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MUSA D’UN POPULU : Florilège de la poésie corse contemporaine

Un demi- siècle après l’émergence d’une nouvelle poésie insulaire, inscrite dans le mouvement dit du Riacquistu, il était nécessaire de faire un point d’étape et de mettre à la disposition du public un large choix de textes en version bilingue. De nombreux ouvrages avaient disparu des étals des libraires et, parfois, certaines maisons d’édition avaient fermé leurs portes, il était donc temps de sauvegarder un patrimoine en péril.

L’idée de base était d’ouvrir large : il ne fallait pas répertorier seulement la poignée de poètes connus du grand public au risque de faire une anthologie en tout point semblable à celles qui l’ont précédée. Mais alors quel critère choisir ? Nous avons opté, avec l’éditeur, sur les principes suivants : que les poètes soient en vie (ceci justifie la notion de contemporanéité) et qu’ils aient publié au moins un ouvrage (afin d’évacuer les paroliers qui, bien souvent proposent de véritables textes poétiques). Tout critère discriminant est injuste et nous en avions conscience mais notre but était d’être clairs dans nos intentions et de ne pas publier un ouvrage élaboré « au gré du vent » dans lequel les liens de complaisance auraient joué un rôle surdéterminant.

Par le nombre de poètes retenus (26 hommes et 26 femmes) l’ouvrage est la plus importante anthologie consacrée à la poésie corse contemporaine. Certains (très peu) n’ont pas souhaité y être associés ou n’ont pas répondu à temps et nous le regrettons comme nous regrettons le procès de partialité qui nous a été fait mais quelle entreprise de ce type ne suscite pas de critiques ?

Norbert Paganelli, Musa di un populu - Florilège de la poésie corse contemporaine, Le bord de l'eau, 584 pages, 33€.

Devenu un ouvrage de référence par l’importance de son corpus, son importante bibliographie et la mise en évidence, par les auteurs eux-mêmes de leur art poétique, ce florilège demeure un témoignage de l’état de la production poétique dans la Corse d’aujourd’hui. C’est certainement l’une des raisons de son succès et nous en sommes fiers.

Voici donc un petit aperçu de son contenu.

 

∗∗∗

 

 

Anne Albertini

 

Infirmière psychiatre à l’hôpital de la Timone à Marseille, Ane-Xavier Albertini se perfectionne en gériatrie à Genève. Pigiste pour le quotidien Le provençal à Marseille, elle est engagée au Centre Méditerranéen se Presse de la même ville et devient rédactrice, puis journaliste.

Très présente au sein des manifestations culturelles insulaires, elle conserve un franc parler qui est bien présent dans ses écrits.

A musica

Passu in carrughju
Cum’è s’è fussi inde mè
Cum’è s’è fussi cunnusciutu
Cum’è s’è mi duvianu fà mottu
Cum’è s’è andessi inde mamma.
Passu in carrughju
Cum’è s’è andessi à a scola
Cum’è s’è era biancu
Cum’è s’è era biondu
Cum’è s’è era francese,
Passu in carrughju
Ingumbrati di sogni interdetti
Passu in carrughju capighjembu                  
Cum’è s’è fussi culpevule
Cum’è s’è fussi un ladru,
Cum’è s’è duvessi sparisce
Cum’è s’è fussi in eccessu.
Ùn passu più sin’à a scola
Ogni ghjornu e sedie sò viote
S’anu purtatu à Moussa, Karim, Viddi.
Chì hè a vita, Maestra ?
Chì hè a ghjustizia è i diritti di l’omi ?
È quellu di i zitelli ?
Ella hà dettu « ùn sò più, ma eiu vi tengu cari »
È hà pientu.
Tandu l’avemu basgiata
Di tuttu u nostru core
Di tutte e nostre paure,
È l’avemu lasciatu i nostri quaterni.
Passu silenziosu
À pena se osu rispirà
U mio core batte à scimesca
À un ritimu barbaru :
Senza ducumenti, senza ducumenti, senza ducumenti.
U sentite ?
Pezzu di jazz ? Solò di batteria ?
Nò, goffa musica, false note,
Ùn ai à bastanza amparatu, nè ripetutu,
Eppuru, nant’à u pianó aghju vistu i tasti bianchi è neri
È a musica era cusì bella, cusì bella
Chì l’aghju pussuta rispirà.

La musique                

Je marche dans la rue                                               
Comme si jétais chez moi                  
Comme si jétais connu                                              
Comme si on allait me saluer            
Comme si j’allais chez ma mère.                              
Je marche dans la rue                                                           
Comme si j’allais à l’école                                        
Comme si j’étais blanc                                  
Comme si j’étais blond                                              
Comme si j’étais français,                                        
Je marche dans la rue                                  
Embarrassés de rêves interdits                                
Je marche dans la rue tête basse                                                     
Comme si j’étais coupable
Comme si j’étais un voleur,                                      
Comme si je devais disparaître                                
Comme si j’étais de trop.                   
Je ne marche plus jusqu’à l’école                
Chaque jour des chaises sont vides                          
Ils ont emporté Moussa, Karim, Viddi.                    
C’est quoi la vie maîtresse ?                                    
C’est quoi la justice et les droits des hommes ?       
Et celui des enfants ?                                    
Elle a dit « je sais plus, mais moi je vous aime »      
Et elle a pleuré.                                                         
Alors nous l’avons embrassée                      
De tout notre cœur                                                   
De toutes nos peurs,                                                  
Et nous lui avons laissé nos cahiers.                        
Je marche silencieux                                                
A peine si j’ose respirer                                           
Mon cœur bat à grands coups                                  
Sur un rythme barbare :                                           
Sans papiers, sans papiers, sans papiers.    
Est-ce que vous l’entendez ?                                     
Morceau de jazz ? Solo de batterie ?                        
Non, mauvaise musique, fausses notes,         
Tu n’as pas assez appris, ni répété.              
Pourtant, sur le piano j’ai vu des touches blanches et noires          
Et la musique était si belle, si belle                          
Que j’ai pu la respirer.

 

 

 

∗∗∗

 

Marie-Ange Antonetti-Orsoni

 

Née à Paris en 1946, Marie-Ange Antonetti-Orsoni est aujourd’hui retraitée de l’Education Nationale. Originaire de Moltifao, elle vit à Bastia où elle a effectué la majeure partie de sa carrière d’enseignante.

Elle a publié deux recueils de poésies en langue corse, dans la collection Veranu di i pueta du C.C.U. (Centre Culturel Universitaire de Corti) : Sfoghi (Albiana, Ajaccio, 2009) et Sogni di culori (Albiana, Ajaccio, 2012).

Puesia

A parolla.
A pigliu.
A cappiu.
A ripigliu.
Ghjè à u capu di l’asta.
S’azzinga à l’amu,
Murseca, pò cappia tuttu.
Purtantu u versu ùn hè compiu.
Fughje, ma a ripigliu.
Sfrugne in a mo manu.
A fiumara a si ne porta.
Striscia nant’à u biancore
Di a carta di u scularu.
I filari negri l’anu inchjustrata.
Nimu ùn si ne scurderà.
Hè nata a puesia.

Poème

Le mot. 
Je le saisis. 
Je le lâche.
Je le reprends.
Il est au bout de ma canne. 
Il s’accroche à l’hameçon,
Mord, puis lâche tout. 
Pourtant le vers n’est pas fini. 
Il est fuyant mais je le rattrape. 
Il glisse dans ma main. 
Le courant l’emporte.
Trace sur la candeur 
Du papier d’écolier.
Les lignes noires l’ont enserré.
Personne ne l’oubliera.
Le poème est né.

 

 

∗∗∗

 

Carine Adolfini Bianconi

 

Carine Adolfini Bianconi, est diplômée de Lettres modernes. Elle anime des ateliers poésie pour enfants à Bastia, sa ville natale, au sein dArzilla, une association culturelle qui a pour objet la promotion dartistes insulaires et la création littéraire.

Passionnée de musique, de chant lyrique, mais aussi de linguistique, de préhistoire et dhistoire des religions, elle sadonne à ses heures perdues à lobservation et à lanalyse des systèmes symboliques.

 assai dilusa di u biancore di l’albore 
u so sentore d’assenza
u so sapore di vita falza,
ind’u fiatu sbiaditu di u celu
tuttu hè senza voce o sussurra, svanisce pianu pianu
l’asgiatezza  soffia nant’u velu biancu è sudachjosu 
s’infucia per a finestra cume un sguardu lacrimosu
i chjassi è a luce s’uniscenu
ind’u spisciume torbidu 
di sbagli è di cutone
un zirlu di ragiu sbiecu zucchitta a mo tristezza
a fidanza si svapora in un dubbitu nibbiosu 
solu a casa di petra chì sente a matina
pare Essere in stu sonniu mutu.

 

Je suis déçue par la pâleur de l’aube
son odeur d’absence
son goût de vie feinte,
dans l’haleine pâle du ciel
tout se tait ou murmure, disparaît lentement
la paresse souffle sur le voile moite et blanc
elle entre par la fenêtre comme un regard humide
la lumière et les sentes se mêlent 
dans un flou ruissellement
d’erreurs et de cotons
la giclée imprévue d’un rayon oblique taillade ma mélancolie
la confiance s’évapore dans un soupçon de brume
seule la maison de pierres aux odeurs de matin
semble de l’Être dans ce songe muet.

 

∗∗∗

 

Alain Di Meglio

 

Originaire de Bonifacio, Alain Di Meglio est né en 1959 à Marseille et est professeur des Universités, Directeur du Centre Culturel Universitaire à l’Université de Corse. Il est par ailleurs élu à Bonifacio, délégué à la culture. Poète et parolier, il écrit pour de nombreux groupes et chanteurs corses.

Frisgi mediterranii 

Mi piaci l'affaccà di a sponda l'altra
mentri chì daretu à mè
si stinza l'alma dulci è tagliuta
di u me ritornu

Di u filu tesu di l’orizonti
a musica
Di issa puntetta di sciuma chì sfrisgia a custera
u filà
D’un silenziu à impastà
u levitu
Di i fiati aduniti
u ventu
Di issu bughju
l’inchjostru

Lignes méditerranéennes

J’aime voir venir l’autre rive
pendant  que derrière moi
se tend l’âme douce et abrasive
de mon retour

Du fil tendu de l’horizon
la musique
De la dentelle d’écume le long des côtes
la couture 
D’un silence à pétrir 
le levain 
Des souffles réunis
le vent 
De cette obscurité
l’encre

 

 

∗∗∗

 

Jacques Fusina

 

Professeur émérite des Universités, Jacques Fusina est à la retraite depuis plusieurs années. Il est l’une des figures les plus marquantes et les plus connues du mouvement de réappropriation culturelle des années 70.

Son travail d’écrivain, si l’on excepte les nombreuses publications scientifiques universitaires, a utilisé aussi bien la langue corse que la langue française qu’il considère comme ses deux langues maternelles et avec lesquelles il n’hésite pas à utiliser les correspondances. 

Alzà di memoria

Grisgiu u celu sopra
Ch’o vecu da casa mea
Rimore ribombu
Tanfu di storia
È parulla caghjata

Grisgiu u core sottu
Ch’o sentu palpità
Rimore notte
Tanfu di memoria
È parulla cutrata

Grisgiu u mondu attornu
Ch’o sentu à u postu
Rimore noia
Puzza di guerra
È parulla accampata

Lever de mémoire

Gris le ciel noir par-dessus
Que je vois de chez moi
Reflet de bruits
Relents d’histoire
Et mon dire figé

 Gris le cœur par-dessous
Que je sens battre en moi
Reflet de nuits
Relents de mémoire
Et mon dire gelé

Gris le monde alentour
Que la radio renvoie
Rumeurs d’ennui
Relents de guerre
Et mon dire assiégé

 

 

∗∗∗

Patrizia Gattaceca - Patrivia Gattaceca

Auteur-compositeur, interprète, comédienne, Patrizia Gattaceca enseigne également la langue et la culture corses à l’Université de Corse. C’est peut-être Jacques Thiers qui a défini le mieux l’expression de Patrizia « Dans les accents d'une voix où la Corse d'hier et d'aujourd'hui se mêlent et se confondent, on se souvient du temps où la poésie ne faisait qu'un avec le chant. »

Elle est l’auteur cinq recueils poétiques parus entre 1998 et 2012 ainsi que de nombreux poèmes édités dans différentes anthologies et ouvrages collectifs (France, Italie, Portugal, Hollande, Canada, Belgique, Italie, Etats Unis).

Un filu di filetta

E voce ghjunte di fora ribombanu
È pocu à pocu falanu
È si calanu
I penseri stanu bassi
È a mente ingutuppata
Trema fritulosa 
U rinchjusu sparghje
U so prufume paestosu
È ballanu senza ballà
Duie idee cuntrarie chì si cercanu 
Una dice schjavitù
È si para di spinzoni fiuriti
Colti à fior di sangue
È chì facenu ride
L’altra mughja libertà
È stemu impauriti
Drittu l’omu ùn hè più
E dinochje indebulite cedenu
I bracci pendenu
U mentu tocca u pettu
U pede hà scruchjatu
A persona si strughje,
A fronte s’hè schjacciata
È a petra hà sunatu
Quandu sòghjunti pè purtallu
A chjocca era spalancata,
D’issa chjocca spalancata
Escianu e cerbelle pallide
È nantu sempre inturchjatu,
Verde è tenneru sbucciava
Un filu di filetta !

 

Une branche de fougère

Les voix venues d’ailleurs résonnent
Descendent
Et baissent peu à peu
Les pensées se taisent
Et l’esprit emmitouflé
Tremble frileusement 
Le renfermé répand
Son parfum majestueux
Et deux idées contraires
Se cherchent et dansent sans danser
L’une dit « esclavage »
Se pare d’épine en fleur
Cueillies à fleur de sang
Qui provoquent les rires :
L’autre crie « liberté »
Et l’effroi nous assaillit
L’homme ne se tient plus droit.
Affaiblis, ses genoux se dérobent,
Ses bras pendent
Son menton touche sa poitrine
Son pied s’est effacé
Son corps se dissout
Son front s’est écrasé
Sur la pierre sonore
Quand on est venu le prendre
Son crâne était béant
Et de cette béance
Sortait une cervelle pâle
D’où sans cesse enroulée
Verte et tendre
Naissait une branche de fougère !

 

Trad F.M. Durazzo

 

 

∗∗∗

 

Sonia Moretti

 

Née en 1976 à Ajaccio, Sonia Moretti est professeur de corse, originaire des villages de Lentu et d’Ortale d’Alisgiani. Elle travaille actuellement au centre de documentation pédagogique de Haute-Corse, à Bastia.

Son premier recueil   Discrittura, dédié, en grande partie, au jeu formel sur la langue a été publié aux éditions Albiana en 2003.

Il fut suivi de Puesie di a curtalina, plus personnel et plus abouti, enraciné dans le monde d’une enfance passée au tamis du poème (éd Albiana-CCU, 2009). Cet ouvrage a obtenu le prix du livre corse de la collectivité territoriale la même année.

 

Duv’ella hè l’umana logica
Nunda resiste, nunda.
A sò chì quand’elli anu da cummincià i lavori
Culà
Anu da spiantà dui arburi.
Sò giganti sapete.
Chì sà chì forze chjuccute l’anu mantenuti arritti
Superbii à mezu à e macagne citatine è i veleni soii.
Fattu si stà.
Sin’ora u so suchju hà sappiutu innacquà è mantene
E so carcazze altiere
Preghera longa
Tenendu alta a catedrale
È frà i vitraglii fini di dentella à fronde fatta
Ci scupriate u celu ancu più bellu
Dio sà chì ombre aghjumpate ci sò venute sottu quand’era piossa zeppa…
Siccati da una sentenza :
Eccu cum’elli falanu i giganti un ghjornu
È cun elli u miraculu astutu chì i tenia arritti.

Où la logique des hommes ordonne
Rien ne résiste, rien.
Je le sais, ils vont commencer les travaux
Et couper deux arbres.
Ce sont deux géants vous savez.
Des forces mystérieuses les ont maintenus debout
Superbes au beau milieu des scories de la ville et leur poison.
Le fait est.
Leur sève a su les faire grandir
Maintenir leurs carcasses imposantes
Comme une longue prière
Qui garde debout la cathédrale.
Entre les fins vitraux de dentelle des feuilles
Vous pouviez lire un ciel encore plus beau
Et Dieu sait quelles ombres courbées sont venues sous eux
Quand la pluie était lourde…
Condamnés par la sentence
Voilà comment meurent les géants, un jour
Et avec eux le miracle qui les tenait debout.

 

 

∗∗∗

 

Lucie Santucci

 

Corse de Paris, Lucie Santucci est rentrée au pays dans les années 60. Elle retourne alors à cette expression ancestrale qu’elle a renouvelée avec sa sensibilité d’éducatrice  et une vigilance  engagée dans les combats pour l’émancipation de la femme. Conseiller pédagogique puis Inspecteur de l’Education Nationale, elle a toujours associé l’éducation avec l’illustration de la langue corse.

 

Curata

Infilà l’acu 
           Ùn lu sò infilà
Chi sai fà ?
          Ùn sò chè cantà*

Da la manu à lu core
Si stinza u filu
Un bracciu
Sticchitu
Misura  l’esse
Una o doppia
Secondu l’ore
Misura  l’opera
À vene

Curata
Anudata
Principia
A cusgera
Chì

Di  duii
Face unu

 Curata

*filastrocca zitellina

Aiguille

Enfile l’aiguille  
           Je ne sais l’enfiler
Que sais-tu faire ?
          Je ne sais que chanter.*

Depuis la main 
Jusqu’au cœur
Se tend le fil
Une  longue coudée 
Mesure de  l’être
Une ou double selon l’heure 
Mesure l’œuvre
À venir :
Fils ennoués

Commence 
La couture
Qui de deux
Fait  un

Aiguillée du cœur.

*formulette /comptine traditionnelle

 

 

∗∗∗

 

Ghjacumu Thiers - Jacques Thiers

 

Né à Bastia en 1945. Agrégé de l'Université, aujourd'hui Professeur émérite. Chargé de mission "Créativité" à l'Université de Corse. depuis les années 1970, il travaille à l'élaboration d'outils destinés à l'apprentissage du Corse et a présidé le CAPES de langue corse.

Sguardi

Andarete à sapè
perchè chì  stanu chjosi
daretu à e persiane
issi sguardi di finestre
spente à fior di mare
mentre chì un altru viaghju
s’appronta à la calata

L’anima ùn si disceta
per qualsiasi ochjata
i sgiò portanu sempre
u segnu di l’onore
l’alba si deve tene
ch’ella ùn sbatti à libecciu
è sbrisgiulà di un colpu
anni di galateiu
chì ci custonu tantu
di rivolte inghjuttite

Regards

Mais allez donc savoir
pourquoi restent enfermés
derrière leurs persiennes
ces regards de fenêtres
éteintes au fil de l’eau
pendant que se prépare
une autre traversée

L’âme ne s’éveille pas
pour le moindre clin d’œil
les riches arborent toujours
la marque du respect
retenir le volet
le libecciu peut frapper
et d’un seul coup rabattre
des années d’élégance
qui nous coûtèrent tant
de révoltes ravalées

Trad.Claude Tristani

 




Par tous les chemins (Florilège poétique des langues de France)

Certes, on ne le dit pas ouvertement mais l’idée que la production littéraire en langue régionale serait tournée vers un passé idéalisé, utilisant de surcroît un formalisme suranné, semble bien ancrée dans les esprits.

Il était donc nécessaire de montrer, par l’exemple, l’infinie variété et la modernité de la création poétique en langues régionales.
Les coordonnateurs de cet ouvrage ont ainsi jugé utile, pour la première fois, de mettre en dialogue une sélection de textes poétiques de six langues de France : alsacien, basque, breton, catalan, corse et occitan.
Ils ont tenu aussi à présenter les auteurs de ces textes, à les situer dans leur espace et dans leur temps, à donner les références bibliographiques de leurs œuvres.
Il en résulte un ouvrage polyphonique, au sens propre et au sens figuré.
Loin des préjugés parfois issus d’une production « régionaliste » – elle aussi existante et pas forcément méprisable, qu’elle soit écrite en langue régionale ou en langue française, mais peut-être trop centrée sur le village d’autrefois et les souvenirs d’enfance – les textes publiés embrassent d’autres horizons : la dimension transculturelle de l’existence, la solidarité par-delà les frontières ou encore l’introspection lucide et sans concession.

Par tous les chemins (Florilège poétique des langues de France), édition bilingue, Coordination : Marie-Jeanne Verny, Norbert Paganelli, Le Bord de l’Eau, 475p, 2019

Dans le même temps, la forme du poème a été pulvérisée : la rime a été oubliée, la forme fixe et la ponctuation reléguées, bien souvent, au musée au point que le texte, parfois réduit à sa plus simple expression, a parfois l’apparence d’un haïku effiloché restituant à la page sa virginité première.

Il faut donc l’admettre : l’affirmation d’une vibrante diversité linguistique ne rime pas, dans la France d’aujourd’hui, avec la reproduction de stéréotypes fondés sur la simple apologie d’une spécificité ou la dangereuse exclusion de l’altérité. Jean Pierre Siméon lui-même à qui fut confié la préface de l’ouvrage, s’en est étonné avant de s’en féliciter, en citant, à la fin de sa préface, le poète alsacien Nathan Katz :

J’ai tenté de faire œuvre d’homme. Au-dessus des frontières et des clans. Par-delà le fleuve Rhin. J’ai chanté les paysages, l’eau, les jours et la femme. En paix et en joie. C’est tout. 

On peut même dire, sans risque de se tromper, que si ce choix avait pu être élargi par exemple aux poètes des outre mers avec les différents créoles le constat aurait très probablement été le même.

Il reste que cet ancrage dans le temps présent et l’Universel (dont on sait qu’il n’est rien d’autre que le particulier sans les murs) ne fond pas les thématiques des six régions de France dans un même creuset. Chacune d’elles, en même temps qu’elle s’est attachée à sauvegarder une richesse linguistique, a enfanté d’un univers dont la coloration lui est propre et qui témoigne de la grande diversité des espaces, des histoires et des cultures au sein même d’une entité que l’on imagine à tort figée dans une uniformité qu’elle a toujours ressentie comme une offense.

***

Alsace

Sylvie Reff est née en 1946 et fut professeur d’anglais. Elle mena parallèlement une carrière d’auteure-compositrice et interprète en donnant près de 500 concerts à travers l’Europe. Elle a publié près d’une vingtaine d’ouvrages, dont trois romans en français et plusieurs recueils de poésie (en allemand, français et alsacien). Elle est à l’origine du sentier des poètes de Bischwiller, jalonné de 27 panneaux présentant la poésie contemporaine d’Alsace.

 

De Zwang 

D’Werter bluete, d’Werter ruefe
welle heim, wesse nehm wo s’isch
laufe furt, egall wo ahne
rennsch ne noch, bendsch se zamme
un wenn de meinsch hesch se gfange
froije se alli wo’s Elsass isch. 

Wo gehn d’Werter ahne wenn se verschwinde ?
De Werter wo s’Läwe drawwe ?
D’Sproch isch vun dinem
mühl gschosse wie ä ewisch frischer Wasserfall,
sie isch küpst, gschprunge, gelofe
wie d’Reh am Rand vum Wald,
un niemand hätt se gfange,
un alli han se verstande,
denn wie kennt mer
s’Läwe net verstehn ?

De force  

Les mots saignent, les mots hèlent
veulent rentrer chez eux, ne savent plus où c’est
se mettent à courir n’importe où
tu leur cours après, tu les rassembles
et quand tu crois que tu les tiens
tous demandent en cœur où est l’Alsace.

Où donc vont les mots lorsqu’ils disparaissent ?
Ces mots qui portent la vie ?
La langue jaillissait de ta bouche
telle une cascade à jamais fraiche,

elle sautait, bondissait, courait
comme les chevreuils à l’orée de la forêt,
nul ne les aurait rattrapés
mais tous la comprenaient
car comment ne pourrait-on ne
pas comprendre la vie ? 

 

 

 

Sylvie Reff, Schrei.

Pays Basque

Jakes Ahamendaburu

 

Né en 1961, Il est diplômé d’ingénierie sociale et travaille avec des enfants de migrants et des mineurs en difficulté. Militant culturel, il s’implique dans les spectacles de rue et la création poétique au sein de la revue Maiatz.

Berriro datozkigu 

Berriro datozkigu
igande arratsalde bakartiak
Hirurak paseak dira
leiho gortinen atzetik
behako bihurriek
kalearen hutsa miatzen

Frontoian larruzko pilotaren
dangada lantzinantea.
Autobus bat ailegatu da
espaloi gainean dabiltzan hormatxoriak uxatuz
Semaforoaren keinu konsagratua
Dontzeilen joan etorri interesatua
Taberna kalapitariak jendez gainezka
Haiek han eta neu
egutegiko astelehenak borratzen jarraituz...

 

Ils nous reviennent à nouveau  

 

Ils nous reviennent à nouveau
les dimanches après-midi solitaires
Trois heures sont passées
derrière les rideaux des fenêtres
des regards pervers
fouillent le vide de la rue

Sur le fronton la volée lancinante
de la pelote de cuir.
Un autobus est arrivé
chassant les moineaux du trottoir.
Le signal consacré du feu rouge.
Le va-et-vient intéressé des demoiselles 
Les cafés vociférants pleins à craquer. 
Eux là-bas et moi 
continuant à effacer les lundis du calendrier...

 

Bretagne

 

Louis Grall est né en 1952. À l’âge de quarante-sept ans, il découvre la langue bretonne qu’il pratique désormais, publiant dans les revues Brud Nevez et An Amzer. Il est l’auteur de romans et de plusieurs ouvrages poétiques en édition bilingue.  

Lampedusa
25 a viz here 2013

 

Eet on da vale fenoz war gwez an henchou don.
Dizeblant evel eur haz, e kase an avel kuit ludu
tano ar houmoul
Gortoz a ree difrom ar hleuziou, e pillou dindan
an drein.
Euz an douar e save koulskoude eun esperañs
lampr, evel hekleo an heol eet da guz.
N’em-oa aon na rag ar fank, na beza ma-unan,
na rag ar mêziou krin
Gouzoud a ouien e oa lutig eur garantez kled o
hortoz ahanon em zi,
Ar lutig ’vefen dindannañ o follennata ar
pajennou, hag e savfe d’an neh diwar ar banne
sklêrijenn-ze ar geriou puill, evel eur beskèrèz
vurzuduz.
Eul lutig flour, eur chalu flour o flourikad
pajennou leor ar ouiziègèz.
Flour al lutig.
Lampe douce.
Lampedusa.
Hag e vefen dizeblant evel an avel me ive ?
Ha didrouz e tremenfen e-biou ar re a hortoz
bara, difrom an oll anezo evel girzier dindan
drein ar baourentez ?
Ha ne welfen ket ema an enezeier o leñva, pa
varv ar re a dosta deuz outo ?
Penaoz e hellfen en em gaoud e peoh ar
pajennou, pa vez pesketêrien o skuilla fleur war
eur béz-mor, pa houlenn eur pab diganeom
kaoud méz, evel a huche gwechall Poverello Asiz.

 

Lampedusa
25 octobre 2013

 

Marché ce soir sur l’arbre des chemins.
Le vent indifférent comme un chat poussait la
cendre fine des nuages.
Les talus stoïques attendaient, en haillons sous
l’épine.
De la terre montait pourtant un espoir
phosphorescent, comme un écho du soleil disparu.
Je ne craignais ni la boue, ni la solitude, ni la
désolation des champs.
Je savais qu’au logis m’attendait la lampe d’un
amour confortable,
La lampe sous laquelle je toucherais les pages, et du
filet de la lumière remonterait l’abondance des mots,
comme une pêche miraculeuse.
Douce lampe, doux chalut effleurant les pages du
livre de la connaissance.
Lampe douce.
Lampedusa.
Serais-je moi aussi indifférent comme le vent ?
Passerais-je en silence auprès de ceux qui attendent
le pain, stoïques comme les haies sous l’épine de la
pauvreté ?
Ne verrais-je pas que les îles pleurent, car ceux qui
les approchent meurent ?
Comment pourrais-je croire à la paix des pages,
quand des pêcheurs fleurissent la tombe de la mer,
quand un pape nous demande d’avoir honte,
comme le Poverello d’Assise le criait en son temps ?

 

Catalogne

 

Renada-Laura Portet est née en 1927 et a réussi à combiner œuvre de recherche, création littéraire et traduction. Si sa prose offre une grande recherche d’écriture, sa poésie, en revanche, est plutôt méditative, métaphorique et ésotérique.

Al primer matí de les herbes 

Al primer matí de les herbes
que ventilen suau els espadats carnals
amb la crida on s’arruga la saba a flor d’aire
quan tant d›amor només és pol.len de dubtes
i arcada de vent,
tu, filleta,
abans que somnïi l’alba vergonyosa dels deus,
neixes dona,
de l’emprenta bruna vellutada
d’una mirada.

 

Au premier matin des herbes 

Au premier matin des herbes
qui caressent doucement les falaises charnelles 
avec l’appel où se plisse la sève à fleur d’air
quand tant d’amour n’est que pollen de doutes 
et arcade de vent,
toi, fillette,
avant que ne rêve l’aube intimidée des dieux, 
tu nais femme,
de l’empreinte brune, veloutée
d’un regard.

 

Renada Laura Portet dit Si Sabines amor, 1976, Lletres Catalanes.

Corse

 

Née en 1976, Sonia Moretti est professeure de corse et a participé à de nombreux recueils poétiques collectifs dont Bonanova ou l’anthologie Musa d’un populu. Elle a écrit, par ailleurs, de nombreuses chansons. Discrète sur la scène insulaire, elle excelle dans une démarche personnelle où le jeu formel sur la langue ouvre des horizons nouveaux. Elle a obtenu, en 2009, le prix littéraire de la collectivité territoriale de Corse.

Anu arrubbatu parechje cose in chjesa
È da tandu hè stata chjosa
À parechje ore di u ghjornu ;
Cù i so gesti ladri
Anu arrubbatu
À ogni passu in cerca
À ogni core
À ogni bisognu di silenziu
A chjesa stessa.

Ils ont dérobé plusieurs choses dans l’église 
Alors on l’a fermée
Plusieurs heures par jour ;
Par leurs gestes, les cambrioleurs Ont volé
À chaque pas en quête
À chaque cœur
À chaque besoin de silence
L’église toute entière. 

***

A pruminata di i cani
Si hè compia cù a litica
Mughji
È quasi colpi.
Ciò chì hè bassu è vile ind’è noi l’umani
Ùn hà briglia chì u tenghi.

La promenade des chiens
A fini en dispute
En cris
Presque en pugilat
Ce qui est vil et bas chez nous les humains 
Ne connaît point d’entrave

 

 

Sonia Moretti, Poesia Corsa d'Oghje, Université de Corse Pasquale Paoli. Témoignage de Sonia Moretti recueilli dans le cadre du projet "Puesia Corsa d'Oghje".

Occitanie

 

Né en 1980, Sylvan Chabaud chante ses créations au sein de groupes  de Rap. Sa thèse de doctorat sera éditée en 2011 par les Presses Universitaires de la Méditerranée. Il publie régulièrement des poèmes dans la revue Oc et dans la revue Europe ainsi que dans le recueil Caminant et est rédacteur au magazine culturel occitan Lo Diari.

Escriure 

Escriure es un viatge long
es un long silenci,
una atraversada
passadas
per
passadas,
la paur de ne dire tròp
quand un ferniment d’erbilha
dins lo vent
sufís
per pagelar nòstra preséncia au monde.

Écrire 

Écrire
est un long voyage
c’est un long silence, une traversée 
passages
après 
passages,
la peur d’en dire trop
quand un frémissement de graminée 
dans le vent
suffit
à mesurer notre présence au monde.

 

Totei lei lengas 

Totei lei lengas deis òmes
recampadas
sabon benlèu dire lei rebats
de la vida.
Perdre ren qu’una lenga
sariá totei nos condemnar au silenci

Toutes les langues

Toutes les langues des hommes 
réunies
savent peut-être dire les reflets
de la vie.
Perdre ne serait-ce qu’une langue 
serait tous nous condamner au silence.

 

 




Hommage à Pirotte

 

à Jean-Claude Pirotte

 

Rennes, quartier de la gare,
la fermeture des cafés sous les néons pâlis;
puis le jazz
avant et après le cognac.
Dans une petite rue paralèlle, non loin de ton hôtel,
nous l'écoutions.
Ensemble, nous prenions toujours de pareilles venelles
pour y parler de nos amis.

Combien d'années déjà ?

Plus tôt, à la maison
cette façon de nous connaître à cinq heures du matin,
devant une bouteille de goutte, soixante ans d'âge,
à peine plus !
Une éternité  cependant !
À moins que ce ne soit un bref,
trop bref moment d'amitié.

Plus de vingt ans, hier pourtant !
Rien de plus que la lumière
au travers du vin qui bleuit dans les verres
et traverse les mots
pour habiller l'hiver les souvenirs qu'on y apprête.

Ce soir je boirai seul,
du whisky pour rompre avec nos habitudes
et commencer de boire sans toi à notre amitié,
je boirai non pas pour boire
mais simplement parce que, soudain,
les mots me manquent pour me parler de toi.