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Vincent Motard-Avargues, Je de l’Ego « Narration entaillée »

« Narration entaillée », Je de l’Ego, l’image d’un « radar » en guise de première de couverture illustre heureusement le chant du cygne (nom de la maison qui publie le livre)/le champ poétique ici livre par Vincent Motard-Avargues.

 

Morceaux d’une existence disloquée comme des rémanences rétiniennes sur/sous les paupières mi-closes d’une vie, d’une conscience pour l’heure adossée/en arrêt/en sursis…

 

               La fête sauvage électronique bat son plein. Les basses fréquences
font trembler le sable de cette forêt proche de l’océan. 
              Sous l’emprise d’un acide, Noé Vida ne peut plus bouger d’un cil.
             Adossé à un pin, sa vie lui revient brutalement, par flashs syncopés,
Hachés. Ses multiples identités, ses Je sans moi.

 

 Vincent Motard-Avargues, Je de l’Ego « Narration entaillée », éd. du Cygne, 91 p., 12€.

État hallucinatoire ; vie hachée menue (provisoirement) visionnaire. Comme des images du monde visionnaire, michaldiennes (ici le Je remue comme La nuit remue de Henri Michaux).

Et Noé Vida porte bien son nom.

Comme on porte le vide d’une existence en sursis, -en rémission ? Comme ce vide peut porter une non-vie, un plein-creux dans la richesse abandonnée/dépouillée d’une Arche-de-Noé dans la traversée vers quel "Siddharta (ou presque)" après le déluge, vers quel "polder d’homme", quelle "prison", quels "demain", quels "Danses et Chants", quelle « Paix » ?

Vers quel Je de l’Ego d’où jaillit l’existence se rebâtira la solidarité de solitudes « sans racines », brisées dans leur singularité, îles dépossédées de leur archipel ?

La voix de Vincent Motard-Avargues entaille la narration dans l’espace de la page où le temps se fracture et reconstruit la fatigue des mots en même temps que les mots édifient le sens de ce qui passe/fuit/se délite.

 

tu avais du sans
pleines mains

 yeux d’ambre
ête d’océan
acouphènes d’absences

d’autres couraient
au long
des aubes
sèches

toi tu vacillais
via tempes arides
du lieu

où demain ne
s’épelle plus

 

Je de l’Ego signe un road-movie initiatique. Des bouts de route/des bribes de chemins poursuivis ou interrompus, voire brisés, déroulent des séquences d’un Moi démultiplié en Ego décentré par l’(Im)permanence (titre d’un recueil de Vincent Motard-Avargues, paru en 2015 aux éditions Encres Vives). (Im)permanence du Si peu, Tout (éd. Eclats d’Encre, 2012) où l’existence s’appose, dans le

 

tout trop mouvements
en évidences pleines

 tu assommé ici
poids aux manques

 eux accrochés là
meutes rythmiques

 toi qui traces tu
en contours internes

 

où le vide, le plein creux, les multiples identités d’un Je sans moi

 

tout
défile défoule
tombe tourne
ressasse rappelle
revit s’échappe

 toi
enfant hommes
hommes passés
passé présents
présent futurs

 

où la vie en radar tourne autour de ses inutiles urgences, ses brèves de sécurité vaine par flashs syncopés, hachés puisque nous voyageons ici dans le road-movie d’une descente initiatique où le Je d’un anti-héros tente, broyé, en déliquescence, en état second, de ramasser d’un Ego Ce qui reste (revue en ligne créée par Vincent Motard-Avargues), ce qui va, émietté par la nuit, émietté par les mouettes de l’Envie, récolté par les oiseaux de la Vie.

L’évidence du cosmos et de soi est remise en question dans l’univers du poète. Rien ne va de soi. La logique des choses qui d’ordinaire se suivent et s’enchaînent est rompue, ainsi À ce qui est de ce qui n’a, comme L’Alpha est l’Oméga… Rien ne va de soi comme un Recul du trait de côte, Leurs mains gantées de ciel, Un écho de nuit où se ricoche la lumière dans la profondeur du silence et des ténèbres mystérieuses. De même que le réel fonctionne sur le principe des "Matriochka", le concept de structure gigogne, d’objets emboîtés, de même les poèmes de Je de l’Ego sont sécables dans les « plages de néant » formées par la page blanche, sans autres rives que celles du vide mais avec les mains pleines du sans (« tu avais du sans/pleines mains »), sur  un « tempo disharmonique » pour  tenter de  saisir encore  un  bord où tenter de réunir

 

toutes ces heures
à courir après
minutes creuses

 tous ces heurts
à attraper
coups de lune folle

 

L’objectif de la course du Je s’est perdu dans le vide des objets vainement (re-)cherchés, et cette vacuité le pulvérise en ses identités.

Je de l’Ego résonne dans le champ/le chant d’une déconstruction où

 

je
et
tu

 

pourraient s’imbriquer de façons aléatoires et modulables sur un tempo traversé de solitudes désolidarisées. Le hiatus de l’absence au cœur des êtres en présence coordonnent encore le manque, les ombres, les spectacles sans spectateurs (les corps de théâtre/machine à vivre/robot d’être) ainsi le lien encore établi par la conjonction de coordination « et » reliant les vers parfois monosyllabiques, formant une jointure entre les vibrations, une prothèse en place d’une cassure/fêlure, d’où surgit malgré tout

 

quelque chose
ô
quelqu’un

 

La foule fait masse –« un plein creux »- sous l’emprise du bruit de la fête sauvage électronique, sous l’emprise de l’acide, tandis que le Je du narrateur assommé s’accroche dans le creux de sa perdition aux lambeaux de silence assourdissant, aux morceaux de sa vie -ou non-vie- encore battante ; aux restes d’une mémoire traversée de « flashbacks » syncopés ; à ses voix écharpées « solo de mille chœurs ».

S’échappe pourtant encore un « bruissement d’êtres/au loin où l’/existence existe », résiste, pour que le Je de l’Ego se surprenne à rêver encore au bout de la nuit

 

oh oui
j’ai rêvé

 à une chambre moins 
froide

où conserver sa terre
ocre

et dormir apaisé
un peu

 

Présentation de l’auteur




Vincent Motard-Avargues, Je de l’Ego « Narration entaillée »

Je de l’Ego titre l’une des parties de cet opus signé Vincent Motard-Avargues, où se déclinent les multiples identités éclatées de Noé Vida l’anti-héros, rassemblant les vies de ses Je sans moi. Bilan d’une vie, ou d’une non-vie ? Compte-rendu poétique fictionnel d’une résonance sensible en nos temps qui courent, où tous nos repères tombent, armatures socio-professionnelles, familiales, psychologiques etc.

À l’instar du célèbre jeu de construction au succès toujours d’actualité, l’identité d’une « Je de l’Ego » assemble ici les éléments -brique à brique- de ses différents moi, pour les reconstruire si possible dans un parcours chaotique en lignes brisées et dans une ascèse poétique qui ne manque ni de lucidité ni de causticité en fin de compte. Dresser par la vertu d’une veine poétique ajustée un constat désabusé de l’existence peut (r-)éveiller la conscience.

De « Ce qui reste » (clin d’œil à la revue numérique dirigée par Vincent Motard-Avargues), après un effondrement de tout l’être, que reste-t-il à dire/à écrire, à l’approche du « Siddharta (ou presque) », après avoir ouvert les « Matriochka » des choses à découvrir/des êtres à rencontrer ? Que reste-t-il de « Tout », de « toi », de ce « tu » toujours à connaître, « et » du « Je de l’Ego » ? ― « Un truc qui court », « la Paix », « un oui sans fin » ? …

Vincent Motard-Avargues, Je de l’Ego « Narration entaillée », éd. du Cygne, 91 p., 12€.

Dans un jeu de déconstruction du langage et du rythme, dans un jeu de reconstruction d’un cosmos au « logos » reformulé par une poésie reconfigurant au passage du temps la singularité d’un monde -celle d’un quidam en perte du Sens probablement à donner au cours de son existence, à l’arrêt ou plutôt en pause dans une crique où l’abordage pense jeter l’ancre définitivement, ou lever à nouveau les voiles par le large insufflé par la force régénératrice d’une encre poétique- Je de l’Ego invite au voyage d’une descente dans les eaux du silence et du retrait qui, paradoxalement, maintient le cap de l’espoir.

Avec la folle allure d’un Je s’écrivant, feuilletant les pages de son histoire depuis la crique d’existence où il entame de tourner le film de sa vie. Dans une langue dépouillée, comme épurée, dont la densité des mots, leur puissance poétique, refait le monde à l’image d’un Je sans moi revenu de tout, aux facettes kaléidoscopiques dont chacun a pu entrevoir déjà la fragilité au cours de sa propre expérience de vie, des peines aux déceptions écopées jusqu’aux joies égrenées.

Poésie singulière émouvante dans ses Chants et danses syncopées, joués dans la fluidité arythmique de flashbacks et d’instantanés reformulés pour mieux en saisir l’épopée personnelle/universelle. Pour s’en délivrer aussi, peut-être, qui sait ?

 

je sais
je le sais
mots
rêve
espoir
ce qui
se dit
s’écrit
cette lueur
cette absence
antique saison
du feu
flamme subtile
du temps
l’éternité
je sais
je le sais
comme on vit
comme on respire
un oui sans fin

 

Le Poème n’est-il pas cela, un Je de l’Ego : « un oui sans fin » ?

Présentation de l’auteur




Jacques CAUDA, Fête la mort !

Quelle légèreté (pourquoi pas) inventer à la mort -ce boulet chevillé à nos corps périssables-, bravant l’idée d’une éternité post-mortem, franchi le sas d’un purgatoire inutile ? (comment pourrions-nous confesser nos éclats obscurs, nous pauvres barboteurs peu aptes à nous connaître nous-mêmes et, dans quel intérêt ?).

Fête la mort ! déjoue avec jubilation l’idée « théseuse » que l’on veut bien nous faire, à nous communs des mortels, d’une vie dont le postulat serait un memento mori tragique ; la déjoue pour nous rejouer la mort comme une fin de partie festive. Cauda ne nous emmène pas ici au Mexique ni au sud-ouest des États-Unis pour une Día de los Muertos (Fête des Morts) ni ne nous invite à courir l’Halloween, mais tous saints et diables(ses) confondus (nettoyés de leurs oripeaux culturels) nous plonge « sans crispation » dans une contrée où la vacuité (et non la vanité) de notre vie terrestre fête la mort et (se) la fait. À l’instar de Petit Muscle ami d’enfance du Gilles (de Watteau, auquel l’adolescent narrateur se plaît à ressembler dans son accoutrement vestimentaire), lors de célébrations masturbatoires. Saucisson, Petit Muscle et le narrateur habitent la Cité (alors que « le monstre prenait forme ») et se donnent à cul joie pour transgresser les interdits de toutes sortes, brutes, « assassin(s) en devenir » ; pour défrayer la routine en révolutionnaires jusqu’au-boutistes non effrayés par les « pendus à la lanterne ». Fête la mort ! croque la vie : la mort, nue, « le cul bien ouvert », en célèbre les délices : les supplices (« divin supplice ! ») avec une jouissance transgressive promue comme un art de vivre (ou de mourir ! ).

Jacques CAUDA, Fête la mort !, éditions sans crispation en partenariat avec le magazine Litzic ; 2020, 144 p., 14€.

La blancheur immaculée du drôle de Gilles (Cauda ? ) injecte son venin dans toutes les ouvertures du monde en pinçant les cœurs pour tenter d’en extraire le jus (de viande) et l’agonisante extase fiévreuse.

D’une plume assumant la perversité (à la G. Bataille ou Sadique) de ses délits livrés au Dire (maux dire), le narrateur fait son Jacques et décharge avec son humour coruscant le venin débordant de Cauda, en brouillant les pistes du « grand tapis de la vie », déroulant simultanément celui de la mort sous ses propres pas de course narratifs amorcés demain, relayés hier : « Ce fut une journée merveilleuse que je ne raconterais pas aujourd’hui. Non. Je la raconterais hier, avant-hier même (…) ».

Fête la mort ! « mécrit » d’entrée une journée particulière « comme si elle avait lieu la veille » : celle où le trio dévoyé pose ses bombes « chez une jolie russe prénommée Sonia », à la Noël 1972. Une journée particulière où la fête chez Sonia devient une fête (de/pour) la mort, « immonde et magnifique ». Le lecteur retrouve le sublime caudesque. La fusion des extrêmes ouvre la brèche des ténèbres et de l’extase, Cauda pratiquant ce rituel expiatoire et infernal comme il trucide de ses pastels gras ou de son outil la blancheur d’une réalité en perpétuelle recréation, qu’il Sur-figure, chevauche et éclaire d’un jour nouveau en y injectant « par simultanéité d’actions » « les meilleures peintures d’histoires » (Nicolas Poussin, Brueghel, Le Brun, Renoir, Vermeer, Goya, … passent sur cette toile scripturale, table de travail du « Peindrécrire »). Sur la table de crucifixion Cauda peint/écrit croque ses histoires ses personnages la vie la mort « pris sur le vif », évidés de leurs viscères… Provoquant antipathie ou sympathie, Fête la mort !  agit comme l’œuvre caudesque telle la ronce sur la morsure des vipères, telle la mort sur les morsures de la vie. Elle darde, décharge son venin, âmes sensibles faire face !

 

Lorsqu’on fait un portrait, et a fortiori le sien propre, il y a trois manières
de poser un visage : ou de face, ou de trois-quarts, ou de profil. De face,
le portrait regarde son semblable, c’est-à-dire la mort droit dans les yeux.
De  trois-quarts,  il  regarde  Dieu,   l’éternité,  l’infini.  Et de  profil,  sa
postérité,  comme  Érasme peint par Holbein regarde  son acte d’écrire
 .

 

Via ses 10 récits ― celui du trio Petit Muscle-Saucisson-le narrateur ; celui de Paul -mise en abyme du geste créatif (« la porte n’étant jamais complètement fermée, c’était pour moi une invitation » comme le Paul ou les oiseaux d’Artaud ou Le chef-d’œuvre inconnu de Balzac) ; celui du cru bouillon de l’enfance mettant en scène Simone/Pierrette et Mèrepute-Crevette-Salope et où les survivants sont « destinés à peupler l’âme » du narrateur (« J’étais contraint à assister à leur horrible souffrance menée longuement jusqu’à leur mort »), … autant d’histoires que de personnages dégoulinant les uns sur les autres, voyous, « filles sans être », … ―  Fête la mort ! constitue une Ovation créatrice faite à la mort : à la vie. « Sois ta propre ovation ! Ordonne-toi et frappe ! », lit-on page 42. Cauda frappe dans la grande lessiveuse du Vivre, insatiable. Métamorphique. Effroyable. Passage réversible du « rêve apollinien » à « l’émotion dionysiaque ». Orgiaque. Surfiguratif !

 

 




Carole Carcillo Mesrobian, Ontogenèse des bris

Dès son titre (oxymorique), Ontogenèse des bris - qui fait l'économie de l’article et ainsi se relie d’entrée aux textes initiatiques soulevant depuis les lames de fond les « vagues vipérines » du Vivre en sa complexité, du Langage en ses sondes de sourcier -fait entendre une voix singulière.

Syntaxe innovante en son alliage de classicisme et de modernité, vocable à la « texture escarpée », secousses sismiques au profond tellurique des strates du langage, rythme tournant autour du nœud névralgique du Verbe acharné à se dire et se retourner en tous sens piétés « vers le comble d’errance », déchirures avivées au sein du monde intime extériorisé : livré à la parole poétique —une voix remarquable s’énonce dans le laps de rupture entre ce qui s’engendre de l’être et se développe par effractions dans le naufrage du temps. Le "vif-ardent" mouvement du Verbe « arpente dedans la pensée(du) corps » de l’auteure, Carole Carcillo Mesrobian rappelant les vociférations de ferventes dévorations/dévotions d’Antonin Artaud, sa quête incessante vers le feu qui dévore et anime notre gésir d’exister pour tenter de « résou(dre) la chute » en proférant l’espace indicible tout en le taisant sous ses cendres couvées dans le ventre des maux/mots. 

Carole Carcillo Mesrobian, Ontogenèse
des bris
, PhB éditions, 2019.

Artaud écrivit L’Ombilic des limbes (avec l’article défini et un « O » majuscule initial parangon de l’Origine(l)) pour désigner «l’ entraille » universelle d’où le Dire et le Vivre se déchirent et surgissent ; Carcillo Mesrobian écrit l’Ontogenèse des bris d’où le Ci-gît se redresse, s’auto-régénère de ses débris : sous une surface des contingences analogue, glace la brûlure du volcan, brûlent les glaciers de sidération

 

Il est le temps comme un hiver
Partir vivre comme on va mourir
Dans le battement superfluité expiatoire
De la vitesse au rouge dans les phares
L’asphalte l’amertume
 

 

L’« ontogenèse » s’incarne : « un substrat dans l’humus enracine ton corps / à la peau des bambous », écrit la poétesse. La pensée retrouve sève dans les radicelles fertiles de « l’aura sauvage » portée par la « meute de (s)es rêves », et c’est « l’osmose » éprouvée de la douleur et du gueuloir « expiatoire », grattant par « le crayon (des) os » l’écorce des mots, les imperceptibles transformations à l’œuvre dans l’œuf de l’ « ombre nue » créatrice de l’expulsion ontogénique de la pensée, de son ravissement

 

Le crayon de tes os griffe
Ton sang gris
Par l’osmose striée des abysses et de l’or
D’une douleur crue
Carnage d’ombre nue et totem retors
Tu crèves le terreau pour creuser sous la mort
 

 

« Plaies de totems », cataplasmes de la langue hurlée sur le bout torve des lèvres ou « au clos des paupières » brûlantes sur leurs torches brûlantes, l’Ontogenèse des bris expulse « l’acidulé » dans « l’absorption (et) la rupture de tout » (Antonin Artaud, Le Pèse-Nerfs) ; extirpe la pulpe, la chair, « le filet du couteau (de la langue) vissé entre (les) mains », « scalpe les grains du sablier » et reformule à l’encre psalmodiée le tracé des « oiseaux pétris de glaise (lorsqu’ils) sui(vent) la trajectoire épurée ». Déracinée, Ontogenèse des bris nous plonge dans l’abîme torturé d’une femme particulière (saisie au vif violent laps de perdition « où la chute anamnèse »), de l’Être en tous ses renversements d’éclaircie où l’augure noir appelle un piaculum, mais, l’élan triomphant de l’inertie, « les ravages d’hier (nous) enchaînent aux points-virgule ».

 

Cet opus atteste la portée incompressible, même à l’acmé des envers, du désir qui peut « efface(r) la terre là (s’)apitoyer » ; du désir où la femme emprisonnée « dans la maison de limbes » d’un amour néfaste et nuisible « tisse des guirlandes », désormais, « de son nom d’évadée » ; du désir qui « achève le fardeau », libère « l’enclos », « résout la chute » : « l’apothéose est pour demain »…

 

Présentation de l’auteur

Carole Carcillo Mesrobian

Carole Carcillo Mesrobian est née à Boulogne en 1966. Elle réside en région parisienne. Professeure de Lettres Modernes et Classiques, elle poursuit des recherches au sein de l’école doctorale de littérature de l’Université Denis Diderot. Elle publie en 2012 Foulées désultoires aux Editions du Cygne, puis, en 2013, A Contre murailles aux Editions du Littéraire, où a paru, au mois de juin 2017, Le Sursis en conséquence, Qomme questions, à Jean-Jacques Tachdjian par Vanina Pinter, Carole Carcilo Mesrobian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Florence Laly, Christine Taranov,  Editions La chienne Edith, 2018.

Parallèlement paraissent des textes inédits sur les sites Recours au Poème, Le Capital des mots, Poesiemuzicetc., , ainsi que des publications dans les revues Libelle, et L’Atelier de l'agneau, Décharge, Passage d'encres, Test n°17, Créatures , Formules, Cahier de la rue Ventura, Libr-critique, Sitaudis, Créatures, Gare Maritime, Chroniques du ça et là, La vie manifeste.

Elle est l’auteure de la quatrième de couverture des Jusqu’au cœur d’Alain Brissiaud, et de nombreuses notes de lecture et d’articles, publiés sur le site Recours au Poème.

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Matthieu Gosztola, Tu es et je voudrais être arbre aussi

L’écriture se recueille. Rassemble la « cendre » de ce qui fut instants de vie et se consume à présent frappé par la maladie, comme « la grâce » d’une fleur fane un jour. La flamme de la douleur dévore lorsqu’un être proche est touché : dévore l’être cher malade, dévore l’être cher qui l’accompagne ; elle veille dans l’altitude d’une retenue, celle de la pudeur, celle des mots, tout au long de ce livre poignant de Matthieu Gosztola, publié en septembre 2015 par les éditions Sitaudis.

 

La figure allégorique de l’arbre, représentant dans sa symbolique une vie entière ancrée à la fois dans la puissance de ses attaches terriennes et élevée par la lumière qui l’appelle vers la transcendance, donne la dimension de « l’écriture plutôt cendre » ici en jeu, dès le titre. La mise en mots d’une mise à mort, à laquelle chacun de nous peut être douloureusement confronté sur son chemin de vie, retentit par ce livre dans toute sa force émotionnelle d’autant plus profonde qu’elle est contenue.

Accompagnant la douleur de proches condamnés à mourir, le poète Matthieu Gosztola allume « la flamme buissonnière d’un / Instant » de l’être cher   pour   en   recueillir - déjà et dans l’anticipation de l’« après toi » - une étincelle d’écriture incandescente dans les braises ardentes de la mémoire.

Matthieu Gosztola, Tu es et je voudrais être arbre aussi, Les éditions Sitaudis ; septembre 2015.

« La flamme buissonnière d’un / Instant de toi (...) » … l’être cher qui s’éloigne et dont on assiste au déclin, à la disparition, s’incarne tant dans sa présence, imprègne tant notre existence, que tout signe / toute trace sensible de lui démultiplie son souffle encore en vie : l’Instant n’est plus un simple moment heureux passé avec la personne chère mais Instant intégral / total vécu dans l’hypersensibilité des perceptions :

 

                                             Mourir est peut-être cette façon   
                                                                   Que nous aurons

                                                                   Redevenus simples

                                                                                       De nous
                                                                   Mettre pas tremblants
                                           Sous la peau duveteuse
                                              Du Kiwi

                                                                   D’être ce qui sera
                                                            Entre le fruit
                                                                  Et le fruit

                                                  Tu es la centaine de minuscules
                                                         Graines noires comestibles 

 

L’être cher intègre entièrement le temps de l’accompagnant devenu totalement disponible, ouvert à lui. Un temps à part se déploie où deux êtres partagent l’expérience d’un départ. L’être malade connaît l’expérience du déclin de la vie sur lui et en lui ; l’accompagnant, l’expérience du déclin d’un être aimé qu’il va voir diminuer physiquement, psychiquement. L’incarnation en tout / partout de la présence de l’être aimé fait pendant à la désintégration à laquelle condamne l’approche de la mort. La lumière se fait tremblement et chaque geste, chaque parole acte un instant essentiel, comme chaque Instant passé tisse par la navette de son avancée la tapisserie d’une mémoire sauvegardée vivante par l’armature de ses souvenirs, heureux ou malheureux, nécessaires de toutes les façons à la croissance de l’arbre, à son appartenance à la forêt des signes que forment l’alentour, la terre, le passé, les poussées ou repos de la sève, le ciel, les aléas, les orages, les accalmies, les tempêtes, l’avenir…

Une autre dimension du temps, différente de celle du temps ordinaire, ouvre la brèche d’une expérience singulière du vécu :

 

                                                    Ton visage même loin
                                                    Même caché dans ses cendres

 

                                                     Remue encore mes souvenirs 
                                                                                            Avec
                                                 Un peu de la lumière des arbres
 

 

Nous sommes dans la canopée d’une vie, qui a grandi de la ramification de ses racines, de chaque printemps, de chaque branche cassée, de chaque oiseau rencontré, et qui voit son ascension vers la lumière s’interrompre, malgré elle. La parole du poète prend le relais de la détresse. La voix de l’être qui va disparaître scintille comme un astre perdu que l’on ne veut pas voir filer entre ses doigts. Le poète accompagnant en retient chaque bribe, une lueur vaut une flambée, une flambée une lueur, tout alors s’allonge dans un temps relatif, se concentre sur la totalité de l’Instant à vivre pleinement au plus près de l’être qui s’éteint. À l’écoute d’une voix qui s’en va, d’une présence qui s’enfuit, l’être se rassemble et rassemble ses instants de vie épars, avant que vienne le temps de se recueillir :

 

                                    J’attends ta voix pour être   
                                                                          Réuni 

 

L’absence de ponctuation laisse tourner et voyager ces textes dans l’outre-cadre de ce qui se signale encore à petits feux et que la mort encore n’efface, mais est en cours. L’attention portée au proche souffrant focalise les mots sur l’invisible alchimie qui unissait les êtres avant la maladie, silencieusement, chair et âme accordés ; elle prend le temps d’exprimer, en même temps qu’elle la dévoile, cette alchimie :

 

                                                                       Dans mes bras il y a toi 
                                                              Que je cherche et que je trouve
                                                     Et qui es là sitôt que je te regarde

                                                    Sitôt que je regarde quelque chose    
                                             Que je veux regarder ou que je
                                                            Ne pense pas à regarder

                                       Et qui me rappelle aussitôt à
                                                     A chaque coup toi

                                                              Maintenant nous sommes un 
                                                                                                        Monde
 

 

                                              

                                                 Je suis immobile et sans souffle 
                                                         Pour être uniquement quelques-uns
                                                De tes gestes sur les choses
                                                       Que tu transformes dans leur place
                                               De choses pour en faire un
                                                     Jeu et une mélodie
                                              De l’oubli de la douleur

                                  Je te regarde pour voir soudain les 
                                                                         Mots très fort
 

 

 

Les mots semblent assurer une prise sur des choses jusque-là habitées par une présence précieuse, ces choses qui seront bientôt désertées par la subjectivité singulière qui les animait. L’âme des objets et des lieux lutte, via la quête et la cristallisation des mots, contre le dépeuplement fatal qui la guette, cette privation annoncée d’une personne unique et chère à l’auteur qui donnait sens à ses aspirations / ses motivations.

Comment formuler « l’informulable » ? Comment éloigner l’être souffrant de sa douleur ? « J’aimerais que par / Intermittences / Tu jettes un œil / Dans les rêves pour être avec / Leur inconnu », écrit Matthieu Gosztola. Comment lutter contre « la douleur cette salope » ? La rage de ne pouvoir mener un combat perdu d’avance devient combat avec l’ange ou contre les démons. Matthieu Gosztola semble parler à un être proche qui serait plus jeune, comme à une petite sœur : le « jeu », une « mélodie » rythment les gestes d’une enfant.

Arracher l’Autre de la douleur qui l’étreint s’avère impossible (« (…) même dans le lointain de / Ton sommeil dans mes bras / Tu es ce qui souffre ou hoquette »). La douleur qui arrache déjà la vie à son destin, un être cher aux vivants qui l’entourent, qui touche là où ça fait mal, qui fait écrire au poète accompagnant : « Je marche dans le noir / Même en plein jour / C’est là » et, du plus enfoui de la douleur qui reflue des lèvres au cœur : « Je me tais je me tairai encore / Je ne dirai plus rien // Jusqu’au pourtour de / Ta mort » - la douleur remue la nuit de la langue en sa chair meurtrie dont les mots recomposeront le corps de l’amour infini :

 

                                                        Il y a le monde même
                                   Déjà parti de toi
                                  Dans chacune de
                                 Nos discussions à
                                      Flanc de terre

                                                 De la terre que je soulèverai 
                                   Avec mes mains
                                  Pour t’enterrer
                           Et ensuite que je travaillerai
                                 Avec les mots
                                Pour te déterrer

                                                                      Il y a là 
                                                                     Dans l’immatériel
                                       Mais le seul réel
                                            De ma vie

                                  Un peu de terre
                                          Retournée
 

 

Un enfant, mais aussi un adulte proche, sont dans ce recueil vibrant évoqués dans le clair-obscur douloureux des mots convoqués dans le recueillement (« Tu es mort mais vivant / Car je rêve et je rêve de toi // Nous sommes dans l’ensemble / Et nous continuons »). « L’absence » de l’être disparu « est une couleur / chavirée », sa lumière ressemble à celle entrevue dans le sous-bois d’une forêt traversée en sa canopée par le soleil de la vie qui continue. Le poète capte cette lumière habitée par le regard des êtres proches disparus, en restitue la part encore vivante par les mots, « (…) main / Tenant », d’un tombeau poétique frissonnant de souvenirs. La mémoire, brûlante, veille sur le foyer originel de la vie, et s’interroge sur le sens de l’existence : « Est-ce que vivre / nous enferme / Vivants / Dans une interrogation ». L’arbre mémoriel « bouge » de tout son feuillage la cendre contenue dans son écorce, que le poète pèse « avec la main » : « L’arbre / (…) // Je le pèse longtemps avec / Mon amour de lui / Et je répète / Tu es et je voudrais être arbre aussi ». Le Poème demeure « vision » viscérale, arbre d’images survivantes, continuant souterrainement par la rémanence de ses instants, la résurgence de ses sources d’altitude, d’ouvrir pour nous un ciel désincarcéré  de  la  pesanteur  tirant inévitablement notre cheminement vers les  haleurs  de « pensées belles comme / (à) l’encolure des chevaux » mais, aussi, vers l’extinction de nos pas. Ciel à la recherche d’une lumière à retrouver, où espérer, « avec le poème pour dire (l’être cher disparu) », « simplement », dans le dénuement de soi où se reconstruire de « dire l’intraduisible de toi / Sans le brusquer » …

Matthieu Gosztola a titré l’un de ses autres recueils Nous sommes à peine écrits… Peut-être le sommes-nous, fondamentalement, « le long d’un chemin d’échos / que la mémoire invente, puis efface » (Octavio Paz) puis réinvente par la force du poème dans ce « labyrinthe impalpable » (Jorge Luis Borges) que nous ouvre chaque jour inédit.

Attachés à nos racines d’encre qui fondent et bâtissent des ponts tendus entre notre passé et l’inconnu, entre une lettre et l’autre, Nous sommes à peine écrits d’être aussi ce que nous avons perdu.

 

 

 

Présentation de l’auteur

Matthieu Gosztola

Matthieu Gosztola est enseignant, poète et critique littéraire. Dix-huit ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche), des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine. 

© Matthieu Gosztola et Pierre Drogi, Wikipedia.

Autres lectures

Rencontre avec Balthus de Matthieu Gosztola

  Matthieu Gosztola nous offre une Rencontre avec Balthus, poème d'un seul tenant paru dans les belles et simples éditions La Porte menées par Yves Perrine. Le livre est de petit format. Il [...]




Patricia CASTEX MENIER & Werner LAMBERSY, Al-Andalus

Le "Journal d’automne" de Patricia Castex Menier nous offre un véritable voyage, nous ouvre « une perspective d’estuaire » que le lecteur découvre au fil des pages, traversé par l’onde poétique, « l’or mouvant des reflets, bien plus léger que celui des autels en majesté ».

Toute une synesthésie palpite dans la saveur des mots goûtés au pays de la lumière : les heures et des verres tintent dans une « rumeur aux terrasses », « le paon de l’Alcazar » nous la joue modeste pour laisser sa roue se faire le motif total du pays (« C’est le pays entier qui fait la roue : il n’est pas donné à n’importe qui de se nommer lumière »), « quelques coplas » pincent la corde de nos cœurs aussi vibrants qu’une guitare, un « moucharabié » nous rappelle à claire-voie quelques-uns de ses « contes du désespoir », … le récit d’une humanité ondoyante et chaleureusement vivante dans les rues andalouses déroule ici le road-movie de sa vie fervente et éclatante.

Depuis le bord du fleuve les rives remuent la vie, mouvante derrière ses murailles, « les vagues cogn(ant) la coque de la ville-bateau » bâtie par l’Histoire (« l’Atlantique, ce dernier envahisseur » ; « (…) la place au soleil (…). Au centre, si l’on se le rappelle, le noyau de la nuit de l’Inquisition, là où on brûlait les corps, les âmes, et la libre pensée »).

Patricia Castex-Menier & Werner Lambresy, Al-Andalus, éd. du Cygne, 2019, 44 p., 10 €.

 

La vie lestée par le nuancier des saveurs qui infiltrent invisiblement mais sensuellement son âme voyageuse (« Churros et orangeade », « une journée au goût de citronnade », …) ; la vie habitée par « le muezzin », « l’azulejos du ciel », « l’infini, à la fois le semblable et le changeant ». La poète Patricia Castex Menier fait sa place au soleil comme au mystère tout en clair-obscur de la force et de la beauté du poème (« L’infini (…). Colonnes et arcades, le poème qui viendrait, qu’on souhaiterait pour survivre à l’émotion, n’ose même pas y toucher »). Elle tire à fleur d’interlignes - des profondeurs de la mémoire du pays andalou jusqu’à la surface miroitante du poème - ce que l’humanité conserve en ses entrailles, en ses croyances, en ses certitudes, doutes et espoirs : « Ici comme ailleurs, du fracas, des batailles. On l’oublie trop aisément, bercé par l’élégance des formes. Un répit, c’est si facile la lumière, avant que la mémoire l’engloutisse, rapide, tel le soleil du couchant, ce plongeur de fond ». Davantage, elle tire par les haleurs du poème (« chevaux nez au vent, puis montures mâchant le mors ») l’onde oubliée recouverte par les vagues coruscantes ou frénétiques des précipités du fleuve quotidien qui nous traverse et qui cependant continue de porter des alluvions invisibles mais significatives du passé bâtisseur/éclaireur de nos chemins présents. N’est-ce pas le rôle du poète, de faire resurgir à la surface du réel ce que nous oublions vite faute d’y consacrer du temps, de la réflexion, de laisser Orphée se retourner vers le pays des ombres et du songe pour mieux regarder par la suite devant lui un avenir plus ensoleillé, à hauteur d’hommes / d’humanité ?

 

Dans  une  bibliothèque  on peut classer aussi les livres selon
leur   même   dimension,  leur   même   hauteur.  Comme   ici,
naguère, quand se côtoyaient la Torah, le Coran et l’Évangile.
 

 

De ce "Journal d’automne" perpétuel nous pourrions écrire ce que la poète Patricia Castex Menier écrit à propos de l’une de ses journées, perçue entre ses interstices, saisie dans ses instants d’éternité :

 

Une  journée  au  goût  de  citronnade,  une nuit  aussi
ténue qu’un noyau d’olive, un éveil dans la senteur des
choses qui demeurent à nos côtés comme si le jasmin
était une fleur d’automne
 

 

Dans ses "Mémoires épisodiques", le poète Werner Lambersy avance dans le labyrinthe exotique de l’ailleurs andalou, se voulant « le passant tranquille » d’un monde (trop) bruyant, piéton émerveillé de la « troisième rive » (cf. l’exergue inaugural de ce livre récit-voyage réalisé en octobre 2018 en terre de Séville, Cordoue, Jerez de la Frontera, Cadix : « Là où le livre invente la troisième rive » Jacqueline Saint-Jean). L’émotion ne baisse pas la garde, phare intarissable de la vigie du poète voué à l’édifiant étonnement, sans cesse reconduit : « (…) j’ai tremblé d’émotion / À cause Des hommes devant la calligraphie / D’Inoue Et les colonnades de la mosquée de Cordoue ». Le poète écrit bien « à cause de », non « grâce à ». Autre temps, autre(s) émotion(s) -l’actualité tragique tamisera toujours le filtre du regard clairvoyant (voire visionnaire) du Poète-Voyant. Face aux tumultes actuels du monde ravagé par la violence et ses ramifications de termites, le poète s’interroge sur la possibilité même d’un passage « tranquille » dans la traversée du labyrinthe existentiel, nuance son émerveillement premier.

 

Comment savoir avec ces palmiers
Dans le
Jardins à quelle saison et même en
En quelle année
Ou siècle on est le passant tranquille 

 

 

Être « en » et « à » (comme « à quel saint se vouer ») ne signale pas même posture qu’être « dans » (une année / une saison) : le choix des prépositions est pesé par le poète, renvoyant à une instabilité / une insécurité d’être aujourd’hui, ici, dans la quiétude relative du Métier de vivre (Cesare Pavese). Aux figures et motifs architecturaux andalous correspondent « l’architexte » d’un jeu de l’ombre et de la lumière tel qu’il s’exécute sournoisement en ce 21e siècle où les obscurantismes envahissent peu à peu de nouveau notre Histoire. La tranquillité est peut-être dans l’intervalle de ce « pas espagnol suspendu Des chevaux », dans l’entre-deux trouble parfois poreux du combat et du divertissement où l’homme-cheval-destrier parfois abandonné à la haine se double de son avatar paradant sous les œillères / le masque d’imposture ou d’insouciance de la complaisance. Car il en est ainsi de l’œuvre viscéralement / foncièrement poétique de Werner Lambersy : sa portée résonne immanquablement, de la mire des contingences visées avec leur immédiateté attractive jusqu’au mille de la cible métaphysique.

Dans le « remue-ménage » de la ville, que ce soit « (…) le long du large/Guadalquivir » ou « la surexcitation de Séville », le poète s’exécute à « bouger » :

 

On m’interpelle à chaque coin
De rue pour
Des tickets des billets d’entrée<
Des plans
Ou des prospectus en couleurs

Jamais
Une chaise libre très longtemps
(…)
Je n’avais pas
D’excuses la vie passe trop vite !
Et je traîne…,

 

écrit le poète après s’être comme apostrophé lui-même précédemment : « Je n’avais pas / D’excuses j’étais venu pour / Bouger ! ». Les enjambements figurent la cadence soutenue des villes andalouses ici traversées, si remuantes que le poète se demande

 

C’était comment
Avant
La foule des visiteurs
C’était comment
Avant
L’ouverture des portes
(…) »,

 

avant l’afflux du tourisme de masse (« L’univers plie et replie/Le papier glacé/De l’agence de voyage »), avant l’advenue d’une ère frénétique infiltrée par « la vie numérique »… L’amour laisse entendre son air romantique

 

C’était comment
Quand
On entendait encore le
Jet d’eau
Des fontaines s’épuiser
Par amour
(…)
Quand on n’était que
Que nous deux
Dans les secrets
De l’azur et les noces
De l’ombre
 »

 

La voix poétique si singulière de Werner Lambersy, touchant l’âme des êtres et des choses universelle, s’entend tout au long de ce voyage auquel le poète nous invite par « mémoires périodiques » comme les intermittences d’un phare retentissent en nos traversées trébuchantes ou clinquantes, le temps d’écouter bruire le murmure du monde où « verser de la lumière / Aux azulejos » de nos cœurs s’épand dans le cours des jours et des instants recueillis plus clairement qu’aux frontières circonscrites des agitations convenues ou des habitudes.

Aucune nostalgie ne point pour arrêter le poète, puisque le passé se projette dans un présent ouvert vers l’avenir tel « le temps andalou » rythmé avec « le talon flamenco ». Le poète opiniâtrement avance, continue de se laisser surprendre / reprendre par le temps des baisers (« qui n’apaisent pas / La faim »), par le temps espéré d’un « continent perdu » à retrouver.

Présentation de l’auteur

Patricia Castex-Menier

Particia Catsex-Menier est née à Paris en 1956, où elle réside et enseigne toujours. Entre vie familiale et professionnelle, elle mène un itinéraire d'écriture volé au
temps qu'elle consacre à la poésie et à l'édition.

Poésie
Au Dé Bleu, Chaillé-sous-les Ormeaux
Flandre, I975.
Les heures à Finialette, 1983.

A Plein Chant, Bassac
Il n'y a pas d'art poétique, 1976.

Chez Thierry Bouchard, St Jean de Losne
Lacunaire, 1981.

Aux Editions de Vallongues, Billière
Lignes de Crète, 1987.

Au Théâtre Vesper, Paris
Tablas, 1989.

A La bartavelle, Charlieu
A ton nom d'archange, 1997.

Chez Cheyne éditeur, Le Chambon-sur-Lignon
Questions de lieu, 1985.
Chemin d'Eveil, 1988.
Infiniment demeure, 1992.
Ce que me dit l'ensevelie, 2001.
Bouge tranquille, 2004.
X fois la nuit, 2006.

Aux éditions Ficelle, Soligny la Trappe
Achill Island, moutons et cetera, 2006

En Belgique
Chez Henry Fagne, Bruxelles
Lies, 1976.
Aux éditions Les Eperonniers, Bruxelles
La bien venue, 1991.

En Inde
Chez P.Lal, Writers Workshop, Calcutta
La roue à aubes, 1983.

Livres d'artistes, tirage limité
Chez Alain Guinhut, Cholet
Trésor du monde, 1976.
Cérémonial, 1979.
A L'étable des matières, C. Dorrière, Caen
Entre Nerfs, 1982.
Chez B.G Lafabrie, Paris
Claires- voies, 1990.
A Céphéides, Sarah Wiame, Paris
Entrepas, 2006
Maria Desmée, collection « Les révélés »
Interstices, 2007

Roman
Aux éditions La Dragonne, Nancy
L'éloignée, 2001.

Théâtre, pièce pour enfants
Aux éditions Ficelle, Soligny la Trappe
Le Roi Berdagot, 2005.

Entretiens
Aux éditions Parole d'aubes, Grigny
Avec Pierre Dhainaut, A travers les commencements, 1999.

Présence en anthologies
La vraie jeune poésie, La Pibole, Paris, 198O.
Panorama de la poésie française contemporaine, Moebius, Triptique, Montréal, 1991.
Poèmes de femmes des origines à nos jours, Régine Deforges, Le Cherche Midi, Paris, 1993.
Das Fest des Lebens, Poètes français contemporains, (éd. bilingue français-allemand) R.Fischer, Verlag im Wald, I993..
Mars Poetica, Poètes croates et français, (éd.bilingue), Skud, Zagreb et Le Temps des cerises, Paris, 2003.
La poésie française contemporaine, J.Orizet, Le Cherche Midi, Paris, 2004.

Participations
Printemps des poètes, Paris, 2002 ; Paris et Zagreb, 2003 ; Paris, 2004.
Semaine de la poésie, Clermont Ferrand, 2005.
Lectures sous l'arbre, Le Chambon-sur-Lignon, 2001, 2005, 2007.
Colloque Pierre Dhainaut, La passion du précaire, sous la direction de Jean-Yves Masson et Aude Préta de Beaufort, Université Paris-Sorbonne, Avril 2007.

En revues
(textes personnels ou articles critiques sur les parutions)
Le journal des poètes, A l'index, Autre Sud, Les hommes sans épaules, Le matricule des anges, Lieux d'être...

Poèmes choisis

Autres lectures

Patricia CASTEX MENIER & Werner LAMBERSY, Al-Andalus

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Présentation de l’auteur

Werner Lambersy

Werner Lambersy est un poète belge né à Anvers le 16 novembre 1941. Il vit à Paris. Auteur d'une quarantaine de recueils, il est une voix majeure de la littérature francophone. 

 

  • Bibliographie 
  • Caerulea, 1967
  • À cogne-mots, 1968
  • Haute Tension, 1969
  • Temps festif, 1970
  • Silenciaire, 1971
  • Moments dièses, 1972
  • Groupes de résonances, 1973
  • Protocole d'une rencontre, 1975
  • Maîtres et Maisons de thé, 1979
  • Le Déplacement du fou, 1982
  • Paysage avec homme nu dans la neige, 1982
  • Géographies et Mobiliers, 1985
  • Komboloï, suivi de Chand-Mala, 1985
  • Noces noires, 1987
  • L'Arche et la cloche, 1988
  • Un goût de champignon après la pluie, 1988
  • Architecture nuit, 1992
  • L'écume de mer est souterraine, 1993
  • Le Nom imprononçable du suave, 1993
  • Anvers ou les anges pervers, 1994
  • Front de taille. Édition originale, (avec des encres de Robert Clévier), 1995
  • Étés (avec Henry Bauchau), 1997
  • 12 poèmes ventriloques, 1998
  • La Légende du poème, 1998
  • Errénité, 1999
  • Dites trente-trois, c'est un poème, 2000
  • Ecce homo (jeu-parti) (avec Otto Ganz), 2002
  • À feu ouverts, avec des encres de Claire Dumonteil, Fédérations des œuvres laïques de l'Ardèche, 2004
  • Rubis sur l'ongle, éditions Hermaphrodite, 2005
  • Le Roi Berdagot : farce en sept tableaux, Rougier, 2005
  • L'Invention du passé : 1971-1977, Le Taillis pré, 2005
  • Coïmbra, Dumerchez, 2005
  • Achill Island note book, éditions Rhubarbe 2006
  • Parfums d'apocalypse, éditions l'Amourier, 2006
  • La Toilette du mort, suivi de Ezra Loomis Pound, L'Âge d'Homme, 2006
  • Corridors secrets, avec des dessins de Didier Serplet, 2007
  • Quelque chose qui lui parlait tambours, avec des estampes de Yves Picquet, éditions Double Cloche, 2009
  • Jacques Zabor, illustrations de Tudor Banus et Otto Ganz, éditions le Moulin de l'étoile, 2008
  • Impromptu de la piscine des amiraux, éditions La Porte, 2008
  • Te spectem, avec des peintures de Richard Bréchet, éditions Tipaza, 2009
  • La Percée du jour, avec des photographies de Yves Picquet, éditions Double Cloche, 2009
  • Érosion du silence, avec des photographies de Jean-Pol Stercq, éditions Rhubarbe, 2009
  • Devant la porte, avec des photographies de Claude Allart, éditions du Cygne, 2009
  • Pluies noires, avec des gravures de Christine Gendre-Bergère, M. Brenner, 2010
  • Conversation à l'intérieur d'un mur, 2011
  • Un concert d'Archie Shepp, éditions La Porte, 2011
  • À l'ombre du Bonsaï, 2012 - L'Âne qui butine
  • Quelques petites choses à murmurer à l'oreille des mourants, éditions La Porte, 2012
  • Le Cahier romain, éditions du Cygne, 2012
  • Pina Bausch, illustrations de Amathéü & Ganz, éditions du Cygne, 2013
  • Opsimath : la nuit, Rougier, 2013
  • L'Assèchement du Zuiderzee, éditions Rhubarbe, 2013
  • Le Mangeur de nèfles : haïkus libres, Pippa, 2014
  • Déluges et autres péripéties, éditions La Porte, 2014
  • Dernières nouvelles d'Ulysse, 2015
  • Escaut ! Salut: suite zwanzique et folkloresque, 2015 - Opium Éditions
  • In angulo cum libro, Al Manar, 2015, avec Diane de Bournazel
  • Dernières nouvelles d'Ulysse : avis de recherche, Rougier, 2015
  • Un requiem allemand 1986, éditions Caractères, 2015
  • La Perte du temps suivi de On ne peut pas dépenser des centimes, Castor Astral, 2015 - Prix Mallarmé et prix Théophile-Gautier
  • La Dent tombée de montagne, Dumerchez, 2015
  • Anvers ou Les anges pervers, récit, Espace Nord, 2015
  • Epitapheïon, éditions La Porte, 2016
  • D'un bol comme image du monde, avec illustrations de Lee Ye Ji et Thai Le Dinh, Pippa, 2016
  • Vie et mort du sentiment étrange d'être dieu, éditions La Porte, 2017
  • Le Sous-marin de papier, avec des illustrations de Aude Léonard, Møtus, 2017
  • Lettres à un vieux poète, éditions Caractères, 2017
  • Hommage à Calder, éditions Rhubarbe, 2017
  • La Chute de la grande roue, suivi de Les grillons chantent la nuit ; de En dehors et autour ; et de Paresseux Dimanches, Le Castor Astral, 2017
  • Ball-trap, illustrations Laurence Skivée, 2017 - L'Âne qui butine
  • Bureau des solitudes, éditions La Porte, 2018
  • Maîtres et maisons de thé, éditions Rhubarbe, 2019
  • La Musique à bouche, illustrations de Philippe Bouret, éditions du Petit Véhicule, coll. « l'Or du temps » no 150, 2019
  • Le grand poème, éditions Caractères, 2019
  • L'Agendada, éditions Rougier, 2019
  • Brainxit, avec des photographies des sculptures de Wanda Mihuleac, éditions Transignum, 2019.Les Convoyeurs attendent, journal sauvage, éditions Rhubarbe, 20
  • Le festin de vivre, 2020 - L'Âne qui butine
  • Devant la porte, avec des photographies de Claude Allart, éditions du Cygne, 2009
  • Pluies noires, avec des gravures de Christine Gendre-Bergère, M. Brenner, 2010
  • Conversation à l'intérieur d'un mur, 2011
  • Un concert d'Archie Shepp, éditions La Porte, 2011
  • À l'ombre du Bonsaï, 2012 - L'Âne qui butine
  • Quelques petites choses à murmurer à l'oreille des mourants, éditions La Porte, 2012
  • Le Cahier romain, éditions du Cygne, 2012
  • Pina Bausch, illustrations de Amathéü & Ganz, éditions du Cygne, 2013
  • Opsimath : la nuit, Rougier, 2013
  • L'Assèchement du Zuiderzee, éditions Rhubarbe, 2013
  • Le Mangeur de nèfles : haïkus libres, Pippa, 2014
  • Déluges et autres péripéties, éditions La Porte, 2014
  • Dernières nouvelles d'Ulysse, 2015
  • Escaut ! Salut: suite zwanzique et folkloresque, 2015 - Opium Éditions
  • In angulo cum libro, Al Manar, 2015, avec Diane de Bournazel
  • Dernières nouvelles d'Ulysse : avis de recherche, Rougier, 2015
  • Un requiem allemand 1986, éditions Caractères, 2015
  • La Perte du temps suivi de On ne peut pas dépenser des centimes, Castor Astral, 2015 - Prix Mallarmé et prix Théophile-Gautier
  • La Dent tombée de montagne, Dumerchez, 2015
  • Anvers ou Les anges pervers, récit, Espace Nord, 2015
  • Epitapheïon, éditions La Porte, 2016
  • D'un bol comme image du monde, avec illustrations de Lee Ye Ji et Thai Le Dinh, Pippa, 2016
  • Vie et mort du sentiment étrange d'être dieu, éditions La Porte, 2017
  • Le Sous-marin de papier, avec des illustrations de Aude Léonard, Møtus, 2017
  • Lettres à un vieux poète, éditions Caractères, 2017
  • Hommage à Calder, éditions Rhubarbe, 2017
  • La Chute de la grande roue, suivi de Les grillons chantent la nuit ; de En dehors et autour ; et de Paresseux Dimanches, Le Castor Astral, 2017
  • Ball-trap, illustrations Laurence Skivée, 2017 - L'Âne qui butine
  • Bureau des solitudes, éditions La Porte, 2018
  • Maîtres et maisons de thé, éditions Rhubarbe, 2019
  • La Musique à bouche, illustrations de Philippe Bouret, éditions du Petit Véhicule, coll. « l'Or du temps » no 150, 2019
  • Le grand poème, éditions Caractères, 2019
  • L'Agendada, éditions Rougier, 2019
  • Brainxit, avec des photographies des sculptures de Wanda Mihuleac, éditions Transignum, 2019.
  • Les Convoyeurs attendent, journal sauvage, éditions Rhubarbe, 2020

        Autres lectures

        Le mangeur de nèfles (Haïkus libres) de Werner Lambersy

        La nèfle, appelée parfois cul de chien, s’accommode assez bien, dit-on, dans les recettes, d’une cuisine prétendument « sauvage » qui convient parfaitement à Lambersy. Car cela fait près de cinquante ans que cet enchanteur [...]

        Patricia CASTEX MENIER & Werner LAMBERSY, Al-Andalus

        Le "Journal d’automne" de Patricia Castex Menier nous offre un véritable voyage, nous ouvre « une perspective d’estuaire » que le lecteur découvre au fil des pages, traversé par l’onde poétique, « l’or mouvant des reflets, [...]




        Claire Massart, L’aveu des nuits, suivi par Le calendrier oublié

        Délicates touches de pensées en aveu dans le ventre des nuits, sur le flanc tremblé des coteaux diurnes, « enpente », dès l’aube jusqu’aux crépuscules, blotties entre le chien et loup des « couleurs d’éclipse » du ciel,  au bois dormant ou quelquefois à claire-voie des bosquets obscurs dressés à ciel ouvert dans le plein vent des saisons, il arrive que des présences se lèvent ou disparaissent, qu’un lièvre, qu’une perdrix, que des hérons, qu’un merle, télescopent les pensées-parasites, les pensées- pirates, « scies des cigales, troubles derviches », les « enfants-pensées », toujours dans l’arrière-cœur de soi, « arpèges, au fond de la besace »…

        Le livre de poésie de Claire Massart est tout empreint de fine sensibilité et de saveurs, venues de guets sensibles à l’écoute du monde et de ses habitants, de la nature jusqu’au réveil de tous les sens, à l’affût des « fleurs minuscules comme nos vies », jusqu’à l’entrevue « des valises  du ciel ». L’œil affûté, ici, écoute, et l’oreille regarde. Le dedans /le dehors correspondent dans des rebonds, des retours et des ressacs délicatement accordés.

        Quarante-six poèmes, écrits du 15 octobre 2014 pour le premier au 5 décembre 2016 pour le dernier, ponctués par plusieurs « Série Nuit », composent la première partie du recueil. Le titre d’emblée interroge : s’agit-il d’un aveu émis par, ou durant, les nuits, et quel est cet aveu ?

        Claire Massart, L’aveu des nuits suivi par Le calendrier oublié, éditions des Vanneaux, coll. L’Ombellie, 2017, 90 p., 15 €.

        Le complément du nom renvoie-t-il à l’atmosphère universelle des recueillements nocturnes, ou renvoie-t-il à des réflexions solitaires émises et reçues dans le noir par une vie individuelle sur un parcours personnel ? Qui, autrement dit, déroule le film-poème par le ruban magnétique des mots écrits ? Qui et quoi se penche sur l’arbre interne de Soi pour donner corps à la nuit, l’enrober d’une parole-poème, par le charroi du temps, par le cours des saisons, au fil du temps d’une vie dont nous sommes les « Chercheurs d’or » ?

         

        Charroyer
        Pousser ou tirer, souvent les deux
        Sur une pente raide
        Ne pas dévisser
        Dans ce pas de forçat
        Tamiser, ressasser
        À tant affûter l’œil
        Déceler
        L’inquiétante silhouette
        D’une route de soi

         Et soudain, ma main attrape au bond
        La pépite que mon rêve lui envoie
         

         

         

        Le « doute » exerce sa vigie, dans le dénuement fertile de soi où se chercher. Une quête existentielle, sur le bord d’un effroi aux échos pascalien, déroule dans L’aveu des nuits sa route aux chemins pluriels tirés vers le haut mystérieux par les haleurs du poème, au long de la rivière de vivre.

         

        Pas amères, les rides de la mer qu’une dune a vues.
        L’œil cherche le pertuis et nous offre son doute :
        Une balafre sur le temps,
        Une danse imprécise et gaie, un ajonc offert et refusé.

         Le silence naît à la jonction -un fil- de deux immensités.
        Une question muette.
        Une imparable réponse.

         Commence alors la précieuse errance : lieu du dénuement. 

         

         

                                   Doute de mer

         

        Le silence, - où plonge la haute nuit ; sa fissure, par où s’infiltre le froid ; sa transparence, accessible par l’arrêt du « train de pensées bavardes », - colmate-t-il les brèches, la fracture du Vivre ? Les visages inscrits dans les plafonds, tendus sur la toile infinie des nuits, le passage des oiseaux-souvenirs comptés comme « les courbatures des draps », revisités avec « le temps et nous (qui) nous entretuons », -tous ces instants, où l’être sort de son lit, seront-ils digue de secours suffisante tandis  qu’ « au matin, on pose les pieds sur un tapis de douilles » ?

         

        On devient fou, folle du bizutage de la vie.
        Pourtant parfois, la main douce de l’amour vient lisser la folie,
        du front vers l’arrière, pour peigner les pensées hirsutes. 

         

        La nuit en poème sériel enroule ses secrets dans son nom, et l’aveu de ses insomnies se murmure dans le creux du silence « sur la crête de l’ému ». Parfois « nue » et « démunie », parfois « lacérée », « clandestine », « À rebours », urbaine, rêvée, les nuits portent nos yeux, cachent les cernes des regrets, refont nos bagages, mis à jour, -« ligne de flottaison de notre monde »…

        Les nuits s’entrouvrent aux clairières ravivées du jour, s’entrecoupent de bouquets d’envol de couleurs cosmiques, où la vie reprend pied, lorsque « la rivière est hors d’elle ». En pente nous allons, partons dérouler de nos pas alertes l’ébrouement de la vie :

         

        Des traces sur la pente du temps :
        Nos yeux au pas de charge
        Un visage dans une main en coupe
        Le torticolis des troncs
        Le ballonnement du gui sur les peupliers
        Une colère suspendue

         Et si eu lieu d’attendre
        On était rapté par le vert vif d’une prairie
        On oubliait la saison et qui l’on est
        On oubliait l’attente et le voyage ?
        Et si on finissait par oublier l’oubli… 

         

         

                                   En pente

         

        La vie, dans l’aveu des nuits, jaillit peut-être là, depuis la source jusqu’aux résurgences d’une mémoire oublieuse délicieusement ravie (« raptée ») – « nous déprendre de nos baluchons et nous en coiffer » ; s’arracher le temps d’une Disparition du radeau-tandem d’un autre dans un rêve à part où ranger les rêves -, dans le prisme sidéré d’un regard détaché de l’oubli, délesté, suspendu ? Retenue encore par le fil tendu de la tendresse, où le désir perdure, où notre ombre persiste et signe nos encablures naviguées à l’œil, dérivées à l’aveugle. Oscillant, tanguant-roulant entre trop lourd et grâce (« trouée ») d’éclaircies, où la vie (« peine-ombre », oiseau mort fracassé « contre une vitre qui ne devait pas exister »), « c’est de l’aérien qui cogne ».

        Quelques Haïkus libres (2ème partie) suivent L’aveu des nuits, fixant dans l’éclat de leur concision des clichés comme arrêts sur images vibrantes de vie :

         

        Hiver avancé
        Parc secret, tout mouillé
        Le chien court

         

        Le calendrier oublié (3ème partie) clôture ce recueil, l’agenda défait pour briguer une éphéméride lointaine (« Cela s’est déjà passé en d’autres temps, en ces temps-là… ») où, même effeuillé, « ajourné », l’espoir « chante hier » dans l’aujourd’hui du Poème, ses lendemains sur le seuil avancé d’un « avenir volant ». Pages mélangées, mois mêlés comme un jeu de cartes avant de le jouer, ce calendrier perpétuel rejoue les scènes d’un « joyeux désordre », celui l’est la mémoire…  

         

         

         




        Matthias VincenotJ’ai vingt ans

        La poésie de Matthias Vincenot s'exécute comme une chanson nous insufflant l'air qui manque, une nostalgie douce comme le refrain d'une mélodie que l'on fredonne encore, avec du sang neuf dans les circuits / « dans les anfractuosités de la mémoire » parfois ombrageuses, dans le flux de nos artères, de nos escapades et par toutes les veines du poème.

         

        Matthias Vincenot, J’ai vingt anséditions Fortuna, 2018, 68 p., 10 €

         

        « J'ai vingt ans », affirme le poète Matthias Vincenot, le temps après tout n'étant (presque) qu'accessoire, puisque seules comptent les minutes d'enchantement qui nous maintiennent en apesanteur ; puisque l'on garde l'âge intemporel de ses vingt ans tant que le cœur bienveillant offre la possibilité des rencontres accueillantes, des roses, des sourires et des durables choses. Ainsi ce sentiment d'« Être parmi nous » qui fédèrent les amitiés :

         

        (…)
        Nous sommes faits de l'écorce
        Des amitiés centenaires
        Indifférentes aux ressacs, plus fortes
        que la force des choses

        (…)

        Nous harmonisons nos déséquilibres
        Précieux
        Et quand il faut
        Nous ne craignons pas le silence

        L'implacable réalité
        Nous la mettons à distance
        Pour être un peu moins vulnérables
        Il nous reste notre évidence. 

         

        Matthias Vincenot bouscule la chronologie, nous offrant par le poème-étendard le sang toujours réactivé des chansons de demain. « Quand je serai jeune »..., écrit-il du haut de ses vingt ans endossés à contre-temps dans l'air libre, la résistance à « l'implacable réalité » dressée avec les poings généreux du poème levé pour engager le bonheur de vivre. « Je serai libre pour toujours/Et je jouerai à avoir peur. »...

        Après le Vivre-Écrire d'Un autre ailleurs (son premier livre, aux Lettres du Monde, en 1998) jusqu’à Génération deux mille quoi (aux éditions Fortuna, en 2015), il entonne pour son 15recueil : J'ai vingt ans, sur l'air du poème qui regarde en avant, l'espoir têtu, solidaire comme les vraies amitiés fortifient au-delà du temps qui passe et portent nos cheminements en les jalonnant de leurs belles références (« On est toujours l'ancien d'un autre ») :

         

        (…)
        Dans le regard des autres
        On est ce qu'on devient      
                                           

        Remontons en selle
        Tant qu'on ressent le vent
        Et qu'on reste rebelle
        Au lent délitement
        C'est que la vie nous porte
        Que le regard des autres
        C'est d'abord le nôtre
        Que la réalité
        N'est que ce qu'on en fait
        Et qu'on passe parfois
        Sa vie à la chercher
        Un café en terrasse
        Dans l'espace que fait
        La brume des jours lointains
        On se retrouve enfin
        Comme on tente d'être
        Plus ou moins 

         

        Et « la froide réalité » peut bien se tenir face à la confiance accordée aux autres, à la ronde du temps que le poète affirme sans cesse à renouveler, à partager, sans saper les socles (« À vouloir tout effacer, on oublie ce qui doit/s’écrire »).

        Une nostalgie salutaire pointe, forte de ses pieds-de-nez lancés au quotidien morose, restituant le poète dans sa posture authentique : posté à l’avant-garde du temps et n’oubliant pas les pierres édifiées dans le passé, il regarde le monde et en parle, lucide, et prend position loin de l’image édulcorée du poète perdu à perte dans ses rêves. Ici le rêve est salle d’attente pour un rendez-vous engagé sans arrêt (« Remontons en selle ») avec un réel revu et touché par les mots vrillés à « la force de la patience », désolidarisés des « importuns », « contre les empêcheurs de rêve », noués à l’espoir intarissable qui alimente les sources vives (« Et c’est lorsque la vie surprend/Qu’elle se fait//Et qu’elle peut être ce rêve/ Dans la froide réalité »).

         

        Moi je suis de l’époque des albums photos
        Du repos le dimanche, quand rien n’était 
        Ouvert
        Quand on prenait la peine de cultiver l’ennui

        (…)

        Je suis du temps béni des débats politiques
        Des joutes enflammées, des cohabitations

        (…)

        Nous avions nos passions, nous avions
        nos logiques
        Nous discutions aussi, nous prenions position
        Je me souviens si bien de nos naïvetés
        Et de la folle envie de ne pas renoncer

        (…)

        Dans la cour de récré, la guerre pour de faux
        S’en croyant protégés, notre belle illusion
        Les conflits étaient loin, dans la télévision
        On pouvait sans problème avoir le cœur
        sensible
        On n’imaginait rien de tout ce qui viendrait
        C’était avant le temps des guerres invisibles
         

         

         

        Le poète sait peser le cours du temps, chanter la course à contre-courant, aller en avant/de l’avant. Le poète Matthias Vincenot est ce chroniqueur-troubadour-là, à nous offrir « l’éternité dans un instant ».

         

         

         

        ©Murielle COMPÈRE-DEMARCY (MCDem.)  

        Présentation de l’auteur

        Matthias Vincenot

        Né le 27 janvier 1981.

        Poète, Docteur ès Lettres, Chevalier des Arts et des Lettres.

        Président de l’association Poésie et Chanson Sorbonne.

        Professeur aux Cours de Civilisation française de la Sorbonne.

        Fondateur, organisateur et Directeur artistique, depuis 2003, du Festival DécOUVRIR de Concèze (en Corrèze, et depuis 2015 également à Tulle, sur les Terrasses du Château de Pompadour et à Juillac), qui, chaque soir, accueille des poètes, des chanteurs, des musiciens et des comédiens. Devise de ce festival : « croiser poésie et chanson, univers et styles, dans un esprit d’ouverture et de découverte ». www.festivaldecouvrir.com

        Sociétaire de l’Académie Charles Cros, membre des Commissions « Chanson » et « Parole enregistrée et documents sonores ».

        Directeur artistique de « Poésie en liberté », concours international de poésie en langue française via Internet destiné aux lycéens, aux étudiants et aux apprentis, avec notamment le soutien du Ministère de l’Education nationale (4000 à 5000 participants chaque année). www.poesie-en-liberte.fr

        Chroniqueur poésie et chanson (« Le mot et la note ») dans la magazine Francofans, bimestriel de la chanson francophone actuelle.

        Quatorze recueils de poèmes et de nombreux poèmes publiés en revues et en anthologies (chez Larousse, Seghers, Ellipses, au Cherche-Midi, au Temps des Cerises…), également traduits en espagnol, roumain, macédonien… Le recueil Le Juste nécessaire (APES / Bérénice, 2012) est paru simultanément en France et en Italie dans une édition bilingue.

        Parution en 2016 de l’album Hors cadre, chez EPM, poèmes accompagnés par Etienne Champollion et l’Ensemble DécOUVRIR (7 musiciens).

        Deux ouvrages sur la poésie et la chanson : Le mot et la note (L’Amandier, 2014) et Poésie et chanson, stop aux a priori ! (Fortuna, 2017)

        Poèmes mis en musique et/ou interprétés par de nombreux artistes. Le livre-CD L’Âge de mes désirs paru en février 2011 au Temps des Cerises, collection Le Merle moqueur, rassemble 41 artistes chanteurs et comédiens qui disent et chantent 39 poèmes. Parmi eux : Pierre Barouh, Isabelle Mayereau, Anne Vanderlove, Weepers Circus, Marie Espinosa, Emilie Marsh, Eric Guilleton, Danièle Evenou, François-Eric Gendron, Maureen Dor, Isabelle Georges, François Corbier…

        Donne régulièrement des lectures, seul ou accompagné de musiciens (Etienne Champollion et l’ensemble DécOUVRIR), souvent avec d’autres poètes, ainsi que des récitals de poésie et de chanson, avec ou en co-plateaux avec des chanteurs.

        Organisateur, depuis 1999, de soirées de poésie en Sorbonne, notamment au moment du Printemps des Poètes : « Voies et visages de la poésie contemporaine ».

        Organisateur, depuis 2000, du cycle de concerts « Chanson française en Sorbonne ».

        Créateur en 2010 avec Thierry Cadet du Prix Georges Moustaki de l’album indépendant et/ou autoproduit, dont le jury (président d’honneur : Georges Moustaki) est composé de journalistes (L’Express, Le Figaro, France-Inter, La Croix, Libération, RFI…) et de professionnels de la musique (managers, tourneurs, attachés de presse…). www.prixgeorgesmoustaki.com

        Membre de divers jurys de tremplins de chanson : Vive la reprise / Et la chanson va (du Centre de la Chanson), Le Mans Cité Chanson.

        Vice–Président étudiant de l’université Paris–Sorbonne (Paris IV) entre mars 2003 et février 2005, et membre de la Commission Culturelle de l’université de 1998 à 2005.

        Conférencier et animateur de débats autour de la poésie et de la chanson régulièrement aux Cours de Civilisation française de la Sorbonne, et également dans d’autres lieux, comme en mars 2008 au Salon du Livre de Paris, sur le stand du Ministère de l’Education Nationale ou le 7 décembre 2016 à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm.

        Participation à divers colloques universitaires (sur la nouvelle génération poétique, Rimbaud, la chanson, François Cheng…)

        Poèmes choisis

        Autres lectures

        Matthias VincenotJ’ai vingt ans

        La poésie de Matthias Vincenot s'exécute comme une chanson nous insufflant l'air qui manque, une nostalgie douce comme le refrain d'une mélodie que l'on fredonne encore, avec du sang neuf dans les circuits [...]




        Lettre poème en hommage à Michel Baglin

        À Michel BAGLIN

         

        Tes poèmes sont ces vagues qui continuent de remuer nos plages d'existence
        nos laisses d'errances notre soif inextinguible de partances

        dans le creux de nos fatigues passagères
        sur la crête de nos espoirs insatiables

        nos immobiles voyages

        portés par LAlcool des vents*
        inépuisable, inaltérable
        intarissable

         

        Des chevelures se soulèvent au souffle de tes mots -épis fertiles sur nos champs d'inculture,
        hennissements sauvages surgis de nos crinières rebelles, alezans rétifs à suivre les circulaires de

                                                                                                                                                              manège…

        enfants bâtards de nos chiennes d'enfances en quête encore ou nostalgiques de caresses offertes paume tendrement tendue
        -jamais main menaçante au-dessus
        de nos fronts ouverts sur la tendresse intérieure ne saurait nous donner la confiance
        d'un regard doux comme celui que l'on pose museau fidèle sur les frères et sœurs de lait reconnus
        d'instinct, au flair, à vie-

        "Les feux de naufrageurs" allumés par l'enfance, Michel, sont sentinelles ardentes des frères poètes
        recouvrant de leur chaleur vacillante mais vibrante
        le désespoir agité par "nos croisières d'adultes"

        Aucun pavillon de complaisance ni pavois de possessions triomphantes
        n'auront guidé tes convois
        -plutôt ta roulotte-cheminote
        brinqueballant sur les rails du soleil
        -éclisses roues ô lueurs du voyage-
        sous nos carcasses sur nos amitiés solidaires en route par la voie minoritaire
        avec
        pour solde de tout compte l'aventure
        cette hune hissée
        vers nos ciels de cocagne

        essieu huilé à la force
        de nos poignets francs
        de nos espoirs soudés / partagés

         

        "Je rends grâce à ma naissance qui m'a fait Noir, même si
        ça ne se voit pas
        ", écrivais-tu. "Arabe aussi. Et Juif(...) Indien
        (...)et dissident pour m'inventer des frères"

        Sitting Bull écrivit dans une formule-sagesse
        cette Nature que l’Homme oublie encore
        ces peuples que l’Homme a décimés,
        ce que l’Homme a su abîmer :
        "Quand ils auront coupé
        le dernier arbre
        pollué le dernier ruisseau
        pêché le dernier poisson
        Alors ils s’apercevront que l’argent
        ne se mange pas
        "
        Écoutons, Michel, la symphonie
        du Nouveau Monde
        Tandis que Dvoràk
        transcende les frontières de l’espace
        Un poète interroge la lune
        Mission Apollo 11
        Neil Armstrong écoute la symphonie
        du Nouveau Monde d’Antonin
        Dvoràk – Y voyait-il un Indien
        sur la lune ?
        Entamons le Voyage Grand Tournesol,
        Michel - Je fais aussi peau neuve
        Je suis peau noire
        Rose des vents fleur de terre
        Source vive et sans frontières

        Tu écris encore
        intimant doucement à la rose
        -remuant le feuillage
        de nos pensées rétives
        de nos rêves inachevés-
        de continuer
        d'éclairer
        nos chemins d'aube claire
        nos sentes d'aubépine

         

        Tu écris tenant tête au silence établi
        écartant le rideau de l'oubli
        sur nos fenêtres
        de l'éternel aujourd'hui

        pour qu'advienne/revienne à qui le désirera
        le poème ardent
        enfoui
        dans le ciel ébouriffé de nos têtes
        levé sous l'encre
        par les oiseaux de la nuit
        les oiseaux de la vie
        par nos oiseaux de ligne

        -Regarde, la voix de ton poème
        Michel,
        nous dessine déjà un arc-en-ciel...   

         

         

         




        Olivier LARIZZA , L’exil, Jean-Paul KLÉE, Kathédralí

        Olivier LARIZZA , L’exil

        Écrire des poèmes de manière ininterrompue, comme vivre. À cheval sur le réel et le rêve, comme Olivier Larizza a nourri le vif de son lyrisme à cheval sur deux continents, le Grand Est et la Martinique (cf. Avant-Propos). Dans l’entre-deux de ce qui s’écarte des sentiers battus, comme les auteurs ambitionnés par les éditions Andersen +. L’exil constitue une sorte de journal intime sous forme de poèmes incluant les années 2006-2009. Rédigé au long cours durant douze années entre Strasbourg et les Caraïbes.

        Olivier LARIZZA, L’exil, , Andersen+ éditions ; 2016, 107 p., 8 €

        L’ensemble de l’œuvre formera un triptyque, agencement de trois tomes dont L’exil constitue le premier volet. Si L’exils’étend de novembre 2006 à l’été 2009, L’Entre-Deuxcaptera les années 2009-2010, La Mutation les années 2010-2014. L’alliance de la voix lyrique à celle plus objective du documentaire (documentaire d’une vie, autrement dit autobiographie) donne corps à une singularité étonnante, confère une place à part à Olivier Larizza dont l’inventaire de la poésie française contemporaine ébauche un état des lieux tout en exposant son "art poétique" dans une postface-manifeste rédigée en 2016.

        D’entrée le rythme du poème entraîne « dans la moi/teur de (l)a solitude » quand, « perdu », le narrateur-poète « (…) se retrouv(e) planté là nu/d’amour et plein de froid (...) » alors que celle à qui il « n’arrive pas à dire/tout le bleu-vert inondant son/cœur chaque fois qu’elle/plong(e) dans ses yeux » quitte les Antilles et le laisse seul avec son impossibilité d’avoir pu dire je t’aime. Alors, l’écriture se conçoit, l’Écrire est conçu, le fœtus du Verbe - de la parole poétique - accroché aux parois de la respiration du Vivre : 

         

        Alors il prit sa pieuvre pitoyable plume &
         comme un train fou il glissa
        lui le hanté des mots et il mit
        tout son fardeau paradoxe permanent
        dans une improbable poésie une nuit
        où elle avait pris l’avion quittant le pays
        du soleil où le crépuscule majestu
        eux & magenta se meurt et le tue
        depuis lors.

        Le leitmotiv du « Paris-Tambouctou », « Paris-Tambouctou », « Paris-Tambouctou »... de Blaise Cendrars revient à l’oreille de notre souvenir ici où le voyage est de Strasbourg à Fort-de-France aller-retour, et  comme un rythme de prose du transsibérien saisit le lecteur plongé in media res, à peine posté sur le tarmac du recueil. Une nouvelle syntaxe du réel apparaît au cœur même des mots, miroirs de ce qui fragmente/se défragmente dans la vie, dans le cours de ses (par-)chemins à la fois palimpsestes de l’imprévu/de l’imprévisible et déconstructions en perpétuelle recommencement de ses édifices, pour que puisse se réinventer en se reformulant, le langage du réel, le réel du langage : le Verbe de L’exil pour que tout recommence.

        Se disloque « l’impossible rivage » comme est traversé l’auteur -de la tête aux pieds, écharde encore debout dansant sur l’étincelle- par « l’improbable poésie ».

        Olivier Larizza, L'Entre-deux, Andersen éditions, Paris.

        Quelque chose indubitablement rappelle la voix du fantaisiste lunaire si singulier poète Jean-Paul Klée et sa « poësie » accrochée aussi à ne pas se voir sombrer avec le monde via la falaise effritée du réel et du Dire qui s’érode comme « le cœur qui fond se décompos(e) ».

        Le regard poétique dans cette envergure où s’allume et dure le moteur des éditions Andersen + est de feu puissant, à couper le souffle dans un phrasé ardent. "Et (même si) l’insatisfaction perdure", la "fulgurance du soir" veille, source souterraine, à l’instar des « pêcheurs d’éternité » guettant leurs poissons dorés, loin des « poètes (qui) marinent dans la/ complaisance l’obtenu le compassé ».

         

        Jean-Paul KLÉE, Kathédralí

        La "Préface à une fantaisie-miracle" signée par l’écrivain Olivier Larriza, par ailleurs chercheur en littérature anglaise et professeur à l’Université de Toulon, nous prévient de la grandeur splendide de ce nouvel édifice érigé par le "lunaire" et si singulier poète éblouissant et fantaisiste Jean-Paul Klée : « Ce poème nous rédimera-t-il ? Lisez-le. Laissez-vous troubler par cette cathédrale virtuelle, sorte de Palais idéal -curieux & merveilleux bric-à-brac d’un architecte follement inspiré. Appréciez son infinie variété, ses bizarreries baroques, ses drôleries gothiques, la vibration du plus infime vitrail et de la plus géniale ferveur. Celle aussi bien sûr de la mystique (catholique) et du coeur d’un homme qui, à l’image d’un Wordworth, écrit de la poésie pour parler aux hommes ».

         

        Nous voici à Strasbourg, berceau natal et natif du poète,

         

                                                                              Strasbourid’impériale mémory oh l’idéa-
                                                                              le cité parfuméed’angélisme (…)

        où, chante le poète,

         

                                                                              (…) ce soir-là j’étais assis là,
                                                                              au pié de l’énormité nommée KATHÉ-
                                                                              DRALI (pas de soleil ni d’eau pluvi-
                                                                              euse qui mouillerait notre dos) J’ai longé
                                                                              le portail St-Laurent (...)

         

        où, l’on trouve d’entrée toute la fantaisie dans la forme : orthographe de sang neuf, lexique revisité, langue personnalisée melée de traits dialectaux, d’emploi normalisé-ancien-moderne, combinant les registres (ainsi « volupté » flirte avec « vachement »), enjouant la langue dans son expressivité (ponctuations expressives, élans lyriques syncopés, …) où, le  temps  contemplatif croise  ses  lignes d’envergure avec  un présent actif & vivant à l’aune  de l’ « énormité » de l’edifice, « monstrueux massif de/ pierreries & d’absolu ». Cette cathédrale figure la vie ardemment et totalement traversée par le poète J.-P. Klée, en ses flamboyances (ferveur & fulgurances) fixées par l’Ecrire comme les pierres parlent en chaque centimètre cube rayonnant du « plus haut monument du monde ». L’écriture de J.-P. Klée est à l’instar de sa « cathédrale virtuelle » (architexture in progress) édifiée « à coups de burin et de folie », « prodige d’invention, de puissance et de grâce rose qu’il faut voir(qu’il faut« lire », concernant l’Oeuvre « énaurme » de Jean-Paul Klée) pour le croire et dont aucun mot ne pourrait jamais rendre compte... » Posture névralgique/stratégique/épique paradoxale donc que d’écrire cette Kathédralí, de même que nous jubilons à nous (é-)mouvoir dans ses hautes lignes de mots montés sur intelligence fine, fantaisie, divergations, dans la lumière démentielle (démencielle) de ses « chevaux du JOUR (qui) monte(nt) parmi la/banalité du Ciel ».

        La beauté gothique qu’est la cathédrale de Strabourg, merveille de grâce rose, fine fleur de pierre élevant ses racines comme celles d’une humanité spirituelle, visant la cime vertigineuse, cherchant  le ciel de ses « yeux de pierre » par vitraux et verrières, cristallise un vœu pieux formulé depuis que l’Homme "civilisé" existe : qu’advienne un humanisme au coeur du monde comme rosace de ses bifurcations. Monde éboulé dans sa genèse dans des ravins de pertes en hommes tués à la tâche de la construction de ses cathédrales métaphoriques ; éboulé dans ses massacres : « (…) mais d’issi-là (hélas),/quels massacres nous saisiront & quels/nouveaux bombardiers feront-ils/saigner LE CIEL encore une fois ?... » …  mais monde relevé par les prières de mains orantes toujours à l’oeuvre pour que demeure, vierge, le palimpseste de son écriture fondatrice, cyclique, rédemptrice, de « l’encre-ci » d’un poète-là, vivant parmi la pluie et le beau temps pour en jouer la vie aussi vraie qu’elle se vit absolue, dans l’éternité d’écrire ; 

        Jean-Paul KLÉE, Kathédralí,, éditions Andersen, 2018

        relevé par la force éblouissante mystérieuse d’une voix dressée depuis l’autel modérée d’une foi intacte en l’Homme -voix non pas tournée intégralement vers la foi religieuse (d’ailleurs le poète s’interroge : « Nous sauveront-ils ces/Empereurs à cheval que notre souvenir/ne nomme plus ? »), ni voix totalement tournée vers le bruit du monde (que Klée appelle ailleurs en ses coauacs historiques/humanitaires : « merdoyance », en résonance peut-être avec ces déchets-rejets-déchets en ce monde-ci contemporain si luxuriants…), mais voix versée dans le poème de l’éternité, « nourriture d’ambroisie » donnant jouvence à la parole :

         

                                                                               (...)                          –Bientôt le temps
                                                                              me fera-t-il défaut & la vue se brou-
                                                                              illera, les genoux concasseront (mais
                                                                             ma parole restera
                                                                             jusqu’au dernier jour)

         

        "Confidences" d’un livre-fondateur, cette " bible" de Jean-Paul Klée réenfante le poète en même temps qu’il déroule le parchemin d’une Humanité vue dans son dédale de clairs-obscurs, de « massacres », de faits tissés déroulés dans la grande tapisserie du monde et sous nos yeux, comme les « yeux de pierre » d’une cathédrale peuvent garder traces/stigmates/cicatrices du temps qui passe, traversé par les Hommes. En même temps qu’il réengendre le Livre des livres en le réécrivant en ses artères, ses veines, en quelques évangiles revisités de pseudos-saints, à l’assaut impétueux d’aller y voir sans jamais en finir, puisque l’Arbre en sa sève de survivance approche à la cime ce qu’il aspire sans fin à toucher : l’originelle éternité….