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Jean Marc Sourdillon, L’unique réponse

La vie discontinue. En vue de naître. Les titres des derniers recueils de Jean Marc Sourdillon, programmatiques, semblent mener tout droit à L’unique réponse avec une force tranquille, une tension sous-jacente, une cohérence tout intérieure qui sont uniques dans le paysage de la poésie contemporaine.

Elles sont d’autant plus rares qu’une telle poésie œuvre sans tapage ni souci de ce qu’on saurait dire d’elle. Cette tension sourde se reflète dans l’écriture, dont l’arc va de la prose au vers, les alternant ou les mêlant : l’une s’affine en l’autre, fluidement, au moment où elle atteint une densité un peu aveugle et gagne alors, dans le vers libre, en ténuité – elle semble alors s’éteindre comme un dernier souffle dans un silence plus plein :

Deux mains qui se posent sur les tempes d’un visage endormi.
Et c’est pour toi, comme si on venait te chercher, ou t’arracher, parce qu’il y a aussi de la douleur.
Une aiguille blanche et glacée qui s’enfonce dans l’œil ou dans l’ouïe, et qui d’un coup se retire,
carillon cristallisant dans les lointains,
quelqu’un appelle pour que tu le suives. (« Une joie contenue », p.18)

Jean Marc Sourdillon, L’unique réponse, éditions Gallimard, Paris, 2020, 14 €.

Discrète et délicate, la poésie de Jean Marc Sourdillon l’est moins par timidité que parce qu’elle est aimantée de l’intérieur par une « ambition » irrésistible : la quête d’un silence plus riche qu’elle, et qu’elle aurait, en quelque sorte, sculpté, ou accouché de la pierre : « Calme, cet oubli seul en-dessous, ce caillou gris, ce poing en nous, par quoi tout s’ouvre et s’expose. » (p.25).

Au fil du recueil, lieux, situations du quotidien, scènes concrètes, parfois fugitives, se succèdent, entre l’ivresse d’un élan (qui peut être intérieur, un simple regard posé sur les êtres) et le risque de n’être plus rien, d’être réduit à rien.

On passe « Gare Saint-Lazare », dont le nom semble fonder la vision, puisque « c’était comme si nous étions tous des rescapés, ou simplement des êtres vivants, des voyageurs en attente de renaître ou de naître tout à fait, placés là, assis, debout, au bord des quais, devant les panneaux, guettant chacun son jour au milieu des leurres. » (p.72). On fait un trajet à vélo jusqu’au quai, avant le départ de l’aimée : « La rue s’élançait  dans la pente comme si elle était le matin. Ton rire asphyxiait le silence. Tes yeux riaient du baiser que tu retenais. Nous glissions sur la route comme si nous allions sur l’eau. » (p.40). La vue d’une mère avec son enfant, assise sur une banquette du métro, est un éblouissement : « […] les yeux grands ouverts, tous les deux comme s’ils avaient dormi / – un rêve brûlait à l’attache de leurs paupières. » (p.74).

Et puis il y a ce regard de la survivante dans la fosse, au milieu de la tragédie (plane ici le terrible souvenir du Bataclan) : « […] collés les uns aux autres par le sang gluant qui les attache au sol. Ils sont les yeux fermés comme s’ils étaient déjà morts. Ils attendent leur tour, le coup qui les fera partir et cherchent tout au fond d’eux pour l’équilibre l’image qui les fera tenir. » (p.83) ; soudain, dans le regard perdu, à demi-conscient de la jeune femme, les portes du théâtre semblant s’ouvrir après la fusillade, cette fulgurance : « Comme si c’était de nouveau l’enfance et que cela n’avait jamais cessé de l’être. » (p.84). Enfin, dans une maternité, la déflagration de « ce cri » : « cette secousse de se mettre à exister », comme si la naissance avait ricoché et que « sourdement je lui répondais. » (p.77).

Train, métro, vélo – rivière : on est toujours là en mouvement, en transit, entre deux points ou bien à la frontière, fine et terrible, qui les sépare – mort ou naissance, chaque fois imminentes. Nous devons traverser. Non pas la vie – car vivre c’est justement cela : se traverser soi-même, être appelé à naître encore.

Aussi écrit-on : comme on chemine vers son enfance – et vers quelque chose en elle de contrecarré, d’oublié. Ce serait même la vocation du poème : être « un puits d’où la vie peut surgir plus ou moins puissamment […], la vie telle qu’elle était à l’époque où ce que disent les mots n’était pas prononcé ni même encore pensé ou voulu […] » (p.37). Il s’agit de revenir à soi-même, comme on sort d’une phase d’inconscience. Et d’épouser un élan, celui de la vie, qui rejoint tout au long du recueil cet autre motif : la passerelle.

A l’image du puits est reliée souvent celle de la pierre, du caillou : « Calme, à la place du ventre qui grouille, ce galet noir, immobile, dans les entrailles. / […] / Calme, cet oubli seul en-dessous, ce caillou gris, ce poing en nous, par quoi tout s’ouvre et s’expose. » (p.24-25). « […] un moi dont on ne sait que faire », lit-on ailleurs (p.43). La passerelle, possible miroir ou motif qui réfléchit le poème lui-même, est aussi et surtout le rempart à cette souffrance comprimée. Elle est en même temps ce qui mène à soi-même, à condition qu’elle s’efface, saute, se fonde, malgré le vide, en un pur « élan » : « l’envol très haut d’un oiseau mais sans l’oiseau, juste une naissance dans le verre du jour » (p.81-82).

Comment traduire dans sa vie, dans son corps même, ce que le poème diffère peut-être encore en énigme, en symbole ou en question ? Sur quoi faire reposer les mots pour qu’ils puissent peu à peu, par ricochets, nous changer ? La réponse, l’unique, Jean Marc Sourdillon la dit en toutes lettres, à partir de ce qu’il ressent un jour, dans une maternité, en entendant le cri qui le secoue, l’écho du cri qui en nous ne s’est jamais exprimé :

Je viens de là, de ce cri, la parole quand j’écris, la parole de la poésie, vient de là, de ce cri, et rien d’autre. / […] son souvenir me précède / – silence à sa place dans ma voix […].

Il est probable que lorsque le poète note « j’écris », il entende aussi « je crie ». Les mots du poème mènent au cri et en procèdent – le cri autour duquel tout n’aura été que silence ou sursis. Cri jusque-là contenu pour contenir la souffrance. Il est pourtant la condition et le signe de la naissance en nous.

Chaque poème s’inscrit ainsi dans le recueil comme un pas de plus vers une acceptation de la fragilité et de la douleur, en vue de naître. Et sans parler d’envol, dans « Le merle » (p.96), le poète (qui est aussi celui des Tourterelles, son premier recueil) trouve une autre façon de faire de l’oiseau une de ses figures tutélaires, et du poème, une modulation de ce qui ne peut pas être dit jusqu’au bout : « Celui simplement qui dit oui et qui le dit sans le dire qui le tourne, le module comme une cerise dans la bouche, qui le fait entendre à qui veut l’entendre dans la solitude splendide de la nuit. » 

Ce ne serait pas encore rendre justice à la poésie de Jean Marc Sourdillon que de ne pas parler de la beauté suggestive de son écriture, qui convoque instantanément sens et sensations, par exemple lorsqu’elle décrit la nature ou la lumière. Dans cet extrait de « Coupe forestière » (p.16) :

Dans la forêt l’herbe a remplacé la neige et la terre sent la sciure.
Odeur de pain et de citron mûr près des arbres couchés.
Tout se réveille partout avec une certaine force et une certaine lenteur. […] Seule la blessure fraîche des souches rappelle qu’il y eut un passé

 

Ou dans « Matin de banlieue » (p.22) : « Le blanc de la tôle des toits réveille par endroits la lumière. »

Jean Marc Sourdillon explore avec L’unique réponse de nouvelles dimensions de l’intime et de la quête de soi ; sans fard ni affectation, il cisèle une écriture traversée de grâce, bien près de ressembler au « verre du jour » qu’elle évoque elle-même. Elle atteint même une limpidité bouleversante, d’être née du « poing en nous, par quoi tout s’ouvre ». Ainsi, dans « Souveraineté » (p.24) : « Calmes, le sourire dans les larmes, le chemin dans la campagne […]. » Ou dans le tout dernier poème, « La semence » (qui se termine sur le mot « naissance ») :

 

Le temps se tait.

Sans bruit, les animaux se retirent.

Le son monte par degrés vers l’aigu.

Présentation de l’auteur

Jean-Marc Sourdillon

Jean Marc Sourdillon est né en 1961.  A publié des livres poétiques :

  • Les Tourterelles (La Dame d'onze heures, préface de Philippe Jaccottet, encres d'Isabelle Raviolo, 2009).
  • Les Miens de personne (La Dame d'onze heures, préface de Jean-Pierre Lemaire, lavis de Gilles Sacksick, 2010),
  • Dix secondes tigre (L’Arrière-pays, 2011),
  • En vue de naître (L'Arrière-pays, 2017),
  • La vie discontinue (La part commune, 2017),
  • des essais et des nouvelles, Les voix de Véronique (Le Bateau Fantôme, 2017).

A traduit María Zambrano et édité les Œuvres de Philippe Jaccottet dans la Pléiade.

Jean-Marc Sourdillon

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Roland Reutenauer, Le portail dans les ronces

Le portail dans les ronces est le dix-septième recueil de Roland Reutenauer paru aux éditions Rougerie. C’est d’autant plus remarquable que chez ce poète, l’œuvre est le miroir d’un cheminement, allant vers toujours plus de simplicité sans renier ce que cette simplicité peut avoir de rugueux – vers plus de sincérité aussi, sans souci de l’artifice, mais sans non plus se défaire des détours de l’humour, de l’ironie, de l’autodérision.

Avec ce dernier recueil, c’est le mot de « dépouillement » qui vient à l’esprit ; chaque page est réduite à l'essentiel, lequel n'est surtout pas dit, mais est plutôt ce autour de quoi l'on tourne, poème après poème.

 

   

Roland Reutenauer, Le portail dans
les ronces
, éditions Rougerie (Mortemart, 2018)

Il y a quelque chose de brûlé entre ces mots, de meurtri ou de violenté, qui n’est pas même balbutié : cela échappe, et est ce vers quoi le poème tend. Me vient l'image de la feuille qu'on brûle et qui immédiatement se recroqueville sur son centre, comme font les mots ici dans chaque poème.

Chaque texte a ainsi quelque chose de recueilli. Une seule émotion ou une seule pensée est prélevée et ciselée dans chacun, avec économie et précision ; c'est d'une justesse imparable et émouvante. 

En lisant m’est revenu en mémoire un passage du Gai savoir de Nietzsche. Dans l’aphorisme dont il est tiré, Nietzsche critiquait la tendance des philosophes à régler le problème de l'inconnu en recourant à du connu - comme le glissement vers le concept d'"Idées" chez Platon par exemple, et il poursuivait ainsi : "Même les plus prudents d'entre eux pensent qu'à tout le moins, le bien connu est plus facile à connaître que l'étranger ; ce serait par exemple une exigence méthodologique de partir du "monde intérieur", des "faits de conscience" parce qu'ils seraient pour nous le monde le mieux connu ! Erreur des erreurs ! Le bien connu est l'habituel ; et l'habituel est ce qu'il y a de plus difficile à "connaître", c'est-à-dire à voir comme problème, c'est-à-dire à voir comme étranger, éloigné, "extérieur à nous"..." (Livre 5, § 355, éd. GF, page 306). 

Ce que propose Le portail dans les ronces c'est exactement ça : de voir l'habituel comme soudain à des années lumières possibles ou sur le point de l'être, sans recours, définitivement étranger, comme si connaître perdait de son sens, de sa substance même. C'est ce que dit parfaitement le si beau texte page 57 (et qui se termine ainsi : "le commun le banal / uniques dans la bouche et le silence / de chacun doit-il admettre" ). L'usage de la 3ème personne, avec la distanciation qu'elle opère, accentue ou entretient cet effet. Cela donne d'emblée l'impression d'un journal sans lieu ni date ni contexte bien campé, un journal dont l'emprise apparente sur les jours ressemble déjà ici à un abandon (comme un peu ce que suggère le poème page 15) - et c'est très beau, très touchant. Par ailleurs, cet emploi généralisé de la 3ème personne confère une unité non plus seulement thématique mais aussi formelle au recueil.

Pour corroborer cela, j'ouvre le livre au hasard. Pages 38-39 : "Aucun rêve ne s'attarde plus / dans son esprit..." et "Sur les sourires de ses proches / sur ce bonheur tout court...". Les deux textes débutent donc sur une vision ou un constat tantôt amer tantôt mélancolique dont on imagine très bien que tout un chacun les a éprouvés ou les éprouvera ; et pourtant, si courts soient-ils, ils déroulent quelque chose qui, à mesure, devient très fin, de plus en plus fin : ainsi ces mots qui "rechignent" et "n'ont pas les mots" pour le second, et le réel "devant [la] porte", tous songes retirés, "devenu rêve qui s'accomplit / à tout moment du jour" à la fin du premier (encore une image bien nietzschéenne ! ). 

Tous les poèmes fonctionnent de cette façon - allant vers plus de nudité dans l'évidence ou de coupant dans le subtil. Le poète polit là quelque chose de rugueux, d’âpre, qui résiste, jusqu'à atteindre une blancheur, une transparence devant laquelle les mots se rendent (dans tous les sens du verbe). Ces poèmes sont désarmants, d'allier ainsi douceur triste, pensée fine et rigueur taillée, façonnée au cœur même de ce qui bouleverse. 

Il convient enfin de souligner la touche d'humour égrenée dans ces textes, laquelle sert la profondeur (comme à la fin du poème page 10), relaie ou appuie l'ironie (page 30), allège l'angoisse (page 23), dilue l'amer dans le tendre (page 45). 

La langue est pour sa part finement ouvragée, et l’on peut s’attarder, pour s’en convaincre, sur les très beaux poèmes page 14 (le jeu sur le rythme qui s'emballe dans la première strophe, puis soudain ralentit jusqu'à couper le souffle, dans la 2ème strophe) et page 15 (les assonances en "i" et "u", nombreuses et contrastant avec les a éclatants de "date", "pages" et "agenda", trois mots qui à eux seuls portent  l’effet de dramatisation du poème) ou encore des formules comme "(...) et le ciel a lâché / sa ventrée de grêlons durs" (page 21) ou "voir la vase profonde / miroiter dans les roseaux / marcher où le silence prend l'eau" (page 33).

Plus je le lis et plus ce recueil m’apparaît comme un aboutissement de la poésie de Roland Reutenauer. Il la rapproche, pour moi, de cette poésie chinoise si inspirée et délicate des 8ème et 9ème siècles, où en peu de mots, de vers, toutes les nuances de l'intériorité s'agrègent autour d'un instant, d'une pensée, d'une émotion.