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Catherine Gil Alcala,La Somnambule dans une traînée de soufre

Le Texte, gorgé tout au long de son cours d’une densité poétique intarissable, ne produit pas d’effet de saturation qui ferait au lecteur quitter le livre avant d’aller jusqu’à sa chute. Là est sans doute le tour de force de l’Écriture de Catherine Gil Alcala, dramaturge-poète dont nous avons déjà parlé par ailleurs pour James Joyce Fuit… Lorsqu’un Homme Sait Tout à Coup Quelque Chose (Théâtre Poésie), pour son Poème polyphonique Les Bavardages sur la Muraille de Chine, pour Zoartoïste et autres textes (Théâtre Poésie), Contes Défaits en Forme de Liste de Courses (Poésie), La Tragédie de l’Ane suivi de Les Farces Philosophiques (Théâtre), toutes ces œuvres publiées aux éditions de La Maison Brûlée dirigées par Joël Marette.

 

Récit fantasmagorique à mi-chemin entre réel et imaginaire, le texte débute par le dérapage d’un « je » narrateur sur l’aréopage d’un récit épique qui s’anime (« Un lys frisé sur la glace irréelle, je glisse irrésistiblement »). Les sonorités résonnent et percutent, nous commençons de nous laisser happer dans les marges musicales et d'ouate douceureuses ou ombrageuses du Rêve-Réalité (« La béante auge des nuages incube les songes géants »). D’entrée un décor prodigieux accueille et fait se croiser un bestiaire insolite (« un carlin au pelage de sang », « un rat à la triste mine »), une figure légendaire (la Chimère), des individus indéterminés actionnés par leurs gestes fulgurants, un homme non identifié entraperçu dans sa fuite en avant, -un décor étrange où le « rat à la triste mine sort la tête d’une trappe » et « achète pour deux sous de vers élégiaques ». Violence épique du théâtre d'Eschyle, érotisme sulfureux des fantasmes oniriques (« Orgies des dieux comme le vertige de l'éternité, les ailes / de l'instinct animent des feux grégeois dans tes yeux »), monstres (ici le Minotaure, là un « essaim monstrueux », ailleurs un centaure, …), esprits, daïmons & jeux de mots, jeux de sonorités (« L'étrange enrage (…) ; 

Catherine Gil Alcala, La Somnambule dans une traînée de soufre, Poésie – Éditions La Maison Brûlée, 102 p., 13 €.

« Les sons des missiles resplendissent, clameurs cristallisées / dans les abysses »), inepties, « (…) langue acérée (qui) déplisse les serments faits de l'étoffe de / son aversion géante », ... assurent l'équilibre sidéré et sidéral de cette nage extatique dans l'espace incommensurable. Quel curieux et troublant jeu narratif s’anime là ?
Cosmogonie individuelle, l’inspiration de Catherine Gil Alcala est de ces aérolithes mentaux où notre réalité se retrouve métamorphosée par le souffle protéiforme d’une pensée fantasmagorique, épique, mythique.
Une seule Voix -celle de La Somnambule dans une traînée de Soufre- orchestre le Chant chaotique, aux allures apocalyptiques, de créatures polymorphes passagères de saisons eschatologiques ou érotiques. Chant qui, émergeant depuis le « seuil de l’éternité » jusqu’à la scène du théâtre contemporain, donne corps, chair, au monde des hommes et des bêtes au destin tragique intemporel. Le Langage -l’incantation, la manducation, la transe de la langue- constitue le chef d’orchestre de ce Poème polyphonique, sorte de deus mortel ex machina dirigeant l’action dramaturgique de la tragédie humaine en cours d’exécution. Car nous sommes ici au-delà de la représentation. Nous retrouvons l’enjeu de la création à l’œuvre chez Catherine Gil Alcala autour du travail du langage, où la question du sens et du non-sens se pose corrélativement à celle sur la relation entre théâtre et poésie, philosophie et littérature, destinée humaine et littérature ; où, nous passons derrière le miroir, en l’occurrence telle la somnambule qui, « lys frisé sur la glace irréelle, (…) glisse irrésistiblement. » Mais, lecteur, nous restons accrochés à la paroi vertigineuse du texte et nous continuons de courir « sur un chemin au bord d’un précipice ». Le récit épique, nous rattrapant dans ses bras… La mise en abîme, permanente, nous renvoie un éclairage symbolique. Éruptif, le Texte exorcise « la division des êtres criblés d’immenses passions », et les Muses, les chimères, « pansent (nos) mains sanglantes sur une route au bord du néant »...




Michel COSEM, La folle avoine et la falaise

Michel Cosem nous invite par ses mots auprès du Lot, l’ayant observé assez pour en lire les paysages, en écrire les couleurs saisonnières, le silence, la solitude, les présences autochtones, passagères, ou disparues qui circulent encore par les rues pittoresques de villages ou sites parfois devenus touristiques (Rocamadour, Figeac, …).

L’immersion exige, comme à la lecture d’un poème, l’attention de notre regard, de notre écoute, un recueillement actif.

 

Le ciel est bleu hirondelle sans autre souci que de respirer l’instant. Il faut
 être là, à ce rendez-vous, dès le lever du jour pour savoir ce que deviendront
ces graines, ces vrilles, ces pétales et ces jeunes filles venues d’ailleurs

 

 

La folle avoine, éditions Encres Vives, Coll. Lieu, 2017, 16 p., 6,10 €

Ces poèmes, écrits entre 2013 et 2016, déclinent les saisons du Grand Sud de l’Occitanie. « La folle avoine » de nos existences fragiles, herbes folles vouées aux aléas du temps et de l’expérience qui rencontrent et bousculent son embarcation, vibre face à « la falaise », immuable…

 

La folle avoine est jeune au milieu des objets rouillés
Que de doigts que de savoirs sur ces surfaces rugueuses 

L’air à odeur de chêne et de buis remue les enseignes historiques,
les légendes religieuses et que du fond du canyon monte le chant
d’un rossignol, la falaise d’en face guette et l’on n’aperçoit qu’un
front hirsute, captivé par tant de beauté et d’insolite équilibre.

 

L’incursion de présences féériques ou fantasmagoriques au cœur d’un réel observé avec patience et bienveillance, accroît notre ressenti d’un univers insolite et familier qu’il nous suffirait de regarder et d’écouter pour en saisir la profondeur.  « Dans la forêt de Leyme / lutins et farfadets / ont des robes rousses et dansent avec les rayons du soleil » ; « La brume emplit la vallée et colle ses fantasmagories aux falaises. » ; « un courant d’air passe simple respiration de la rivière tout en bas, à moins que ce ne soit un revenant ». La bienveillance du poète le situe dans l’interligne solidaire des autres êtres et choses circulant dans le décor, effaçant son individualité pour se fondre dans un partage exprimé à fleur des mots d’un même espace, d’un même instant, d’une même allure dans la partition du monde. Si bien que les individualités s’interfèrent, s’enrichissent mutuellement, se tiennent debout vigilantes les unes envers les autres.

Nous passons dans un même poème parfois d’une individualité à l’autre par la soudure de simples pronoms personnels sans renommer davantage l’existence qu’ils désignent, comme si nous étions simultanément dans le regard du poète, en symbiose avec ses visions, dans le partage d’une même célébration synchrone ; comme si nous étions nous-mêmes avec lui ces existences remis au jour par le poème

 

Les roses trémières montent la garde dans les ruelles
intimes du village de pierre. Droites, immobiles, elles se
 frottent contre les murs et au pas des portes tout en
surveillant les habitants leurs amis. Elles se hissent à la
 fenêtre pour connaître les petits secrets. Passe un chat
blanc et noir enfermé dans son rêve de souris, passe une
 fillette aux joues claires et un papillon du matin. On les
 caresse du regard mais l’on ne sait rien d’elles et nul ne sait
si elles font alliance avec le regain

 

Le poète nous invite au voyage immobile d’un merveilleux quotidien, l’aventure est au rendez-vous au bout de la rue, au bout du poème (« On ajoute des mots aux phrases non dites et l’on crée l’aventure malgré la transparence. On dit du mal d’elle malgré les caresses, les attirances, et l’on hume au-delà l’odeur des sèves réelles »). Ainsi se parlent (toujours) le ciel et la terre((Ainsi se parlent le ciel et la terre, Michel Cosem, éditions L’Harmattan ; préface de Jean Joubert ; 2013)) dans l’œuvre de l’éditeur-conteur-anthologiste-romancier-poète Michel Cosem, l’univers tenu en son intégralité par chacun de ses brins d’herbe, chaque parcelle vivante. Le poème touche ses cordes sensibles par la grâce et la puissance de ses figures (comparaisons, images, personnifications, métonymies, tournures elliptiques, …) dans ce remarquable opus publié aux éditions Encres Vives, dans la collection Lieu (350e lieu : Le Lot) La folle avoine et la falaise, et si une âme-animale peut modifier le cours du monde (« un chevreuil est sorti de la forêt boire aux premières gouttes et a remis le monde à sa place »), d’une manière analogue nous voyons l’univers autrement par le pouvoir efficient de la parole poétique.

 

 

 

 

 

 




Pascal Commère, Territoire du Coyote 

La syntaxe, syncopée, défaite parfois de ses liens usuellement tissés par les articles personnels et les particules, opère une coupe franche dans le fouillis d’un réel ici épuré, condensé dans ses lignes/traits essentiels.

Non qu’il fasse froid dans cette poésie de Pascal Commère, mais "un froid qui serre" investit le premier lieu du Territoire du Coyote et la langue élague, taille, coupe, brûle, casse, ce qui n’est pas sans approfondir le regard.

 

                                                      (…)
                                       quelque chose dur, et
                                           rien pour arrêter

                                            ce qui devant fait arc
                                       loin devant emplit le regard

                                                       la faille
                                                 une ombre surgie 
                                                      entre deux 

Pascal Commère, Territoire du Coyote, Tarabuste Editeur, collection DOUTE B.A.T, 156 p. – 15 €

Pascal Commère, Territoire du Coyote, Tarabuste Editeur, collection DOUTE B.A.T, 156 p. – 15 €

 

Il arrive qu’une simple énumération des éléments successifs d’un champ de vision forme le texte d’un poème. Car sans doute est-ce cela, aussi, l’hiver, une terre de dépouillement où l’observation- voire la contemplation- saisit les paysages de la saison, dans ses arêtes nues.

                                       La neige ses coulées et le gris des bardages
                                       une épave tôle jetée aux orties, le temps
                                       comme en suspens un rajout
                                       de ciment, transformateur poteaux en ligne
                                       des cabanes du gris à vau l’eau,
                                       (…) 

Alors que vibre le souffle du vent, que bruits et lumière rayent l’espace hivernal, le silence et la solitude, quelques entités du décor (« un timon bras au ciel, pylônes / un plein d’espace, des éoliennes dans l’air / qui tournent (…)) » creusent leur sillon au ciel, à terre (« Le vent souffle. Un arbre sur le versant / à l’ombre, épargné, tient tête -noyer qui en vit / tant dans l’hiver, bras au ciel. (…) »).

Le style, singularité d’une langue particulière dont la parole poétique résonne, marque de son empreinte le livre, tout au long. Transcendant les signes particuliers remarquables (mots d’un même champ lexical, comme celui récurrent d’un monde agricole ou rural : « bétaillères », « bardages », « bosquets », « champs », « compost », « marcottes », « frontières rupestres », « champs d’épandage », « paturons », « bestiau », « fourrage », « potager », « emblavures », … ; vocabulaire spécialisé emprunté à différents domaines, mots populaires, locutions adverbiales familières, … : « supination », « pognes », « loufiat », « fornique », « à toute blinde », …) ; au-delà de figures littéraires ; déterminant le langage propre à un auteur dont on reconnaît là l’expression. Nous ne parlerions pas ici d’utilisation de comparaisons, ni de personnifications stricto sensu ou d’allégories d’une nature qui serait symbolique d’un état des hommes dispersé, -du moins l’auteur de ces lignes et la lectrice de la poésie de Pascal Commère depuis quelques parutions ne le perçoit pas ainsi. Parce que la nature y est serrée au plus près de ses fibres et de sa sève basse ou montante. Les lignes d’écriture et des emblavures s’y croisent, sans que l’intervention de l’auteur jamais soit celle d’un regard spectateur. Le poète parle ici, maintenant, avec ses mots, d’outils et d’une terre de labeur dont il connait la texture, l’allure, l’épaisseur, les carcasses, la boue, l’odeur. Il ne saurait être question de faire de la littérature avec ce qui laisse son empreinte par sa simple et rude existence et imprègne vigoureusement/rigoureusement la mémoire dans la durée de ses traces. Ce style induit un lecteur exigeant, ce qui en même temps valorise la poésie qu’il encourt.

Du côté de la thématique de ce Territoire du Coyote se déclinent la vie quotidienne laborieuse, rurale, dans cette saison « qui serre » ; les ondes intrusives d’une actualité dans un monde qui vacille (« (…) aux infos / restrictions de budget, s’attendre à …, spasmes / d’une Europe en crise, (…) » ; la présence souveraine d’une nature marquant le rythme des hommes la traversant, l’exploitant ou l’affrontant. Hommes tels des « attelages / déhanchés de remorques brinqueballant », quelquefois "à la manque". Et cette présence (marquante et toujours pressentie dans l’œuvre de Pascal Commère), partout, des bêtes sur cette « terre, atterrée, peu causante », et qui demeurent et qui restent, …

 

 …                                                        qui sont partout les bêtes
                       jusqu’au profond des mots, replis de nos mémoires,
                       errant au bas du jour, et quand l’automne
                       siffle le rappel de la saison froidie, on en parle
                       on y vient, sans savoir ce qui d’elles
                       ou de nous restera du toujours vieux langage,
                       ô hoquet fatidique !




Richard Millet, Déchristianisation de la littérature 

Les mots de Richard Millet avancent, dans Déchristianisation de la littérature, pour y "voir clair" dans les impasses d’un monde fragilisé par ses propres leurres bornant son acheminement pour le moins déclinant.

« (…) je cherche à voir clair dans un paysage devenu incertain, spirituellement et culturellement naufragé, pour le reste entré dans l’apocalypse politico-écologique qui a suivi le slogan anti-christique de la « mort de Dieu ». Il s’agit donc de se repérer, par là de témoigner, d’en arriver parfois au paradoxe d’une présence littéraire, laquelle a la valeur d’un coup de fusil dans la nuit. J’écris devant l’horreur de la décroissance culturelle et spirituelle qui porte encore le nom de littérature, que je rebaptise post-littérature, soit une inversion de la valeur littéraire, et qui s’avance sous le signe de l’Après : le postmoderne, voire le post-postmoderne, le contemporain par défaut, le présent déifié dans le jeune, la tolérance voltairienne dans le cool, et la langue dans l’«authenticité » d’une « culture » devenue simple valeur horizontale…» ((Conversion, Romaric Sangars, Editions Léo Scheer ; 2018.))

Richard Millet, Déchristianisation de la littérature

Richard Millet, Déchristianisation de la littérature, éditions Léo Scheer ; janvier 2018, 228 p.– 16 €

Posture "injustifiable", tenue par Le rire triomphant des perdants((Le Rire triomphant des perdants, Cyril Huot, Éditions Tinbad ; 2016.)), vrillée à une inflexibilité existentielle,   à l’exigence intraitable   du   courage,   de   la marginalité, de la solitude – au nom d’une vocation irréductible de la littérature à fonder et éclairer les voies du Langage, à écrire l’Histoire, à en consolider et augmenter l’édification / les édifices par ses ramifications de sève et de sang, radicales. Originelles. « (…) la littérature telle qu’on l’entend est née avec la Bible », rappelle Richard Millet.

Posture injustifiable dont l’Écrivain viscéralement ne se départ, guetteur invétéré   d’une   aurore   possible,   habité   par   cette   injonction   de   "mort-survivant" :

Ne perds jamais de vue ce que dessinent les ombres dans le soir : ce sont les lueurs de la nouvelle aurore.

Car la mort est entrée sur la scène sociale, depuis que la littérature n'y est plus à sa juste hauteur, avec toute son envergure, représentée. Cette "petite mort", l'Écrivain la porte foncièrement, dans la difficulté d'être inhérente à la mise à mort de la littérature, cette façon d'être à elle seule, le Souffle entièrement. À bout, mise au rebut, elle atteint totalement, fondamentalement, celui qui la porte pour vivre, vit / se sent vivre de la porter.

Nous vivons dans une lumière d'étoile morte : tout est fini, la France, son histoire, sa langue, le monde qu'elle nommait. La littérature aussi. Nous ne faisons pas semblant d'écrire, voire d'être des écrivains, enregistrant jusqu'au bout le chant de l'étoile morte, sans être, nous, tout à fait morts.

L’auteur, entre autres, de L’Écrivain Sirieix, Le Dernier Écrivain, Désenchantement de la littérature, Arguments d'un désespoir contemporain, Le Sentiment de la Langue, Fatigue du Sens, part du postulat suivant lequel la littérature est entrée dans une agonie civilisationnelle et suggère que le déclin du langage et de la littérature auquel de nos jours nous assistons est sans doute lié à la fin du christianisme. Crise du langage positionnée dans une Ère littéraire exerçant son Verbe ailleurs, à un autre niveau, que celui de ce monde-ci « envers lequel nous devons être sans égards, puisqu’il a fait de la crise son mode d’existence parodique : crise financière, sociétale, morale, politique, culturelle, ethnique, sur fond d’attentats, d’ignorance, d’impolitesse, de mensonge, de fautes de goût, de guerre civile. La crise, me dira-t-on, est le mode d’existence de la littérature : sans doute, mais autrement, et à un autre niveau : l’ouverture, la béance, le possible, dans le refus de s’en laisser conter par les rhéteurs de l’aménagement langagier. » Après la « mort de Dieu », « le crépuscule des idoles », la « post-littérature » signe le moment d’un crépuscule. La déchristianisation de l’Occident, interroge Richard Millet, n’a-t-elle pas fini d’éteindre, après la genèse biblique, les pans de cette histoire du roman déjà abimés par les investigations de la psychanalyse, par les génocides et la toute-puissance de l’image ?

Dans Désenchantement de la littérature, en 2006, Richard Millet s’interrogeait sur la difficulté d’être d’un écrivain exigeant dans un monde (ce « monde-ci ») qui occulte, voire refuse, de plus en plus la littérature. En 2010, sa réflexion se focalisait sur L’enfer du roman vécu dans la post-littérature, à savoir une prédominance du genre romanesque, dévoyé, sans style et fabricant ses intrigues autour de sujets stéréotypés. Un formatage institutionnel, et institué, de la littérature telle que l’on ne l’entend pas. Dans Déchristianisation de la littérature, l’Ecrivain, par ailleurs rédacteur en chef de La Revue littéraire depuis 2015, constate que la post-littérature est un des signes de la fin de quelque chose et tente d’imaginer l’après : y a-t-il quelque chose après la littérature ? Cet essai nous interroge sur la posture à adopter face à cet abandon de la littérature : faut-il désespérer, alors qu’il reste « des gens capables de lire et d’écrire » ? En outre, des auteurs tutélaires tels que Homère, Pascal, Dostoïevski, Bataille (lequel se voulait sans égards vis-à-vis de ce « monde-ci »), Duras ne sont-ils pas ces vrais contemporains plus vivants que la plupart des écrivains actuels, « déjà dépassés avant d’avoir vécu » ?

Qu’est-ce que l’Après ? Après quoi ? Après moi le déluge ? Qualis artifex pereo ? Il y a eu une première littérature de l’Après : la poésie après Auschwitz -de l’ordure, selon Adorno ; et le roman, impossible et néanmoins bien là, Bataille, camus, Beckett, le Nouveau Roman, et aussi la belle génération poétique née dans les années 30… On ne mettra pas sur le même plan l’événement absolu qu’est Auschwitz et la coupure civilisationnelle que représente la mise à mort de la langue par « Mai 68 », via l’enseignement. Pourtant, dans le renoncement au paradigme littéraire, à l’histoire de la langue et à son sentiment esthétique et religieux, il y a plus qu’un fossé générationnel : une sorte de damnation volontaire, qui fait de l’Après une actualisation de la Chute, à tout le moins du vertige devant le gouffre au-dessus duquel beaucoup voudraient planer, tandis que les vrais écrivains s’efforcent de bondir par-dessus le temps. 

Chute de la littérature orchestrée par un nivellement culturel qui revoit la littérature "à la baisse", la perte d’une "plus-value" littéraire due à la possibilité contemporaine de publier à tout-va ce qui ne ressort pas justement à la littérature (le packaging consensuel international marqué du sceau de l’insipide), une popularisation de la scène littéraire où les imposteurs paraissent sans doute et pérorent plus nombreux dans le goût d’un public en attente de séductions artificielles (ndla)… Dans cet essai, la position de Richard Millet ne s’assoit ni dans le confortable, ni dans le consensus, ni dans le compromis, ce qui explique en partie les réactions parfois hostiles à sa réflexion, l’accueil de ses livres par le silence unanime de la pensée instituée, officielle, menée par les zélotes du pouvoir culturel.

Comment ne pas être emporté par la Chute qui nous entraîne vers le crépuscule, comme elle entraîne l’extinction de la littérature ? Des résistances ne pourront-elles pas allumer de nouveau le ciel, via de vraies voix d’outre-tombe, et redonner profondeur à l’horizon ? En d’autres termes, la littérature refera-t-elle sens, libérée de ses imposteurs ?

Mais, peut-être plus crucialement, « Quelle peut être la destinée de l'art dans une civilisation qui repose sur le mensonge ? ». Cette question, Walter Benjamin la posait déjà au début du 20e siècle - « son suicide », note Richard Millet, « donne en partie la réponse ». Comment continuer d'avancer à contre-courant ? Tout en ne se laissant pas déporter par la folie ou emporter par le suicide ? Comment vivre dans l'agonie -ou ce qui est peut-être déjà la mort- littéraire lorsqu'écrire s'exécute comme respiration ?

En écrivant cette « espèce de journal » sans doute Richard Millet résiste-t-il     déjà, se positionne dans la marge des pages, contre. Écrire, de plus, écrire dans l'éclat du fragmentaire, met à distance un présent tyrannique escorté de son arsenal de leurres et tartufferies. Écrire, exutoire, issue de secours permettant de sortir du marché de dupes. Aller dans la fraîcheur de la répétition, par le ressassement, au plus obscur de ce qu'il reste à connaître, à l'encontre des marques de l'époque légiférante, loin du bruit assourdissant de ce qui, corps et esprit creux, s'agite sans agir, dissone sans résonances. En termes hölderliens nous pourrions dire que l'Écrivain n'habite plus un monde dont la demeure du langage est devenue vide (Richard Millet évoque une « maison abandonnée »), s'est vidée au profit du divertissement interactif, « images, jeux vidéo, formes narratives brèves comme les hakaï narcissiques de Tweeter, et tout ce qui relève de la fruition échangiste du présent. » Nous sommes entourés par une société du Spectacle((La Société du Spectacle, Guy Debord (1967).)), « sommés d’adorer le veau d’or le divertissement général. » Guy Debord décrivait en 1967 l’emprise du capitalisme sur le monde à travers la marchandise ; Richard Millet montre comment via sa déchristianisation la littérature a perdu sa valeur, sa raison d’être, au profit du Spectacle nous distribuant (et nous conditionnant dans) ses accumulations d’images vidées de transcendance, détournées de l’Inventivité. Ce qui ne signifie guère que l'Écrivain s'en remet à la nostalgie, son regard et le ressassement de la notation n'exerçant pas de retour, de détour rétrograde ; la nostalgie constituant comme les simulacres sociétaux une illusion d'optique. Comment dès lors relie-t-il sa vie extérieure avec la quête de l'absolu poursuivie par l'écriture ? Quête, soit, par essence vouée à l'échec ainsi que l'a souligné Blanchot, mais l'expression du néant, ou du non-sens absolu, la montée aux enfers expérimentée par l'écrivain, exalte une ambiguïté inscrite dans la parole littéraire. Expérimentant une activité « injustifiable », l'écrivain ne cesse d’ « augmenter le crédit de l'humanité […] il donne à l'art des espérances et des richesses nouvelles […] il transforme en forces de consolation les ordres désespérés qu'il reçoit ; il sauve avec le néant. » ((Faux pas, Maurice Blanchot (1943).))

Richard Millet par cet essai sur la Déchristianisation de la littérature ne la sauve-t-il pas en la sortant des oubliettes et en la restituant dans ses splendeurs, ses aléas, ses droits ? Dans ses fondements judéo-gréco-latin, éclairant la concomitance de la fin de la littérature et de la déchristianisation de l’Occident. Ces considérations actuelles intempestives motivent une « Espérance », indubitablement, "révélée" ici par l’écriture fragmentaire.

D’outre-tombe, et ad aeternam, -au-delà d’une civilisation morte de sa littérature morte- de vrais auteurs comme l’Écrivain continueront d’écrire, sans se taire. Ayant recueilli seuls, dans leur paume, « l’écho de l’origine des langues », passant par leurs lecteurs éternels la frontière du temps.

 




Christophe DEKERPEL, De corps, encore

 

 

 

L'écriture de Christophe Dekerpel "opère tel un chirurgien", s'immisce dans les interstices où subterfuge, métamorphoses, "frelon virevoltant" dans la boîte crânienne, hallucinations, (d-)ébats dans le liquide nourricier amniotique, petites tortures et dévoration expriment la faim de corps, encore. Corps / Il-île d'élucidation et de pulsions ; corps / Elle-ailes engluées dans son cockpit charnel, affamées de cosmos & d'infini en aléas rêvés en métamorphoses ("avant (l')ultime étape, avant cet anéantissement, il fallait (…) revenir au monde, renaître au monde dans le corps, dans la douleur, dans la douleur du corps"). Elle cogne, cette douleur,, dans le ventre (au creux du ventre du cosmos-corps voué à la lumière ultime / extrême du monde galactique où la dissolution, l'extinction du corps singulier se répandra dans la matière du grand cosmos pour "devenir lumière (…), pour redevenir…hydrogène" et "hélium", éléments numéro 1 et 2 dans le classement du tableau périodique des éléments de Mendeleiv et éléments constituant des étoiles, du soleil." (Christophe Dekerpel – in correspondance avec M.C-Demarcy ; été 2016). Expansion post-mortem du corps que l’on retrouve dans le dernier texte du recueil : "J’éteins leur lumière pour enfin me faire lumière. Je me déshabille, rends mon tablier, me déboutonne, me déceinture, me dégrafe, me déleste, me déchevelle, me désorbite, me démembre, me dépèce, me désincarne, me désosse, me draine, m’essore, m’étiole, m’évapore, m’hydrogène et m’hélium."

En attendant cette délivrance interstellaire galactique du corps-matière, la course du sang y poursuit son rythme cardiaque d'afflux vifs dans la carcasse vivante.

Emprisonné dans sa détermination sexuelle jusqu'à tenter la nuit son travestissement (Texte 1.), visité par la substance artificielle d'un médicament -personnifié- dont nous suivons le trajet / poème-récit jusqu'au cerveau (Texte 7.), noyé dans "le liquide nourricier", ligoté dans l'air asphyxié de la cage thoracique, clôturé dans l'espace pré-natal prêt d'éclore son cri primal de délivrance (Textes 3. & 4.), limité par les privations de la vieillesse ("la vieillesse est une privation de nos droits", Texte 9.), violenté par la barbarie de la guerre (Texte 8.), … -le corps, encore exulte dans cet opus de Christophe Dekerpel, exècre, exalte, exhausse par l'écriture les mots de sa lutte vers sa libération, après les déchirements, après avoir manqué d'espace ("(…) je  manque d’air, j’ai faim, je dois ingurgiter. Je manque de place, je dois m’enfuir." Jusqu’à invoquer qu’on veuille bien taire ce "frelon virevoltant" à rendre fou, le jour, la nuit, la tête.

D’univers onirique ou tout en nuances suggestives, les textes de De corps, encore ne dévoilent pas mais fournissent au lecteur, par le biais de procédés ou figures littéraires (liponymie, non accord des participes passés pour jouer l’ambiguïté de sexe des personnages, jeux de mots, doubles sens, … influence de l’Oulipo…) et le style, des pièces d’un puzzle dont il est lui-même (et le lecteur l’est à son tour), l’agenceur.

Un recueil à la hauteur du "kaléidoscope de rouge, de bleu, de brun et de sang" éclairé par le trash charrié par les aléas de l’existence, la carcasse vivante même dans "le flasque et le répugnant", depuis "le bouillonnement de la matrice" jusqu’à l’évaporation du corps expulsé / exprimé / explosé en des années-vies, dans l’immensité du cosmos, où devenir lumière, sa propre lumière…

À partir du texte 11. inclus, le texte intercède l’horreur à son corps d’écriture. Celui-ci, comme son pendant charnel, s’ouvre à des interstices de sordide explosion. Jusqu’au quasi-insoutenable. Et c’est fort. Corps introduit par le canon d’un flingue comme un sexe à l’offensive. Extrême violence. Dont le paroxysme trace l’injection du malin plaisir, le jet incontrôlable mais délecté d’une revanche, d’une révolte, d’une rage à mort –évacuation par la mise à mort de l’Autre et / ou de soi dans l’ultime cri de corps, encore.

Ce recueil se signale tel un va-et-vient entre plénitude et vide pour lever au final une lame de fond, fatale.

Oui, De corps, encore de Christophe Dekerpel qui signe ici son premier opus, file l’ouate sérophile essuyant le jus des gestes fatals, d’extrêmes limites transgressées, implacables –seule issue de recours au vacarme assourdissant, inouï, et blessures ouvertes par la souffrance intériorisée. Souffrance à évacuer de l’humiliation, de l’anéantissement, de la vieillesse, de la solitude, de la violence ("Je n’en peux plus. Je veux en finir, je dois en finir. Je vais parler, je dois parler. Je veux que tout cela s’arrête. Qu’ils me traquent, qu’ils me retrouvent et qu’ils me fassent sauter le crâne. Oui, c’est ça, venez me faire sauter le crâne ! Soyez courageux, montrez-vous. Vous ne faites donc rien ! Vous êtes des lâches ! Je vais donc devoir le faire à votre place. Je ne vous attendrai pas, bande d’ordures, bande de salopards. Détente. Balle. Canon. Rouge."  / "Les voisins doivent penser que je perds pied de jour en jour ; mais je ne fais que vomir ma rancœur contre ce sexe déglingué. Il pourrait être mon unique et ultime petite distraction, capable de me mener paisiblement et avec délectation jusqu’au bout de cette vie de doutes et de désespoirs, mais non, il faut encore que cela me soit retiré. Alors, plutôt crever. La vieillesse est une privation de nos droits. Alors oui, je veux crever. Foutez-moi la paix." / "Tu me regardais, moi, pleurant sur le bord du lit. Tu pensais que je dormais. Tu tenais ce rasoir. Tu l’as doucement fait glisser sur mon corps, puis dans mon corps. Tu l’as découpé. Je n’ai pas cillé. Je n’ai pas hurlé. C’est ce que je désirais."

L’horreur, via la poésie, frappe son texte –en profondeur. S’incruste / s’enfonce dans les tiédeurs, les sueurs froides du corps de notre attention.

À lire, sur le fil à l’écoute des mots / maux de corps, encore.

La poésie ici de Christophe Dekerpel ne "fait pas dans la dentelle" –cette résille fragile et cassable de nos carcasses- et marque une écriture remarquable.

Des corps en berne, exposant leurs lambeaux avec fracas ou en silence. Des corps en échos et qui se répondent parfois, par corps de textes interposés (texte 3. & 4. ; texte 14. & 20.) –qui résonnent en bouillonnement intérieur et fracassent nos digues, boîte crânienne, réseau de veines –jusqu’au paroxysme (texte 12).

 

"Et où sont passés tous ces frissons, tous ces moments de joies, d’insouciance ? Je ne les ressens plus, je me les remémore, je ne peux que cela. Et le temps glisse, irrémédiablement, jusqu’à la chute. Jeunesse fugace. Ce qu’il reste après l’enfance est déjà un avant-goût de notre future longue absence. Le sexe, lui aussi, oublie et abandonne. Des corps et des corps, encore et encore, de décors en carton-pâte, en illusions.
Devant ce vide insondable, innommable, je préfère partir, là-bas. Mais je sais que cet ailleurs sera ce même ici, lourd de souvenirs, de souvenirs pesants, aux effluves nostalgiques d’un embrun, d’une lagune portant dans ses rêves des baisers, autrefois, presqu’îles.
Je marche loin devant, abandonnant mon corps, ankylosé, trop grand, faussement plissé. Je le dépose sur le bord de la route, dans l’ornière que le temps a su creuser lâchement depuis mon premier souffle ; je peux enfin être seul et moi-même jusqu’à mon dernier."

 

(cet article a été précédemment publié sur La Cause Littéraire)

 

*

 




Jacques Ancet, Debout, assis, couché

 

Le registre & la tonalité / la teneur sont comme annoncés / dès que le titre est donné.
Mais de quoi parle le poète ?
En distiques ponctués / déclinant au fil des pages chaque adjectif de la devise comme une anaphore : Debout / assis / couché

la césure ou l’enjambement ouvrant les sens / la perspective / le monde

le poète Jacques Ancet parle ici du quotidien / le sien /
pouvant être/ devenir le nôtre
revisité par une mise en perspective / singulière
un point de vie / personnel
modulé dans une mise en forme / modulable
sur le mode d’une gestuelle quotidienne déclinée comme son titre l’indique
"Debout, assis, couché"---

Au fil de 14 textes en prose de fibre poétique, structurés par le rythme ample mais embarqué de distiques, le mouvement s’ébauche dans une gestuelle quotidienne élémentaire. Du lever au coucher, restreints à une mécanique du corps sommaire / comme en convalescence / à l’écoute d’un temps qui passe où l’essentiel s’observe. Si rien ne se passe, le réel cependant advient, voire même vient à la rencontre du regard.

Dehors marche à ma rencontre : les visages, les feuilles, les voitures et même le ciel.

Même s’il ne se passe rien, pouvant à peine bouger,

On écoute, on regarde : bourdonnements, lueurs. On ne sait pas ce qu’on attend.

Tandis que

Les oiseaux s’affairent, le ciel se couvre, je
me baisse, la vie

         Passe et impossible de la retenir, tout le
monde sait ça. Pourtant
         Il y a dans ces mots que j’écris un désir
toujours vif de garder ne serait-ce que cette
         cuillère

         Seule dans sa tasse, cette main posée sur la
table et dessous, ces quelques miettes
éparpillées.

Le narrateur (la prose poétique invite ici le lecteur dans le voyage d’un récit) peut encore se lever et laisser venir à lui les objets, les paysages, le ciel, les oiseaux---

Ébauchée dans ses gestes les plus simples la vie se déroule ainsi à portée du regard –lorsqu’il n’est pas interdit- & à vue d’œil, dans le courant -sinon apaisé du moins paisible hormis la peine du corps- d’un temps qui passe, avant que n’advienne la nuit

L’obscurité est un puits où tombent une à une
les heures.
Observé, le réel devient ce qui vient à la rencontre de celui qui l’accueille & le reçoit / le restitue à sa quintessence dans l’acte essentiel & dépouillé / épuré de tout superflu / dans la solitude & / l’écriture.

 

         Je m’assois. Le paysage change, s’arrête,
vibre à la pointe d’une herbe.

(À la pointe de l’écriture.Ndla)

 

         Je regarde ce que mes yeux n’ont cessé
de regarder : le chêne, la clôture

         Et toutes ces images brouillées dans la
grisaille du jour qui font comme un voile

         Entre le moi et le monde. Les genoux croisés, je
fixe un point, là-bas

         Là où la montagne rencontre le ciel, ou est-ce
l’inverse ? Je ne vois

         Rien d’autre qu’un espace flou confondu à la
brume.

Les perspectives se brouillent, les lignes de fuite effacent la trame & la trace d’un horizon retouché / élucidé dans la succession des instants / par l’immanence d’un réel écoulé sans desseins.

 

Une histoire à dormir couché / debout ?
-L’histoire d’une vie

Assis debout couché, debout couché assis,
couché assis debout, c’est-la-c’est-la-vie.

 

 

Livret à commander chez Yves Perrine, éditions La Porte, 215 rue Moïse Bodhuin 02000 LAON.

 

***

 

Jacques Ancet est un poète et traducteur français, essayiste et prosateur, né à Lyon et vivant près d’Annecy.

Après des études secondaires et supérieures dans la ville de Lyon, il fut lecteur de français à l'Université de Séville, puis agrégé d'espagnol. Poète, il est l’auteur d’une trentaine de livres. A obtenu en 2009 le prix Apollinaire pour L’Identité obscure. Essayiste, on lui doit entre autres un Luis Cernuda aux éditions Seghers en 1972, un Bernard Noël ou l’éclaircie chez Opale en 2002, Chutes (Tome I, II, III, IV) chez Alidades, La Voix de la mer et L’Amitié des voix chez Publie.net. Prosateur avec les quatre volumes d’Obéissance au vent écrits entre 1974 et 1984, dont les deux derniers Le Silence des chiens et La Tendresse, viennent d’être récemment réédités chez publie.net, avec son roman Le Dénouement (Opales/Pleine Page, 2001), avec Image et récit de l’arbre et des saisons (André Dimanche, 2002), avec La ligne de crête aux éditions Tertium en 2007, il est aussi l’incomparable traducteur de poètes de langue espagnole : Saint Jean de la croix ; Franscisco de Quevedo ; Ramón Gómez de la Serna ;  le Nobel Vicente Aleixandre ; et José Ángel Valente, Antonio Gamoneda, Andrés Sánchez Robayna et les argentins, Alejandra Pizarnik, Jorge Luis Borges, Juan Gelman, …

 

"Nous sommes avec l’œuvre de Jacques Ancet dans l’espace de "l’entre", en bordure de lisière, sur une ligne de crête. Posture marginale et "vertiginale" d’une sensibilité touchant /tentant de s’espacer dans le travail d’une expérience centrale, celle d’un vivre pur, équivalent à être en terre de souffle & de poésie. Expérience expérimentant sa confrontation/son retour à une réalité rugueuse dont il faut mesurer l’écart, comme dans la linéarité de la Chronique d’un égarement. Entre le regard & les choses, le flux d’un réel sans cesse à reconnaître, à écrire sans dire ce qu’on allait dire / où manquer de se perdre, de sombrer sans sombrer---"




Jacques Darras, Je sors enfin du bois de la Gruerie

 

Mémoire. Individuelle. Collective. Souvenir des disparus, des blessés de la Guerre de 14-18, déroulé sur le parchemin sauvegardé de l'Histoire, des commémorations. 2014, Centenaire du déclenchement de la Grande Guerre. Départs-bleuets, départs-coquelicots. Centenaire qui ravive les traces, pour que ne se referme sur elles le silence de l'oubli.  Livres qui tentent de restituer cette mémoire. Livre de Jacques DARRAS qui le tente, par l'outil-poème. Ici dans la cadre de l'exposition : "1914 : la mort des poètes", organisée pour la réouverture de la Bibliothèque Nationale Universitaire de Strasbourg (BNU) en octobre 2014 et conçue autour de trois grandes figures de poètes européens morts sur le front durant la guerre de 14-18 : le poète alsacien (considéré alors comme allemand) Ernst Stadler, son ami le poète français Charles Péguy et le poète anglais Wilfred Owen.

Ainsi la voix d'un poète contemporain s'élève, qui eut aussi à sa façon sa Guerre de 14-18, par les blessures -tues ou exprimées, dans tous les cas toujours ouvertes- qu'en rapportèrent les témoignages d'une mémoire familiale conservée/transmise/ recherchée/racontée. Par bribes décousues, par bribes recousues. Au fil du temps, au fil de l'écoute. Jacques DARRAS dresse en effet dans Je sors enfin du Bois de la Gruerie (éd. Arfuyen, 2014) -en un chant incantatoire/exutoire- la toile travaillée/ravagée par cette guerre qui n'en finit pas de saigner de sa terrifiante Boucherie, de ses saccages, de ses tranchées de boue, dans la mémoire d'une humanité massacrée au combat ; qui n'en finit pas de saigner de ses carnages. Le poète tente de retracer le parcours de sa propre filiation dans ce vaste champ dévasté que fut 14-18, de sonder en direction de ses origines. "A-t-on mesuré la répercussion du vide dans une filiation ? / A-t-on sondé l'écho prolongé d'un silence familial ? Se rendant sur les lieux du dernier combat de son grand-père paternel, Édouard DARRAS, au Bois de la Gruerie situé dans la Meuse entre Reims et Metz, Jacques DARRAS a levé  de ses pas en quête de reconstitution historique & de soi le voile de l'oubli et du silence tombé sur ces combattants du passé. Grâce à cette quête le poète-historien va pouvoir sortir enfin du Bois de la Gruerie c'est-à-dire se reconstruire à partir de son terroir original et des ramifications de ses racines, que ces dernières fussent souterraines, recouvertes d'un silence volontaire, ou qu'elles soient aériennes puisqu'ex-primées encore dans le présent en commémoration de chacun(e) d'entre nous. En retrouvant ce que l'amnésie familiale / ce que l'amnésie nationale, indirectement mais pareillement, avait réussi à dissimuler sous la déploration et la mystification, -Jacques DARRAS / le poète / nous-mêmes /sortons du Bois de la Gruerie pour  lire au livre entrouvert / de (notre) propre lignée.

Mémoire individuelle, collective ; mémoire familiale, nationale -le chant de la Guerre investit notre terre habitée en citoyen / en poète / en artisan / en individualité / en êtres vivants opiniâtrement et résolument tournés vers une traversée en nos vies à hauteur d'humanité.

"Parler la poésie" écrit Jacques DARRAS dans la Préface d' Á ciel ouvert (entretiens avec Yvon LE MEN), "c'est quelquefois garder le silence. Se taire."

"(…) parlant peu dans le jour, // m'exprimant sur des hectomètres de phrases ou de vers (…)." Alors comment parler de la guerre ? Comment parler de la Grande Guerre ? Comment, par quelle parole dire le no man's land de l'absurdité où l'on envoya se fracasser sur le front tant de vies anonymes et citoyennes, tant de vies humaines, sur une terre atrocement silencieuse -un lieu de massacre sans écoute où seuls éclataient, frappant comme des sourds, les obus d'une indicible réalité. Indicible ?

Il faut "tout reprendre à 1914" pour mettre fin à l’amnésie, répond Jacques DARRAS, pour comprendre l’aujourd’hui, pour penser enfin l’Europe. C’est parce que les leçons de 1914 n’avaient pas été tirées que le pire s’est reproduit en 1939-1945. Cent ans après, le pire peut toujours se reproduire.

Dire donc, mettre fin à l'amnésie mais, qu'en dire ? "Qu'est-ce qui fait que nous ne désobéissons pas ou si peu ? / Qu'est-ce qui fait que nous consentons à nous laisser habiller en tueurs ? / Qu'est-ce qui fait que nous acceptons l'uniformité des uniformes ? / Qu'est-ce qui fait que nous avançons fusil à l'épaule notre propre croix mortuaire à la main ? ", interroge le poète.

Qu'en dire et comment le dire ? Le poème de Jacques DARRAS est une marche au cœur de la nuit & du poème, dans le rythme & la démarche d'un appel à retrouver une juste mémoire de cette Grande Guerre.

Jacques DARRAS tente de restituer ici la parole douloureuse de ces existences gâchées, livrées en pâture à la folie meurtrière des hommes & du pouvoir, entre les mains d' hommes décideurs jetant au sacrifice leur propre progéniture. Jacques DARRAS nous parle des différentes postures alors  de poètes de l'époque (certains connus voire encensés, d'autre moins connus) face à la Grande Guerre. Des poètes révélés parfois comme d'imposants imposteurs, parfois au contraire poètes d'un engagement, d'un combat physique et d'un courage authentiques, remarquables.

Le poète restitue -de cette plage où remonte et sur la page où monte "cette musique qui nous vient du profond de la création: de la Vie- le poète Jacques DARRAS restitue cette page de l'Histoire éclaboussée jusqu'à nous par les obus éclatants de la réalité.

Pour que cent ans après, le pire ne se reproduise pas.

Pour que chacun/chacune d'entre nous n'oublie pas, ni rien ni personne. N'oublie aucune goutte versée sur le champ de l'Horreur. Pour que le passé en nous résonne / dans la chair & le cœur du présent / et de chaque personne. De chaque existence / chaque existence humaine. Parce que là résonne au profond et dans sa pleine vérité la voix du poète : engagée au cœur de la réalité.




A propos de Pierre Dhainaut

En remontant dans les archives de Traversées j’ai retrouvé un numéro de la revue consacré au poète Pierre DHAINAUT (n°49 / Hiver 2007-2008).

[Au passage, l’on se dit que l’Éditorial  signé alors de Véronique DAINE (Belgique) et qui soulignait la nécessité et l’urgence de porter regard à cet Autre poussé et délaissé dans la Précarité dans tous ses éclats dévastateurs et ce, jusqu’aux derniers retranchements, jusqu’au renoncement –on se dit que cet Éditorial laisse à réfléchir au vu de sa continuelle actualité en… 2014…].

Revenant donc au n° 49 de Traversées intitulé Pierre DHAINAUT et alii –un exemplaire ravivant les tiroirs de la mémoire- je me suis longuement arrêtée sur les pages intitulées ‘Une école des rivages’ suivant l’expression du poète – j’ai voyagé dans ces pages pour y revenir et y revenir encore, et en noter par intermittences comme des impressions –des réflexions aussi peut-être- que m’inspirait la poésie de Pierre DHAINAUT. Si je devais choisir quelques mots évocateurs pour moi de la poésie de l’auteur de Mon sommeil est un verger d’embruns (1961) je choisirais ceux de mouvement, exigence, souffle, partage. Et c’est dans la mesure où ce sens de partage est particulièrement sensible dans l’univers et pour le poète Pierre DHAINAUT, que rebondir même timidement, en tout cas humblement sur la plage de son école des rivages, m’a semblé pouvoir être porté.

Non, nous n’initierons pas les enfants à la poésie, comme c’est devenu l’usage dans nos écoles, par l’intermédiaire des seuls jeux verbaux. Certes, le nombre de syllabes ou la reprise de quelques sonorités participent à la naissance, à l’expansion d’un poème, ils lui sont consubstantiels, mais en les isolant on en fait des procédés, on s’en tient au langage, et l’on oublie que l’exigence de l’écriture ne consiste pas en la fabrication d’un objet, elle est bien plus vaste. L’écriture, une école des rivages : le poème n’est si ardent, il n’est juste que s’il se porte et nous porte hors de lui. (Pierre Dhainaut)

L’auteur  du recueil Le don des souffles (Mortemart, Rougerie ; 1990), s’il OUVRE le poème conçu tel un souffle dans un appel d’air lui-même ouvert par l’absence d’inscription sur la page (Une école des rivages)- OUVRE dans un même élan d’écritures (de la vie courante et de la vie écrite/sans cesse à écrire) une terre d’accueil et de recueil où le partage est un des maîtres-mots.
 

Le poème n’en est pas un, qui a la prétention de se suffire.
 

Rendre les mots moins lourds, moins opaques, et ne penser qu’à eux dans cette tâche, mais que serait le poème s’il les gardait pour lui, s’il ne nous rendait pas, auteurs ou lecteurs, un peu moins lourds, moins opaques, nous aussi.

Quête existentielle ici du poème, vitale pour le sujet qui l’instaure au centre de son expérience personnelle sociale à partager en terre de vie, de poésie –de poéVIE. La poésie ici n’est pas aux prises avec un horizon spéculatif mettant l’accent de façon emphatique sur sa vocation ontologique, ni enfermée dans une vision sacrale, logolâtrique l’instaurant gardienne d’un  monde parallèle à l’intérieur d’une tour vide dont elle serait la seule instauratrice parce que non ouverte au Dehors, au rythme de la vie, à sa densité expérimentée chaque jour et sans cesse éprouvée, donc exposée à ce qui est autre qu’elle-même et dans les faits la nourrit. La poésie chez Pierre Dhainaut est poéthique, formant une existence à la fois lyrique et poétique –ce que Jean-Claude PINSON nomme : «l’habitation poétique».*

Plus que son auteur, le poème est un hôte : quand lui ressemblerons-nous ? questionne Pierre DHAINAUT dans Une école des rivages. Et pour cela, l’effacement de soi au service du poème est indissociable de sa genèse et de son accouchement ; par-delà de son expansion et de ses résonances ; de la pérennité vivante de sa parole et de l’immuable allié à l’éphémère qu’elle nous porte. C’est pourquoi Vers après vers, l’espoir se ravive, celui de renaître, renaître en éphémère. Poésie papillon du jour renaissant Phénix de ses ailes perpétuellement à éployer.

L’insistance de P. DHAINAUT à rappeler le nécessaire retrait de la personne de l’auteur, du nécessaire oubli du souci de soi au service du poème (On veut s’affirmer, puis on veut s’effacer, on s’accorde alors trop d’importance : ce qu’il convient de réduire, quelles que soient nos activités, le souci de soi) -ouvre ce dernier à la respiration dont l’espace se forme au rythme de ses propres pulsations. Ainsi les Entrouvertures (titre d’une série de septains  publiés dans ce n°49 de Traversées) sont-elles assurées au sein d’un espace-temps où instant et durée donnent à vivre un temps vécu sans cesse à renaître (L’instant et le durée sont égaux, sont eux-mêmes, au présent du poème). Ces Entrouvertures ouvrent à cette passion de la patience. Entrouvertures également offertes à l’œuvre inachevée : Je m’étais dit : le jour où je serai certain d’avoir vraiment écrit, non pas un livre, mais une phrase, une seule, je pourrai m’arrêter, je n’aurai plus rien à prouver, je saurai mieux vivre. Bien sûr, ce jour n’est pas venu. Il ne pouvait venir. Il ne viendra jamais. A peine esquissée, une phrase en désire, en suscite une autre, encore une autre… Commencer à écrire, commencer sans cesse, entrer dans l’inachevable. Mais cet inachevable ne cède en rien à la stérilité d’une stagnation : le poème s’écrit, se transmue, se transmet dans la progression (poème qui progresse en essaimant).

On aura compris que ces pages de Pierre DHAINAUT dressent une sorte d’art poétique, indissociable d’un art de vivre ; mais elles expriment aussi la singularité de la poésie de DHAINAUT.

Je ne citerai pas davantage ces pages de L’école des rivages (on aura noté le pluriel des rivages, de mot en mot, le sens se libère, la résonance, tout se dit au pluriel) –je ne citerai pas davantage de ces bribes, sinon à prendre le risque de tout reproduire ici.

Tant le poète nous parle, tant il résonne –pour qui l’écoute, pour qui a gardé cette vertu d’accueil et cette force augurale vécues pleinement au pays de l’enfance livrée aux souffles pluriels des émotions, furtives mais fortes, passagères mais intensément immuables. Permanence de la parole du poème.