom personnel, Phi/Ecrits des Forges, 1998.
L'Anthologie 2000, Farrago, 2000.
Vladimir Maïakovski, L'Universel reportage (texte français, présentation et notes), Farrago, 2001.
Paul van Ostaijen, Nomenklature (traduction du flamand et présentation), Farrago, 2001.
Une anthologie de rencontres, Farrago, 2002.
Je ne suis pas une prostituée, j'espère le devenir, Flammarion, 2002
Traduire en poésie, avec Dominique Buisset, Biennale, Farrago/Léo Scheer, 2002
L'Anthologie 2000 Biennale Internationale des Poètes en Val - de - Marne, Farrago
Autres Territoires, Anthologie, Farrago, 2003
Marina Tsvetaïeva : L’Offense lyrique et autres poèmes (texte français, présentation et notes), Farrago, 2004
Potlatch(es), une anthologie, Farrago, 2004
Lucebert : Apocryphe (traduit du néerlandais avec Kim Andringa, présentation), Le Bleu du Ciel, 2005
Poètes du tango, édition d’Henri Deluy et Saül Yurkievich, Poésie/Gallimard, 2006
En tous lieux nulle part ici, une anthologie, Le Bleu du ciel, 2006
Les arbres noirs, Flammarion, 2006
Au blanc de neige, Éditions Virgile, 2007 
Stripboek, Ink, 2009 
Vladimir Maïakovski, L’Amour, la Poésie, La Révolution, adresses à Vladimir, choix des poèmes, traductions, Henri Deluy, Le Temps des Cerises, 2011 
Manger la mer, bouillabaisses et soupes de la mer autour du monde, Al Dante, 2011 
Poètes néerlandais de la modernité, en collaboration avec Erik Lindner, Anna Maria van Soesbergen, Saskia Deluy, Daniel Cunin, Kiki Coumans, Kim Andringa, Liliane Giraudon, Eric Suchère, Saskia de Jong, Le Temps des cerises, 2011 
L’Heure dite, Flammarion, 2011




Le poème pour dire les poètes contemporains (4) : la poésie de Jean-Paul Michel

 

Note : Le principe de cette chronique est le suivant : Matthieu Gosztola écrit à chaque fois un poème « sur » l’œuvre d’un poète contemporain. Ce poème a pour fonction, de par et le sens qu’il véhicule et le recours à la forme qui le constitue en tant que poème, de dire quelque chose de cette œuvre et de son mouvement.

 

À la suite de son propre poème, Matthieu Gosztola propose plusieurs poèmes du poète en question.

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« Le poème
fait
la place

à l’exception
réelle,

contre les généralités
abstraites. »

Jean-Paul Michel
a
voué
sa vie
aux signes

car ce sont
les signes
qui lui permettent

qui permettent

de ra
viver
la brûlure
d’exister

la brûlure d’être

pour en faire
le don

1 don

– irremplaçable –

aux
lecteurs

cette
brûlure
par quoi

– lorsqu’elle est sentie
jusqu’au bout –

on se consume

au centre de chaque instant
& avec chaque instant
& pour chaque instant

par quoi
on se consume
comme
sublime

car la vie
est à chaque seconde
réelle
ment
vécue
ce qui nous fait tituber

nous assomme
de beauté

et nous rend
à la grâce
des anciens

– des grecs –

à la vigueur
du souffle
continué

– les dieux de l’exaltation

renouvelés
sans silence de leurs gestes –

face à cette brûlure
vécue
il n’est qu’une
possibilité

remercier
très lentement & très sérieusement

remercier presque
à voix basse
pour ne pas rompre
comme pain
le silence

et le poème est
ce par quoi
Jean-Paul Michel
dit
merci

en même temps
que ses vers
nous font percevoir
combien chaque aube &
chaque crépuscule
sont le
fait du
miraculeux

(se concevant lui-même
comme seule réalité)

& combien
il y a une aube & un crépuscule

mêlés bien que disjoints

dans chaque
parcelle
du temps

après quoi
nous courrons
alors qu’il
n’est que
de le
laisser venir
comme
vient tout ce qui
vient

...................................................................................

 

 

Sélection de poèmes de Jean-Paul Michel par Matthieu Gosztola

 

« Surgi poème du fossé comme… »
(Bruegelienne)

 

 

Comme les Marmousets de l’Hiver dévalent
les pentes couchés sur des luges de rêve leurs joues
sont rouges ils rient la neige
pique leurs cheveux de strass élégant ils
jurent
clignent des yeux mordent
au ras des herbes le
gel
Au bas des pentes paraissent sauvages
jeunes animaux nés du froid et brûlant
de vie innocente
Dans leurs yeux l’éclair d’un bonheur
pur

 

Des brindilles les couronnent l’eau
les pare
d’ocellations de guerre leur vertu
éclate
courage à la folie de qui
ignore toute crainte et rit
dans la chute

 

Surgi poème du fossé comme
d’intacte enfance – les prés en pente à Salignac
– le Bois du Roc – le
Château des Fénelon ! –
Roméro, Jardel, Froidefond – Héros
(lance-pierres blousons & luges)
– La Salle d’Armes – Le Chemin de ronde – le Barry ! la
Beauté vivante brûlant les mains les joues les âmes
Bruegeliens bonnets de laine je
rêve poème à votre égal vos
couleurs de joie surprise
les joues comme des pommes
de sang

 

En voiture, route de Périgueux.
Neige sur le chemin de l’imprimerie.
20 février 1996.

 

 

 

« Tant brille ce qui est selon mille
Destins »

 

Beautés présentes mal
jouies
de paraître anciennes lors
(Grâces vous soient rendues, notre hôte)
qu’un geste les suscite cy
vives hautes nettes
non pas métaphoriques mais
scandaleuses de luxe & de gloires
présentes
profuses chances
don

Sybarites rêvions
vins noirs chasses menthes
Trois cent mille hommes cette ville, dit-on,
– Trois vies trois morts trois ciels, trois
puissances perdues – mais
les turpitudes du commerce et des amours
réelles Qui
les pourrait croire mortes si
surgies miracles neuves fraîches
à nouveau
jouies ?

Beau se dit en autant de sens qu’Être

« D’éclat en éclat vers nos fins
mortelles
tant brille ce qui est selon mille
Destins »

Souvenir de Bernard Mertz lisant en grec Homère
– maintenant chez les Scythes –

« s’usèrent cy les savoirs des sages
aguerries franchises vertus »

« (…) cultivèrent la beauté surent
craindre l’Infini sans
abdiquer déchoir »

pensée que ces présents lui peuvent
être voués lors
que lisant ces lignes d’été tu
tout soudain parles
bénissant jeunesses perdues

Dans
la stupeur des beautés présentes
t’écoutant vertige revois
d’Amendoleto les arbres chargés
Survient telle jeune Beauté portant
la fouace
pain olives pommes d’or
(je la puis nommer)
ta voix surgie inchangée telle
une rumeur qui enjoint
fuir enfant opaque province pour
un éclat qui ne ment

Tout
l’incroyable d’être dans
ta voix surgie
ce jour premier de l’année nouvelle
en mal probable signe d’encre

 

parier

 

sur des beautés
présentes

N’est grand jamais qui le croit comme
il le croit
La longue distance seule mesure
Plus d’énoncé ne prise que
chant
Ce jour premier de l’année nouvelle j’entends
rire ta bonté comme hier
Ne se défont senties beautés neuves
justement formulées
Orangers à rompre chargés
devant quelles
mortelles chances mers soleils d’hiver dans
la splendeur
Décembre riche ici croulant d’or

 

Sibari, août 1994.
Bordeaux, janvier 1995.

 

 

 

 

« Je t’imagine enfant – robe courte – à plis… »

 

Je t’imagine enfant – robe courte – à plis –
en chausses de poulaine, béret
d’Urbino t’efforçant – Donatello – à
dépasser tout semblant : façonner
sous ses couleurs exactes
dans l’argile
ce qui est

 

Le maître par-dessus ton épaule pose
les yeux. Ses mots portent.
À cette voix, rien en toi ne
se refuse. Tu
l’appelles.
– La critique, de sa bouche, est une
douceur

 

Comment devenir à ton égal l’artisan juste de
ce qui est ? Voilà la question que pose
ton regard, Donatello,
– loin de la foule criarde du
triomphe
des insolences
qui plaisent.

 

(à Donatello)
Florence, avril 2000

 

 

 

Poète, essayiste, éditeur, Jean Paul Michel est né en Corrèze en 1948. Il a d’abord publié sous le nom de Jean-Michel Michelena puis depuis 1992 sous celui de Jean-Paul Michel. Il dirige les éditions William Blake & Co qu’il a créées en 1975 à Bordeaux et où il a publié, outre ses propres recueils, de très nombreux ouvrages de poésie, philosophie, esthétique, contemporains et classiques mêlés. Poète, il est aussi l’auteur de plusieurs essais.

 

Bibliographie
I. Livres publiés sous le nom de Jean-Michel Michelena
C'est une grave erreur que d'avoir des ancêtres forbans, Architypographies, Bordeaux, 1975.
Épuisé en E.O. Texte repris in Le plus réel est ce hasard, et ce feu.
Du dépeçage comme l'un des Beaux-Arts, Frontispice de Francis Limérat, William Blake & Co. Edit., Bordeaux, 1976.Épuisé en E.O. Texte repris in Le plus réel est ce hasard, et ce feu.
La politique mise à nu par ses célibataires même / essai d'anatomie, vite / par quelque mauvaise-tête antiparti, L'Échiquier Marcel Duchamp, Bordeaux, 1977. Épuisé en E.O. Texte français réimprimé en 1996, éditions Ludd, Paris.
René Char (avec Francis Limérat), William Blake & Co. Edit., 1977.
« Le Fils apprête, à la mort, son chant...", Avec un frontispice d'Alexandre Delay, William Blake and Co. Edit., Bordeaux, 1981.Épuisé en E.O. Texte repris in Le plus réel est ce hasard, et ce feu.
Bernard Faucon, La part du calcul dans la grâce, William Blake and Co. Edit. / Galerie Images Nouvelles, Bordeaux, 1985. Épuisé. Texte repris in "Autour d'Eux la vie sacrée..."
Beau Front pour une vilaine âme, William Blake and Co. Edit., Bordeaux, 1988.
Cette dignité bizarre est tout le mal qui veut, toujours, trop de vrai" (sur Hölderlin), William Blake and Co. Edit., Bordeaux, 1991. Épuisé en E.O. Texte repris dans "Autour d'Eux la vie sacrée..."
"Dans la gloire d'être, ici, tenu, par le mal, droit...", Calligraphie de Lalou, William Blake and Co. Edit., Bordeaux, 1991. Disponible en E.O. en second papier. Texte repris in Le plus réel est ce hasard, et ce feu
Meditatio Italica, texte français et traduction italienne en regard établie par Annamaria Sanfelice, suivi de Villa dei Papiri, 8 photographies de Florence Béchu, William Blake and Co. Edit., Bordeaux / Institut Français de Naples et Liguori Editore, Napoli, 1992. Disponible en E.O. Texte repris in Le plus réel est ce hasard, et ce feu.

II. A partir de ce volume, les livres sont signés Jean-Paul Michel
"Autour d'Eux la vie sacrée, dans sa fraîcheur émouvante..." Admirations et circonstances, William Blake & Co. Edit., Bordeaux, 1992.
L'Invention du Lecteur, Première année, William Blake & Co. Edit., Bordeaux, 1995.
1- Tant brille ce qui est selon mille destins (Coups de dés).
2- "Non en mythiques Nymphes mais..." (poèmes d'été). 
3- "... Cette folie - seul devoir!" (sauf à la honte).
4- "L'Art n'efface pas la perte. Il lui répond". (Retour de Sélinonte).
5- "Dans l'étroite phalange de Ceux qui joutent..." (Au bond la balle). 
6- "Ils ont dansé avec ce qui les détruit..." ("Davantage se peut").
7- "Nous reste cela : (Retour de Tübingen)" (1770-1843). 
8- Mohammed Khaïr-Eddine (1941-1995). "Entre l'abîme et moi
c'est un règne, et je suis". 
L'Invention du Lecteur, Deuxième année (Poèmes délivrés par abonnement, emboitage 1996). William Blake & Co. Edit., Bordeaux, 1996.
1- "Azur semé de trèfles d'or à une patte..." (Le visage et le cœur ouverts), 
2- "Dans la nuit des échos..." (Qui dira jamais ce qui sauve un livre?). 
3- "Enviés bonnets rouges..."
4- Le conflit de la Règle et du chant.
5- La vis sans fin. 
Difficile Conquête du calme suivi de Trois lettres sur la Poésie & de Trois poèmes, Joseph K., 1996
"Nous avons voué notre vie à des signes", William Blake & Co. Edit., Bordeaux, 1976-1996.
Catalogue des vingt ans de William Blake & Co. Edit. Articles de Jean-Paul Michel :
"Une "chasse", un jeu, une fête".
"Aux Chasses, "plus qu'à la prise" ".
" Amoureux du rire, du risque et de la fête..."
(Sur l'illusion contemporaine d'une "fin de l'art").
Le plus réel est ce hasard, et ce feu, Cérémonies et Sacrifices, poèmes 1976-1996, Flammarion, Paris,1997.
"La deuxième fois", Pierre Bergounioux, sculpteur, photographies de Baptiste Belcour, William Blake & Co. Edit., Bordeaux, 1997.
Le réel surgit selon ses qualités réelles - d'obstacle." Réponse à la question : "Qui sont nos ennemis?". Le loup dans la véranda, 1999.
Ô L'irréalité de chacun, dans l'irréalité générale !" Journaux. Le loup dans la véranda, 1999.
"Pour nous, la Loi" (sur Hölderlin), suivi de "Je lis Hölderlin comme on reçoit des coups." Illustré des quatre cahiers de lithographies de la Titanomachie de Lionel Guibout, L'Invention du Lecteur, Bordeaux, 1999.
Les signes sont l'être de l'être, calligraphies de Lalou, William Blake & Co. Edit., Bordeaux, 2000.
Nos ennemis dessinent notre visage, (Aveux & expiations), La Pharmacie de Platon, William Blake & Co. Edit., Bordeaux, 2000.
"Défends-toi, Beauté violente !", Intimations et Expériences, (Le plus réel est ce hasard, et ce feu, II) (1985-2000), Flammarion, Paris, 2001.
"Bonté seconde", Coups de dés, (Cahier dirigé par Tristan Hordé), Joseph K. éditeur, Nantes, 2002.
Le plus réel est ce hasard, et ce feu, poèmes 1976-1996, édition nouvelle, revue et corrigée, Flammarion, Paris, 2006

Le site des éditions William Blake & co




Le poème pour dire les poètes contemporains : Bernard Chambaz

Note : Le principe de cette chronique est le suivant : Matthieu Gosztola écrit à chaque fois un poème « sur » l’œuvre d’un poète contemporain. Ce poème a pour fonction, de par et le sens qu’il véhicule et le recours à la forme qui le constitue en tant que poème, de dire quelque chose de cette œuvre et de son mouvement.

A la suite de son propre poème, Matthieu Gosztola propose plusieurs poèmes du poète en question.

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le
fracas

d’un monde
qui se ferme

le
monde

notre
monde

le fracas
intérieur

d’un monde
qui se

et qui
nous

 

*

 

le
fracas

entraîne
en son

fond
ce qui

en nous
est vivant

c’est

 

*

 

l’
impossible

à penser
cet impensable

qui englobe
tout

et qui
nous fait perdre

le sens
perdre

jusqu’à
la signification

des
phrases

c’
est

 

*

 

c’est la
mort

d’un enfant
son

enfant
mort

que dit
le poème

par séquences
par chants

 

*

 

l’impossible
à dire

se
retrouve

jusque
dans le

prénom
martin

devenu
petit m-pêcheur

 

*

 

qui
s’envole

toujours
au-dessus de

quel
paysage

et
revient

 

*

 

mais
bernard chambaz

fait sur
tout

avancer
la vie

par
le poème

 

*

 

avec
lui

 

*

 

faire avancer
la vie

avec le poème
qui vient

dire les
voyages

: l’embrasement
doux

du
corps avec

le feu
de

l’
espace

douce
ment vécu

 

*

 

chambaz
porte

l’amour
dans

le
poème son

amour
pour

une
femme

 

*

 

attachement
qu’on ne peut

pas
altérer

vécu
dans la candeur

d’un renouveau
perpétuel

comme
si tous les jours

étaient le premier
jour

 

*

 

l’amour
d’une

vie qui
fait

que la vie
va avec la vie

sans
un  heurt

qui soit
la fin

 

*

 

celle
de

la
beauté

 

*

 

reprenons
résumons

été de
chambaz :

la mort
une mort

-

la mort
est

un texte
ouvert

qui contient
un vide


mesuré

que le
poème

fait
chanter

par
séquences

-

mais
la vie

module
notre chant

de
vie

en
nous

notre
chant

de
vie

-

la vie
le poème

 

...................................................................................

Sélection de poèmes de Bernard Chambaz par Matthieu Gosztola

 

Hier l'Ascension
Un bon jour pour monter
Là-haut
Voir ce que sont devenues nos fleurs
A cause du soleil qui ne démord pas
Même la nuit
Il fait chaud
Pour tout le monde les fleurs le Fils mort sur son petit
Nuage peint au jaune d'œuf à même le mur d'église
L'amande la mandoline
Murmure je t'abandonne monmousseau
Mon petit m-pêcheur
Comment faites-vous cher Nanni Moretti pour arborer
un sourire pareil et lever les bras en signe de triomphe
Oui comment
et nous deux à Monmousseau
agenouillés au-dessus
du vide
occupés à
nettoyer effeuiller redisposer arroser essuyer
ne pas penser
le moins possible et parler un peu
les fois où ça ne va pas trop mal
verser
les seaux d'eau
pas loin du soir
parce qu'il fait beau et chaud depuis une semaine sans
désemparer
comme tant
d'étés où nous avons tous les cinq grandi

 

« Séquence 153 », Eté

 

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Petit cumulus évaporé dans cette fin d'après-midi
D'une fin d'été
Le même début
Juin quand tu joues (à être) immortelle
Un ciel nu la lingerie devenue inutile
La lune qui volerait
Vers
Ton petit colibri émouvant
Mon cœur prêt à sortir de sa cage
Grain de beauté grain de la peau encore
Impensablement douce sous ma paume
Les mots situés
Dans le vers comme
Une vibration obstinée un ensemble d'accords
Qui ressemble à ce que nous sommes. A ce que
Nous serons tant que nous serons
En vie
Et le blanc disséminé en chaque poème
Suggère qu'on s'aime comme on s'aime
Avec pas trop de calme
Et que la terre entière
Va à l'aventure
Une pluie rose
Ton petit colibri décidément sensationnel

« Séquence 156 », Eté

 

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à partir de rien
(était le titre)
et rien c'était même pas la nuit
même pas l'été
et pas un nuage (dans le ciel à perte d'horizon)
pas même une chose
on aurait pu imaginer un fruit une assiette
le courant d'air dans les rideaux
qui s'envolent qui découvrent une chambre
où les amants
ne font rien
d'autre qu'aimer
sans fin tant qu'un soupçon de violent roucoulis
nous maintiendra en vie

« Séquence 298 », Eté

 

...................................................................................

hôtel de passage où nous sommes
face au japon
moi à la fenêtre
regardant la rue vide côté japon toi
nue sauf les socquettes
allongée sur le lit
sous un chromo fluorescent de chutes d'eau
au beau milieu du jardin de la longévité
épluchant un pamplemousse
qui sera notre dîner

« Séquence 654 », Eté II

 

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assise sur le bord du lit
de dos
en slip rouge
bordeaux
face à la bibliothèque
tu te penches en avant pour peindre
tes ongles
du pied droit
laque incolore

« Séquence 709 », Eté II

 

...................................................................................

comment j'avais trouvé
les petits faons.
je ne sais plus. où ?
forcément dans l'ancien
testament pour je ne sais
pas davantage
quelle peinture. en tout cas
c'était bien trouvé.
par nature ils frémissent.
sous le tissu
ou sous la main.
depuis les petits faons
ne cessent de me hanter
en soi
et comme petits faons

« Séquence 739 », Eté II

 

...................................................................................

il n'y a pas de consolation à attendre
nous sommes inconsolables.
point
à la
ligne
(.)
    le chagrin s'est atténué mais il reste vrillé. nous restons désolés et désespérés d'être sans aucun espoir de te revoir mais c'est comme ça. pas question d'en faire notre deuil, de s'y faire, comme si nous devions renoncer, comme s'il était aberrant que « nous ne (sachions) renoncer à rien », comme si notre petit m-pêcheur c'était rien, comme si notre petit m-pêcheur n'était rien, comme s'il y avait un temps pour ça, le deuil, et un temps pour passer à autre chose. j'ai le sentiment que nous restons endeuillés, en deuil, non pas l'apparence, l'habit, le brassard de crêpe noir ou demi-noir, ni le visage car l'expérience prouve que la tristesse ne se voit pas vraiment, non pas l'apparence mais la substance, le dedans endeuillé, navré, même si nous savons faire bonne figure et agréer la gratitude et la douceur de ce qui fut.

 
« Séquence 807 », Eté II

...................................................................................

savez-vous la nouvelle ?
non. on ne sait jamais la nouvelle.
pourtant.
garcia lorca qui va mourir est déjà mort.
le choeur des femmes
dit qu'il fera bon tout l'été.
mais qui est ce garcia lorca ?
desnos répond
c'est vous-mêmes

« Séquence 839 », Eté II

 

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Bernard Chambaz est né à Boulogne-Billancourt en 1949. Après une agrégation de lettres modernes et d’histoire, il se tourne vers l’écriture. Et fait paraître une œuvre importante, au sein de laquelle se trouvent les ouvrages suivants :

Poésie

•& le plus grand poème par-dessus bord jeté, Seghers, 1983
•Corpus, Messidor, 1985
•Vers l'infini milieu des années quatre-vingt, Seghers, 1987
•Italiques deux, Seghers, 1992
•Entre-temps, Flammarion, 1997
•Échoir, Flammarion, 1999
•Été, Flammarion, 2005 (prix Guillaume-Apollinaire 2005)
•Été II, Flammarion, 2010

 

Essais

•Le Principe Renaissance, la Sétérée, 1987
•La Dialectique Véronèse, La Sétérée, 1989
•Œil noir (Degas), Flohic, 1999
•Autoportrait sous les arbres, Flohic, 2001
•La Déposition, avec Jean-Pierre Schneider aux éditions Le Temps qu’il fait, 2003
•Ecce Homo (Rembrandt), Desclée de Brouwer, 2006
•Petite philosophie du vélo, Milan, 2008
•Plonger, Gallimard, 2011
•Caro carissimo Puccini, Gallimard, 2012

 

Romans

•L'Arbre de vies, F. Bourin-Julliard, 1992 ; Points-Seuil, 1997 (Prix Goncourt du premier roman)
•L’Orgue de Barbarie, éditions du Seuil, 1995 ; Points, 1996
•La Tristesse du roi, éditions du Seuil, 1997
•Le Pardon aux oiseaux, éditions du Seuil, 1998
•Une fin d’après-midi dans les jardins du zoo, éditions du Seuil, 2000
•Komsomol, éditions du Seuil, 2000
•Quelle histoire !, éditions du Seuil, 2001
•Yankee, Panama, 2008

 

Récits de voyage

•Petit voyage d’Alma-Ata à Achkhabad, éditions du Seuil, 2003
•À mon tour, éditions du Seuil, 2003

 

Récits

•Martin cet été, Julliard, 1994
•Kinopanorama, Panama, 2005
•Evviva l’Italia : ballade, Éditions Panama, 2007
•Ghetto, éditions du Seuil, 2010

 

Littérature jeunesse

•Le Match de foot qui dura tout un été, illustrations de Zaü, Éditions Rue du monde, 2002
•Le Tour de France sur mon petit vélo jaune, illustrations de Zaü, Éditions Rue du monde, 2003
•Les J.O., les dieux grecs et moi, illustrations de Zaü, Éditions Rue du monde, 2004

 

Divers

•L’Humanité (1904-2004), Éditions du Seuil, 2004
•Des nuages, Éditions du Seuil, 2006
•Les Vingt Glorieuses, photographies de Paul Almasy, Éditions du Seuil, 2007
 




Le poème pour dire les poètes contemporains : Stéphane Bouquet

Note : Le principe de cette chronique est le suivant : Matthieu Gosztola écrit à chaque fois un poème « sur » l’œuvre d’un poète contemporain. Ce poème a pour fonction, de par et le sens qu’il véhicule et le recours à la forme qui le constitue en tant que poème, de dire quelque chose de cette œuvre et de son mouvement.

A la suite de son propre poème, Matthieu Gosztola propose plusieurs poèmes du poète en question.

...................................................................................

poésie
au plus proche
 

de chaque être
pris
 

au lasso
du poème
 

                            pris
                           pour être
 

                            recueilli

 

*

**

 

poésie courant
comme une rivière
 

qui sans cesse change
et sans cesse est la même
 

mais pour que
toujours
 

vienne
la surprise
 

d’un
désir
 

            vienne
comme
 

vient
l’air
 

toujours
déjà
 

                                               là
 

vienne
comme

 

vient
           la vie
 

*

**

 

                                   et le travail sur la langue
                                  existe pour faire vaciller
 

les certitudes
qui modèlent
 

notre regard
sur les choses
 

                        car chaque
être
 

est
pour Bouquet
 

de l’incertitude
advenue
 

chaque être
est
                                           - arbre seul voulant être touché -
le miracle
d’une éclosion
 

de temps
en un lieu
 

que les jours
font changeant
 

une éclosion
de douceur
 

- la brutalité
de la douceur -
 

que le poème
épelle
 

à partir
de son
 

premier
frémissement
 

*

**

 

                        poésie
                       au plus près
 

de la substance
à jamais
 

fragile
de l’être
 

mais         substance
peuplant les saisons
 

comme
la mousse
 

sous
les arbres
 

retient les odeurs
invisibles
 

de la pluie
tombée
 

*

**

 

            oui
                       la poésie
                       de Bouquet
 

restitue
la fragrance
 

de
l’être

 

restitue
avec son désir
 

- car c’est une poésie
désirante

 

un corps
une peau
faits de mots -
 

 

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Sélection de poèmes de Stéphane Bouquet par Matthieu Gosztola

 

 

 

Walt Whitman : ce qui m’a touché le plus, au début, dans Feuilles d’herbe, est la fin d’un poème – peut-être bien Song of Myself / Chanson de moi-même : je suis là, je vous attends. Et aussi : d’ici, d’où je suis, je vous contiens déjà, respirations futures. C’est une définition rigoureuse de la poésie ; chaque poème espère quelqu’un, est la patiente diction de l’attente, chaque poème émet le vœu de contenir.

 

Quelqu’un donc : je voudrais qu’un poète, ou même un poème seulement, me soit une sensation aussi douce, aussi frôlement de paume, un sentiment pareil au coiffeur très beau (algéro-vietnamien) dont je sors, et qui me protégea les yeux d’une main pour leur éviter l’air chaud du sèche-cheveux. Je ne dis pas qu’un tel poème n’existe pas, heureusement, de temps à autre.

 

Un peuple
 

...................................................................................

je marche en cercles étroits
autour de la tranquillité d’une autre danseuse
retenu
près d’elle par sa douceur mise à ouvrir chaque
étape de l’espace : de son pied écarte
ici vers autre chose
peut-être le refuge de paille de la vie solitaire peut-être
la transition lente
qui parvient au silence partagé
des prénoms
 

[…]

 

4. Scènes possibles de joie :
 

4. 1. Elle l’attendait depuis longtemps, depuis que la lumière a cessé de battre comme une sorte de cœur dans les vitres (sa pensée). Et maintenant elle était sûre que c’était lui, parce qu’elle reconnaissait son pas, son rythme. Elle pouvait presque reconnaître son souffle aussi, bien qu’évidemment elle ne l’entendît pas, et, pour l’instant, il se contentait de grimper – vite, très vite – les marches, mais elle avait la chaleur précise de son souffle dans l’oreille, elle gardait sa voix et son souffle dans quelque chose comme un creux que j’ai dans le corps pensa-t-elle et où je vous cultive. Une dernière fois, elle vérifia sa silhouette dans le miroir. Sa robe allait, son visage allait, tout allait trouvait-elle. Elle l’attendait et il frapperait et elle s’ouvrirait comme une rose, comme une fleur, comme n’importe quelle fleur, à qui on redonne la lumière, la chaleur, et qui veut prendre, qui veut croître et fleurir et s’épanouir, qui veut être complètement dans la campagne. Je veux être complètement dans la campagne pensa-t-elle le long des allées de terre le visage tourné vers le soleil et abrité du vent par les oseraies, par les saules, par tout ce qui existe et peut me protéger. Elle remit une mèche de cheveux, elle effaça l’ombre d’une poussière sur sa joue et alors il frappa.

 

4. 2. – Vous voulez venir avec moi ?

– Oui je veux bien. Elle l’avait dit trop vite comme l’oiseau qu’elle était et qui souhaitait quoi ? picorer un visage sans doute, oui c’est ça, le sien, un visage d’herbes et de barbe. Elle se sentait transportée, rayonnante, lumineuse. Très très légère et l’idée lui était venue : en sa compagnie, je suis un oiseau, pas autre chose. C’est-à-dire : quelqu’une d’infiniment heureuse et débarrassée de tout danger. Les oiseaux volent, ils échappent aux prédateurs par leurs ailes et vivent d’une certaine façon une vie presque non risquée. Voilà l’idée fausse que je me fais des oiseaux pensa-t-elle. Elle était une fleur et maintenant un oiseau et quoi d’autre ? mais c’était lui qui la mettait dans tous ses états, littéralement, et provoquait ses métamorphoses et elle ne pouvait pas résister : elle était à côté de lui et elle dévalait toutes les formes de la vie, et pas une ne lui échappait, parce qu’il m’ouvre de partout pensa-t-elle, je suis devenue toute.

 

4. 3. … dit-il ; dit-elle ; dit-il ; dit-elle. Toute une conversation, ils en sont arrivés là, finalement, et c’était sans effort : il et elle volubiles et jamais gênés, jamais interrompus, comme dans son enfance il y avait cette rivière permanente et inaccessible, dans son adolescence en fait. Et désormais elle regardait les rives depuis le bateau, depuis la presque barque qu’était, pour elle, leurs paroles et nous nous les échangeons, et elle se les décrivait : roseaux, lentes biches, herbes & saules, branches plongées dans l’eau, pentes de terre, garçons nus sur les pentes de terre, les garçons nus et juteux de soleil, elle se le disait comme ça, nous sommes des fruits de toute façon, et il arrive que quelqu’un nous approche et nous cuisons. Moi aussi j’appartiens à l’ordre des pêches et je coule pensa-t-elle. Tout désormais prenait ce rythme.
 

Le mot frère

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Poème pour le redépart
 

Je reviens à ces poèmes
après longtemps d’abandon
Je savais que j’avais
perdu la saveur de leur geste
et ma vie n’allait pas
au rythme lent de leur naissance
 

Maintenant c’est l’automne       les boues grasses
    le feu des feuilles
 

Dans l’année de cet âge (108 poèmes pour & les proses afférentes)
 

...................................................................................

Une voiture très loin arrive
par-delà les blés de famille
 

Ce n’est pas la peine
de venir plus près elle vacille et
s’assoit par terre elle ne veut pas
savoir quel nom
 

de quel fils est à jeter
avec les pelures de ses repas solitaires
elle se rappelle au hasard les réveils et
les escaliers
 

disons les réveils et
les escaliers
ou bien leurs corps et rivières ah
 

un mot maintenant
est pour toujours sans réponse
 

Un monde existe

...................................................................................

 

4. Il y a un monde de voisins, mais ceux-là dorment. Quelqu’un, pourtant, doit ne pas dormir, et regarder les arbres, par la fenêtre obscure de sa chambre, et lui aussi, les arbres, il vient de se tourner vers eux : la succession des arbres :

 

4. 1. quelque chose de seul

coule dans la bouche
 

malgré là foison
récent des arbres
 

& beaucoup fréquenter
l’air de certains visages
 

n’empêche rien : le très loin
tout cela des gens
 

à qui j’adresse des mains innombrables
 

4. 2. un simple élancement de clocher
vers la respiration bleue du ciel
 

et là où je suis

dans la confusion secouée de vent du saule
les lianes de feuilles passent
& repassent doucement
 

sur mon visage hospitalier, c’est tout tu vois
 

4. 3. tu sais, mes frères et moi dénudions les arbres de leur écorce
dans la forêt et les arbres à la fin mouraient, les pauvres arbres,
c’est seulement un faux souvenir
pour se provoquer une enfance
 

4. 4. assis sur un fauteuil en cuir
à l’orée de la terrasse en bois
 

à l’orée de la forêt de chênes
& là-bas dans la clairière étreinte par un peu de pluie
 

le chêne, le vaguement seul,
prononce branche après branche
 

la claire silhouette de lui-même
 

4. 5. les arbres tu vois,
leur infiniment lente existence
 

Nos amériques

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Stéphane Bouquet est un écrivain, scénariste et critique de cinéma français né à Paris en 1968. Il a publié quatre livres de poésie et un récit chez Champ Vallon (Dans l'année de cet âge, 2001; Un monde existe, 2002; Le Mot frère, 2005; Un peuple, 2007; Nos amériques, 2010) ainsi que trois traductions de poètes américains : Robert Creeley, Le Sortilège, aux éditions Nous, 2006, Paul Blackburn, Villes, chez José Corti, 2011, Peter Gizzi, L’Externationale, chez José Corti, 2013. Il a animé avec Laurent Goumarre l'émission Studio Danse sur France Culture et il a été critique littéraire à Libération. Collaborateur auprès du Monde. Pensionnaire à la Villa Médicis en 2002/2003. Il a par ailleurs écrit les textes de (et joué dans) La Traversée, long-métrage autobiographique, ainsi que les scénarios de divers films de Sébastien Lifshitz (Les Corps ouverts,Presque rien, Wild Side, Les Terres froides), de Valérie Mréjen (La Défaite du rouge-gorge), de Yann Dedet (Le Pays du chien qui chante) et de Robert Cantarella. Il a été longtemps critique aux Cahiers du cinéma. Il a publié des études sur Gus Van Sant (éd. Cahiers du cinéma, 2009, coécrit avec Jean-Marc Lalanne) sur Eisenstein (éd. Cahiers du cinéma, 2008) et sur L'Evangile selon Saint Matthieu de Pasolini (éd. Cahiers du cinéma, 2003). Il a participé en 2002, en tant que danseur, à la création chorégraphique de Mathilde Monnier, Déroutes et, en tant que danseur/scénariste, à sa pièce Frère & sœur créée auFestival d'Avignon 2005.




Le poème pour dire les poètes contemporains (1)

La poésie d'Antoine Emaz

 

 

poésie
du peu

de l’intensité
ouvragée

comme
de
la pierre

jusqu’à
ce que
le petit

marteau boucharde
à deux têtes

de la langue
bute
sur le nœud
de l’être

*
**

poésie
du peu

mais c’est
pour
que soit touchée

sous la
peau

par le rifloir
des mots

- étincelle

son mat -

l’écorce
de l’être

aussi dure
que du marbre

*
**

poésie
du peu

mais
c’est
pour
que
résonne

par-delà
les mots

le son
de l’humain

perdu
dans la débâcle
des jours
ordinaires

et se
raccrochant

à sa finitude

comme à un
fil de nylon
polyamide

blessant
les paumes

*
**

seulement

l’humain
avance

même
immobile

il continue

*
**

poésie
du peu

comme
flèche
lancée

au cœur
de
la cible
du silence

pour que les
vibrations
de la flèche

fassent
résonner
le silence

et dans
cette résonance

montrent
la façon
qu’a l’humain

de se tenir
debout

même si
c’est
au bord
du vide

qu’il a
en lui

et qui est
le vide
naissant
des violences

que s’infligent

partout
tout
le temps

les hommes
entre eux

*
**

poésie
du peu
pour dire

l’humain
marchant

se tenant
debout

avançant
sur la crête
des heures

creuses

pattes

d’oiseau
mal
habile

en déséquilibre

constant

sur
la vague

*
**

l’humain
vit

et dans
cette vie
qui est
la sienne

il

lutte

pour ne

pas sombrer

dans la tiède
pensée
du désespoir

 

 

 

Courte anthologie

 

quand le dehors
au lieu d’emporter
pèse
ça bascule
simplement
le temps revient
en années de pierre
d’un seul coup
plus lourdes

rien plein

cette suffocation
à l’origine

***

les mots s’en vont
plus loin

reste
la peur
abrupte devant
levée
cabrée
et le corps vite se serre
on ne voit plus

un silence dur
dedans
à expulser

***

on ne sait pas quoi
en face
glace

tête de terre brusque
silence
sans savoir cette chose
devant
une levée de terre
comme une face

boue debout devant
mouvant
ébauche instable
sol

et la peur

***

les mots fondent
cette terre
bouge

épais remous
dedans dehors
la boue bruit
sous la langue
et s’accroît monte
gueule force brute
dans la bouche

on entend comme son rire
quand elle happe molle
vite

***

en main

peu de mots restent
secs sûrs

osselets

extraits de C’est, « Rien plein »

 

 

 

dans la pluie et le gris

quelle résonance confuse
s’obstine
dans ce froissement
d’air et d’eau
sans mots

un pan de passé
tire en arrière

un épais vent d’eau
aussi lourd que ce temps

***

on n’en sort pas

ça passe et chacun terre
ses morts vite ses rêves
chacun dedans pèse
son poids de figures vite
vues perdues

on longe

***

reste du temps devant
mais on change mal de route
avec cette gêne
ce sac

il faut trop de temps de mots
pour vraiment voir et
se repérer
un peu

en attendant
ce qui gagne sur nous
prend visage

comme une figure de rien

et cela n’émeut pas
mais colle au sol
atterre

extraits de Peu importe, « Ça passe »

 

 

 

on arrête là

on ne sait quel paysage bouge rouge
au fond de l’œil
un peu comme un battement assourdi
une houle née loin venue rouler tomber
encore
ici

la nuit
tremble

***

malgré tout
cela s’écoule sale peut-être mal mais finit par trouver un chemin une veine à travers la bouche la mémoire la radio les images

passant le bruit les mots
une sale seule couleur
s’établit
fait fond

rideau
on descend


c’est fini

***

demain
de nouveau on ira sans doute vers rien que ce pays encore bien sûr on ira de l’avant dans le même jusqu’à quoi au bout de la ressemblance du même forcé jusqu’à quoi
d’autre

extraits de Fond d’œil, « Fin »

 

 

 

on a fini la journée

on pose les outils

chacun son barda
son blindage

il a fait jour

pour le reste
on n’est déjà plus très sûr

***

on entre dans un autre temps
d’un coup le jour a basculé sur un autre rythme
assez pour détendre et pouvoir
de nouveau demain
tendre
un jour

chacun seul devant
ce qui reste à faire
et défaire avant d’être
seul

chacun peut-être tous de même
on souffle

***

à force
la mécanique du corps
s’use

on le sent mal

on fait comme si c’était
de rien
on sait que ce n’est plus

du temps a fui
chuinte encore faible

brusquement voir sa peau
comme une vieille chambre à air

on retourne au blanc

soir clos
on éteint

extraits de Soirs, « (7.01.97) »

 

 

 

à un moment le soir la lumière
la glycine fond dans le ciel

c’est très court de couleur
on ne sait si ça peut
figurer dans les mots
cette double nuit bleue

à la radio loin la guerre
la violence proche les morts
sans noms leur nombre
dans la fleur de nuit linceul
pigment poussière histoire

le poème aussi s’en va

parmi les mots qui flairent
aboient cherchent aboient
quoi quand
tournent encore des rapaces
aux ailes pétrolées
ou des hirondelles folles

dehors moins d’air
on pourrait dire ça
comme ça

extraits de De l’air, « Bout de temps (2.04.02) »

 




Sous le souffle de la flamme

Deux vers de Rubén Darío (1867-1916) tirés de Vers d'automne donnent le ton exact de ce recueil de Védrines : « Bajo tus pies desnudos aún hay blancor de espuma, / y en tus labios compendias la alegría del mundo ». À savoir, dans la traduction de Jean-Luc Lacarrière : « Sous tes pieds nus demeure une blancheur d'écume, / et sur tes lèvres tu condenses la joie du monde ».

Védrines conjugue en effet, magnifiquement, une poésie de la joie, d'une joie souveraine qui est joie du corps et de la pensée épousant, dans son rythme propre et infiniment changeant, la carnation du monde et de l'Eros.

« Elle s'enfonce jusqu'aux reins dans l'eau claire. L'explosion retentit dans sa poitrine, le spasme écarte ses poumons. Elle est soudain amoureuse de l'air printanier, du vent voltigeur […] ».

Bien sûr, la carnation du monde passe aussi bien par la dégustation d'un fruit que par le spectacle du passage et du frôlement de papillons, restitués, grâce à leurs noms exacts, dans leur présence, dans l'intensité de cette présence.

De cette présence qui vient déposer sur notre imaginaire la poussière colorée des ailes qui lui donnent, qui donnent à cette présence aimée depuis l'enfance et communiquant sans discontinuer avec cette part d'enfance qui bat comme un cœur irrégulier en chacun de nous, son vol tournoyant et par secousses.

Le beau collage de l'auteur qui est l’illustration de couverture dit bien l'importance extrême de cette figure du papillon, figure de la joie autant que de l'envol, de l'éphémère autant que de la beauté, du monde inaccessible autant que de l'immédiateté, de l'éblouissement autant que de la surprise. Ce collage, intitulé « Vénus aux Papillons », a été réalisé d'après le Triptyque de la famille Sedano de David Gérard (1460-1523).

Si la poésie de Védrines est proche des deux vers de Darío que nous avons cités, c'est parce que la joie que nous venons d’évoquer est vécue, intensément vécue par une femme (Marie), attentive et aux remous de l'eau (elle « voudrait nager comme » vole le papillon) et à laisser son corps nu pour en éprouver la saveur (qui est la saveur de la fraîcheur, du mouvement et de la transparence), lors de chaque baignade.

Pour en éprouver la saveur multiple autant que pour succomber à l'envol des frôlements sur elle.

Ceux des ailes des papillons :

« Sur le ventre blanc pâle de la jeune femme, le papillon trace un sillon étroit. Il est l'hôte du vent, de l'ortie. Il vient d'un pays qu'elle ne connaît pas. […] Il n'oublie pas qu'elle est la grâce encore haletante d'amour, renversée d'aube sur la soie tendre ».

On l'aura compris à la lecture de la dernière phrase : si Marie laisse son corps nu, c'est également et d'abord pour succomber à l'envol des caresses sur elle.

Celles de l'amant :

« Marie laisse couler ses jambes dans l'herbe. Sa chevelure est une forêt d'arbres. […] Entre les jambes ouvertes de Marie, la bouche d'Öland suit la rainure tendre. Elle s'arrondit au bord du ventre qu'elle anime de sa chaleur, habitée par l'oblique du souffle. Il rêve de la dessiner dans la lumière. »

« Tandis qu'elle cueille le fruit sur la branche du veilleur, elle pressent que l'enfant naîtra, dans quelques semaines, flamme et blé à la fois ».

Mais qui est l'amant au juste ? Qui est Öland ?

L'amant, il « est cet enfant qui […] envahit [Marie] de sa fraîcheur profonde. Il est cet homme qu'elle aime à cause de sa chevelure d'hermine, de ses vêtements noirs, de ce noir en lui et hors de lui, de son sourire quand ils dansent enlacés. Il est ce voyageur que porte la terre inconnue, le sable futur et imprévisible. »

Mais qui est Öland  au juste, qui est l'amant ?

L'amant n'est autre que la figure du poète, de tout poète véritable (de même que Marie est ici la figure de toute femme à la vie rendue à jamais vivante par l'amour), puisqu'à la question que lui pose celle-ci : « Où vas-tu ? », il répond aussitôt, dans un chuchotement qui défigure le silence comme seul peut le faire, sait le faire un aveu : « Au centre, [...] là où se trouve la question arrachée au silence... »




Terre à Ciel

Entretien de Gwen Garnier-Duguy par Matthieu Gosztola
http://terreaciel.free.fr/arbre/gwengarnierentretien.htm




Jean Maison, “Fragment”

Il peut paraître étrange qu’un seul poème fasse figure de recueil entier, même si cette surprise est tempérée par la connaissance que l’on peut avoir du travail éditorial effectué par Laurent Albarracin avec Le Cadran ligné, puisque le poète du beau Secret secret paru il y a peu chez Flammarion a comme espoir et désir sans cesse renouvelé de créer une succession de recueils contenant un seul poème qui paraîtrait à l’acmé de sa forme, travaillant en profondeur la notion d’image, et pourrait être en soi aussi abouti qu’un ensemble de textes, n’appelant pas forcément d’autres poèmes dans son entour.

Le fragment est pensé comme essentiel dans ce recueil. Autrement dit, le fragment est révélé comme essentiel, au travers de ce recueil, dans la poétique de Jean Maison. Il est en effet ce qui permet au dire d’affleurer, dans sa singularité de Parole d’avant la-parole-du-discours, c’est-à-dire d’avant la parole commune.

Il n’est jamais ce qui dessine les contours d’un manque qui paradoxalement le constituerait en propre autant qu’il creuserait sa beauté, c’est-à-dire d’une ellipse, d’un manque-à-dire par rapport à un discours qui serait déjà institué, couché sur le papier. Il n’est jamais pensé comme approximation d’une forme qui ne serait pas parvenue, faute de temps, faute de contexte, à son plein accomplissement. Il est, tout au contraire, ce qui nous dévisage à titre de singularité non soluble entièrement dans les tours et détours que propose le langage pour résonner à notre intellection autant qu’à notre imaginaire, résonner avec force, c’est-à-dire avec vérité.

Ce qui est (notamment) singulier chez Jean Maison, c’est à quel point le poème nous happe, nous appelle avec vérité (justement), nous fait basculer dans son être de poème, dans sa chair de poème et dans l’ouverture sur le non-dit que l’irruption de la belle étrangeté du « à » (je vous laisse vous reporter au poème) et la forme du texte instaurent.
Cette ouverture sur le non-dit est permise tout à la fois par la perfection formelle du poème et par sa solitude qui est une double invitation : une invitation à ce que notre imaginaire poursuive la lecture jusque dans notre vie la plus quotidienne et une invitation à revoir et revivre toute la poésie de Jean Maison telle que l’on peut non l’appréhender, non l’expérimenter mais bien la vivre au quotidien, avec bonheur.