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Florence Trocmé, P’tit bonhomme de chemin

Une réussite que ce livre de Florence Trocmé que la communauté poétique connaît dans un autre rôle que poète à proprement dit. Livre dense, généreux, subtil, singulier, bref intéressant. L’auteure « reprend ici à son compte un récit méconnu de Jules Verne, P’tit Bonhomme, qui relate le périple d’un orphelin au temps de la domination anglaise et des famines en Irlande, au XIXè siècle. »

On rajoutera : et dont l’itinéraire dévoile une véritable épopée. L’admiration de Florence Trocmé pour Jules Verne est un fait avéré par sa lettre adressée à l’auteur comme s’il était toujours vivant (« Cher Monsieur, cher Jules Verne »), lui exprimant sa reconnaissance sous un regard affectif et expliquant la raison de ce livre-hommage. En plus de la référence au récit méconnu de Jules Verne, le livre puise au documentaire, relate des faits précis couvrant le XIXème siècle, avec une mise en parallèle de l’Histoire plus récente, voire en cours. « Conte, conte, serais-tu conte, ton histoire est- / elle un conte, P’tit Bonhomme ? » Comment s’aborderait l’Histoire lacunaire avec ses zones d’ombres sans ces « rapporteurs » que furent entre autres Hugo, Balzac ou Zola ? Véritable emboitement que la construction de ce recueil entre exégèse du livre de Jules Verne et éclairage surexposé du monde défini par la condition humaine en son cheminement continuel, sans que ces deux niveaux de lecture ne se parasitent.

Florence Trocmé, P’tit bonhomme de chemin, éditions Lanskine, 2121, 14 €.

Véritable machine à remonter le temps par sa valeur documentaire sur les conditions de travail, l’évolution technologique d’une époque (pas si éloignée), sur ses mœurs d’une façon générale, où l’on apprend ce qu’étaient les chapbooks (medium culturel), la Ragged-School (« établissements (…) pour accueillir des enfants abandonnés et tenter de leur donner un / semblant d’éducation » soutenus par Charles Dickens).

Des notes essaiment d’un bout à l’autre du recueil, renvoyant à des citations d’auteurs contemporains (de Proust à J.C Bailly en passant par Walter Benjamin), à des articles de journaux, des émissions radio, des expositions récentes, des sources Wikipédia, et même à la correspondance privée de l’auteure. « Comme pour tout vrai conte, on / n’en épuise pas le sens (…) ». Comme il est rappelé, toutes les citations en italiques non référencées sont tirées du P’tit bonhomme de Jules Verne, en filigrane tout le long du texte. Les associations d’idées chez Florence Trocmé résident dans une confrontation de son ressenti à celui du grand auteur, en trempant sa propre sensibilité dans la sienne comme on le ferait d’un acier pour ajouter à sa dureté. Ses références culturelles et artistiques afin de dresser un portrait de ce « p’tit bonhomme » selon son image, font briller des valeurs à l’abri des grands principes dissouts dans ce qu’on pense d’époque en époque comme l’élévation du niveau de conscience.

Le poème prend forme par des vers justifiés plutôt courts en des paragraphes comme des aplats espacés sur la page par des respirations. Malgré tout un fil rouge est visible dès le début pour mener le lecteur à la suite d’une pensée qui s’autorise d’elle-même avec ses apartés, ses aspérités rencontrées sans qu’on se perde puisque par nature la pensée s’éparpille pour revenir à soi-même, créant ainsi au fur et à mesure son « p’tit bonhomme de chemin ». C’est donc en toute quiétude qu’on chemine dans le paysage intérieur de Florence Trocmé (ou ce qu’elle nous en laisse voir). La révélation derrière le rythme, le ton et le phrasé s’annonce dès le début : « Né de personne, fils de rien et de rienne, / P’tit bonhomme qui donc t’a craché tout seul / À la face du monde tout nu sans rien. (…) Sauve-toi vite fait, sauve-toi, allez P’tit / Bonhomme, poudre d’escampette par le / Chas, file, hue&dia, file, plus jamais cette / Vieille Hard, ne regarde pas en arrière, / Fonce au creux du noir (…) » Le vers coule mais cingle.

C’est l’histoire d’un livre qui ne pouvait pas s’écrire sans un sentiment de révolte tel qu’il suscita chez Jules Verne l’écriture de son P’tit Bonhomme. Florence Trocmé fait du héros livresque l’instrument de l’innocence en tant que seule révolte possible. Le poème rachète cette inertie négative, montrant qu’innocence et fragilité sont des forces allant à l’encontre de ce qu’on nomme ici ou là l’échec de la littérature devant la violence, l’injustice et le désespoir. « P’tit bonhomme, n’est-ce pas ce que j’essaie de faire ici, te donner forme et vie nouvelles ? » Dans la mesure où un héros sur le papier est l’incarnation de l’esprit de son temps, c’est tout naturellement que Florence Trocmé lui redonne souffle et vie, en rappelant combien la poésie qui refuse cet échec est une alternative dans cet espace médiatique aux images de plus en plus calibrées. A coup sûr ce « p’tit bonhomme de chemin » garde l’empreinte d’une grande liberté.

Présentation de l’auteur

Florence Trocmé

Florence Trocmé est née en 1949 à Paris, vit à Paris. Elle est membre de la rédaction de la revue Siècle 21 et de la commission Poésie du CNL (2006-2009), elle a créé et anime un site sur la poésie contemporaine, Poezibao.

© Crédits photo Jean-Luc Bertini/Pasco.

Poèmes choisis

Autres lectures

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Jean-Claude Leroy, ÇA contre ÇA

Poète discret, ayant tout de même publié une quinzaine de livres, Jean-Claude Leroy nous livre ici un recueil au titre énigmatique, partant d’une équation à double inconnue. La première section en guise de préambule affiche comme un romantisme moderne contre la raison qui assume la dérive annoncée de cette ère nouvelle avec ses tropismes malsains. « Des catapultes pour envoyer au loin les évidences / des attachements irrésolus qui secrètent / quand le cœur gros balance entre renaître et renier / quand l’hystérie sert de message public / aux désirs contradictoires d’une aveugle volonté. » ÇA contre ÇA (dès la seconde section ainsi titrée) évoque l’échelle de valeurs que figurent nouveaux fondements et critères de notre société.

Jean-Claude Leroy, Ça contre ça, Rougerie éditeur, 64 pages, 12 euros.

Tout est interchangeable car tout se vaut dans la mesure où rien ne vaut plus rien. Le poète n’a pas vocation à critiquer mieux ni davantage ce qui y porte si facilement de nos jours chez tout un chacun tant le spectacle du monde est aussi terrible qu’absurde à maints égards, tant un nouvel hédonisme pour certains tient dans l’espoir de survie, mais ses mots visent à créer un décalage avec la parole quotidienne noyée sous elle-même. En outre, s’il relève les travers et les illusions de notre temps, jusqu’aux contradictions grossières du discours dominant, le ton dépasse évidemment celui de la révolte instinctive et emportée. Il prône plutôt « la mutation des ego/aux prises avec une fatale aventure googueulisée » devant l’infantilisation, la gamification, la surinformation stérile du monde, symptômes d’un paradigme sur sa fin. Dans la mesure où l’esprit individuel se construit où « le feu te prend par tous les bouts (…) otage parmi les otages/soldats parmi les soldats/rampouille sophistiquée ou citoyen soumis/toujours prêt à élire des bien présentants/ou à cerner un bouc émissaire/plutôt qu’assumer un combat intérieur», comment interroger celui-ci sur ce qui lui reste de cohérent, d’unique, de critique, sinon par l’éloquence frontale, l’ironie dramatique dont le poète se sert pour mettre ses mots en scène. Car la banalisation de l’événement grave, crucial, comme la mort de l’individu, le tue deux fois et ne pourrait se passer de commentaire. Ainsi « - qui a tué la mort de Rémi Fraisse » ? Réponse : « ni exécutant ni décideur/tout juste la police industrielle, l’industrie de l’industrie ».Eclairagesur cette actualité qui s’offre au quotidien en holocauste au travers des amplificateurs, vouée comme tant de choses à la dématérialisation. Peut-on alors, juste pour sauver les meubles, échanger son corps contre sa tête « si le mot "homme" se passe de l’homme » ? Le « ça » pulsionnel de la psyché chez Freud répond au seul principe de plaisir, à la satisfaction immédiate et inconditionnelle des besoins biologiques ; ajoutons, assumés comme jamais auparavant selon une norme universelle. Avant nihilisme et repli sur soi ambiants, le poète, né dans les 60’s, a vu la société changer peu à peu à partir de nouveaux centres d’intérêts ; et le cynisme désabusé est le nouveau langage qui les porte. Juste retour des choses, il tente de rattraper son innocence perdue, muée désormais en une désaffection grinçante telle que chère à Diogène vis-à-vis des préoccupations matérielles : « je guette la panne universelle/et que cesse la sociét’écran et l’enfer statistique ». Même l’ironie sur le mode hyperbolique menant à une impasse, porte en elle, envers et contre tout, ce qui reste d’accomplissement possible (« j’avale un cachet d’iode/le droit de voir ÇA plus longtemps »). « ÇA » apparaît comme substance ayant nourri de contradictions, d’incohérences, de bouleversements  l’humanité, aussi autodestructrice, suicidaire que résistante, organisatrice de son sauvetage, en quête d’une nouvelle raison de vivre. Douleur contre réminiscences d’un paradis perdu, savoir-être contre innocence désabusée, une guerre s’est déclarée depuis longtemps à l’intérieur de chacun. Et si  la lutte reste hasardeuse envers cet ennemi invisible qui y réside, « il faudra bien s’approcher de ce soi qui manque à la figure ». Ou bien, s’agit-il en amont d’une dérive exogène à même d’exempter l’homme de ses erreurs de comportement fatales ? « Qui donc marrionnettise l’univers/et ce sentiment de solitude ? » ose le poète ouvrant une porte sur un mysticisme de secours tant le monde est devenu impensable selon toute logique. « Je suis au cœur d’un conflit entre ÇA et ÇA », poursuit-il au nom de la communauté, dans cette impossibilité de rendre leur valeur aux choses, déjà indicibles, innommables (dans les deux acceptions). Jean-Claude Leroy, assume, en poète et philosophe que le fatum n’effraie pas, le réel synonyme de combat qui commence en soi-même ; en mettant sur la balance (geste simple) d’un côté le prix des choses, et de l’autre leur valeur, confondus de nos jours. Sa philosophie, dès le début du livre, prend racine dans l’éternité terrestre, la seule éternité possible, à vivre dans les meilleures conditions, selon un nouveau principe de causalité qu’on dira salutaire sinon salvateur, où « pas de repos si pas de réel » , dans « un bien mourir qui ressuscite ». 

 

Présentation de l’auteur

Jean-Claude Leroy

Né en 1960 à Mayenne, Jean-Claude Leroy est un écrivain français vivant à Rennes. Photographe de formation, puis tour à tour libraire itinérant, auxiliaire de vie, manœuvre intérimaire, éditeur, il déclare sur le mode plaisant avoir « exercé des métiers divers, surtout l’été ».
Il a publié des poèmes, des nouvelles et des articles dans diverses revues. Ses longs séjours en Inde et en Égypte ont nourri certains de ses écrits.
Au sein de l’association Les Amis de L’Éther Vague (1998-2007), il fut coresponsable, avec Roger Roques, des éditions L’Éther Vague, suite au décès de leur fondateur, Patrice Thierry, survenu en 1998.
Depuis 1996, il anime Tiens, « revue locale d’expression universelle » devenue à partir de 2009 le site Tiens, etc

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

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Marie Cosnay, Eléphantesque, Benoît Reiss, Svetlana

Marie Cosnay, Eléphantesque

 

Eléphantesque entreprise que de chercher à apurer la dette de l’histoire envers la vérité. A plus forte raison au travers d’un de ses nombreux épisodes, inconnus, qui n’en contribuent pas moins au récit national, dans les marges, en repli. Le récit dont il est question ici implique directement son auteure, Marie Cosnay, au regard de sa propre mémoire à reconstruire, ainsi que celle de sa famille. 

Marie Cosnay, Eléphantesque, éditions Cheyne, 128 pages, 19 €.

 

Puisqu’il concerne un cousin éloigné, résistant, maquisard, mort en 1945 à l’âge de 20 ans, arrêté et torturé par la gestapo, envoyé en camps d’internement et d’extermination en Allemagne, avant de revenir en France pour y mourir des suites de ses mauvais traitements. Comment plaider pour pareille cause sans la nourrir de ses simples affects ?

C’est sur des photos, des lettres et des procès-verbaux que le travail d’investigation de Marie Cosnay se fonde pour reconnaître et rendre hommage à cette légende filante que fut Marc Bourguedieu. Cette approche la contraint à un procédé de narration non linéaire, voire interactif, qu’on retrouve chez certains réalisateurs de cinéma. Est-ce la diversité désordonnée des éléments à disposition qui la conduisent à ce dispositif narratif ? « Eléphantesque énergie » quoi qu’il en soit pour retranscrire un passé qu’on veut s’approprier, où l’on n’existait pas encore, devant une liste de noms mêlant victimes et bourreaux (l’un d’eux s’appelle Couteau, ça ne s’invente pas). Il est nécessaire de polir les pièces du puzzle qui se sont altérées avec le temps avant de chercher à le former. Les acteurs de cette tragédie apparaissent peu à peu, avec leur fonction sociale, des traits psychologiques plus ou moins visibles sous des liens de cause à effet avec leurs choix idéologiques, leurs gestes si lourds de conséquences dans un tel contexte. Marie Cosnay est aidée par son frère et sa mère pour cette entreprise. Les lettres de Marc Bourguedieu, tantôt prisonnier, tantôt libéré mais hospitalisé, adressées à ses parents, extrait par extrait, phrase par phrase, locution par locution, passent par la voix de l’auteure qui les ressasse noir sur blanc, en émaille son « rapport d’investigation » avant de les livrer dans leur intégralité. Un choix formel qui force le lecteur à participer activement, à recontextualiser ces extraits, illuminés en italique, s’il veut ajuster son espace mental à celui de Marie Cosnay en fermentation. Elle, cherche le bon éclairage, en technicienne scénique, avant toute vérité. Sur le personnage principal d’abord, afin que ses paroles rapportées prennent sens, fassent monde dans un passé codifié et dévoilent les raisons qui l’ont mené à son combat. Même si « (…) il y a une pudeur » à dire les choses au plus juste (c’est là son combat à elle), « Une pudeur parce qu’on ne sait pas mettre ensemble tête brûlée, enfantillage, aventure de gosse avec ce qu’on n’a pas compris d’abord qu’il avait vécu, et puis on a compris », de profundis. L’auteure aborde les traits de caractère et de comportement de son cousin avec prudence car au scalpel, traque ses tropismes, le ressenti de ce qui l’aura guidé vers ses choix et ses actes. Elle voudrait faire sienne sa fierté, ou plutôt, celle précisément qui lui aura fait défaut, du fait de sa personnalité de jeune homme humble mais déterminé se construisant sur l’histoire en sa fabrique ; amoureux de la vie mais courant vers la mort, acteur jouant une seule représentation comme sa seule destinée possible. Il y a jusqu’au geste d’écriture de Marc que Marie Cosnay s’approprie (« sa façon de ponctuer ») lorsqu’elle recopie ses lettres. « J’ai gardé le verbe embrasser (dit-elle) transitif indirect comme c’est chez lui et comme c’est chez moi. Je vous embrasse à tous ». Elle met en perspective l’implication politique irréductible de Marc, indéfectible de son affection spontanée et authentique pour les siens. Elle l’annonce comme en slogan résumant son testament : « Craint non tant de revenir que d’expliquer ». Les parcours des héros morts trop vite, trop jeunes forcent admiration et respect. La mémoire n’est jamais figée et il n’est jamais trop tard pour faire ressurgir le passé dans le présent, remettre en cause la représentation officielle de l’histoire, l’historiographie, amnésique, lacunaire, pleine de raccourcis. Arrangeante ?

Les noms des lieux forment une cartographie digne de l’épopée d’un héros troyen, de Saint-Laurent de Médoc à Neuengamme, en passant par Bordeaux, Compiègne, Dachau, la Hollande, la frontière du Danemark. Les vestiges aussi voyagent, avant de se voir examiner, classer, archiver, de se laisser rendre au monde en son devoir de mémoire. Comment ne pas grandir plus vite que la normale devant certains événements ? Et surtout sans séquelles ? Ainsi, la taille physique de Marc est souvent évoquée dans le texte, à maintes reprises, comme un marqueur historique d’une vie trop courte, passée en trombe. Il n’atteindra jamais la majorité (pour l’époque) mais malgré tout cet âge d’homme qui se défend pour aboutir aux idées de sa place. On pense à Marc comme l’exact opposé du Lacombe Lucien de Louis Malle.

Eléphantesques, confiance en soi, probité, rectitude, sagesse, force d’âme et force morale, connaissance de soi qu’il aura atteintes alors, en menant sa guerre dans la guerre, en exploitant et instrumentalisant justement ses souffrances dans l’adversité et les horreurs de celle-ci de la façon la plus positive possible. Sens pratique de l’émancipation on dira (quand d’aucuns ne parleraient que de dignité), de l’élévation de sa conscience dans l’aventure de l’esprit humain.

Le ton est plus libre dans les dernières pages, en guise d’épilogue, tout au moins libéré de ses inflexions que trahit à juste titre une certaine émotion. Et comme en libération du poids de cette mémoire trouble, incertaine pour Marie Cosnay, avec ses aspérités et ses failles réduites par écrit. Parce qu’il aura fallu tout ce chemin pour que le souvenir puisse vivre. Et grandir enfin.

 

*

Benoît Reiss, Svetlana

 

 

Roman sous forme de longue prière désespérée et de confidence d’une narratrice qui, pour sauver son mari et son fils retenus dans les prisons du « Grand Commissariat », s’adresse à la jeune fille du tyran, Svetlana, aperçue aux actualités. Parole qu’on pourrait imaginer sous forme de lettre ou sur un support communicant précis mais aucun détail ne le laisse entendre. Svetlana est le symbole de la raison inséparable de la sensibilité qu’offre la jeunesse. 

Benoît Reiss, Svetlana, éditions Cheyne, 2018, 128 pages, 19 €.

La narratrice le sait, elle qui reste tout le long du livre innomée, une citoyenne lambda. Elle qui tente de résister à la violence du système autoritariste, sans aucun doute marxiste-léniniste (« homme du peuple », « camarades », « Comité »).

De sa bouche même, le dispositif pour faire entendre sa parole s’appuie sur un conte populaire qu’elle immisce en exergue dans les premières pages. Sa parole optimise son effet communicant, s’incarne, se matérialise en tissant alors un fil jusqu’à la fille du tyran, afin qu’elle seule l’entende. Son tutoiement à l’adresse de l’enfant est aussi bien celui employé à une déesse de miséricorde. Les (soi-disant) fautes de ses fils et mari, respectivement « Danya et Grisha entrés dans la nuit qui ne prend rien », apparaissent à la toute fin du livre. Elles en sont la cause mais pas le propos fondateur, faisant écho à l’absurdité à son paroxysme que Kafka dénonçait dans son Procès. L’histoire ici n’est que prétexte à une parole tangible, réifiée,  destinée comme dans le conte en question à sauver une vie. « Le fil que je lance vers toi n’est pas une parole ordinaire (…) le fil de mes mots, je le sens qui s’échappe entre mes doigts, glisse hors du lit, il est si fin qu’il passe sous la porte » insiste la narratrice dont le but est de se frayer un chemin vers sa réceptrice dans un monde où chacun se surveille mutuellement. De quoi sombrer dans la paranoïa au point de l’affirmer sans pudeur (« Dans quel état ils m’ont mise – ceux-là avec leurs oreilles et leurs yeux faufilés partout ? »). Ce pour quoi la parole est double, duelle ; et ainsi susceptible d’instrumentalisation. « Chaque parole prononcée est saisie et détournée, chaque parole finit par se retrouver dans la pièce où ils travaillent et où ils décident ». L’enjeu principal de cette voix réside dans son inflexion. La narratrice remet en cause le système totalitaire de manière subtile, au travers de ce qui peut paraître comme de simples failles. D’une part, culte de la personnalité oblige, elle flatte le tyran, à la fois père de Svetlana et de la nation : « Père est bon, il est généreux et juste… Dis-lui que Danya et Grisha sont d’honnêtes travailleurs. Ils suivent toujours les ordres du Parti, sans jamais rechigner », d’autre part, elle crée une parabole à rebours en identifiant clairement, selon les contestations plus ou moins avouées de tout un peuple, le Grand Commissariat aux contes issus de la mythologie slave croque-mitaine (la fameuse « maison sur pattes de volaille ») ; en référence donc à des racines culturelles ancrées définissant le mal. Quoi de mieux pour atteindre l’esprit d’une jeune enfant. Mais sa vraie arme (secrète) consiste à redéfinir le sens de la liberté par un hymne à la vie, à sa beauté puisée dans la nature créatrice (résistant à tout système) et ses plus simples éléments avec leurs nuances, leurs couleurs et leurs formes. Comme pour faire admettre qu’il est un luxe de continuer de s’étonner de tout, du début à la fin de sa vie ; jusqu’à « l’horizon de nuit » perceptible du haut de l’immeuble qu’il est interdit de franchir suscitant une défaut de comportement du jeune Danya autrefois, dont le sens épris de liberté est mis en parallèle avec celui supposé de Svetlana, constante irréductible chez l’être humain. Un livre confidence où nombres de détails apparaissent sur la vie intime de l’auteure de cet appel à la clémence. Qu’il se fasse l’écho d’une « pensée-grain », d’une « pensée-pierre », il est marqué avant tout d’une pensée-refuge qui s’évade pour conquérir la sensibilité d’une petite fille dont le prénom rime avec Sainte-Rita (qui peut donc beaucoup). Ce livre d’un seul souffle se lit d’une seule traite, et tisse son cri vers toi, lectrice, lecteur : un cri silencieux. Toi pour qui langage rime avec liberté, toi qui as désormais le pouvoir de Svetlana. 




Les carnets d’Eucharis (portraits de poètes vol. 2)

Dernier opus annuel version papier, suite du numéro « portraits de poètes vol.1 » paru en 2016. C’est Gustave Roud qui se fait tirer le portrait avec les honneurs. La couverture nous invite à un plongeon en des eaux qu’on devine accueillantes malgré l’inconnu sous la surface. Comme toujours, en plus de poésie, il est question d’arts visuels pénétrés en mots et en images. Et cette « entrée dans l’eau » imprime tout son mouvement en portfolio par la maîtresse des lieux, Nathalie Riera. Les rédacteurs habituels, Richard Skryzak, Martine Konorski, Laurence Verrey, Alain Fabre-Catalan, Tristan Hordé, Angèle Paoli, Claude Brunet… mettent leur savoir-faire et leur inspiration au service des divers portraits, entretiens et traductions (3 poètes italiennes).

Les Carnets d'Eucharis, Portraits de
poètes vol.II / 2018: "Gustave Roud"

 

 

Un travail grâce auquel des auteurs vivants et très actifs en côtoient d’autres disparus, tels que Marina Tsvetaïeva, Armel Guerne ou Czeslaw Milosz, dont la singularité de leur écriture comble un lectorat qui subsiste – faut-il le rappeler ? « A claire-voix », quête, fondements et genèse des écrits chez Julien Bosc, Brina Svit ou Esther Tellerman (souriez, vous êtes filmés !). Chacun, à sa manière, tente de faire ressortir du poème la portée universelle de sa problématique. C’est entre pudeur et besoin de révélation que sont évoqués ces ferments nécessaires que sont traumatismes et blessures internes.

« Au pas du lavoir » propose des poèmes de gens plus ou moins connus sur la place (de Rodolphe Houllé à Hélène Sanguinetti, de Jean-Paul Lerouge à Isabelle Lévesque). Le dossier consacré à Gustave Roud foisonne. Pas moins de quatorze auteurs (dont James Sacré, Nathalie Riera, J-C. Meffre… L. Verrey et A. Fabre-Catalan, tous deux coordinateurs du dossier) pour donner envie de lire l’auteur suisse (donc à part), cerné par ses tropismes bucoliques aptes à faire rimer Amour et Nature sous une résonance parfois élégiaque. Idyllique, champêtre sont des adjectifs qui reviennent à propos de l’œuvre du poète vaudois – néo-romantique ? Traducteur de Rilke, Hölderlin, Novalis ou Trakl, son travail « s’apparente à la lente approche d’un paysage », il aura influencé Philippe Jaccottet, Anne Perrier ou Maurice Chappaz, pour ne citer que ses pays. Il faut évoquer enfin Roud photographe (avec quelques reproductions ici), amoureux aussi de la peinture ; celle de Gérard de Palézieux notamment en laquelle il se retrouvait, comme en témoigne leur échange épistolaire qui dura 25 ans jusqu’à la mort du poète en 1976. Deux autres artistes moins connues sont également mises à l’honneur. Nancy Cunard, poète d’origine anglaise, également éditrice, maîtresse d’Aragon (dur métier !), ayant fui son milieu social aussi argenté qu’étriqué à tant d’égards. Elle y répondra par son engagement militant pour la cause afro-américaine et afro-européenne discriminée comme on le sait dans le monde occidental et contre la montée des totalitarismes de l’époque. Sa  Negro anthologie  de 1934, au faible retentissement alors, se voit re-publiée en 2018 aux nouvelles éditions J. M. Place en fac-similé, « augmentée d’un appareil critique ».

Charlotte Salomon ferme ce trio d’honneur du numéro : « jeune peintre allemande morte en 1943 dans le chaos du nazisme », par ailleurs soumise au germe héréditaire de la folie. « Liberté de ton » et « audace ironique » caractérisent ce jeune tempérament bien trempé de son temps qui laissera à la postérité un millier de gouaches et un livre (graphique) intitulé  Vie ? ou théâtre ?, publié en français aux éditions du Tripode en 2015 où l’histoire de sa vie est peinte et dépeinte. On retiendra la suite de la « conversation autour du poste de télévision » amorcée dans le numéro de 2017 entre Alain Bourges et Richard Skryzak, le second interviewant le premier, cette fois-ci sur son œuvre écrite. On disserte entre autre sur la façon dont la réalité est finalement aussi indexée sur l’imaginaire que l’inverse, prétexte à organiser sa vie tout en résistant « à la soumission ou la folie ». Au bout du compte, un numéro qui confirme son foisonnement éclairé, à aborder par où l’on veut. D’un mot une image, d’une image la sensibilité du lecteur qui s’anime et glisse entre les disciplines, pas si éloignées que ça les unes des autres.




Mérédith Le Dez,Cavalier Seul

Magnifique « petit » livre de Mérédith Le Dez, avec des encres de FloFa qui ne le sont pas moins. Lyrisme on y trouve, mais paradoxalement pour mieux en dégager la pudeur des sentiments. L’auteure invoque la mémoire, elle l’enjoint par ce « souviens-moi », leitmotiv dès l’entrée en matière et toile de fond aux trois autres sections formant le livre. La « Fierté faite femme libre » revendique son statut identitaire selon désormais une « Fierté seul horizon possible ». « Résistance » et « respect » sonnent ainsi comme des appels à la réaffirmation de l’être devant sa condition genrée par les codes établis. 

Mérédith Le Dez, Cavalier seul, Editions Mazette, 2015, 10 €.

On pourrait parler ici de réaffirmation transgenre quand « la fierté (et le respect) n’a pas de sexe » et dès lors que le regard sache embrasser le monde avec ses souffrances, « l’horreur sans nom / (qui) ronge à vif / les hommes hurlants depuis / la grotte de leur bouche / cousue de force sur des rats affamés ». C’est d’abord cette « fierté contre le temps » outil d’exploration de ses multiples galeries, en dépit de sa linéarité, qui fait admettre que le bilan d’une vie consiste à tout prendre. « Ce corridor qu’il faut quitter / de mémoire dessine-le ». Pour cette prouesse, Mérédith use de son ascendance dont la fierté déjà « aide à retrouver la mémoire des origines » (thème au cœur de son œuvre (cf livres Polka et Baltique) « L’horizon / est clair / pour regarder / sans mal / la courbe du temps », donnée (métaphorique) d’une vision enfin ajustée. Ajustée car « équanime », autrement dit rapportée avec sérénité et sagesse. Mais qu’on ne s’y trompe pas, cette écriture au couteau rappelle l’âme qui s’élève avec ses tourments (telle qu’une certaine Madame Dickinson). « Le cheval des heures enfuies » avec « à ses côtés (celui) des lendemains / qui auraient chanté » abstraient ensemble toute mesure temporelle contraignante, ou à contraindre par la sagesse donc, indépendamment de l’événement poétique, jusqu’à se dire : « Ce qui a changé : rien ». Et faire « cavalier seul » est une façon de contredire la peur de se perdre sans cheval en s’y confondant, s’y identifiant, en y faisant un (« et moi faisant corps / avec lui »), une façon d’assumer sa lourde masse de vide et de silence restants, même quand « Il est trop tôt pour la question / suis-je tentée de répondre / sans comprendre » affirme Mérédith ; cette question insoluble qui renvoie au « (...) miroir / cet autre que moi / tout aussi étonné / par l’âge énigmatique (…) ce corps cavalier » insaisissable. Ainsi, le pouvoir de continuer de s’étonner toujours est-il un luxe, une poire pour la soif de cette vie, à rebours d’une certaine Emily qui s’y est brûlée. Et cette soif de vie de ce qui résiste devant la vacuité de ses artifices vaut par le plus riche et le plus beau dénuement de celle qui a gagné son âme : « Je porte indistinctement / en lieu de casaque / le manteau pèlerin / sans éclat / qui se confond / avec l’ardoise / l’eau / le silence. » Mais la voix de Mérédith est aussi l’articulation d’une sensualité, dont l’approche hyperesthésique recrée la résonance de l’espace et l’odeur du temps. Même lorsque la nostalgie dans sa nature introspective s’intitule « Noirétable » (4ème et dernière section du livre), boîte noire où puiser des souvenirs que délimitent cartographie (« monts du Forez ») et datation (« 2005 ») pour raviver d’autant mieux des ambiances, des senteurs, des sensations à cru que la poésie aide à traduire rétrospectivement en expérience : « J’ai composé sur le pare-brise / sans le savoir / le poème à venir ». L’éloignement ici, n’écrase pas comme à l’accoutumée les perspectives de la mémoire, dans le geste indomptable d’écriture, au contraire : « Tout dans ma boîte crânienne / remonte comme une marée / d’équinoxe brasse le sel ». Noirétable est mot-valise, quoi de mieux pour un tel voyage. Nostalgie selon sa particularité enrichissante, bilan existentiel avec ses zones d’ombres éclairantes, rêve salutaire devant la haute muraille des questionnements, mémoire originelle entretenant le mythe personnel, telles sont les étapes traversées par la fougue tranquille de Mérédith Le Dez, cavalière seule, tandis qu’elle trace des quatre fers « sur la mappemonde qui tapisse / l’envers de (son) crâne / l’itinéraire familier ».

 




Géraldine GEAY, Les Immaudits

 

 

 

Dans la série première publication, une des dernières livraisons des éditions Tituli. Géraldine Geay propose une parole singulière, mise en vers selon la même régularité, d’une densité brève, sèche et concise. Cela ne saurait mieux s’imposer en désavoeu de notre monde uniforme et univoque, en dépit de ses circonvolutions sophistiques pour l’atteindre. La particularité de son expression, inhibant une éloquence frontale, tient justement dans ce paradoxe incontournable : le fait que de tels vers (quasi télégraphiques) n’empêchent en rien une certaine assurance rhétorique, sous un angle lyrique (cet autre versant de la langue) très personnel, incarné. « Que la brute prononce à mots / Francs comme ses pierres / Ses nerfs, ses chutes (…) » Et l’écart suggéré entre rythme et ton, typographie et résonance qui s’en échappe constitue la mesure de cette expression. La parole puise dans un champ lexical simple pour renouveler des thèmes aussi vieux que l’intime confronté aux événements marqueurs de l’histoire en cours : « Ils n’étaient en rupture de rien / Ni ne pensaient à éviter l’Histoire (…) J’ai agrandi vos nombres, j’ai le droit / De ne voir du reste du monde qu’un long dvd. (…) Des siècles d’espoir que le climat change (…) / Mais nous sommes bientôt, à la fin de l’ouest (…) A courir plus vite que les policiers / L’aurore dans les yeux nous entrons dans la nuit (…) Tous douteront que Kolia soit Kolia / Et que les sculptés manquent aux sept milliards (…) ». De temps à autre, Géraldine Geay relaie la culture populaire via ses figures célèbres ; mais dont le vrai patronyme, le nom de l’interprète qui l’endosse ou la feinte proximité avec l’auteure révélés, les ramènent à leur humanité, dans leur force précaire. Tels qu’Eminem par exemple (chanteur de rap) : « Si Marshall Mathers lisait / Comme je ne peux pas / Le battre et l’adorer (…) » ou « le Peter Weller de quatre-vingt dix, en Burroughs » et encore « Javier Bardem m’a vue / A proposé de me pistonner / Et m’a mordu les doigts ». Certes le mot ici n’est pas chose ni refuge. Il ne se gonfle d’aucune matérialité – qui plus est ornementale. C’est la syntaxe qui gère la temporalité des figures en mouvement (« Presque des slogans dont rire ») ; dans un temps émotionnel court transformant la lucidité de l’auteure en un chant de nerf, (à flux) tendu, rapide où parfois le verbe est absent pour mieux en extraire la substantive moelle : « Un soir de douze heures / Bleu-gris / Parmi les nuages, un seul mobile / Et en fin de banlieue / Le son de l’éclair manqué (…) ». Ainsi, dès la première lecture, la fraîcheur et la spontanéité de son style s’imposent. Ici et là, la contemplation figure une pause : « Elle prend mon œil à l’autoroute / Veut l’accident (…) Les visions solitaires se maintiennent / Mieux défendues, sauf dites / Comme un réel voulu / Usent, ou les user / En wagons, les locos. » Si le mot n’est pas chose, objet, peut-être a-t-il valeur d’échange : entre passé et présent, monde chaotique et sensibilité irréductible. « Mille mots reçus qui n’étaient pas pour moi / Mots dédiés à des morts sourds / Buveurs nocturnes, faux-amis (…) Mots mal donnés, bien pris / Comme des Jésus pas désirés / Naissent, naissent / Où l’intention se crashe. » Les immaudits seraient donc pour Géraldine Geay, aussi bien les maux dits soulagés par leur acceptation que les mots impossibles à maudire formant des sentences d’entre lesquelles s’échappent d’étranges échos insurrectionnels lancés à travers le (dis)cours de son temps. C’est ainsi que la poésie mine de rien traverse le champ non défini de l’(a)politique. Les Immaudits seraient donc les marques de cette lucidité qu’il ne faut pas hésiter à nommer : douce folie de vivre – soumise à ses tractations. Si l’on dit que les geais imitent les bruits qu’ils ne comprennent pas, nul doute que cette Geay-là échappe à la règle. 

 

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