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Grenier du Bel Amour (1) : Jakob Von Hoddis

Une chronique dont voici le premier numéro publié dans le sommaire n°68 de Recours au poème, en octobre 2013, et qui sera régulièrement sur nos pages jusqu'en juillet 2016.

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Qui connaît encore, aujourd’hui, Jakob van Hoddis ? Et pourtant, il fut, dans ce que nous appelons  l’entre-deux guerres , l’un des principaux poètes allemands, qui influença aussi bien le mouvement dada que, tout naturellement, le surréalisme naissant qui allait prendre la suite de ce dernier.

Oh ! Je sais bien que van Hoddis fut classé comme schizophrène par les psychiatres de son époque, et que cela lui valut de disparaître dans les purges nazies, quand le parti au pouvoir dans son pays décida de l’élimination systématique des « aliénés mentaux. » Mais est-on vraiment « fou » lorsqu‘on est capable d’écrire que (je suis obligé de citer là dans la belle traduction qui nous est offerte) « La fiancée doucement gèle sous son  léger ensemble./ L’ange se tait. Les courants d’air passent comme fiévreux./ Il tombe à genoux. Maintenant les deux tremblent/ du rayon de l’amour qui a surgi des cieux.// Rires des éclats de trompettes et du sombre tonnerre/. D’un léger voile l’aurore a été survolée./ Lorsque d’un tendre et faible/ mouvement elle lui donna sa bouche à baiser. » Oui, au regard de la société et de la pensée alors dominantes (mais est-ce vraiment si différent de nos jours ?), on est sans doute fou comme l’ont été un James Joyce, un Pablo Picasso, ou plus près de nous dans le temps, un Jackson Pollock en Amérique. Ou, si l’on en croit Winnicott, comme on a reproché à quelqu’un comme Carl Gustav Jung d’avoir été fou dans son enfance…

Encore que l’on puisse se poser la question de savoir s’il ne faudrait pas retrouver la distinction que faisaient les Anciens (je pense ici, particulièrement, à ce qu’avance Le Phèdre, ce si beau dialogue de Platon), cette différence, donc, entre la mauvaise et la bonne folie. Ou alors, que veulent dire des expressions comme les « fous de Dieu » (que ce soient les Bauls de l’Inde ou les Saloï du christianisme orthodoxe), ou cet « amour fou » qui plonge au plus profond du légendaire celtique… et trouve son apothéose dans l’ouvrage d’André Breton qui porte précisément ce titre ?

Au fond, je dois être honnête, je ne connais pas assez les pièces du dossier pour porter un jugement. Mais je ne peux m’empêcher de me demander si van Hoddis, en admettant qu’il offrait des signes clairement psychiatriques, n’était pas fou comme le furent avant lui Hölderlin ou Frédéric Nietzsche – c’est-à-dire d’avoir poussé si loin son exploration  d’une « autre réalité », qu’il en demeura à jamais marqué dans sa chair et son esprit ?

Dans son dernier Séminaire publié, Jacques Lacan ne posa-t-il pas ainsi la notion de synthome (et toutes les association d’idées sur ce mot sont évidemment les bienvenues), qui dénote chez celui qui est « psychotique » l’accès à un ordre du langage et la trouée vers un réel auquel les « hommes quelconques » n’ont certes pas accès ?

Est-ce pour rien, de ce point de vue, que, en littérature, van Hoddis fut l’un des chefs de file de l’expressionnisme – rappelant de la sorte l’improbable géométrie des images du Cabinet du docteur Caligari, ou anticipant sur les intuitions les plus fulgurantes d’un Murnau ?

Et lisons – et relisons  - le dernier poème qui nous est offert de lui, qui date de 1918, et qui, sous le titre « Der Idealist » (je comprends assez d’allemand pour entendre ce mot-là !), se termine par ces mots : « Là-dessus, même si dans l’escalier la/  peur de chaude pisse le traversait encore,/ il jura fidélité sans remords/ une fois encore, obstiné malgré tout, à sa/ noble devise : Nature, nature ! »

Présentation de l’auteur

Jakob Van Hoddis

Hans Davidsohn, dont le pseudonyme était Jakob van Hoddis, est un poète allemand expressionniste, né le 16 mai 1887 à Berlin, et mort en 1942 à Sobibor. Il fut l'ami de Georg Heym, et l'un des précurseurs du dadaïsme.

Poèmes choisis

Autres lectures




Hommage à Michel Cazenave

Jusqu’en 2016 – date à laquelle sa santé ne lui a plus permis de continuer - Michel Cazenave a accompagné l’aventure de Recours au Poème où il tenait la chronique « Du bel amour » - sa disparition nous touche donc doublement. 

 

En effet, avant de publier ses riches notes de lecture, nous avions été éveillés à la culture en écoutant ses émissions à la radio – Les Vivants et les dieux – religieusement enregistrés, à une époque où les « podcast » n’existaient pas, afin de n’en manquer aucun épisode - ces parenthèses magiques qui nous sortaient du monde en nous introduisant dans un réel plus vaste, autant par la puissance du sujet, que par sa voix envoûtante, retrouvée avec émotion aussi dans ses écrits.

 

Et l’expression « éveil à la culture » n’est pas une vaine figure de style : cet homme à la formation initiale solide (il était normalien) n’a eu de cesse, dans la multiplicité de ses activités - philosophe, romancier, poète, auteur d'essais historiques, scientifiques et philosophiques, journaliste, critique littéraire, éditeur, spécialiste de C. G. Jung, homme de théâtre, autant que de radio et de télé… - de frayer des passages, d’établir des passerelles, de relier la culture à l’histoire, l’histoire aux mythes… Sa quête était profondément spirituelle ET réaliste, à mille lieues des dogmatismes, des chapelles, des partis, des sectes et des clans.

Michel Cazenave pensait la complexité et la donnait à sentir. Son œuvre offre, avec simplicité, à chacun de ses auditeurs et lecteurs, la possibilité d’entrevoir le fécond paradoxe de l’unité profonde qui sous-tend toute les manifestations de l’agir humain.

C’est cette même possibilité d’entre/voir que nous attendons de la poésie – pour agir mieux, plus fort, dans le sens d’un épanouissement de ce que l’homme peut de meilleur en ce monde. C’est pourquoi, en hommage à ce « compagnon de pensée » (dans le sens où nous souhaitons entendre la transmission des valeurs et des savoirs comme le compagnonnage de toute une vie) nous republions l’entretien qu’il nous avait accordé pour l’enquête contre « Le Simulacre de la littérature ».

 

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1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

Honnêtement, je me méfie du mot "révolution" dans son acception moderne: celui de révolution sociale (sans être forcément d'accord avec un éternel statu quo sur le sujet). Nous avons tellement vu de révolutions au XX° siècle, qui se sont souvent terminées dans les plus atroces dictatures! Non point que leurs auteurs n'aient pas, quant à eux, été désintéressés, mais le problème est trop souvent avec leurs successeurs. Moi qui me suis beaucoup intéressé au Mexique, comment ne pas relever que ce pays aura, durant des décennies, été gouverné par le PRI - autrement dit, le Parti Révolutionnaire Institutionnel - sans jamais se rendre  compte (ou bien les dirigeants ne voulaient-ils pas le savoir ?) qu'il y avait une profonde contradiction interne dans cet énoncé !

Non, pour moi, la poésie est d'abord une explication avec ce qui nous fonde - ce que certains appellent le Divin, mais auquel je suis prêt à donner le nom que vous voulez. Quant on va chercher l'étymologie grecque du mot poésie, on s'aperçoit vite qu'il a à faire avec la notion de fabrication - c'est-à-dire, comment on se fabrique soi-même en se découvrant tel qu'on est vraiment ? L'Occident a toujours présenté ces deux idées comme opposées l'une à l'autre. Et personnellement, je pose la question: que fait-on, précisément, de cette "conjonction des opposés" dont nous ont entretenu des personnalités aussi différentes qu'Héraclite d'Ephèse, que Stobée, que Nicolas de Cuse - ou que quelqu'un, ne voici pas si longtemps, comme C. G. Jung? Mais il est vrai que, de ce point de vue, nous ne sommes pas si loin du Taï-Gi-Tu chinois, du jeu du yin et du yang, ou du Shiva androgyne d'une certaine Inde...

Si c'est cela, la révolution, la remise en cause de nos idées les plus ancrées et, me semble-t-il, "victimes" que nous sommes de pseudo-évidences, les plus "naturelles" qui soient, alors, oui, dans ce sens, je suis un "révolutionnaire": il s'agit simplement de s'entendre sur les mots...

Et je rappelle en passant que la "révolution" était d'abord la révolution des astres - autrement dit, la manière dont, régulièrement, pour nous, observateurs, ceux-ci repassaient aux mêmes points... Etre révolutionnaire, ne serait-ce dès lors redécouvrir des choses dont nous nous étions écartés sans toujours le savoir ?

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Oui, je pense très fortement comme Hölderlin.

A condition de se rappeler que nous n'allons vers notre vérité la plus vraie qu'à travers des crises qui, parfois, nous semblent invraisemblables. Mais chacune de nos "crises" est une bonne occasion de progresser. Si seulement nous nous demandons: "pourquoi est-ce que cela m'arrive à moi ? Qu'est-ce que cela veut me dire ? Vers quoi dois-je aller ?" Ce qui, nous l'avons beaucoup trop oublié, est au départ le sens du mot religio, et non ce religare dont on nous a tant rebattu les oreilles, et où quelqu'un comme Lacan voyait une expression de ce qu'il définissait comme de l'imaginaire.

Puis-je me permettre de signaler que, pour Cicéron un "homo cum religione" était d'abord un homme de scrupule, un homme qui se posait des questions ?
Pour le reste, je suis entièrement d'accord avec ce que vous déclarait Basarab Nicolescu dans l'entretien que vous avez réalisé avec lui. Nous n'avons jamais été aussi proches, de par notre action, de détruire notre Terre et, pourquoi pas ? d'en faire disparaître notre espèce. Est-ce vraiment le but vers lequel nous tendons ? Je suis, quant à moi, assez "croyant" en nous, pour penser que nous nous en apercevrons, sans doute au milieu d'une tourmente générale, et que nous changerons alors de cycle de civilisation.

Vous voyez : je ne peux - sans doute à un niveau différent - être en rupture avec ce que disait cet immense poète qu'était Hölderlin, même si, comme Nietzsche des décennies plus tard, il n'a pas su surmonter ses dernières épreuves: mais il voyait juste !

Alors, soyons tous des poètes ! L'humanité s'en porterait tellement  mieux !..

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Oui, je suis bien d'accord avec Baudelaire. La poésie est ce qui nous permet d'aller plus loin, toujours plus loin... dans la connaissance réelle de nous-mêmes, et donc du cosmos, et de ce qui se trouve à la source de Tout. Il suffit de relire Platon (ce qu'il a vraiment dit, non ce qu'on en rapporte d'habitude) pour le savoir... Sauf ce que, en complément, en a dit Plotin : à savoir qu'il est un "Un d'avant l'Un" auquel nous ne saurions avoir aucun accès - ce qui fait parler à Grégoire de Nazianze d'un "au-delà de tout", au Pseudo-Denys, d'un "Néant suressentiel" et au gnostique Basilide d'Alexandrie d'un "Dieu qui n'est pas". La poésie nous emmène sur ce chemin ; mais, comme elle est encore une production humaine, il arrive ce moment où même elle doit se taire. Pourtant, pour nous qui habitons ce monde, comment s'en passer ?

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

J'essaie de ne pas ramper. Mais comme c'est souvent difficile ! Il est si facile de renoncer - plutôt que de se battre pour les choses qui en valent la peine... Sur ce point, pourtant, la poésie me paraît offrir un grand avantage : celui de toujours s'étonner de ce qu'il y a d'éternel en nous ; et de vouloir le faire s'exprimer. En sachant bien qu'on n'y arrivera jamais pour de bon, parce que le silence seul y serait accordé. Pourquoi je comprends que, jusqu'à il y a finalement peu, tout poème était chanté : il me semble que la musique sort du silence et y retourne, alors que le poème, qu'on le veuille ou non, finit par dire quelque chose ! Mais il faut en passer par là, c'est un gradin nécessaire, et que serait donc un poème qui ne serait pas le témoin - et le fruit - de notre incessant combat ?  

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Il me semble qu'on trouve la bonne réponse dans "Le Phèdre" de Platon : être poète, c'est être amant des muses (notons ici encore la parenté de la poésie avec la musique - le tout sous la bénédiction de Mnémosyne : la "Déesse " de l'esprit, et avant d'en arriver à la plus belle des bonnes folies, d'être amoureux de la Beauté du monde, autrement dit, d'Aphrodite. Puisque les Manichéens et les Gnostiques n'ont tout de même pas si tort que cela! Comme le disait Jung à la fin de "Ma Vie", le monde qui nous entoure est d'une éclatante beauté, et aussi, d'une insoutenable cruauté. La poésie nous "sert" à nous frayer notre chemin vers la pure Beauté, et il m'apparaît de jour en jour plus clairement que le poème nous emmène vers toute la musique du monde (que les sceptiques néo-aristotéliciens en ricanent à leur aise !), et vers ce que beaucoup d'auteurs modernes nomment la "cosmodernité", c'est-à-dire la relation à l'ensemble de l'Univers sous le "pouvoir" de l'Amour.

 




Le Bel amour (23). L’amour de la madeleine

 

On sait que, au tournant des années 1910-1911, Rilke, l’un des plus profonds poètes de notre Occident, après la rédaction des Cahiers de Malte Laurids Brigge, s’interroge beaucoup sur son écriture poétique. Et c’est alors que, presque par hasard (mais un hasard qui ne cesse d’insister), il tombe sur un sermon anonyme du XVII° siècle français, L’Amour de Madeleine. Rilke en est si bouleversé qu’il traduit ce texte dans son allemand natal - tout en suspectant qu’il s’agisse d’une œuvre de Bossuet, redécouverte à Saint-Pétersbourg. Ensuite, les textes de Rilke ne seront plus jamais tout à fait les mêmes : il suffit de lire ses dernières productions, les Elégies à Duino, ou les Sonnets à Orphée, ou même ses considérations sur la Vie de Marie, pour s’en rendre compte.

Il est vrai que ce texte, comme il était de tradition dans l’Eglise d’alors, confond en Madeleine trois femmes que les Evangiles (de Luc et de Jean) avaient pourtant clairement spécifiées. Mais, en vérité, qu’importe ? Car on voit bien que pour Rilke, c’est la réflexion sur l’amour, inspirée par l’Esprit saint, qui importe. D’où sa référence au Cantique des cantiques, lu à son tour selon les enseignements de la lecture mystique qu’en avait imposée à Yabné le rabbi Aquiba …

Ainsi, après une évocation de la Madeleine perdue d’amour au pied de la croix, l’auteur d’origine ne craint pas de l’interroger : « Si c’est l’amour qui vous pousse, Madeleine, que craignez-vous ? Osez tout, entreprenez tout. L’amour ne sait point se borner, ses désirs sont sa règle, ses transports sont sa loi, ses excès sont sa mesure. Il ne craint rien que de craindre ; et son titre pour posséder, c’est la hardiesse de prétendre à tout et la liberté de tout entreprendre. »

Sommes-nous si loin de Bernard de Clairvaux quand il assène à son auditoire (mais il est vrai aussi que c’est presque à la fin de ses sermons sur … le Cantique des cantiques !), que « la mesure de l’amour, c’est l’amour. Et que la seule mesure d’aimer, c’est d’aimer sans mesure… » 

Oui, seulement voilà ! on ne peut en demeurer là ! Car c’est bien du Christ qu’il s’agit, du Logos fait homme, du Dieu soumis à l’anthropomorphose pour que  tout humain connaisse la théomorphose : « Si vous aviez marché droitement à Dieu, vous oseriez tout avec Jésus-Christ : (…) le Dieu fait homme pour être à l’homme se fût abandonné tout entier à vos embrassements, autant chastes que libres (…). Vous prétendriez tout sans crainte, et posséderiez tout sans réserve. »

Et ce n’est pas encore fini : car derrière le Christ c’est aussi le Dieu inconnu et insondable qu’il faut aimer, et il n’existe aucune meilleure façon de l’atteindre dans l’Absolu de son amour, à travers son Fils, que de renoncer à soi-même et de s’évanouir à tout désir quel qu’il soit : « Elle (la fiancée du Cantique), voit que son chaste Epoux se donne durant cette vie en fuyant, en se cachant, en se dérobant. Ainsi, elle le presse de fuir ; et ce qui est le plus étonnant, c’est qu’elle agit de la sorte dans le temps qu’il la caresse plus tendrement que jamais. (…) Il voudrait apparemment entendre d’elle quelque parole de douceur, et il reçoit ces mots pour toute caresse : Fuyez,ô mon bien-aimé, avec la vitesse d’un cerf. Elle aime mieux ses privations que ses dons mêmes et ses faveurs. C’est pourquoi elle dit : Fuyez. Et c’est là que finit le  Cantique.

C’est que c’est la  consommation de tout le mystère du saint amour. Toutes les ardeurs et tous les transports se terminent enfin à vouloir tout perdre. Madeleine (…), quand il le faudra consommer (votre amour), Jésus vous dira : Ne me touchez plus. »

Sommes-nous tellement loin, ici, de la « supposition impossible » que fera justement le siècle spirituel français, et dont on sait, comme, à la suite de leur maître, les lacaniens auront fait leurs délices ?

Bref, un texte à lire de toute urgence !




Le Bel amour (22), Le surréalisme et la Bretagne

 

 

Je me souviens, et avec quelle émotion ! d’avoir lu pour la première fois un texte de Lancelot Lancyel, celtisant d’origine hongroise, dans la revue Surréalisme, même.

 

Je me rappelle qu’il s’agissait alors d’une étude sur l’histoire de Tristan et Iseut la blonde où, à côté d’intenses « délires », j’avais trouvé pour ma part, moi qui étais bouleversé par ce « roman », de nouvelles manières de voir qui m’avaient incité à m’intéresser plus particulièrement, dans la littérature celtique, à la Poursuite de Diarmaid et de Grainne, aux Amours de Baile et d’Aillinn, ou encore aux Lamentations de Cred sur le corps de celui qu’elle avait tant aimé.

 

Non que le « bagage intellectuel » de Lancyel ne fût parfois hétérogène : ne le voit-on pas, dans une lettre à Breton que cite le préfacier Marc Petit, passer de la sorte, dans la même phrase, d’un langage clairement freudien à un terme tout droit issu de la psychologie analytique de Jung ? « Mes études sur l’art gaulois, écrit-il ainsi, (…) m’ont ouvert les yeux quant à la racine profonde de votre Surréalisme, dont l’automatisme méthodique vous sert à ouvrir largement la porte au subconscient (Fd) comme la charge d’un radar pour capter sur son écran le message archétypal (Jg). »

 

Moi qui suis profondément jungien (et je ne m’en cache en aucune façon), je m’étonne toujours, d’après tout ce que nous pouvons en savoir, de la « froideur » de la première (et de la seule) entrevue d’André Breton avec Freud, ainsi que de ce que le premier avait pu écrire en 1959 dans le Lexique succinct l’érotisme, lorsqu’il couchait sur le papier (à l’entrée précisément consacrée au second) : «S’exprimant sur la dissidence de Jung - élimination des éléments « choquants », à commencer par la libido sexuelle, aux fins de promouvoir un nouveau système éthico-religieux - (il) comparait cette doctrine aberrante au fameux « couteau sans lame, auquel manque le manche » de Lichtenberg. »

 

Breton avait-il vraiment lu Jung ? Je n’en suis pas très sûr… Ou il aurait dû constater l’importance de la sexualité chez ce dernier (par exemple, de la Psychologie du Transfert à Mysterium Conjunctionis), de la même manière que le psy. de Zürich a toujours plaidé pour la réunification de la matière, de la psyché et de l’esprit.

 

Je préfère quant à moi la position d’un Pieyre de Mandiargues qui me félicitait de ma «  clairvoyance » alors que, encore élève à l’ENS-Ulm, je lui avais fait parvenir une interprétation de son roman Le Lis de mer inspirée des travaux d’Esther Harding, et appuyée sur les commentaires de la « prostitution sacrée » par Hérodote ou Lucien de Samosate dans ses considérations sur La Déesse Syrienne.

 

Ce même Mandiargues qui, vers la fin de sa vie, me déclara que les surréalistes avaient toujours suivi Freud, mais qu’il était plus que temps qu’ils découvrissent que Jung leur parlait beaucoup plus…

 

Après tout, les recherches sur l’Alchimie, sur le véritable esprit de la Gnose, l’étude de l’Astrologie dans ce qu’elle comporte de « mythique », l’existence d’un « hasard signifiant » correspondant à ce que le psychiatre suisse appellera pour sa part une « synchronicité », les expérimentations à la Tour Saint-Jacques, à Paris, n’auraient-elles pas dû lancer un pont entre les deux mouvements ?

Sans parler de ce que Jung, aux alentours de l’année 1920, se mouilla beaucoup en faveur de Dada, c’est-à-dire de ce qui annonçait le surréalisme.

 

Faut-il aussi rappeler le texte fameux d’André Breton où celui-ci parle d’un « certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas, cessent d’être perçus contradictoirement. Or c’est vain qu’on chercherait à l’activité  surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point… » ? Sommes-nous si loin de cette « conjonction des opposés » dont Héraclite d’Ephèse nous entretenait sans cesse, et qu’on a repris, dans un vocabulaire prétendument moderne, sous le nom d’ « individuation » ?

 

Mais ce n’est pas le seul mérite du livre dont je tente ainsi de parler ! Dans la préface à laquelle je faisais déjà allusion, Marc Petit ne note-t-il pas de la sorte que « la Celticité, prenant le relais de ce que l’archéologue Marija Gimbutas, (…) grande figure de la pensée « matricienne », a nommé la culture de la « Vieille Europe » - (a connu) en son sein une tension, voire une contradiction interne entre l’ancrage tellurique et neptunien des croyances originelles et les valeurs guerrières des conquérants indo-européens, (et) a mieux que d’autres cultures conservé l’héritage : c’est, pourrait-on dire, la poésie comme fondement de la vision du monde, à l’unisson des rythmes de la vie cosmique, en résonance avec le Tout. »

 

Ce qui en revient à oublier un peu vite que les celtes étaient AUSSI des Indo-européens, et que l’adhésion à une idée de l’humanité primitive comme société féminine est de l’ordre de la croyance : aucun texte ou témoignage ne nous en fait foi, de la même façon que les préhistoriens qui prétendent le contraire nous présentent comme Vérité ce qui n’est jamais que leur interprétation…

 

Pourtant, je le reconnais sans difficulté, je partage cette manière de voir… Et je sais bien que le même préfacier a raison lorsqu’il avance que, « de Pont-Aven à Tahiti et aux îles Marquises, (…) c’est toujours à l’ordre « romain » que l’artiste veut échapper, (…) cherchant le salut dans les eaux des mers du Sud ou la forêt de Merlin. Peu importe de quel nom s’affuble la Femme Sauvage, Viviane ou Iseult la Blonde, Morgane ou la Vierge Marie. A Tronoën, la sculpture qui représente cette dernière la montre nue, couchée sur le lit de sa chevelure, telle une Sirène… »

 

Il suffit d’ailleurs de lire le dernier livre de Bernard Rio, dont j’ai précédemment rendu compte, pour saisir à quel point, sous des dehors christianisés, les pardons de Bretagne sont pleins de vieux motifs mythologiques. Et je sais bien que, selon un hymne médiéval, Dieu trouva la Vierge étendue sur son lit, en se guidant sur, et en humant son « odeur de femme ».

 

C’est, autant que je m’en souvienne, le grand élève de Jung, Erich Neumann, qui voyait dans l’ « ouroboros maternel » (ce que Mélanie Klein a désigné comme les « parents combinés »), le début de toute collectivité humaine… Et sans oublier que Jung en personne, comme nous le rappelle son élève Marie-Louise von Franz, mais comme il le dit sans ambages dans Ma Vie / Souvenirs, rêves et pensées, a toujours été mû dans son inquiète recherche par la signification du « cri de Merlin » !

 

D’où, la nécessité intrinsèque de ce livre. N’était-il pas temps de comprendre André Breton en profondeur (peut-être parfois mieux qu’il ne s’entendait lui-même  - et, honnêtement, quel merveilleux patronyme !), et, à travers toute une galerie de personnages aux origines ou aux accointances celtes, de pouvoir enfin saisir toute la parenté entre le surréalisme et les anciens habitants de l’Europe - qu’ils fussent justement celtes ou, comme on le pense souvent aujourd’hui, d’ascendance néolithique.

 

C’est à sa lecture que j’ai enfin pénétré le mystère de l’histoire que j’avais si souvent entendu raconter - d’Antonin Artaud arrivant en Irlande, haranguant la foule en vieux gaélique, et s’étonnant de ne pas être compris…

 

Bref, un livre à lire de toute urgence !




Notre relation au monde

 

J’avoue très humblement que, jusqu’à ce que Gabriel Arnou-Laujeac, l’auteur de « Plus loin qu’ailleurs », me fasse connaître ses derniers poèmes, je n’avais jamais entendu parler d’Hélène Cardona. Mais, à vrai dire, comment connaître l’œuvre de tout le monde ? Tâche impossible, même dans un milieu restreint comme, aujourd’hui, celui de la poésie…

Et je dois à la vérité de dire que j’ai été ébloui par le recueil que je découvrais de la sorte : « Dreaming my Animal Selves » - ou en français (puisque le recueil édité est bilingue) : « Le Songe de mes Ames Animales ». Que j’aurais plutôt traduit quant à moi par : « Rêvant mes Sois animaux ». Car peut-on vraiment avancer que le Self (le « Soi », tiré des Upanishads, et particulièrement de la Chandogya) et l’Ame soient réellement la même chose ? Ou l’Ame n’est-elle pas le réceptacle naturel pour la manifestation de ce Soi divin et cosmique ?

Mais ce n’est là, je le sais bien, que broutilles… Et quel émerveillement, à travers des songes qui touchent de si près au chamanisme, que de ressentir en ces mots l’unité la plus profonde du cosmos, et cette expansion de la conscience (une conscience née, selon Jung, de l’Inconscient collectif - autrement dit, et il l’avoue à la toute fin de sa vie, du nom moderne que nous donnons à l’Ame du Monde des Anciens), cette expansion de la conscience qui permet d’accéder à la découverte vivante de cette même unité !

Est-ce pour rien, de ce point de vue, que l’auteure conclut son avant dernier poème (« Diapositives de pensées »), par ces quelques mots :

 

« …soulagée de ne plus être hantée,
D’être simplement la substance du cosmos »,

 

et termine son recueil (« Harmonies parallèles »), par cette phrase indubitable :

 

« Nous mûrissons musicalement
         Couverts de fleurs de cerisier
                  variation divine,
conscience en quête d’expansion » ?

 

Hélène Cardona, outre tous ses diplômes universitaires, et les langues vivantes qu’elle parle couramment, est extrêmement cultivée : qui d’autre, de nos jours, oserait mettre en exergue à sa « production », des extraits de Rumi, de Dickinson, de Gibran ou de Rilke ? Mais on voit bien là que la fine pointe de la culture n’assèche pas l’esprit et ne débouche pas forcément, comme on voudrait trop nous le faire croire, sur un scepticisme généralisé - mais que c’est au contraire, parfois, et comme c’est ici le cas, une ouverture à ce qui nous transcende et nous appelle dans l’espace de nos nuits.

Mais peut-être, dois-je ajouter, l’origine multiculturelle de Cardona (irlandaise, grecque et espagnole), de même que son amour sans partage pour la musique, n’y sont pas totalement étrangers ?




Le Bel amour (21). Des lettres plutôt que des figures.

 

On sait comme, dans nombre de religions (qu’elles soient monothéistes ou non), il est impossible de « figurer » le Divin… Le Christianisme occidental échappe à cette contrainte sous l’influence, en particulier, des peintres qui ont exercé dans le sillage de saint François d’Assise - qu’il s’agisse de Cimabue ou de Giotto. L’Eglise orthodoxe, elle, a pris une « demie mesure » en posant que l’on pouvait « représenter » la Divinité, mais le plus souvent, à travers les icônes, de manière symbolique. Est-ce un reste de l’iconoclasme qui a pu régner un certain temps à Byzance ? Je n’en sais rien, et je me garderais bien d’affirmer une position à ce sujet, mais je constate simplement les faits comme ils sont… Il suffit de penser à cet égard à la si fameuse œuvre d’Andreï Roublev sur la « Trinité » : les trois personnes qui, d’après le dogme énoncé au Concile de Chalcédoine, n’en font qu’une, n’y sont pas réellement représentées, mais bien les trois anges qui, selon l’Ancien Testament, apparurent à Abraham - ces trois anges étant l’annonciation, en suivant la « proclamation » du dogme chrétien, du Dieu trinitaire que le Christ allait révéler.

Il n’en demeure pas moins que, très souvent, le Divin ne pouvait être donné à voir. Après tout, alors qu’au début ils Le nommaient, les Hébreux n’ont-ils pas donné l’exemple avec le « nom imprononçable », et les Musulmans se contentent de dire « Allah » (dérivé de la racine protosémitique « El », qui signifie tout simplement la Divinité) : lorsqu’on ne peut même pas prononcer son vrai nom qui demeure un secret (ne sommes-nous pas là proches de la théologie négative et de ce que quelqu’un comme Grégoire de Nazianze appelait « l’Au-delà de tout », ou le Pseudo Denys un « Néant suressentiel » ?), comment donc Le figurer de quelque manière que ce soit ? (sauf en Perse, bien sûr, qui héritait sur ce point d’un fabuleux passé…).

Il ne reste dès lors qu’une solution - qui consiste à orner de lettres, peintes ou gravées avec la plus extrême minutie, ou avec le plus grand des arts, l’évocation que l’on veut faire du « Saint béni soit-il ».

Etant bien entendu que ces mots peuvent aussi bien s’appliquer aux mythes que se racontent les hommes pour « expliquer » la réalité de ce monde, et pour définir quel peut y être leur sens.

Notons toutefois que l’incapacité à dire le fondement de toutes choses joue ici un rôle central : est-ce pour rien que la calligraphie a connu un tel développement dans les cultures où l’on renonce à définir le Principe - que ce soit le Taoïsme chinois (« Le Dao que l’on peut nommer n’est pas le Dao… »), le Bouddhisme dans nombre de ses variantes, mais où l’on insiste sur la Vacuité (le Nirvana), le Judaïsme et l’Islam… ?

Chaque chose à quoi nous introduit l’ouvrage collectif dirigé et pensé par Colette Poggi, et aux sous-titres si évidents : « Geste, trait, résonance » puis, encore plus bas : « Des premiers artistes de la préhistoire / aux maîtres d’aujourd’hui ».

Il n’est pas anodin, en effet, de rappeler comme les Homo sapiens, à côté de leurs gravures en tout genre, ont souvent présenté sur les parois de leurs « grottes sacrées » de ces séries de traits ou de points qu’avait tant étudiées quelqu’un comme Leroi-Gourhan… Comme si nos questions fondamentales nous poursuivaient depuis des millénaires, et que nous n’y avions jamais apporté de réponse définitive !                                                          

De fait, et comme le fait bien ressortir l’ordonnatrice de ce « recueil », il s’agit là d’une interaction entre le souffle, le trait, le support, et l’encre dont on se sert… Comme une danse du calame par où l’on désire déboucher sur le plus grand des mystères. Et l’on ne sera pas étonné de découvrir toute la place qui est réservée à quelqu’un comme Carolyn Carson, dont les pas dessinaient une « calligraphie corporelle » qui nous ramenait à notre essence.

Recueil d’autant plus précieux que, très logiquement, il est illustré par certains des plus grands calligraphes de notre temps : qu’il s’agisse de Hassan Massoudy pour l’aire islamique, de Franck Lalou pour ce qui provient du regard de la Cabbale, de Bang Hai Ja pour ce qu’il est de la Corée - et de tant d’autres encore !

 




Grenier du Bel Amour (17)

De la liberté à la joie

 

Il y a sans doute plusieurs manières de faire de la philosophie. Simplement, rappelons-nous ce que, originellement, veut dire ce mot : l’amour de la sagesse - si ce n’est, comme j’aurais personnellement tendance à le penser, de la Sagesse comme manifestation du Divin (de l’au-delà de tout mot) qui nous fonde.

Alors, comme le ressentaient les Antiques, la philosophie est de l’ordre de ce que nous appellerions un « exercice spirituel » : comment conduire sa vie sans avoir à en rougir au moment que nous devrons nous « évanouir » à ce monde ? Quelqu’un comme Pierre Hadot, à travers ses travaux et ses multiples réflexions, avait passé son temps à nous en faire souvenir - et il me semble qu’Yann-Hervé Martin, l’auteur de ce livre, et par ailleurs professeur en Classes Préparatoires (mais ceci n’explique-t-il pas cela, au moins pour partie ?), en a bien retenu les leçons et la (longue) démonstration.

Dans un monde où règne le « moi » (du moins le croyons-nous, sans toujours nous rendre compte de ce que les désirs de ce « moi » ne sont le plus souvent que les reflets de ce que nous force à croire la publicité, ou une société d’autant plus oppressante dans ses « choix » qu’elle nous laisse croire qu’elle n’y est pour rien…), il fallait une bonne dose d’ « inconscience » (si ce n’est une forme de suprême conscience), pour nous asséner que le Bon n’est pas forcément assimilable au Bien - mais toute la tradition de la morale métaphysique n’a eu de cesse de nous le seriner - et que, pour atteindre à ce Bien, il fallait disposer de toute sa liberté intérieure…

Je reconnais là, souvent, des accents de ce qu’il faut se résoudre à dénommer les « néoplatoniciens » chrétiens - mais après tout, pourquoi pas ? Comme le déplorait au sujet de Plotin, le fondateur de la pensée néoplatonicienne, quelqu’un comme saint Augustin : « Si cognovisses Christum !... : si tu avais connu le Christ ! ».

J’avoue que, pour ma part, je ne me sens pas spécialement chrétien - mais je suis bien obligé de dire en même temps que, nolens volens, je suis l’héritier de deux millénaires de pensée et de culture chrétiennes, et encore plus avant, de tous ceux qui ont si profondément réfléchi à Rome, et surtout, dans la Grèce ancienne. Et que, sans eux, il n’y aurait tout bêtement pas de ce que nous appelons un recueillement philosophique.

Alors, sachons gré à Yann-Hervé Martin, et à son préfacier Rémi Brague, de nous faire souvenir de tant de choses que notre monde actuel voudrait oublier - et d’abord, contrairement à l’opinion reçue, de ce qu’il existe un échange fécond entre la puissance de la raison (ou faut-il dire comme Jacobi il y a quelque deux-cents ans, de l’entendement ?), et le ressenti d’une transcendance qui nous dépasse de partout !

Notre collaborateur Michel Cazenave  vient de faire paraître Le Bel amour




Grenier du Bel Amour (16)

Il est toujours étonnant de constater comme, en prélude à la Seconde Guerre mondiale (et alors que les dirigeants de la Grande-Bretagne et de la France, n’avaient pas su « négocier » la paix du continent européen), la Grande Guerre de 1914- 1918 a marqué les esprits - au point que tout le monde « savait » - ou avait l’intuition - que les choses ne pourraient plus jamais être comme avant : ce va bientôt être le temps de Dada, puis du surréalisme, ce va être le temps où éclate l’expressionisme dans sa manière toute nouvelle de regarder la réalité…

Et c’est dans cette optique, me semble-t-il, qu’il faut lire deux pièces de théâtre qui, - actualité oblige, - viennent d’être rappelées à notre souvenir - même si, apparemment, elles n’ont pas grand-chose à voir l’une avec l’autre.

Le premier texte sur lequel je voudrais ainsi attirer l’attention, c’est le « Don Juan revient de la guerre » d’Ödon von Horvath. En réalité, qui ne connaît cet auteur, et toutes les turbulences qu’il a connues après la prise du pouvoir en Allemagne du parti national-socialiste ? De fait, à travers ce « Don Juan » (même écrit assez tard : en 1936 !), on saisit bien tous les affres de cet héritier de la double monarchie austro-hongroise : l’universalité dont il rêve, si elle a jamais existé, n’est certes pas celle qui s’impose au-delà du Rhin. Et l’on s’aperçoit assez vite que, quels que soient les bouleversements du monde, l’homme demeure ce qu’il était dans son éternité : don Juan peut vouloir ce qui lui chante, il ne peut que demeurer don Juan. A moins que… ? A moins que ne revienne le hanter le souvenir toujours vivant  de cette « petite fiancée » sur la tombe de qui, à la fin de la pièce, il va vraisemblablement se laisser mourir comme un bonhomme de neige de toute façon destiné à disparaître. Comme s’il avait voulu trouver la féminité intégrale en « collectionnant » les femmes, et qu’il se rendait compte à la fin que, seul, le chemin de l’amour lui aurait permis d’accéder à la vérité de son désir.

Or que nous raconte d’autre Eugene O’Neill, cet irlandais qui, comme tant d’autres, a gagné les rivages de l’Amérique ? Sa pièce date de 1922, soit longtemps avant celle de Horvath, mais, dans une épaisse atmosphère de désirs, on voit bien que, dans une langue qui rend parfaitement compte des « patois » de la verte Erin, c’est toujours de l’amour qu’il est question - même si, souvent, c’est sous des visages auxquels nous ne sommes certes pas habitués. Et quoi de plus poignant, à cet égard, que les ultimes paroles échangées entre Eben le jeune paysan, et sa femme Abbie, qui vient pourtant de se défaire de leur enfant commun - par amour : un je t’aime réciproque qui clôt quasiment le texte ?

Parce que, sans doute, l’ « Eternel Féminin » (au sens exact de Goethe dans son dernier « Faust »), ne peut se donner que sous une figure singulière : l’univers peut aller comme il l’entend sous les coups de boutoir de la folie humaine, et si tout change tout le temps à cause de cette folie, il n’en reste pas moins que se découvrent ces « affinités électives » qui, quelquefois, peuvent prendre des chemins qui, à première vue, nous paraissent très étranges.

Donc, deux pièces qui nous forcent à réfléchir et, éventuellement, à voir les choses tout autrement que nous en avions pris l’habitude !

 

Notre ami et collaborateur Michel Cazenave vient de publier Le bel Amour, anthologie de ses poèmes accompagnée d’inédits.




Grenier du Bel Amour (15)

On ne peut lire, à ce qu’il me parait, le dernier ouvrage de Gérard Pfister en faisant l’économie des deux recueils qui l’ont précédé, et dont le titre était déjà très parlant : « Le grand silence » voici trois ans, qui annonçait bien des thèmes auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés, ou, l’année dernière, ce « Le temps ouvre les yeux », qui nous force à nous poser bien des questions sur le monde où nous croyons vivre… Le tout regroupé sous le titre générique « La représentation des corps et du ciel », et chacun de ces volumes étant sous-titré « Oratorio ».

Oratorio, en effet, tant le langage y est épuré, tendant vers ce qui serait un silence essentiel, comme le « gonflement » musical de ce silence où nous apprenons à nous affranchir de ce à quoi une langue trop connue nous contraint malgré elle. Comme le note d’ailleurs l’auteur dans un petit texte qui porte le nom de « Cet art du peu » : « C’est un combat inégal que le langage nous impose, tellement il nous est devenu familier et comme naturel, et, dans sa fausse évidence, nous retient prisonniers. Mais comment pourrions-nous espérer recouvrer notre liberté sans combattre le maléfice par quoi elle nous a été confisquée ? Cet  art du peu est donc aussi le plus risqué et le plus nécessaire qui nous oblige à porter le fer là même où nous avons été défaits : là où les mots ont pris la place de notre vie. »

On a aussitôt envie de dire : tentative réussie !

Et serais-je emporté par ma passion personnelle lorsque j’aperçois des parentés qui me semblent évidentes avec la pensée de maître Eckhart (particulièrement avec son poème « Le Grain de sénevé) - et, plus largement, avec tous les thèmes de la théologie négative comme ils ont été déployés par Grégoire de Nysse dans sa « Vie de Moïse » ou par le pseudo-Denys dans sa « Théologie mystique » ?

Après tout, l’ « oratorio », en creusant notre langue, ne commence-t-il pas par « à présent/ il fait nuit// et tout/ est clair » − pour se poursuivre bien plus loin par « pourquoi/ avoir eu peur// de la matière/ du vide// pourquoi /avoir voilé// de noir/ cette lumière// des corps// (…)//et tu es/dans l’absence// (…)//rumeurs/ avant de s’écouler// au grand jour/ du silence » ?

Et si c’était cela, décidément, la poésie ?

Cet art de limer le langage pour lui faire rendre gorge de ce silence primordial que nous ne pourrons jamais « dire » − comme au ras de ce silence, et de cette ineffable transcendance dont il tente comme il peut de rendre compte ?

Le recueil s’intitule : « Présent absolu ». Et n’est-ce à ce Présent que nous sommes ainsi introduits − sans oublier, bien sûr, qu’il n’y a de présent que par l’effet d’une Présence qui s’impose à nous… ?

Notre ami et collaborateur Michel Cazenave vient de faire paraître : Le Bel Amour




Le Bel amour (24). Erich Neumann : Origines et histoire de la conscience

 

 

Nous avons beau faire et dire, - et quoi que nous en prétendions souvent, - nous sommes toujours plus ou moins redevables à l’époque qui nous a vu vivre et à l’état des connaissances qui allait avec. J’ai souvent dit que, s’il avait vraiment connu ce que, à la fin de sa vie, on appelait la « mécanique quantique », Freud aurait sans doute été d’un « scientisme » moins affirmé. On a voulu voir là un reproche, ce qui n’était évidemment pas le cas. La « quantique » s’est développée alors qu’il vivait, et dans quelles souffrances ! les dernières années de son existence : franchement, comment l’aurait-il connue et aurait-il pu l’intégrer dans ses raisonnements ? Jung, de ce point de vue, a eu beaucoup plus de chance : né un quart de siècle plus tard, il a pu connaître Pauli, Heisenberg, Pascual Jordan ou von Weiszäcker, et échapper de la sorte à un  causalisme trop étroit.

Mais il est un autre sujet où il dépend à l’évidence de son siècle : lorsqu’il parle de l’Egypte, on voit bien par exemple comme il ne la connaît qu’à travers les Alexandrins ou ce qu’en ont rapporté des auteurs comme Apulée ou Plutarque… Bref, comme il était de mise selon le savoir de son temps, il ne voyait en Isis qu’une déesse de la Lune, sans suspecter que, selon ses premiers croyants, elle était d’abord une Femme divine d’essence solaire.
Mais qui pourrait, qui saurait le lui reprocher ? Tous les « fondateurs », de quelque moment qu’ils relèvent, ont toujours bâti. leur œuvre sur ce dont on croyait être sûr aux moments où ils travaillaient.

Ce qui est assez exaltant pour ceux qui leur succèdent - surtout dans le domaine de ce qu’on dénomme aujourd’hui les « Sciences humaines », et plus précisément dans celui de la psychologie : puisqu’il faut sans arrêt tout revoir, tout repenser - eu égard aux découvertes en cours -, et de ce fait, tout argumenter d’une façon nouvelle, sans se priver, quelquefois, d’adopter un point de vue différent à la suite, justement, de ce qu’ont amené ces découvertes…

Ainsi, me semble-t-il, de ce qu’il en est d’Erich Neumann et de Carl Gustav Jung : on sait que le premier, d’origine hébraïque (comme beaucoup de ceux qui entouraient Jung), réfugié sur ce qui devait devenir plus tard la terre d’Israël, était de plusieurs décennies le cadet du psychiatre suisse. Et que les relations entre les deux hommes n’ont pas toujours été au beau fixe… Ce qui n’a pas empêché Neumann de s’exprimer devant le Club psychologique de Zürich et de donner de très importantes conférences à Ascona, en Suisse italienne, dont Jung, selon le profil revendiqué d’Olga Fröbe-Kapteyn, était dans la coulisse (et souvent plus…), le véritable spiritus rector. D’où, malgré ses agacements répétés, la reconnaissance de tout ce qu’amenait Erich Neumann, de trente ans son cadet, dans le champ de la mythologie, de l’anthropologie et de la psychologie comparées…

Et, d’où, de la part de celui-ci, d’avancées décisives dans le champ qui leur était commun : comment ne pas être d’accord, par exemple, avec la deuxième partie de son livre aujourd’hui édité, lorsque (et pour reprendre ses propres termes), il écrit tout un passage sur « la différenciation de la psyché et l’autonomie de la conscience » ? Comment ne pas constater, dans ses conclusions, sa proximité avec le Freud de « Psychologie des foules et analyse du Moi » - comme il annonce largement les vues que Jung développera des années plus tard dans son essai « Présent et Avenir » ?

Bien entendu, il faut relever tout cela, comme il faut saluer l’invention de nouveaux concepts en psychologie analytique, tels que ceux de la centroversion ou de l’importance du mythe de l’ouroboros

Il n’empêche, pourtant : on voit bien que sa bibliographie s’arrête aux années 40, et que, très redevable aux analyses de Malinowski ou de Margaret Mead, il ne les remet pas réellement en cause (sans pencher, par ailleurs, vers les interprétations de Géza Roheim) - quand nous savons bien de nos jours à quel point elles doivent être manipulées avec précaution !

Comme il se réfère aux travaux de Bachofen, dont nous avons pu nous rendre compte jusqu’où ils correspondaient aux pulsions  inconscientes de ce dernier…

Enfin, dernière « critique » de ma part, par les exemples qu’il choisit, par les citations qu’il fait, Neumann se rend-il bien compte de ce qu’il est, typiquement, un produit de la civilisation occidentale, et plus justement, oserai-je dire, de sa variante que je dénommerai aryo-hébraïque pour bien me faire comprendre : comme s’il n’y avait de « salut collectif » que dans cette culture qui  a fleuri tout autour de la mer Méditerranée, et qui a voulu écraser toutes les autres qu’elle-même !

Cela dit, on s’aperçoit vite combien Neumann a fait évoluer la psychologie, en prenant en compte tous les travaux qui avaient cours de son temps…

Tâche qu’il nous demeure à effectuer en suivant précisément ses traces et en s’inspirant de son exemple.

Au total, me semble-t-il, un livre essentiel - mais dont nous devons savoir nous évader pour respecter le mouvement qui l’a porté.

Oui ! Nous serons toujours tributaires de ce que l’on sait au moment que nous réfléchissons et écrivons ! Mais n’est-ce point là notre lot commun d’appartenir aussi à l’humanité comme elle se développe?

Ce en quoi je crois être très fidèle aux thèses de fond de Jung et de Neumann…

(Et saluons au passage le remarquable travail de traduction de Véronique Liard !).

Mais je me pose soudain une question : comme Platon l’avançait déjà dans le « Banquet », en le mettant dans la bouche de Socrate, et plus avant encore, dans celle de l’Etrangère de Mantinée, ne serait-ce la poésie qui pourrait répondre à une question aussi insoluble, (de l’ordre des Muses), avant que l’on n’en vienne à cet Eros que gouverne l’Aphrodite Ourania - et auquel renvoie Jung à la fin de « Ma Vie » ?