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France Théoret, Cruauté du jeu

Une révolte poétique

Thème commun aux trois parties qui constituent ce recueil, la cruauté, traitée sous différents angles : cruauté d’une enfance et d’une jeunesse démunies ; cruauté de la maladie, celle de la folie. Ce qui ne tue pas renforce, paraît-il. France Théoret a dû traverser plusieurs morts pour se construire. Dans ses épreuves, elle n’a cessé de lutter, de penser, de mettre en forme les paroles insurrectionnelles. 

Cruauté du jeu illustre ce que soutenait Laure Adler, interviewée dans Le Monde((Laure Adler, « L’affaire Weinstein, une révolution ! », Le Monde, rubrique Entretien, 1er décembre 2017)) au sujet de son Dictionnaire intime des femmes, hommage aux devancières. Elles n'ont pas attendu l'autorisation et l'impulsion de la société pour avancer dans tous les domaines...Leur impulsion part toujours de l'intime et d'une interrogation sur leur propre vie...Quelle affirmation puis-je porter en moi ? Et comment participer au monde en offrant mon propre combat ?

France Théoret, Cruauté du jeu,
Ecrits des forges, novembre 2017.æ

Texte 1- Art poétique

Jamais, comme dans ce recueil, France Théoret ne s’est autant dévoilée. La 1ère partie (prose) s’achève sur cette phrase qu’il convient de prendre au pied de la lettre : Au départ, il y eut la faim, la soif, le froid. 

La petite fille devenue jeune fille désire quelque chose qu’elle n’ose même pas formuler : une vie comme une œuvre d’art, une vie studieuse. Comment a-t-elle pu concevoir, même si ce n’est que très confusément, cette ambition ? Mystère. Elle vient du dénuement : Rien n’a été au début, moins que le rien, du négatif a été mon lot…Le début n’a pas eu lieu. Et de l’humiliation, infligée par le père, les supérieurs, les religieux. Dans le Québec noir des années d’après-guerre, ils s’en sont pris à mon cerveau.

Pas de consolation. Pas de Dieu et une mère aux violences hurlantes qui incarne, lorsqu’elle lui fait face, l’horreur d’être femme (3ème partie).

On ne peut qu’imaginer les ressources qu’il lui a fallu mobiliser, le courage et la ténacité qu’elle a dû déployer pour réaliser ce rêve d’enfance. Au long de ces années de résistance et de construction de soi, des constantes. Refus des slogans, mots d’ordre et consensus faciles, le réconfort venant de la conviction de ne pas être seule à mener le combat - Laure Adler évoque cette solidarité féminine si contagieuse.

Refus d’une classification entre la poète, la femme et la militante.

Dire. Son combat, France Théoret le mènera dans le domaine de l’écriture. Sans sentimentalisme et sans métaphore, au plus près de ce qui a été vécu, supporté, elle dira le poids des cruautés supportées par elle et toutes les femmes. Dire la violence…Signifier avec le moyen du langage que la violence existe, tel est son propos même si elle reconnaît la valeur approximative des mots. Celle qui fut immensément révoltée et qui le reste peut, aujourd’hui, affirmer, tête haute : 

Il y a ce que moi, France, j’ai écrit.

 

Texte 2 - Vint la maladie

Dans ce poème de près de 20 pages, France Théoret conte le combat récent contre l’invasion silencieuse (le nom médical/n’apparaîtra pas/trop de répétitions en vue). Les souffrances tyranniques, les faiblesses récurrentes, elle les traverse en récusant les injonctions et les projections de son entourage et des bien-portants. 

Ne pas compter sur l’auteure pour s’apitoyer sur son sort ou chercher à provoquer l’apitoiement. 

Bien au contraire, le mal offensant engage à la sédition. Se battre, même ravagée, contre l’âge de la défaite. Devant l’ennemi lever la tête/au milieu du désastre ; sans compromissions, à commencer par les arrangements vestimentaires. La tête refuse le voile/sous aucun prétexte/ le nu commence par là. 

 

Texte 3 - Ma mère la folie 

Texte terrible et magnifique. Une femme suppliciée, tout en impulsions réflexes instincts brusques…Qui n’a rien retenu/ de son père ou de sa mère/ à l’exception qu’il faut paraître. Une femme double, qui hurle sans fin. Dans la maison fermée au monde, sans chauffage, au sous-sol où brillent nuit et jour des ampoules nues, la petite fille, la jeune-fille absorbe tout, en silence.

Je vis fusionnée à vous
je ressens votre détresse
en pure gratuité j’éprouve 
une peine sidérante…  

Pas d’étanchéité 

les crises m’effraient
je les conserve dans mon cerveau…
Il y a là une force inconnue
quelque chose plutôt que rien.
Vous me possédez
je ne suis plus jamais seule…

Et encore

L’irrecevable douleur
s’enferme et découvre
à contretemps sa présence
aussi certaine que son propre corps…

France Théoret gardera longtemps le silence sur ces années où l’invivable l’entraînait à répondre oui à cette interrogation : une femme c’est donc cela//une pure inadéquation au fait de vivre. 

Même si demeure en elle l’empreinte sauvage des épisodes lointains, elle peut aujourd’hui, affirmer dans ce clair poème du deuil : Mère vous n’êtes plus n’avez aucun nom/n’êtes ni la cause ni l’effet

Assurément, France Théoret a toute sa place dans le Dictionnaire intime des femmes.




Louise Dupré, La Main hantée

Poète, romancière et dramaturge québécoise, Louise Dupré a fait paraître une vingtaine de titres, qui lui ont mérité de nombreux prix et distinctions. Parmi ses dernières publications, mentionnons La main hantée (Éditions du Noroît, 2016), qui vient de recevoir le Prix de poésie du Gouverneur Général du Canada et que les Editions Bruno Doucey publieront en mai 2018. Parmi ses autres recueils, figurent : Plus haut que les flammes (Éditions du Noroît, 2010 et Éditions Bruno Doucey, 2015), ainsi que le récit L'album multicolore (Héliotrope, 2014). Louise Dupré est membre de l’Académie des lettres du Québec et de l'Ordre du Canada.

 

Louise Dupré, La main hantée, 3e trimestre 2016, Editions du Noroît, 113 pages

 Du je au nous, récit d’une nuit de l’âme et d’un apaisement

 

Livre d’une traversée de la douleur, associant vers libres et prose. A l’origine, un évènement traumatique : Louise Dupré se résout à euthanasier son vieux chat. Elle ne supporte plus sa souffrance, ses gémissements. Elle est présente à ses côtés jusqu’à la fin, le tient dans ses bras et s’effondre de retour à la maison. Reprenant ses droits, l’affect jette à terre avec une violence inouïe les digues de la rationalité.

Immense remords et sentiment de honte. Tu es capable de tuer même un être que tu aimes. Remontent à la surface les hurlements retenus dans les entrailles de la terre. Les hurlements des cohortes de femmes dominées, violentées et ceux des autres. Tous les autres, victimes comme assassins.

La voilà revenue au temps de la préhistoire, elle, descendante d’une longue lignée de chasseurs, de criminels, de pilleurs. Tu as sur les mains l’odeur millénaire du feu et du sang. La voilà dans « un enfer d’images qui dansent dans les flammes ». Peu à peu se fait jour et grandit le sentiment de culpabilité. Car tu n’es pas sans faute. Tu commences à le reconnaître. Tu vois ce jour où tu l’avoueras. Quand tu seras assez solide pour écrire ‘je’.

Et ce jour vient. Elle reconnaît n’avoir pas répondu aux hurlements. Elle admet avoir trahi. S’en suit une plongée dans une interminable nuit de l’âme.

Pas de consolation, les remèdes familiers sont inopérants. Fermant la fenêtre, tournant le dos au monde, la femme ravagée se réfugie dans sa chambre remplie des ombres des poètes/artistes partis trop tôt : Marina Tsvetaïeva, Sylvia Plath, Huguette Gaulin, Hubert Aquin, Claude Gavreau, Stephan Zweig…

Un mot seul survit au désastre, le mot Cœur qu’elle prononce comme d’autres disent ‘Dieu’ ouVérité’. La musique également - de la rue, de la lumière - qui peu à peu la touche à nouveau.

Elle se remet à écrire, la main hantée, comme elle l’a toujours fait car au départ, se souvient-elle, il y eut tous ces récits dont il avait fallu se débarrasser. Tu viens d’une enfance où les poètes finissaient à l’asile tel des orphelins, une enfance d’agneaux bêlant blonds sur des chars allégoriques… On te voulait vierge, mission, Afrique à genoux fleurissant les églises…

Une différence cependant aujourd’hui, et d’une portée incommensurable. Tu n’habites plus seule ta souffrance et tu le sais.

Du je au nous, récit d’une traversée, de la désolation provoquée par la mise à mort sous toutes ses formes jusqu’à l’apaisement. Traversée qui se clôt par un engagement et une interpellation. C’est debout que tu veux t’habiter, debout parmi les vivants. Tu veux apprendre à dire ‘nous’ comme tu lances appel à témoins

 

 

 

La main hantée

Louise Dupré

Montréal, Éditions du Noroît, 2016

 

 

 

Extrait 1 (p. 26-27)

 

…et tu pleures avec Nietzsche
devant ce vieux cheval
sous les coups de cravache

car la philosophie ne peut rien
contre la cruauté
des maîtres

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

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Denise Boucher, Boîte d’images : Dans le tourbillon de la vie, une fée déféodée en route vers la liberté

Avec Boîte d’images, Denise Boucher nous offre en cadeau une anthologie très personnelle. Elle nous invite à l’ouvrir et à piocher, au hasard, une carte postale, un poème - instantanés d’un moment/sensation/émotion. La poète ne nous facilite pas le travail : pas de date qui serve de repère ; textes anciens, récents et inédits mêlés. Mais n’en est-il pas de même des couches géologiques du temps ?

Se trouve ainsi accentué le sentiment d’une immersion dans un tourbillon de vie, une vie marquée par l’audace et l’expérimentation. L’époque s’y prêtait, il est vrai. Née dans une petite ville du Québec, Denise Boucher avait 20 ans et quelque au début des années 60, époque de la grande remise en cause par les baby-boomers du mode de vie de leurs parents, de leurs valeurs et de celles de la société de consommation.

Denise Boucher, Boîte d’images, l’Hexagone, 2016, 169 pages.

Denise Boucher, Boîte d’images, l’Hexagone, 2016, 169 pages.

Le Québec ne pouvait rester à l’écart du mouvement, d’autant que la société étouffait sous le poids d’un conservatisme renforcé par l’imbrication des pouvoirs politique et religieux((Le clergé, catholique et protestant, contrôlait le système d’enseignement . Et Jean Lesage, Premier ministre du Québec durant la « Révolution tranquille », commença par s’opposer à la création d’un Ministère de l’Education.)). Pour visionner l’invisible/nous naviguions à vue nous voulions/déboulonner les apparences. Entreprise hautement difficile :

Mais les coupes à blanc dans nos mots
nous avaient légué un marmonnage
proche du cent pieds sous terre…

Denise Boucher a non seulement participé à cette révolution culturelle, elle en a été actrice, accélératrice même. Sa pièce Les fées ont soif, créée pour la première fois en 1978, connut un succès foudroyant, à la mesure du scandale provoqué((L’auteure fut poursuivie en justice par les intégristes de l’époque qui réclamaient l’interdiction de la pièce pour cause de blasphème. Ils furent déboutés en appel. « Et la pièce, présentée à nouveau l’année suivante au TNP, entreprendra une tournée québécoise de six mois, à guichets fermés. Elle sera traduite en russe, espagnol, anglais, italien, catalan et sera jouée dans plusieurs théâtres d’Europe, d’Amérique et d’Australie. La traduction américaine sera publiée en 1993, aux Etats-Unis, dans la collection Women’s Theater from the French ». Marie-Nicole Pelletier, Ces femmes qui ont bâti Montréal, Editions du Remue-ménage, 1992, pp. 463-464.)). L’auteure y dénonçait les archétypes à travers lesquels la société patriarcale tente de soumettre les femmes et de les confiner à leur rôle traditionnel : mère, vierge, putain.

Il est difficile de sortir indemne d’un tel évènement. Denise Boucher continua à tracer sa voie comme auteure et comme poète, mue par la conviction du pouvoir des mots, royaume ouvert aux démunis qui réussissent à en franchir le seuil. A la question, Comment êtes-vous devenue écrivain, elle répond : En voulant explorer par moi-même la force des mots pour dire ce que l’on considère comme indicible((« Questionnaire d’auteur : Denise Boucher, Archive pour le mot-clef Denise Boucher », 12 mars 2012 par le Délivré. http://www.librairiemonet.com/blogue/tag/denise-boucher/)).

Indicible : ce qu’il est défendu de dire, ce qui ne peut être dit par le langage usuel. La poésie – lieu par excellence de l’émergence de l’indicible – sera donc pour cette amoureuse de l’amour et de la beauté, toujours révoltée, le terrain de jeu idéal. Le lieu où il est possible de chanter un chant qui rende la vie supportable. La citation, de William Carlos William, figure en exergue de Prélude, en début de l’anthologie.

Ouvrons donc cette Boîte d’images. L’auteure, Shéhérazade moderne, nous raconte dans une langue imagée, riche en trouvailles, souvent cocasse, les péripéties de son voyage au long cours. On y trouve :

La mère, mémoire du commencement, toujours présente

De grandes histoires d’amour, Nous n’avions rien/et n’avions besoin de rien/ nous avions mieux/et le cœur sauvage des choses/…/nous étions deux et nous le savions. D’autres, passagères, légères, Dans le guide des amours/vous portiez cinq étoiles/remplies de gages/d’un enfer supportable

Des batailles épiques, des défaites amoureuses, Je ne viens pas d’où je venais/le crime fut parfait…/Je suis une mémoire atteinte/la quintessence de la lâcheté 

Un érotisme joyeux, Je me taperai un de ces Tarzans/je mettrai ma robe en serpent…, des désirs nés d’un regard bleu par-dessus une écharpe rouge, des souvenirs, mot générique pouvant désigner tout aussi bien un hibou en plastique aux yeux jaunes, legs d’une histoire ancienne, un visage qui la hante ou encore une réminiscence surgissant dans un endroit inattendu (dépôt de l’Armée du Salut) 

Les amis bien sûr, célèbres (Gaston Miron, Marcelle Ferron…) et pas célèbres. Également, une vieille Arabe (assise au soleil, sourit et roule le soleil entre ses dents en or), Aïcha la marocaine, Llorona la mexicaine. Une Anne-Laure de onze ans qui porte un nom à faire des chansons. Le voisinage, un veuf au balcon, sentinelle du village qui ne comprend les paroles de sa femme que longtemps après le décès de celle-ci, un autre qui n’en peut plus d’attendre

Les deuils qui déchirent le cœur, l’âge vécu avec l’élégance de l’humour, la grande négation qui fait son chemin

Nous la suivons ainsi dans ses saisons, de la jeunesse à celle de maintenant où elle joue avec l’idée de retarder le temps, refusant viscéralement - à l’encontre de toute une tradition, orientale comme occidentale - de croire qu’on peut s’en aller bellement, doucement.

Et c’est ainsi que la jeune fille ardente, l’oiseau-moqueur qui voulait enchanter la vie, que Denise Boucher est toujours restée nous raconte sa traversée et son combat pour la liberté.

Ce que j’aimais le plus dans la liberté
ressemblait au temps où
personne n’aurait peur
de l’amour d’avoir peur
de la femme sans ombre…
de la femme sans jour…
de la fiction des contes
où les fées racontent l’envers de nos vies

Boîte d’images, la rencontre d’une grande poète avec son époque, qu’elle prend à bras le corps et dont elle évoque si bien les bonheurs et les maux, en miroir des siens. Une leçon de vie, poétique, qu’il faudrait offrir à toutes les filles et à tous les garçons.

Denise Boucher, Boîte d’images (extraits)

Comment s’en aller d’elle
comment quitter son lait
comment se défiler
sauter seule à la corde
derrière la maison
sans déchanter pour soi
j’ai une méchante mère
sans courir à la haine
comment rêver partir

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

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Présentation de l’auteur

Denise Boucher

Ecrivaine, dramaturge – sa pièce Les fées ont soif, qui fit scandale lors de sa création en 1978, est jouée dans le monde entier - Denise Boucher est avant tout poète. Poète grandeur nature, ainsi la présente le Larousse qui l’a introduite dans son édition 2018. Grandeur nature, à l’image de ce Québec où elle a vu le jour en 1935, du temps où les élites et l’église imposaient leur carcan sur les corps et les esprits. Grandeur nature à l’image de la vie qu’elle étreint à plein bras et dont elle chante dans une langue savoureuse les grands et petits bonheurs, les pertes et les défaites. Poète, Denise Boucher a voulu l’être en toute conscience et lucidité sans jamais se départir de son sens de l’humour et de sa drôlerie. Elle n’a cessé de démonter/dénoncer les rouages de la société patriarcale et tous les conformismes. En 2017, elle a publié Boîte d’images, une anthologie personnelle qui a remporté le grand prix du Festival international de poésie de Trois-Rivières.

 

 

Autres lectures




Pierre Tanguy, Silence hôpital

Vivre la maladie, en poète

Petit recueil mais, on le sait, le nombre de pages n’a rien à voir avec la densité. Dans l’univers de l’hôpital, tout compte de son poids de souffrance. Pour en parler, il serait indécent de tomber dans le mélo, d’en rajouter. L’amenuisement, la faiblesse physique exigent l’économie des mots et cela ne saurait déplaire à Pierre Tanguy, familier de l’art du haïku.

Hospitalisé le temps d’un cycle entier de saisons, le malade dont l’identité demeure incertaine (est-ce Pierre Tanguy ou l’un de ses proches ?) passe de longs moments couché sur le dos tel un hanneton épuisé. Il en profite pour observer quand ses forces le lui permettent ce monde clos où le temps s’écoule comme le goutte à goutte ou s’évalue aux minutes passées dans l’ascenseur avant de rejoindre la salle d’opération. Attentif à repérer ce qui échappe aux biens portants, comme les tâches de couleur qui tranchent avec le blanc des lits et des mains sortant des blouses blanches.

Pierre TANGUY, Silence hôpital, éditions La part commune, février 2017, 83 pages, 13 €.

Pierre TANGUY, Silence hôpital, éditions La part commune, février 2017, 83 pages, 13 €.

Près du lit
le soleil couchant
dans les poches de perfusion
L’aiguille dans la veine-
 le sang bleu
Soudain rouge

Rouge encore, la pointe de la cigarette d’une femme en peignoir…
Et c’est avec la même sensibilité, la même discrétion qu’est évoquée la douleur de l’épreuve, de la séparation

Une tête penchée
au creux d’une épaule
deux cœurs navrés
Des sanglots
au fond du couloir
– quelqu’un vient de mourir

Circulant dans l’hôpital, le poète radiographie les paysages bretons accrochés aux murs et nous fait partager le quotidien dans lequel l’extérieur s’immisce par petites touches, notamment par le biais des saisons.

Après l’automne, ses châtaignes, ses marrons et ses feuilles mortes, vient l’hiver sur lequel il ne s’attarde pas. Puis, c’est enfin le temps des nids, des iris, de l’élagage du camélia
Le recueil s’achève sur cette renaissance et cette interrogation :

Fera-t-il beau cet été ?

Présentation de l’auteur

Pierre Tanguy

Pierre Tanguy est originaire de Lesneven dans le Nord-Finistère. Ecrivain et journaliste, il partage sa vie entre Quimper et Rennes. En 2012, il a obtenu, pour l’ensemble de son œuvre, le prix de poésie attribué par l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire.

Ses recueils ont, pour la plupart, été publiés aux éditions rennaises La Part commune. Citons notamment  Haïku du chemin en Bretagne intérieure  (2002, réédition 2008), Lettre à une moniale (2005),  Que la terre te soit légère (2008), Fou de Marie (2009), Les heures lentes (2012), Silence Hôpital aux éditions La Part commune (2017).

Il est également l'auteur de recueils de haïkus

 Haïku du chemin en Bretagne intérieure, La Part Commune 2002, réédition 2006. Postface de Alain Kervern

Haïku du sentier de montagne, La Part Commune, 2007. Préface de Alain Kervern

Ici même,  avec des peintures du Michel Remaud, La Part Commune, 2014. Postface de Alain Kervern

Silence hôpital,  La Part Commune, 2017, postface de Alain Kervern

En anthologies ou livres collectifs

Chevaucher la lune, anthologie du haïku français contemporain, éditions David (Québec), 2001

Anthologie du haïku en France, bilingue français-anglais, éditions Aléas, 2003

L’arbre sort du bois, éditions Pippa, 2017

Le petit livre du haïku, First éditions 2018

Sav-Heol, Soleil levant, Rising sun,  haïkus et tankas de Bretagne et du Japon, Futurescan, 2019

Haïkus d’hommes, éditions Pippa, 2020

 

 

 

 

Pierre Tanguy

Autres lectures

« J’écris dehors », sur Pierre Tanguy

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Pierre Tanguy, Silence hôpital

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Pierre Tanguy, Poètes en Bretagne

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Pierre Tanguy, Poètes du monde

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Trois lectures : autour d’Ernst JANDL, de Javier VICEDO ALOS et de Slađan LIPOVEC

 

 

 

ERNEST JANDL, AVENTURIER DE L’INVENTION POETIQUE

 

Longtemps critiqué, Ernst Jandl reçut en définitive les plus hautes distinctions littéraires autrichiennes. Son œuvre demeure peu traduite en France - la première anthologie en français ne parut qu’en 2011 - et  n’a fait l’objet que d’un nombre limité d’articles[1].  
Leurs auteurs évoquent un poète trublion et iconoclaste. Né en 1925 (il avait treize ans lorsqu’il assista, le 15 mars 1938, au discours d’Hitler annonçant l’intégration de son pays au IIIème Reich), Ernst Jandl se construit contre l’Autriche des années d’après-guerre, repliée sur soi et désireuse de s’exonérer de toute responsabilité dans les crimes nazis, et contre le discours de restauration dominateur et méprisant des élites bourgeoises.
Tournant en dérision le beau langage et le souci de singularité stylistique/symbolique, il revendique de parler/écrire une langue délabrée, à l’image de la vie humaine. Face au refus des éditions Suhrkamp de l’éditer en raison de son « mauvais » allemand, il s’insurge. Pour montrer la défectuosité de la langue humaine, la faute de langue est élevée au rang de moyen artistique, analogue en cela aux perturbations et destructions pratiquées dans les domaines musicaux, plastiques et picturaux [2].
Destruction des modes d’expression académique, invention de nouveaux moyens, Ernst Jandl mènera, dans le domaine poétique, un travail similaire à celui d’autres artistes contemporains, par exemple Boulez et Pollock. Boulez qui releva le défi de réaliser une révolution copernicienne par rapport aux règles de la musique classique. Pollock qui libéra la toile des limites pré-établies du cadre. En poésie, en dépit des différences de trajectoire personnelle, sa révolte fait penser à celle des écrivains/poètes de la Beat génération.
En 1956, jeune poète de 21 ans, il décide d’abandonner les poèmes réalistes et de s’engager dans la voie de l’expérimentation permanente.  Il y a des poètes qui disent toutes sortes de choses, mais toujours de la même manière. Faire ça, ne m’a jamais tenté ; car en fait il n’y a qu’une seule chose à dire mais toujours et toujours d’une manière nouvelle, affirme-t-il, en 1973 [3].
Dès lors, onomatopées, oubli des conjonctions, envoi aux oubliettes des règles de la conjugaison, platitudes et trivialités, obscénités, jeux graphiques, résonnances/assonances…Il met tout en œuvre pour dynamiter le carcan des codes du langage « respectable » en veillant à ce que le discours politique convenu ne contamine pas l’acte d’écriture.
S’explique ainsi le titre – Façon de parler – choisi par les éditions érès pour coiffer cette collection de 4O poèmes, sélectionnés parmi les plus brefs et les plus accessibles, est-il précisé.  Surprise ! Loin d’être amoindri, le propos poétique ressort vivifié du projet de déconstruction, vivifié et comme baigné d’enfance, lavé de la poussière déposée par des siècles d’usage et de bons usages de la langue.
A la lecture, une évidence s’impose : lire ces textes comme des haïkus, saisir leur pertinence, leur fraîcheur, la vie qui y circule en flot vigoureux. Un constat qui doit certainement beaucoup au beau travail de traduction d’Inge Kesser qui mérite nos remerciements tout comme l’illustratrice de l’ouvrage, Ena Lindebaur.

Pourquoi ? Comment ? Qui écrit ?

Plusieurs poèmes parlent d’écriture. Pourquoi ? Comment ? Qui écrit ? Ernst Jandl répond explicitement à la troisième question, à sa manière, sans intellectualisme. Qui écrit ? Un aboyeur de mots dans le silence… plein de frissons… tellement/ plein/ de non/exprimable…Un homme totalement démuni car il ne peut ne compter sur rien : ni langue, ni vie, ni pensée, ni histoire, ni mémoire. Et, personne pour faire le travail à sa place, accomplir cet acte de chercher alors que pas savoir quoi chercher.

 

ici & là

Nous parlons
de notre être-ici
de notre être-là
nous ne parlons guère

que voulions-nous dire ?
peut-être le saurai-je
si je mets quelques lettres de là
sur le papier ici

sans l’aide d’autrui
parfois moi sentir
quelqu’un devoir venir
et m’écrire quelque chose
sur page vide
parce que moi de moi-même pas le pouvoir
mais personne venir
qui à ma place
le ferait
car tu devoir toi-même
le faire…

 

Le chemin poétique d’Ernest Jandl est d’exigence totale Une seule chose à dire in-atteignable qu’il traque en laissant ses doigts courir sur la page blanche espérant peut-être y arriver à quoi ? à la paix à la conjuration de la désolation et de la solitude par la trouvaille de l’interstice qui laissera passer le souffle de la relation

 

Chanson du soir

moi m’agripper
à ces poèmes
les moi-même écrivant
les peut-être pouvoir aider
les peut-être disant
là être ta paix

 

            Quelque chose reste ouvert

Quelque chose reste ouvert
Quelque chose reste ouvert, pense-t-on
dans l’obscurité de rues sans fin
Poussé dans la foule…

Quelque chose reste ouvert - une fente à travers
laquelle
on peut essayer de nouer un contact
d’une cellule à l’autre

 

Entrer dans Façon de parler, suivre l’invitation à se promener. Au hasard, sur les feuilles volantes, on croisera un inconnu perdu aussitôt que rencontré à une station, un passant (l’auteur) qui se signe devant chaque église et se questche devant chaque verger, un homme ivre dont il pense en définitive que c’était un autre et non lui-même, une petite image encore du temps d’avant qu’il faut s’empresser de déchirer. Et aussi, des jeux graphiques, des poèmes avec des mots tronqués, écrits pour être lus à haute voix.
Façon de parler, une anthologie hommage à un grand enfant facétieux, à la tendresse discrète, dont « nombre de lecteurs aussi bien en France qu’en Allemagne peuvent reconnaître les textes aux premiers sons », nous dit Laurent Margentin en rendant compte d’une lecture à Tübingen. La salle est pleine et on a refusé du monde. Il lit ses poèmes, plutôt qu’il lit il expulse des sons, des rythmes, y engageant tout son corps et tout son esprit, tapant du pied sous la table, rythmant ses textes… Les gens rient, oui, les gens rient à une lecture de poésie.

 


[1] On peut consulter l’ouvrage de Christian PRIGENT, Essai, A bas l’homme, P.O.L.,  (préface de Retour à l’envoyeur d’Ernst JANDL, traduit de l’allemand par Alain Jadot et Christian PRIGENT, Editions grmx, 2012).

Pour les articles, Ernst JANDL : travail langagier et mémoire politique (Spracharbeit und politisches Gedächntnis), Elisabeth KARGL, p. 189-208 ;  https://germanica.revues.org/529  et  Ernst JANDL ou la poésie délabrée, le poème vengeance de la langue, Laurent MARGENTIN, 8 janvier 2014 ; http://www.oeuvresouvertes.net/spip.php?article1756

[2] Cité dans Ernst JANDLou la poésie délabrée, ibidem.

[3] Cité dans la présentation de Façon de parler des éditions érès : http://www.editions-eres.com/ouvrage/4030/facon-de-parler.

 

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LA RÉINVENTION DE SOI AU RISQUE DE LA POÉSIE

 

Récipiendaire de nombreux prix, Javier Vicedo Alos a commencé à écrire, très tôt, à l’adolescence. Son œuvre tourne autour de la quête de soi et autour des mots. Dans les deux cas, la radicalité du cheminement est masquée par la concision. Ici pas d’effusion, de fioritures ou de longs développements. On pourrait presque parler de koans. Les koans d’un jeune homme du siècle qui avec humour et autodérision, sans se référer explicitement à aucune tradition, mène une recherche à bien des égards similaire à celle des vieux sages chinois. Ses poèmes tracent la géographie de son exploration à travers méandres et circonvolutions (qui caractérisent également le travail artistique de Monique Tello, baptisé « écriture cartographique »).

Perte, banalité

Au début, un sentiment de catastrophe. Je venais d’un naufrage et j’ai trouvé avec la poésie la façon de sortir de l’eau et de réinventer complètement ma vie . Réinvention difficile.

 

Je suis fatigué, profondément fatigué.
J’ai gravi promesse après promesse
cette interminable échelle des mois,…
Avancer, ce n’est pas s’élever,
et vivre c’est se fatiguer d’attendre.

 

Réinvention qui exige, outre le retour sur soi, l’acceptation de risques périlleux. Nous avons gagné la paix dans la perte de tout. Qu’inclut ce tout ? L’attachement à ce qui fait diversion tout en entretenant le manque – Hier…/ nous avions la faim et la mémoire / garantes d’une maîtrise sur/ l’infini de toutes choses - ainsi que le sentiment d’importance. Le poème dédié à ses parents, dans lequel Alos évoque de manière très prosaïque sa vie familiale, reproduite à grande échelle dans la ville, se conclut par cette observation :
Que personne ne s’étonne de me croiser ce matin où je marche lentement. Que quiconque sortant de chez lui comprenne que croiser un homme perdu est aussi banal qu’écouter un sèche-cheveux ou le chuintement d’un balai.
Ayant évacué l’exceptionnel, Alos fait l’éloge de la banalité, du rien. Un homme se construit en regardant des riens, soutient-il. Et, il s’en explique en deux lignes : Il y a un ciel dans l’oiseau, un oiseau dans son chant, et un chant dans la vie entière. L’infime contient l’immensité.
Ainsi s’éclaire cet aphorisme : et rien c’est tout ce que tu serais, si tu étais.
Mais pour en arriver là, encore faut-il un regard, une écoute longuement aiguisés. Alos s’exerce à traquer la lumière : Sans moi, l’insinuation de la lumière n’existerait pas car elle ne saurait qui séduire.  Insinuation… n’y aurait-il pas là une piste qui éclairerait le titre de l’ouvrage « Insinuations sur fond de pluie » et la pluie ne renvoie-t-elle pas à l’élément liquide, eau, larmes ?
Ailleurs, dans le poème central Désir de monde, Alos nous dit que l’ouverture au monde exige de sacrifier notre vocation de tristesse.  Ainsi, en acceptant le risque de l’être, l’homme sans qualité accèderait à la co-création de l’univers. Renversement total de perspective !

 

La poésie, une place capitale et paradoxale

On l’a dit, la poésie joue un rôle capital dans l’aventure. Capital mais aussi paradoxal car si les mots peuvent sauver ils peuvent également orienter vers de fausses pistes, altérer le rapport au monde, sans parler de leur imperfection.
On naît sans paroles/ et c’est avec toutes les paroles brisées que nous partons…Le monde est facile jusqu’à ce que les mots l’habillent d’intention, rappelle l’auteur qui lutte constamment avec la tentation du silence. Fort heureusement, il y résiste et persiste dans sa quête du mot juste, léger, qui toucherait la cible sans briser le cristal.
Et, dans c’est dans les moments précieux où les interrogations se taisent, qu’il nous livre quelques-uns de ses plus beaux vers.

 

Pourquoi est-ce toujours le dernier été
dans l’esprit enflammé des choses ?   (Dernier septembre).

 

Si proche son pouls du mien, sa faim ancienne et mes mains de pain, et si loin cependant, si denses les barbelés de l’air !    (Distance)

 

Chanson sans raison 

                               A Andrés Almada

Nous noierons la voix dans des jours blancs
et nous n'aurons rien dit...
Tout n'est qu'agitation de poumons et de mains
qui ne changent rien, qui ne construisent rien
- Mais, persiste un élan,
une petite euphorie sur le toit de l'air -
Il y a des oiseaux qui chantent et se lancent en musique
pour le seul plaisir de s'écouter ;
tout comme nous, délivrés de l'éternité,
ne disant et ne brillant que pour nous.

 

*

 

 

SE MAINTENIR SUR LA LIGNE DE FLOTTAISON PAR TEMPS D’EXTENSION DU VIDE

 

Nous sommes ici dans l’entre deux de l’existence ainsi que du temps, au sens météorologique du terme. Entre zones de dépression hivernale et fins d’été électrique.
Saison dominante, l’automne. Non pas l’automne flamboyant, or, roux et pourpre. L’automne des brumes et des brouillards qui vont bien aux mystères, aux angoisses, au flou et à l’indétermination de plusieurs poèmes/scènes. Et, ce n’est pas un hasard s’ils se déroulent très souvent la nuit ou au crépuscule.

 

Sur les bords brumeux
de la ville le temps
semble arrêté l’automne
n’apporte pas
la consolation l’hiver
n’apporte pas la neige…
Si tu vois quelqu’un dans le brouillard
te faire signe ça ne peut pas être
moi
moi ne fait
que passer
ne salue
personne

 

Un morceau de planète, quelques hectares seulement, où les petites villes sombrent, d’autant plus vite qu’elles sont petites – comme l’homme qui/ traverse le crépuscule / et remarque/ que ces traces/ s’estompent – et où containers, déchetteries, foires aux restes, tous ces signes de consommation effrénée, accélèrent l’avancée du vide.
Le vide partout présent, et rien ne sert de condamner les fenêtres pour en arrêter la progression.

 

Même si tu fermes
les fenêtres
le vide commence
déjà là où
le corps s’arrête
sur
l’infinie
courbe
de Koch
le long de
laquelle
la peur
t’entame

 

Mélancolie et tonicité

Si la mélancolie colore puissamment ce morceau de planète, à l’instar d’un large pan de la production littéraire actuelle, elle n’est pas, pour autant, synonyme de chute, apathie. Le ton demeure allant. Sans théoriser et sans prendre la pose, Sladan Lipovec opte pour la sortie du cadre et le dynamitage des règles d’extension du vide.
Aiguiser son regard, son écoute, toucher, goûter, apprécier les bonheurs non marchands. Voici sa recette pour résister aux forces d’aspiration et réussir - en application du principe  d’Archimède, moins ésotérique que la courbe de Koch, on en conviendra - à accroître sa densité et se maintenir sur la ligne de flottaison. Accoudé à sa fenêtre, il nous donne à voir les flashs d’un clair de lune ivre sur le givre ou l’excitation de volées d’hirondelles suivant par temps d’orage les ondulations de grands serpents électriques. Il nous fait entendre le vent qui couronne les feuilles mortes de mots dans la cour qui abrite ce trésor, un noyer, et célèbre la danse des corps dans le chaudron de l’univers.

 

Le soir adhère
à la peau se mêle
aux arbres dans les nids
utour de nous couvent
des volées galactiques prolifèrent
les planètes tout juste écloses dansant
libérées des trajectoires prétendues
régulières de leur tourbillonnement
tous les dieux rectilignes cruels
et doux s’effondrent…
… et s’écrasent
au sol sous nos
yeux rebondissent encore et encore
dans des amplitudes
de plus en plus irrégulières avant
de se calmer
complètement…

 

*

 

 

 

 

 

 




Le livre somme d’un enfant de Chine, devenu poète-goûteur de miel en Occident

 

La vraie gloire est ici. Le titre claque comme une bannière. Comment parler du dernier recueil de poésie de François Cheng, écrivain, poète, académicien salué comme l’un des meilleurs connaisseurs de la philosophie et de la culture chinoises ?  On serait intimidé à moins.

Parvenu à portée de l’ultime saison, il revient sur son parcours. Parcours qui est d’apprentissage de la vie avant d’être d’écriture, fidèle en cela à la sagesse millénaire orientale dont les principes constituent, pour ceux engagés sur la Voie, l’architecture du monde et de leur art.

Principe de circularité. Toute mort est vie… Toute fin est commencement… Tout rejoint Tout...Le poète nous le rappelle au long des pages, et une fois de plus sous cette forme lapidaire : Qui donc viendra ? depuis toujours déjà là /Qui a oublié ? depuis toujours dans l’oubli.

Principe de non dualité. Poème après poème, il illustre la coexistence/complémentarité des contraires à la manière des peintres chinois auxquels il a consacré des pages éblouissantes après des décennies d’imprégnation[i]. Au centre des étoiles filantes/Rien sinon les cendres-semences. Dans l’espace-temps de l’instant, tout se répond : haut et bas, cime et abime, élément inerte et mobile, etc., la juxtaposition mettant en valeur leurs caractéristiques propres. Un tronc couché couvert de gloire de lichens/ Saigne d’une résine au reflet de l’enfance.

L’ensemble des phénomènes - Ciel/Terre/Monts/Eaux - qui se partagent le monde vivant participe à la démonstration, y compris le petit univers si cher aux peintres des Montagnes, des Fleurs et des Oiseaux : galet, grenouille, escargot, brin d’herbe, fruit, rose... « Petit », il n’y a là nulle intention réductrice. Chaque chose n’est-elle pas - dans la pensée orientale - partie prenante de ce Tout, né un jour du Rien ?

 

Plus que la jouissance, la reconnaissance !

Mais pour faire parler - par le pinceau ou les mots - les manifestations de la vie, il convient de pénétrer profondément dans leur intimité jusqu’à saisir ce qui pousse irrésistiblement le bambou à croître, la graine à percer le sol, la fleur à s’épanouir. Shitao – qui n’était pas seulement peintre mais aussi poète - accéda à cette vérité après une longue quête. Il y a cinquante ans, il n’y avait pas encore eu co-naissance de mon Moi avec les Monts et les Fleuves…je les laissais seulement exister par eux-mêmes. Maintenant, les Monts et les Fleuves me chargent de parler pour eux ; ils sont nés en moi et moi en eux, confesse-t-il dans son texte capital, les Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère [ii].

Comment parvenir à cette réalisation ? Par le retournement répond François Cheng, à la suite de ses maîtres. Œil neuf, regard neuf. /…Pour toi désormais/Quelle survie autre que la seconde enfance ? Et voilà que s’éclaire le chemin qui s’offre aux nostalgiques de l’unité première : Plus que la jouissance/la reconnaissance ! Plus que l’appropriation/consommation, la re-con-naissance.

Re-connaître Le teint, la senteur/ le jus, la saveur d’un fruit, laisser opérer dans le palais la métamorphose. Accueillir de la même façon le miracle des iris à l’élixir/Bleu, et la terre s’offre saphir ou l’éclatante rondeur d’une mandarine. L’on voudrait citer tant de passages. Contentons-nous de celui-ci : Un iris/et tout le créé justifié/ Un regard/et justifiée toute la vie. 

La vraie gloire est ici, chante le poète.

 

Rien de mièvre dans ce voyage

Ne nous leurrons pas. Rien de mièvre dans ce voyage. Détermination absolue et clairvoyance sont nécessaires. François Cheng ne se raconte pas d’histoires. Il sait que les ténèbres - mélancolie, peur, amertume… - guettent et risquent de le happer malgré toutes ces moments précieux, au coeur desquels l’univers en nous s’est ému, malgré la rencontre irradiante avec l’aimée, corps et âmes accordés (Partie III, Passion).

Il n’ignore pas que les pulsions destructrices peuvent parfois dominer. Nous sommes des violents, des violeurs/Bourreaux, tortionnaires, exterminateurs/ Fiers de l’être, pourtant jamais assouvis, reconnaît-il. La joie, l’apaisement ne s’acquièrent pas au prix de l’abdication ou de l’amnésie.

En témoigne, le beau poème dédié à Juan Gelman. Restons inconsolables/restons inconsolés…/ Que le tourment soit notre pain quotidien…/Il nous faut apprendre à durer/ Jusqu’à ce que tout soit transmué/Jusque ce que soit transfigurée/Toute cette expérience terrestre de l’éternelle souvenance.

 «Nous qui avons survécu à l’abîme », ainsi se termine le poème sur lequel s’achève la deuxième partie. Juste avant, l’enfant de Chine devenu poète-goûteur de miel en Occident, renouvelle sa profession de foi.

    … Pour peu que nous lâchions prise
L’ultime saison est à portée
Désormais à la racine du Vide
Nous ne tenons plus que par l’ardente houle
Chaque élan un éclatement
Chaque chute un retournement
Tournant et retournant, le cercle se formera
Au rythme de nos sangs ;
Un rebond encore et nous serons au cœur
Où germe sera terme
En présence du temps renouvelé…

 

 



[i] Notamment, Shitao 1642-1707, La saveur du monde, Phébus, 1998 ; D’où jaillit le chant, La voie des Fleurs et des Oiseaux dans la tradition des Song, Phébus, 2000 ; Toute beauté est singulière, Phébus, 2004.

 

[ii]Shitao, idem, pp. 29-30.

 

 




Pérégrinations poétiques en compagnie de Gilles Ortlieb & de Patrick Mc Guiness

 

Recours au poème, grâce à Olivia Elias, peut souligner l’importance de Gilles Ortlieb, auteur discret et profond qui est aussi un traducteur de premier ordre.(E.P.)

 

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En territoire sur-saturé d’histoire et de vie

 

 

 

Tombeau des anges. Un voyage dans la mémoire des lieux. Un voyage dans les lieux de mémoire. Voyage circonscrit dans un périmètre bien déterminé, l’ancien royaume des barons du fer et de l’acier et des gloires défuntes du capitalisme français, Usinor, Sarcelor, Arcelor... Territoire qui fut français, puis allemand et de nouveau français, autrefois grouillant d’une vie rythmée par les cloches des églises et les sirènes des usines. Jusqu’à 30 000 ouvriers à Hayange dans les très fastes années cinquante-soixante ; les immigrés affluaient alors de toute l’Europe.

Un chapelet de villes et de bourgs, égrenés le long de cours d’eau, avec des noms en « ange » : Algrange, Clouange, Florange, Morhange, Nilvange... Un monde fait de localités balafrées, couturées de partout, de petites villes de peudévastées, piétinées, désertées, marquées par les guerres, l’exploitation frénétique des ressources, la destruction des usines et l’abandon, une fois l’intérêt économique épuisé.

Une atmosphère à la Hopper. Vie collective réduite, rues majoritairement peuplées de personnes âgées, des retraités portant des vêtements de la même couleur - beige, noire, bordeaux - que leurs voitures. Quelques très rares touches de couleur : une nappe vert pré, une chemisette turquoise, la robe rose d’une petite fille.  Pour le reste on repassera ! Les bâtiments sont noirâtres, les ruelles grisâtres, les feuilles du palmier verdâtres sous la lumière du néon dans le restaurant où se réfugient, à l’heure des repas, les voyageurs de commerce solitaires.

Gilles Ortlieb, pourtant, ne se lasse pas d’y aller et d’y retourner.  Pour constater quoi ? Que la liquidation est totale, comme l’annonce l’affiche sur la vitrine d’un magasin ? Faut-il l’interpréter comme le signe d’une mort très prochaine ? Pas si vite ! L’auteur se retient de jeter la dernière motte de terre et hésite constamment quant au diagnostic. Rémission ? Convalescence ?  Une chose est, toutefois, claire : si l’on n’en est pas encore au stade final, l’existence de ces organismes vivants est une existence rabougrie, diminuée, annonciatrice peut-être de ce qui attend le visiteur.

 A ce stade, l’on pourrait tenter une question. Est-ce cette impossibilité à poser un diagnostic qui pousse l’auteur à établir inlassablement l’état des lieux ? Ou bien espère-t-il que le temps consacré à son travail d’entomologiste repoussera d’autant le moment de tirer le trait final ?

 

Le vivant conçu comme une sédimentation du temps

 

J’ai parlé d’entomologie ; le terme convient bien à cette entreprise de déchiffrage du palimpseste tatoué sur la peau des villes. Entreprise qui mobilise au plus haut point le regard et la capacité d’attention aux détails - qualités que Gilles Ortlieb a eu amplement le loisir de développer grâce à sa longue fréquentation des trains.  

Regarder c’est choisir, disait John Berger. Choisir ses priorités, ce à quoi on accorde de l’importance. Regarder, c’est aussi aimer. Ensuite, quand on est auteur, on s’efforcera de partager ses trouvailles avec le lecteur. Dans Tombeau des Anges, il s’agit précisément de donner à voir ce qui est caché, poussé du pied sous la table, considéré comme sans valeur car périmé.

Sursitaire, obsolète, les mots reviennent comme une litanie, stigmatisant tour à tour usines, choses et hommes, tous condamnés par les lois de la modernité et de la consommation industrielle. Pas de théorie ici, si ce n’est une conception du vivant conçu comme la sédimentation du temps.

L’auteur décrit très minutieusement ce qu’il voit, les villes qu’il traverse, les églises et les monuments qu’il visite, les hôtels et les chambres où il dort. Il s’intéresse aux noms des rues et des commerces et à ce que dit leur changement de l’histoire et de l’évolution de ces communautés. Il rapporte des soliloques, des brides de conversation, des paroles qui meublent le silence, les nouvelles échangées dans les bars…

On est ici face à un travail à plusieurs entrées qui tient du reportage, du roman et de la poésie, chaque partie contribuant à éclairer le tout sans l’épuiser et fournissant assez de grain à moudre et assez d’espace blanc pour que l’imaginaire du lecteur puisse se déployer. A lui de piocher dans la mosaïque d’indices offerts par le guide au regard bienveillant et compatissant.

Parmi les indices, il y a la retranscription sur deux pages de ce qui reste d’un cahier récupéré dans une décharge qui listait les motifs de licenciements dans une usine Wendel, accompagnés parfois de commentaires édifiants. Usure, accidents du travail, actes d’insubordination, suicides (dont deux par pendaison), assassinat, noyade... Témoignage terrible sur la condition ouvrière au tout début du siècle passé.  

Il y a aussi un échange de lettres, étalé de 1947 à 1970, entre une femme qui signe S et quatre correspondants. D’elle, on apprend qu’elle attend son cinquième enfant et qu’elle a peur de le perdre. Femme d’ordre et de responsabilités, investie dans l’accueil des prisonniers libérés, elle souffre de cyclothymie. L’on voudrait en savoir davantage et on se met à rêver : quel âge avait-elle, jusqu’où avait-elle poursuivi ses études, quel était son statut social ?

On dispose aussi de l’inventaire, établi le 23 février 1789, des biens d’une certaine Caroline Schmitt, domiciliée à Hayange. A son décès, le tiroir de la vieille armoire était vide, tout comme le coffre, et « tous les biens chétifs et effets inventoriés ont été estimés à 36 livres et 7 sols ».

Dans un autre registre, on trouvera le déroulé d’une matinée de juin, dans la ville de Langres. Rédigé au futur antérieur, le récit est rythmé par les cloches de la cathédrale « qui s’obstinaient à faire sonner sur deux notes, ce qui aurait pu ressembler à un va et vient insistant entre passé, présent, passé, présent ».  La divagation se termine sur une envolée : « Langres, larges gares, anges las, langes sales, sang, gale et gel. Cent quatre-vingt-quatre jours restants, et peut-être moins. Pour la Saint-Martial, la faux est au travail ».

Et soudain, après avoir mis pour la énième fois mes pas dans ceux de Gilles Ortlieb, il me semble comprendre plus clairement les raisons de sa fascination. Délaissés, méprisés, ces territoires en « ange » apparaissent SUR-saturés d’histoire et de vie. Non la vie idéale des affiches de publicité et des lieux paradisiaques mais la vie réelle avec ses douceurs et ses espoirs, ses angoisses, ses blessures et ses férocités.

Tombeau des anges, un livre que l’on lit, que l’on ferme et que l’on reprend.

 

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Symphonie ferroviaire, entre hier et aujourd’hui, sur la ligne 162 Bruxelles-Luxembourg

 

Dans ce Guide bleu – recueil bilingue anglais-français, magnifiquement traduit par un autre poète également passionné de voyages en train, Gilles Ortlieb - Patrick Guinness nous offre un condensé des centaines de trajets qu’il a effectués depuis l’enfance le long de la ligne 162, Bruxelles-Luxembourg. Vingt-deux poèmes, dont dix-neuf pour autant de gares où le train s’arrête encore.

Des poèmes nés de tous ces moments écoulés entre départ (mot si définitif et irrévocable) et partance (qui dit l’éloignement en marche, un congé) dans cet espace-temps à la fois figé et mobile que constitue un parcours ferroviaire.

Mis bout à bout, ils forment la symphonie ferroviaire et insulaire d’un monde dont le décor - le dix-neuvième siècle s’obstinant à vibrer sur les rails, le vingtième n’étant, selon l’auteur, qu’une rame attardée – ainsi que les lois sont plantés dès le début.

Première loi : Aucune goutte ne fera déborder le vase. Ni le bruit d’un convoi/ tournant l’angle et dont le sifflet vient s’enrouler autour de l’écho du dernier train, des années plus tard à la Gare centrale. Ni Gare de Léopoldville, la péniche /glissant sur des eaux rougies par le sang et piquetées de diamants. Ni la liquidation plusieurs fois déclarée totale.

Deuxième loi : l’aisance avec laquelle se fabrique l’Oubli dans cette époque gouvernée par l’obsolescence qui poursuit continuellement son œuvre mortifère.

 

Emblématique de ce travail de sape, Bruxelles Luxembourg 

        « Quelque chose prend forme sous nos yeux, un
     Léviathan que l’indifférence
         et l’humidité ne cessent plus d’engraisser : l’Inconscient
bureaucratique
          avec ses alphapages, ses téléphones portables et ses
presse-pantalons …
          ...Une langue nouvelle, sans nom, a pris
possession des affiches et des enseignes 
           - Euro Dago, Le YES Bar, Het Leader Bowling… »

 

La destruction culmine à Bruxelles la Chapelle

        « C’est la plus morte des gares fantômes : la plus morte
puisque trépassée
           de fraîche date : d’abord rénovée, puis hermétiquement
scellée, embaumée
          dans les euros, un sarcophage de graffitis sous des allures
de skatepark … ».

 

Mais le poète se déclare présent. Entre réminiscences et réalité d’aujourd’hui, il navigue pour rétablir les connexions, sensible aux effluves des docks, aux rencontres incongrues, telle celle d’un pigeon et d’un clochard, au bleu du ciel, sans esprit de suite, à la fureur d’algues verdissantes, aux wagons de marchandises qui rouillent parmi les irisations automnales et dont l’acier est comme plaqué d’or, à la vie qui s’obstine à l’instar des plantes sauvages qui poussent vers le soleil en s’agrippant aux roues.

J’aurai une pensée pour Mac Guinness lorsque je prendrai le train.