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Notes pour une poésie des profondeurs (15)

Notes pour une poésie des profondeurs (15) : 
Dans le magma d’Alain Raguet

 

 

« au creux de sa main d’ombre »,
 Alain Raguet

 

Ce quatrième livre d’Alain Raguet a paru chez Rafael de Surtis, en 2013, sous l’égide du poète/éditeur Paul Sanda. À sa très juste place, dans la collection intitulée « Pour une terre interdite » (qui, en passant, approche les 200 titres). Qui connaît cette collection et la poésie de Raguet ne peut être surpris de les voir avancer ensemble, en un lieu commun d’infinité intérieure et de profondeur verticale. C’est-à-dire en ce haut lieu de transmutation individuante qu’est la poésie. Une vieille histoire qui s’ouvre dans les profondeurs caverneuses de la terre, là même où le noir se fait lumière :

 

« car le noir et sa lumière m’enveloppent
de leur toute puissance originelle, m’ouvrent des
portes insoupçonnables sur le monde intérieur,
me rendent passeur de paroles indicibles,
passeur vertical pour ce vide infiniment vivant,
une voix une traverse m’invitant à me fondre,
un et instantanément tout, en cet obscur vivant »

 

Une invitation à se « fondre ». Tout poète qui – dans l’instant sans fin d’un éclair intérieur – saisit cela, devient… poète. Cela se noue en cet instant précis. Et au-delà… s’ouvre, pour le poète, un étonnant mode du regard – indicible. C’est une forme de secret cela, au sens d’impossible à dire ou rapporter concrètement à autrui. C’est pourquoi la poésie est pleinement ancrée dans la vie, pas seulement dans le quotidien de celle-ci mais dans la vie/poésie en tant que corps, et même corps charnel. Il suffit de s’accepter partie prenante, cellule de ce corps et non plus de se croire (quelle prétention) tout. Ne plus se croire « tout » et puissance désirante sans frein, voilà un beau chemin de liberté. D’une liberté qui se construit d’ailleurs en route. En ce sens, le geste poétique peut être (j’écris bien, « peut ») une Geste. Il y a de l’initiatique au réel du monde en tout cela, et en la poésie d’Alain Raguet. Du « magma » jaillit « un paysage de genèse », où « la nuit circule ». Nous sommes ici, en effet, « en la constellation d’une parole » du « silence vivant ».

En terres (interdites) de poésie, en somme.

 




Notes pour une poésie des profondeurs (14)

 

Notes pour une poésie des profondeurs (14)
« Tout est à recommencer », avec Octavio Paz [1] 

 

Les lecteurs des poètes modernes sont unis par une sorte de complicité
 et forment une société secrète
Octavio Paz
 

Tout est à recommencer
Octavio Paz

 

Dans cette parodie de monde où le bavardage insignifiant est devenu roi, il arrive que l’on entende de drôles de questions. Questions qui seraient banales si elles provenaient d’apprenants ou de personnes n’ayant pas eu la chance (immense) de bénéficier d’un apport de culture important, dans le cadre familial (la chance, cela se joue souvent là) ou national-éducatif (dans ce cas, on ne se lasse pas d’être surpris : une douzaine d’années d’éducation dans un cadre scolaire pour souvent si peu) ; questions moins banales quand elles proviennent de milieux dits cultivés, dans le monde de la poésie ou du journalisme/critique littéraire par exemple. Du côté de ce qui reste de la critique, il est étonnant de voir combien la culture poétique est devenue pauvre. Le peu que l’on lit ici conduit donc nécessairement à poser des questions angoissées. Du côté du monde de la poésie, la chose est différente. La question est la même. Elle n’est cependant pas angoissée. Simplement, le poète vit en décalage de son contemporain, quand il est véritablement poète du moins, et se fiche largement des questions théoriques ou syndicales. Poète, il est. C'est-à-dire qu’il est. Simplement. La question, donc ; nous sommes soumis à la « question », ce qui ne nous émeut guère – nous qui sommes conscients de la réalité contemporaine, le véritable « moyen-âge ». Car la barbarie, ce n’est pas hier. C’est ici et maintenant. Qui en doute ? Et cela ne nous éloigne pas de la poésie, au contraire. La présence contemporaine d’une telle barbarie est intrinsèquement liée au voile volontairement mis sur la poésie. Toute parodie de réel se doit de recouvrir d’un voile le réel profond, si elle veut se faire croire à sa propre existence. Il semble que ce simulacre de réel ait encore un peu d’efficience. Mais les temps lui sont comptés. Vient le temps des métamorphosés, c'est-à-dire des poètes marchant vers la profondeur du réel, autrement dit avançant hors de ces illusions que sont le temps et l’espace, marchant vers ce passé qui est un futur vivant dans le présent. Octavio Paz a lu Heidegger. Le poète était homme de culture. Il n’est évidemment pas de hasard dans le traitement que l’on veut faire à Heidegger ces temps-ci, traitement récurrent bien sûr – tant le philosophe effraie les tenants du simulacre. Heidegger ne fait pas peur du fait de son « nazisme ». Il fait peur du fait de sa capacité de destruction totale de la parodie de monde dans laquelle nous vivons. Ou pensons vivre, si nous n’avons pas compris ce que signifie « être pour la mort ». Cela signifie simplement : « naître ». Une question de bon sens : à quoi naissons-nous d’autre, sinon à une vie dans la mort ?

La question qui nous est souvent posée n’est pas celle-là cependant, bien qu’elle lui soit intimement liée. On nous demande : qu’est-ce donc que la poésie des profondeurs ? Immédiatement surgissent deux autres questions : comment expliquer rationnellement un état de l’esprit en grande partie extérieur à la raison raisonnante ? Et comment oser répondre à qui questionne : mais… avez-vous lu Paz ? Juarroz ? Valente ? Daumal ? Jean de la Croix ? Jung ? Heidegger ? André Roland de Renéville ? Le Breton du premier manifeste du surréalisme ? Celui de 1947 ? Le René Char de l’époque de ses entretiens avec Heidegger ? Ou encore : mais… lisez-vous Vermeulen ? Cela ferait tout de même une « rentrée littéraire » plus riche que les âneries assénées chaque matin par les « critiques » de la Collaboration. La réponse à cette question, qu’est-ce que la poésie des profondeurs ?, est une réponse vivante, c’est-à-dire en mouvement et en changement permanents et perpétuels ; lire les marcheurs de cette poésie est une première étape pour qui veut répondre. Car, ainsi que le voulait Paz, la poésie est œuvre, et il n’est pas d’œuvre concrète sans travail authentique : la compréhension de ce qu’est la poésie, en tant qu’elle est nécessairement poésie profonde, ne peut s’atteindre sans ce travail qu’est la marche en compagnie des autres marcheurs/poètes profonds. Les poètes évoqués plus haut posent la première pierre sous vos yeux. Qu’elle soit pierre d’escalier ou de fondation, la démarche est la même. L’apprenti poète, s’il s’est personnellement reconnu comme apprenti poète et non illusoirement déjà considéré comme poète sur la base de ses trois premiers médiocres vers, peut alors poser le pas sur cette pierre, et ainsi commencer à construire lui-même l’escalier, cet escalier qui s’élèvera tandis que le poète avancera dans la perspective de rencontrer l’étoile autrefois recherchée par les alchimistes, mais aussi par Breton, Artaud ou Daumal ; ou alors, il peut polir cette pierre et construire peu à peu l’édifice de lui-même, se construire comme poète, c'est-à-dire comme homme. Car l’homme, partie participative de la vie, est par nature partie prenante de la poésie qu’est le monde, c’est-à-dire du Poème. Vous me direz : mais… vous ne répondez pas à la question ! Cela est faux. Je ne cesse de répondre à la question, mot après mot. Le déficit de travail personnel menant à l’incompréhension de ce qui est explicite n’est pas le fait de ce que nous expliquons sans cesse. Quiconque attend une réponse fixe et rationnelle ne peut comprendre ce qu’est la poésie en sa profondeur : l’autre du rationnel, son extérieur. Une altérité. Le réel qui se situe au-delà de l’apparence illusoire de la réalité. Pour saisir la réponse à la question, il ne suffit pas de la poser : il faut vouloir écouter la réponse. Et ce vouloir, personne ne peut le vouloir à la place de celui qui questionne. Nous ne pouvons apporter que des pistes. C’était aussi la démarche d’Octavio Paz quand il écrivait : « L’événement de cet étant futur de poésie totale suppose un retour au temps originel. C'est-à-dire au temps où parler était créer ». Et ailleurs, au sujet de la manière dont la poésie est mise actuellement en exil : « Les conséquences de cet exil de la poésie sont chaque jour plus évidentes et plus redoutables : l’homme est un être banni du devenir cosmique et de lui-même ».

J’imagine que l’on n’osera pas, depuis la pyramide de son inculture, accuser Octavio Paz d’être un charlatan new âge ?

Agir depuis la profondeur même du Poème, être la poésie même en sa profondeur, cela ne se théorise pas : cela se vit. « Ici déjà je fus », écrit Octavio Paz. La poésie des profondeurs est cela même qui, conscient de l’être dans la mort, renaît en permanence par le mouvement de la métamorphose perpétuelle et permet à la vie de marcher sans cesse. La réponse est claire, et c’est pourquoi Daumal nommait cette poésie « la guerre sainte ». Nous, Recours au Poème, ne doutons absolument de rien, tout comme Paz ne doutait de rien : « La victoire de la poésie est le signal de la fin de l’âge moderne ». La poésie des profondeurs n’est rien d’autre que ce signal. Que voulez-vous, nous ne pouvons rien à ce fait : la poésie est l’authentique palais du roi, là où ce qui est nommé est.    

 




Notes pour une poésie des profondeurs (13)

Notes pour une poésie des profondeurs [14]
 

Embarquement pour l’Infini : Antonin Artaud lu par Françoise Bonardel

 

Sortir le corps de l’humain
à la lumière de la nature
le plonger vif
dans la lueur de la nature
où le soleil l’épousera
enfin.

Antonin Artaud
 

Les éditions Pierre-Guillaume de Roux, poil à gratter du « milieu » éditorial parisien ont l’heureuse idée de rééditer l’essai de Françoise Bonardel consacré à Antonin Artaud, une édition revue par la philosophe, écrivain et spécialiste de l’alchimie. On commence seulement à mesurer, et la chose est bonne à vivre, l’importance de l’atelier de Françoise Bonardel et la force de la parole qu’elle porte de livre en livre. Une parole qui rappelle combien nous sommes, naturellement, des êtres verticaux et non ces choses rampantes devenues paradigme apparent. On pourra d’ailleurs l’écouter ici avec profit, au sujet de l’alchimie, ou encore plus récemment ici, à propos des enjeux spirituels de la culture. La parole de Françoise Bonardel devient de plus en plus présente car ce qu’elle expose et critique est de plus en plus évident aux yeux de nombre de nos contemporains. Et cette critique portée avec style par la philosophe contre la façon dont les temps présents tentent de déshumaniser l’humain en l’homme, d’occulter ce qui fait homme – la spiritualité, le rapport au sacré, la capacité alchimique de chaque être de se transmuer – était déjà présente dans l’œuvre de poètes (pas de hasard en cela) comme Daumal et Artaud. Poètes qui prolongent d’une certaine manière ce que fut l’état de l’être et de l’esprit des alchimistes d’autrefois. Daumal et Artaud ne disaient pas autre chose que Françoise Bonardel, quoique sous des formes différentes, au sujet du monde contemporain et de cet embrigadement mécanique dans lequel nous semblons être entraînés. Pessimisme ? Pas du tout : c’est de dévoilement dont parle la philosophe, et l’on comprend alors mieux sa passion pour l’alchimie perçue comme mode de vie, et donc comme philosophie (ici, au sens de Pierre Hadot). On lira à ce propos le livre essentiel de Françoise Bonardel, Philosophie de l’alchimie (Puf, 1993), maître livre qui a initié nombre d’intellectuels et d’écrivains à un autre regard sur le réel, dont plusieurs des acteurs de Recours au Poème. Maître livre dont l’action souterraine n’est pas encore mesurée.

Evidemment.

Artaud… alchimiste. Entre autres. Lecture et vision pour le moins iconoclastes par les temps qui courent. Artaud que l’on affuble de tant et tant de qualificatifs, récupéré par le « matérialisme » désirant ambiant, par le politiquement prétendument révolutionnaire dont on commence à percevoir les aspects naturellement totalitaires, Artaud dont on a voulu passer sous silence l’immensité de la vie intérieure, spirituelle, et non pas religieuse, spirituelle parce que non religieuse (au sens dogmatique du mot). Artaud, et sa souffrance intérieure, celle de qui mène au plus loin le processus alchimique de recréation, tant spirituelle que corporelle, ce que Jung appelait « processus d’individuation ». Alors, la vision de Bonardel lisant l’œuvre d’Artaud n’est pas iconoclaste, sinon en apparence. Tout au contraire, Bonardel redonne à Artaud sa dimension concrète d’homme/poète chercheur d’alchimie, Bonardel redonne à Artaud sa trajectoire étoilée. Celle que nombre de ses lecteurs récupérateurs ont voulu lui voler, et quelle pire trahison d’une œuvre, d’un homme ici – tant l’homme Artaud est inséparable de l’œuvre Artaud.

Antonin Artaud, homme/fragment de l’Infini.

Il est des coquins qui ont voulu ignorer l’importance de l’alchimie, et plus avant des recherches et lectures ésotériques d’Antonin Artaud, recherches menées en spirale d’être. J’écris « coquins » car c’est coquinerie de faquins que de considérer comme « inexistant » ce que l’on ignore soi-même, et c’est d’ailleurs l’une des caractéristiques de notre époque où nombre d’intellectuels autoproclamés considèrent que n’existe, dans le domaine de la pensée et de la poésie, que ce qui entre dans leur horizon personnel. Aveuglement et ignorance. Glorification de l’ignorance par aveuglement. Je ne connais rien à toutes ces choses-là, « alchimie », « ésotérisme », « René Guénon », les « théologiens négatifs »… Artaud lisait tout cela ? Quelle importance ? Sans doute parce qu’il était « fou », non ? Voyez-vous, je ne connais rien à tout cela, donc tout cela n’a aucune importance dans l’œuvre d’Artaud. Voilà ce que l’essai de Françoise Bonardel vient détruire, cette prétention extraordinaire de qui préfère ramener à soi un Artaud plutôt que de développer le travail minimum pour aller vers ce même Artaud. Vers son œuvre. Destruction et reconstruction car ce faisant, Bonardel redonne visage à Antonin Artaud. Et depuis la première parution de son essai, on ne lit plus Antonin Artaud de la même manière.

On le lit, tout simplement.

Et ce n’est pas un mince changement.

Lire Artaud avec l’apport de la culture profonde de la philosophe permet de sentir ce qui a été réellement vécu par cet homme/poète et de saisir combien ce qu’il a vécu dans sa chair est en correspondance avec ce qui est vécu par le Contemporain. Artaud a vécu la trame de notre vie collective en son être même. L’incroyable violence de son travail intérieur, de son insurrection (dans le sens originel du mot), se comprend alors à la lumière de l’appel dont il était investi, celui de produire l’insurrection de l’homme en son entier, une insurrection nécessaire à laquelle sa vie s’est identifiée.

Et cette insurrection ne peut être qu’intérieure.

C’est pourquoi, comme il le criait, Artaud a été le crucifié.

Celui qui occupe, sur la croix, la place de la rose.

Alors on peut continuer à ne pas lire Artaud tout en prétendant le lire. On peut continuer à ignorer l’importance de la pensée et de la pratique opérative alchimique, et prétendre comprendre le poète. On peut éloigner du bras ce qui gêne au nom de la « folie » et saisir uniquement ce qui permet de construire ses petites idéologies contemporaines.

On peut aussi lire Artaud à la lumière de la lecture de Françoise Bonardel, et respecter enfin ce que fut Antonin Artaud – homme/Poème.

Poète et homme insurgé.

On appréhendera alors l’importance métapolitique, au sens de métaphysique politique évidemment, de son œuvre. Et l’on comprendra ce qui pour nous, en ces pages, fait évidence : que le poète n’est autre que le témoin impersonnel du Poème, et que la dés-occultation du Poème par le poète authentique est acte profondément politique.

Le réel est en marche, Antonin Artaud nous l’a annoncé.

 

 




Notes pour une poésie des profondeurs (12)

Notes pour une poésie des profondeurs (12)

A propos de Rimbaud, Arthur, « celui qui créera Dieu », lu par Stéphane Barsacq

 

« Rimbaud a ressuscité ; puis il est mort »
Henri Guillemin

On a beaucoup écrit sur Rimbaud. De toutes parts et sous toutes les formes et, en effet, Barsacq a raison de noter d’emblée que le poète a été « habillé de tous les costumes ». Et parfois avec peu de finesse, ainsi Breton évoquant un « véritable dieu de la puberté comme il en manquait à toutes les mythologies ». Etonnant ce que Breton a pu écrire comme âneries chaque fois que Daumal s’éloignait de son épaule. Donc, un Rimbaud disséqué à foison, le marché éditorial veut cela, lui qui aspire à la répétition de thèmes/livres qui « marchent » plutôt qu’au travail de mise ou remise en lumière de ce qui peut être souterrainement aussi agissant que ce que l’on met éternellement à l’avant des chalands. Mais ce n’est fort heureusement pas la raison principale de l’écriture sur Rimbaud pas plus que de l’écriture de Rimbaud, car Rimbaud est autant écrit, comme mythe, par ceux qui écrivent sur lui que par lui-même ; ce Rimbaud qui a si peu publié, quatre fois en tout et pour tout dit-on. Si peu et une telle influence… À comparer avec les bibliographies de certains de nos contemporains, lesquelles ne tiennent plus en début et fin des volumes, au point qu’on invente des sites internet pour stocker la masse ; une telle masse si visible qu’elle ne peut plus être que perdue dans le bavardage ambiant. Cette ambition d’être aussi massif, pour un écrivain ou un poète, qu’est-ce donc sinon l’expression souffreteuse d’un mal-être extraordinaire ? La caractéristique première, du reste, de ce règne de la quantité dans lequel nous sommes englués. Merci, René Guénon. C’est vrai, on a le sentiment de croiser le petit prince ridicule de Shrek, avide de se faire construire un phallus géant, dans chaque couloir de chaque maison d’édition ayant encore une discrète collection dite de « poésie ». Passons, et revenons à Rimbaud. Et à ce beau et courageux lecteur qu’est Stéphane Barsacq. Courageux, oui, car il faut du courage pour s’appuyer, même le temps de quatre ou cinq lignes, sur Heidegger – par les temps de mauvais grain qui courent.

Concernant l’obsession du regard porté sur les aventures de Rimbaud, parfois au détriment de l’œuvre, ce mot pris évidemment en son sens alchimique, Barsacq pose la seule question qui vaille (car toute personne n’ayant pas idée de ce qu’est l’alchimie est indigne de lire Rimbaud, sauf à prétendre appartenir à une sorte de génération spontanée à même de comprendre tout et son contraire sans travail aucun, les arrière-cours des salons contemporains sont pleins de faquins ou champignons de cette médiocre stature). Un grand œuvre donc, posant la relation par nature difficile à vivre entre le poète/sa poésie – les deux formant outil – et le Poème, que Barsacq interroge ainsi : « Lequel d’entre nous, en effet, n’a pas un arrière-grand-père parti pour la Crimée ou ailleurs, qui pratiquait tous les dialectes turkmènes sans avoir pour autant composé les Illuminations ? ». La question est juste, les « aventures » de Rimbaud sont banales, tout au contraire de sa poésie ;  et il ne faut pas lire seulement de l’humour dans les mots de Barsacq, lui sait bien que fort peu de nos contemporains ont la moindre idée de « cette histoire de Crimée » comme ils diraient avant de déclarer tout de go ne pas la « kiffer, la Crimée ». Nous sommes entrés dans les basses eaux de ce monde, que nous ne devrions pas confondre avec le monde, à en croire, entre autres, Rimbaud, cette espèce d’âge sombre où les orcs prétendent monopoliser jusqu’au langage. Il semble que cette monopolisation soit effective. C’est pourtant une apparence que détruisent de grands textes, Le seigneur des anneaux par exemple, montrant que la magie quand elle œuvre en blanc, rouge et noir estompe d’un revers de baguette une telle prétention. Tant va la cruche à l’eau que les orcs se noient. Cela s’appelle le Déluge, la jeunesse du monde renaissant, l’annonce d’une nouvelle montagne originelle ou Mont Analogue. Les basses eaux annoncent de beaux futurs, c’est pourquoi relire Rimbaud donne à voir ce qui vient. Ce que Barsacq sait parfaitement, bien qu’il soit délicat de le déclarer ouvertement du côté de Paris/province (si l’on pense à une échelle plus ample qu’un simple arrondissement). Son livre n’en est pas moins une charge contre le contemporain moderne, tout comme l’étaient l’œuvre et la vie, inséparables, d’Arthur Rimbaud.

« Celui qui créera Dieu ». Beau sous-titre, à la forte et puissante symbolique. On repense à ce fameux grain de blé qui… et cetera. Je ne ferais à personne l’injure de reproduire un extrait que tout un chacun kiffe sans problème. Reste que Dieu revient. Ou une réalité de ce genre. Une création créatrice. Une architecture. Ce n’est pas de retour des religions dont il s’agit et l’on se fiche, avec Stéphane Barsacq, que Rimbaud se soit effectivement reconverti au christianisme catholique ou pas à la fin de sa vie, comme l’on se fiche comme d’une guigne de l’opinion de sa sœur, laquelle n’a rien, absolument rien à voir avec Rimbaud le poète, n’étant que sa sœur. C'est-à-dire rien. La famille. Une histoire de frottements nocturnes vaguement réussis ; du moins, selon les critères en usage. Non, Rimbaud mène une guerre sainte, ce que l’on appelle souvent rébellion, cette même guerre que Daumal prolongera au siècle suivant, ce Daumal que l’on fait tout pour faire taire dans les milieux éditoriaux. Daumal, à l’œuvre aussi importante que celle de Rimbaud. Daumal et Rimbaud, les deux très grands poètes de notre « modernité ». C’est pourquoi il y a eu André Rolland de Renéville, duquel on ne peut pas comprendre son Rimbaud le voyant si l’on ne saisit pas combien Renéville a vu le lien entre les deux vies/poèmes. Ce que Paulhan avait parfaitement perçu. Aucune rencontre n’est le fruit d‘aucun hasard, quand bien même ne se produirait-elle que dans ma tête. Daumal et Rimbaud, comme deux faces d’une même pièce. Il faudrait écrire le livre permettant de comprendre et surtout de dire pourquoi Daumal n’est pas en odeur de sainteté à Paris. Dire ce que son œuvre, comme celle de Rimbaud, dit de nous – et plus encore, contre nous. Cette guerre sainte, dont Daumal parle et qui fut sans conteste commencée par Rimbaud. On se demandera alors pourquoi l’un, Rimbaud, bénéficie d’une telle aura tandis que l’autre, Daumal, subit un tel silence ? La réponse est fort simple : chacun, au sortir d’une adolescence boutonneuse, se croit assez intelligent, élevé et humanisé pour imaginer s’identifier à la révolte rimbaldienne, aussi incroyable que cela puisse paraître, et tout un chacun se prend, un temps, pour Rimbaud ; ce n’est évidemment pas le cas avec la figure de Daumal : là, quiconque approche son œuvre saisit immédiatement qu’une vie risque de ne pas suffire pour atteindre à ce degré de lien avec l’invisible. Alors, les prétendus révoltés/résistants et cetera prennent leur courage à deux mains pour s’enfuir au loin.

Au fond, Arthur Rimbaud, en sa reconnaissance, presque naturelle, bénéficie d’un malentendu.

Car ce monde devrait rejeter Rimbaud : « (…) un monde qui se fait une gloire inédite d’être sourd à la poésie, aveugle à l’invisible, fermé à ce qui le dépasse ou l’élève, sinon à ce qui le questionne, un monde acharné à désespérer la jeunesse et son génie qu’il abêtit à force de leurres, qu’ils soient publicitaires, techniques ou politiques », écrit Stéphane Barsacq. Et de fait on croise Rimbaud partout, de tee-shirts en tee-shirts. Un malentendu, comme celui qui peut conduire à porter le visage d’un assassin sur son torse, je veux ici parler de Guevara. Autre malentendu. Après tout, l’on n’imagine pas porter de tee-shirts à l’effigie de cet autre assassin, Anders Breivik, pourtant coupable de bien moins de morts que le « Che ». Ce monde semble donc ne pas rejeter Rimbaud. Mais c’est bien pire : mimer le fait de faire de Rimbaud une figure mythique de notre temps revient justement à l’exclure de sa propre réalité. Le pire des rejets. Le capitalisme vieillissant fait à Rimbaud ce que les nazis ont fait aux juifs, exclure des êtres de leur propre réalité d’êtres. Et ici comme là-bas on applaudit discrètement, sourire au coin des lèvres, aux sons des trompettes de la Collaboration. Bravo, messieurs, la bêtise s’apparente parfois à un chef-d’œuvre.

Si Rimbaud parle maintenant, c’est parce que toute sa vie et toute son œuvre se sont édifiées aux sons de la liberté absolue et du courage. De l’alchimie et de la gnose. C’est en cela que Rimbaud est matérialiste, autant que chercheur d’infini. Tout être de cette espèce vit entièrement et intensément, en lui, dans son corps et son esprit, le réel de la confrontation complémentaire des contraires. C’est d’un poète des profondeurs dont je parle ici. Et cela dit encore maintenant, dans la discrétion du silence des arbres, au-delà des voiles des apparences. Cela parle, et cela dit cette nécessité absolue de la liberté et du courage, de la force, de la beauté, du bien et de la sagesse. La nécessité absolue de l’action poétique, même si l’abandon en ce domaine semble massif, de l’action et de la poésie. La nécessité absolue du retour du Poème en ce monde. L’enjeu ici, en effet, est un Grand Jeu, quand « La vraie vie est absente ».

 Quand, et Rimbaud le savait bien, « la terre fond ».

Que cela effraie ou pas, que cela semble politique ou non, peu nous importe, il n’est que le Poème comme recours dans le face à face avec les forces souterraines qui aspirent à faire fondre la terre.




Notes pour une poésie des profondeurs [11]

Ce huitième recueil de Christian Viguié publié aux éditions Rougerie est d’entrée placé sous l’œil poétique de Juarroz :

 

Les choses cessent parfois d’être des choses
pour perfectionner un instant
l’inconscience du monde.

 

Et en effet Commencements est comme un prolongement et un dialogue entre Viguié et Juarroz. Le poète, ici, en cet ensemble interroge le monde en son propre rapport aux choses de ce même monde, cela en conscience de l’étrangeté qu’il y a d’être au monde tout en portant le monde, un seul monde, celui dont l’on est conscient – en soi. Ce n’est pas rien, cela, d’être le porteur du seul monde qui est, celui qui est pour et en soi. Celui duquel nous formons image en nous et au dehors de nous. Et cela fait… beaucoup de mondes possibles, tant il est d’hommes ; tant de mondes à naître, tellement est important le nombre de regards d’hommes qui peuvent naître et se porter sur le monde, pour ensuite porter ce monde.

Et cela commence ainsi, ou presque :

 

Tu mets toujours un nom
dans un nom
pour te dévêtir du monde.

 

Et l’on sent évidemment, immédiatement, que l’on est en présence d’une poésie des profondeurs, l’une de ces poésies que Juarroz qualifiaient de « verticale ». Cela élève l’homme.
Et quel autre objet pour la poésie ?
Une poésie qui, du coup, se déploie au creux des silences de l’apprentissage permanent, en ce temps/non temps au cours duquel l’apparition des corbeaux est une mise en berne des mots insensés et/ou inutiles.
Et cela ouvre sur et vers le vivre :

 

L’espoir peut avoir le poids d’une table
la paille ressembler au soleil d’une chaise
Une fois dit cela
les mots n’auront pas à chercher la beauté
du poème
ils auront simplement voulu rendre visible
la patience du monde.

 

Tout en interrogeant la qualité du monde, et de ses choses :

 

C’est en écoutant le chant
qu’entonne la plaine
que nous savons si notre regard
est un geste du dedans ou du dehors.
 

Aux creux du Poème vécu par Christian Viguié, tout chante, car – et simplement – tout chante. Et tout est chant. C’est cela, regarder : voir le chant des choses du monde, et cela s’appelle la poésie.

 

Il neige
Tu préfères ce « il »
à n’importe quelle métaphore sur la neige
qui te ferait croire
que l’on a découvert
les secrètes structures du monde.
 

Ici, les instants sont des commencements, ceux du regard découvrant avec un étonnement permanent cette chose qu’est le monde, chose bien étrange convenons-en.

 

L’aurore est un mot
qui ne se souvient pas
de lui-même
 

ainsi
déploie-t-elle ses ailes
pour s’ébrouer

 

Et cette manière d’être dans la poésie et le Poème, cela engage entièrement le poète.

 

Je ne crois pas à l’explosion
de l’être sous le langage
surtout lorsque le langage
retourne à lui-même
Il faut une lune
pour dire la lune
pouvoir nommer l’infinitif du monde
et au-delà signifier une chose
n’importe quelle chose
où l’homme ne prend pas fin.
 

Une poésie qui engage le poète en une conscience des faiblesses de cet outil, le burin de la poésie, autrement dit le langage des mots.

 

(…)
Ce sont les mots
qui se sont entrelacés
au lieu des mystères
du monde.

 

Car :

 

Après tout
les mots ne devraient être que cela
des pierres et un oiseau
qui traversent un soleil.
 

 

Tout se noue dans l’étrangeté des choses, et dans le regard porté sur elles. À moins que ce soient elles qui nous regardent/observent

 

comme si le travail était
d’inventer un cercle
dans un cercle.

 

J’ignore si l’on mesure clairement ce qu’il y a de l’homme et du monde en cet apparent peu de mot. Simplement, et en effet, ce vivre-là, poète éperdu dans le Poème, est un travail. C’est pourquoi la poésie de Christian Viguié prend forme en une œuvre véritable.




Notes pour une poésie des profondeurs [10]

Philosophe et poète, Sébastien Labrusse, dont on peut lire des textes poétiques dans plusieurs revues, comme Arpa, Le Nouveau Recueil ou Recours au Poème, est proche de Philippe Jaccottet. Plongeant « au cœur des apparences » et de l’œuvre de Jaccottet, Labrusse donne un livre sur le rapport du poète suisse à la peinture, la poésie du poète et finalement sur ce qu’est la poésie pour lui-même – Labrusse. Ce livre qui a donc toutes les apparences d’une étude est en réalité, bien qu’étant à la fois sérieux et érudit, bien plus qu’une étude : c’est le livre de qui est familier de la poésie de Philippe Jaccottet, et simultanément l’ouvrage de qui est un poète en résonnance avec l’homme et l’œuvre dont il parle. Cela fait ainsi bien plus qu’un simple « nouveau » livre consacré à l’atelier reconnu – à fort juste titre – du poète Philippe Jaccottet. Le volume est divisé en deux parties. Il commence par un entretien entre P. Jaccottet et S. Labrusse, réalisé sur les terres de Jaccottet, à Grignan, le mercredi 27 juillet 2011, et se poursuit en trois chapitres regroupés sous le titre Au cœur des apparences. Poésie et peinture selon Philippe Jaccottet.

Ainsi Sébastien Labrusse interroge Jaccottet et son œuvre à partir de son expérience de la peinture et de sa poétique du paysage, le poète étant plus que familier du Paysage/Poème que forme l’entièreté de la nature, étant un poète en marche / poète marcheur. Labrusse définit son projet ainsi, en avant propos : « Ce livre doit être lu pour ce qu’il est : un témoignage d’abord à propos de la relation de Philippe Jaccottet à la peinture, et un essai pour mieux comprendre en particulier, l’expérience du paysage, laquelle est autant picturale que poétique, et surtout pour exprimer ma reconnaissance ». De quoi Jaccottet témoigne-t-il, voilà la question. Le poète explique que, jeune homme, même déjà arrivé à Paris, il s’intéresse fort peu à la peinture, laquelle ne faisait guère partie de son univers d’enfant ou d’adolescent. L’intérêt vient suite à son mariage avec Anne-Marie, en 1953, Anne-Marie dont le poète dit : « Elle possédait la peinture intérieurement ». Cela dit beaucoup aux oreilles de qui veut bien entendre, au sujet de l’importance de la jeune femme dans l’œuvre écrite par Jaccottet. Rien de cela n’est dit ouvertement, bien sûr, Jaccottet ne va pas nous faire le coup de « la muse », d’autant plus que l’homme/poète sait pertinemment combien ce mot ne traduit rien comparativement à l’expérience vécue de la rencontre. Pour l’Œuvre (au masculin). Au contraire, Philippe Jaccottet ne dédaigne pas les souvenirs racontés avec humour, comme pour ce clin d’œil accompagnant l’esquive : « (…) dans les musées où je me promenais, ma femme me reprochait quelquefois de regarder plutôt les visiteurs que les tableaux ». Au-delà des murs, il y a ce monde qui est l’immense paysage. Mais les murs recèlent aussi, simultanément, une intériorité, celle de ce même monde exprimé dans les œuvres d’art, et de cela Jaccottet ne doute pas un instant ; les œuvres d’art sont une échelle qui conduit au réel du monde. Une échelle mystique, ancrée dans la terre ferme. Comme cet homme, les racines en même temps plongées dans le sol et le ciel, ainsi que ses branches les plus élevées. Le haut et le bas, cela forme une seule chose. L’oublier n’empêche pas cet état de fait. C’est , précisément, que se joue l’atelier de la poésie des profondeurs.

Ainsi, rencontrant Anne-Marie, Jaccottet rencontre la peinture, et particulièrement des tableaux, comme l’on rencontre des Personnes plutôt que des ensembles d’individus à l’individualité douteuse. Et je ne parle pas ici que du ténébreux « milieu » de la poésie. Dans la rencontre niche l’inattendu, comme avec les êtres, comme avec les paysages, cet inattendu qui surgit soudain devant ou dans nos yeux. C’est du moins ce que le monde offre en profondeur à qui le regarde pour ce qu’il est : rond et bleu comme un triangle. Et cela, bien entendu, dévaste toute forme de conception « réaliste/rationnelle » de ce même monde. Et cela ne va pas sans musique, pour Jaccottet comme pour tout poète authentique. On écoutera Scelsi, le comte, immense et mystérieux musicien contemporain de l’au-delà des Alpes, et de bien d’autres choses, l’une des muses musicales de notre ami le poète Gwen Garnier-Duguy ; on écoutera Scelsi, disais-je, en repensant à ces mots de Jaccottet, évoquant sa rencontre avec le musicien : « « Scelsi était comte et nous avions l’impression d’un personnage très étrange ; avec notre naïveté, notre impertinence juvénile, nous l’avions jugé presque inquiétant (…) Il nous reprochait de plaisanter, de rire, en ce lieu où Goethe, disait-il indigné, avait médité sur les tombeaux ». Et en effet, qui a rencontré une fois Scelsi, musicien mais aussi poète, toujours vêtu de noir, vivant intérieurement, en chacun des moments du quotidien, ce fait que le jeu joué par tout un chacun en la vie est jeu sérieux, sait combien Scelsi s’irritait de l’inconscience que l’on peut avoir de ce même jeu – et de son importance vitale. C’est pourquoi il se vêtait de noir, une couleur sans laquelle il n’est pas de mise en jeu. On est ici fort loin de l’homo festivus imbécile qui pollue nos horizons immédiats, à chaque instant du contemporain. Ou presque.

Mais Jaccottet n’évoque pas seulement Scelsi. Il parle aussi d’Ungaretti, de Giacometti, de Ponge, de Paulhan, de Braque, de son attrait pour les civilisations antiques, de l’importance d’Hölderlin. On peut continuer à croire béatement et dogmatiquement, tout en se prétendant incroyant et a-dogmatique, au hasard – cela ne nous émouvra guère. Il y a longtemps que nous avons compris combien l’immense Collaboration soumise, actuellement, aux forces de l’oppression intérieure, aux forces de l’antipoésie contemporaine, à l’œuvre partout autour de nous, comme en dedans de nous, combien cette immense et intense Collaboration se décide volontairement Collaboration servile. C’est un trait de notre époque, trait qui n’a guère à envier aux moments totalitaires du passé, trait qui s’en différencie cependant par cette étrange prétention de la Collaboration à être… « résistance ». Vous, je ne sais pas, mais du haut de mon âge avancé, je dois dire que je n’ai jamais croisé autant de collaborateurs avec un système pourri, particulièrement quand ce système se veut domination totale de l’intérieur des êtres. Je parle d’ici et de maintenant, de ce temps où la Collaboration, sourire au coin des lèvres, « culture » et « soutien solidaire », mots en permanence à la bouche, explique quotidiennement combien la « résistance » serait à l’œuvre, tout en agissant à chaque seconde en faveur de ce qu’elle prétend combattre.

Debord, revient, ils sont devenus dingues.

Non, résister concrètement, c’est lire Jaccottet. Entre autres.

Et Recours au Poème. Vous êtes sur la bonne barricade.

De quoi parlons-nous ? Jaccottet, au sujet de Giacometti : « Tout à coup, on s’apercevait que Giacometti était un homme d’une solitude inouïe, car ce qu’il faisait ne ressemblait à rien d‘autre, ni de ce qui se faisait avant lui, ni autour de lui. On se trouvait comme face à un autre monde (…) Certes, il y avait là comme un désert, mais son combat était prodigieux ». C’est exactement de cela dont nous parlons, de cet extraordinaire combat en cours contre cet autre monde qui se prétend le monde, de ce véritable arrière-monde qui se présente devant nous, et que la Collaboration accueille à bras ouverts, comme étant le monde, le seul et unique monde. Orgueil de l’homme occidental contemporain ; génétiquement prétentieux et arrogant. De quoi parlons-nous ? De ce que Dominique de Roux nommait l’exil car en effet tout poète authentique est par nature en exil absolu au sein du désert de ce réel se prétendant « monde ». Le reste, tout le reste, est Collaboration. La poésie est rapport radical à l’image du réel ou elle n’est pas.

C’est pourquoi Labrusse écrit fort justement ceci : « Les paysages avec figures absentes, limités aux choses terrestres, ouvrent le regard à l’infini, manifestent ce que Jaccottet nomme l’Origine ». Comment ne serions-nous pas en plein accord avec cette vision ? C’est en cela, en ce regard ouvert non pas sur l’infini mais « à l’infini », en direction de l’Origine, en cette poétique des profondeurs, celle-là même qui déjà animait Plotin, que nous percevons, nous, ici, la réalité politique de la poésie et du Poème. Ici, se joue concrètement la révolution : dans l’émerveillement du regard sur le réel du monde voilé par l’image que le faux monde antipoétique veut donner de la réalité. La véritable réaction politique trouve son ivresse dans cette fange. Le reste, tout le reste, est révolution. Et quand le Paysage/Poème s’ouvre au regard, alors le regard de l’homme sauvé, sauve le monde. Les choses sont assez simples. Le « monde » visible n’est pas le monde perçu, il est le produit de l’inconscience collective de l’état de notre conscience, elle-même collective. C’est pourquoi nous partageons la méfiance de Jaccottet pour l’image. De même que nous regardons, avec lui, ce qui se dévoile dans ces moments rares de conscience lucide réelle, ce que nous nommons poésie, un mot défini, par exemple, dans l’entièreté de la vision poétique de Daumal ou de Juarroz. La poésie authentique, profonde, dévoile le réel du monde, réel masqué par l’image que le monde se donne de lui-même, en conscience humaine, et dévoilant ce réel, les mots du poème font apparaître le réel du Poème.

Le monde est Poème.

C’est pourquoi la Collaboration, autrement dit l’état de conscience de l’humain contemporain, combat la poésie. C’est pourquoi, nous en appelons au Recours au Poème.     

Autour de Philippe Jaccottet :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Jaccottet

Sur son livre le plus récent :

Dans Le Monde : http://www.lemonde.fr/livres/article/2013/04/04/philippe-jaccottet-carnets-passes-au-tamis-du-temps_3153650_3260.html

Dans Recours au Poème, sous la plume de Gérard Bocholier : http://www.recoursaupoeme.fr/chroniques/chronique-du-veilleur-7/g%C3%A9rard-bocholier

 




Yarraan de MC Masset

La croix du Sud de Marie-Christine Masset 

 

De petits livres/objets cousus main, de l’édition par amour de la poésie, une collection de haute tenue dans laquelle on trouve de très belles voix poétiques, dont celle de Marie-Christine Masset, par ailleurs membre du comité de rédaction de l’excellente revue Phoenix. Le tout mené par Yves Perrine. Ici, la poésie est mise à l’honneur, en beauté et simplicité. Cet ensemble de Marie-Christine Masset, Yarraan, ou « croix du sud » en langue aborigène, est tendu vers l’étoile flamboyante, le verbe qui vit à l’intérieur des âmes/hommes/poètes et forme une autre vision de la réalité. La présence physique de la culture aborigène dans ces pages apparaît ainsi comme chose évidente. Cette puissante plongée dans l’âme aborigène, et donc universelle, est une porte d’entrée dans des univers qui ne sont éloignés de nous qu’en apparence. C’est l’humain ancré dans le tout du monde qui paraît dans les mots et les vers de Masset.

 

Rouge, la fleur de magnolia
glisse sur la terre chaude,
voile l’empreinte des regards.
 

Une douce poussière s’envole,
et ce qu’hier nous fûmes
est happé par une vague.
 

Nous partons, ignorant
ces milliards de messages
écrits par les hommes
qui nous poussent loin,
toujours plus loin,
de l’autre côté du monde,
où les pulsations secrètes
de la vie rythment
le Dreamtime.

 

Peut être le lecteur n’est-il pas familier du monde océanien/pacifique des aborigènes et de l’expérience du dreamtime, expérience tout aussi réelle que ce que nous nous échinons ici, rationalistes obtus, à définir comme étant la seule forme de réalité. C’est une confusion : nous confondons notre réalité limitée avec le réel. Un soupçon d’égocentrisme fatiguant. Un petit saut du côté de l’art aborigène aidera peut être :

http://www.culturalsurvival.org/australia?gclid=CJePxZOn2bYCFQbHtAodX3oAyA

Ou ici :

http://www.googleartproject.com/collection/australian-rock-art/

Ce dernier lieu remet les idées en place, et en poésie.

Qui lit les vers de Marie-Christine Masset avec son cœur sait combien ce qui ici parait si loin est en vérité au creux de nous-mêmes. Tout est affaire de dévoilement intérieur, du moins en ces matières. La poésie de Masset parle de secret, de lumière et de luminosité intérieure − de l’aube qui vient. De celle qui déjà est en nous sans que nous en ayons pleinement conscience. De la bâtisse humaine en construction / reconstruction perpétuelle, pour peu que les hommes cheminent dans le Sens, en lien avec la mécanique universelle. Bâtisse, ce temple qu’il nous faut bien élever / relever sans cesse. Ici comme là-bas, au bord de la mer de Tasmanie. Un homme, un temple. L’égalité réelle parce qu’intégralement individuée. Cette poésie parle aussi des profondeurs du réel, de l’eau, du sable, des quatre éléments, de la vie, de l’île/origine, comme de nos errances dans cette ombre que nous prenons souvent pour l’espace éclairé :

 

Et le vent sur ma chair,
m’appelle à regarder
le souffle du monde
franchir la mer de Tasmanie.
(extrait)

Yarraan, le poème/titre du recueil, est d’une fulgurance à couper le souffle :

Vibrante solitude
Première prière
 

C’est le moment.
 

À toi de naître,
Ô Yarraan,
dans l’embrasement
du poème.

(extrait)

 

Un poème que nous aimons ici, et dont chaque instant pourrait valoir ton et manifeste pour Recours au Poème. C’est du reste pourquoi nous donnerons à lire, d’ici quelques mois, des poèmes de Marie-Christine Masset. Il faut plonger dans ces quelques pages, cette densité poétique, le long de cette voix / voie, vers « ce que taisent les racines », dans l’attente du souffle de ce chant dont parle la poète, un chant s’apprêtant à se lever à chaque instant. Car il n’est aucune attente en réalité, aucun messie, simplement la réalité d’un chant du monde présent en tous les instants de ce même monde.

Le recueil de Marie-Christine Masset se termine sur un poème intitulé « Rouge ». Il n’est pas de hasard.




Notes pour une poésie des profondeurs [9]

Ici cède toute parole.

Lucio Mariani

 

Mariani est né à Rome en 1936, où il vit aujourd’hui. D’une certaine manière, sa poésie, en ce qu’elle s’orchestre autour de la mémoire, peut être considérée comme romaine. Par son regard porté sur ce que nous sommes devenus, depuis les lieux des civilisations d’où nous provenons. Mais cela demanderait des éclaircissements, l’occasion s’en présentera sans doute quelque jour. De lui, on pouvait déjà lire en français le recueil Connaissance du temps, paru chez Gallimard en 2005. Ces Restes du jour sont traduits par Jean-Baptiste Para, poète et rédacteur en chef de la revue Europe, par ailleurs directeur de la collection dans laquelle paraît ce volume. Belle traduction, c’est le moins que l’on puisse dire, qui permet de ressentir la puissance de la poésie de Lucio Mariani.

Dans une importante et fort écrite préface, acte littéraire à elle seule, le poète et traducteur Dominique Grandmont écrit que la poésie de Mariani montre combien aujourd’hui « la poésie est moins que jamais un genre littéraire ». Nous sommes ici en parfait accord avec cette vision. La présence de la mémoire et des lieux dans la poésie de Mariani ne manque pas de faire penser à cet « art de la mémoire », outil de connaissance, pratiqué durant de longs siècles par nos ancêtres antiques, réactualisé par nos amis néo-platoniciens de la Renaissance, et remis en lumière il y a maintenant un quart de siècle par Frances Yates, dans un essai exceptionnel. La mémoire n’est donc pas ici forme de nostalgie contrite mais d’émergence ou de réémergence du « réel sous le symbolique », selon l’expression de Dominique Grandmont. De quoi parlons- nous ? Écoutons le poète préfacier : « Le symbole ne s’emboîte pas dans une seconde moitié qui manque toujours. C’est une déchirure de l’invisible. Sa transparence même le dérobe à nous. C’est ce que les fossoyeurs de la poésie nomment une emphase furtive ». Il nous plaît ici de nous associer à cette critique d’une certaine forme de poésie si loin de l’acte même du Poème que l’on ne peut que se demander d’où est venu son succès, heureusement en net recul. Ou plutôt, on ne comprend que trop bien un tel succès, indexé sur un acte volontaire de collaboration avec l’anti poésie qui paraît vouloir dominer cette époque. Et Grandmont d’ajouter : « Tout l’art d’un Lucio Mariani est dans ce renversement intérieur de la symbolique, sans lequel, en effet, il faudrait détruire toutes les images ». Et c’est bien de cela dont il s’agit, du côté des « fossoyeurs » nés dans le cœur de l’anti poésie, de « détruire ». Étrange mise en scène acceptée (un temps au moins) d’une forme contre poétique se prétendant œuvre poétique tandis qu’elle n’apparaît plus que pour ce qu’elle est : un fétu de paille. Et encore. Messieurs, que reste-il de tout ce vide que vous avez cru pouvoir nous imposer ?

La voix de Mariani vient de loin et – depuis ces lointains – porte vers des horizons ici perçus comme territoires inexplorés. La vie est avant tout une aventure mystérieuse et les vivants partent en quête d’explorations n’allant pas sans danger. C’est sans doute pourquoi nous sommes si nombreux aujourd’hui à préférer le confort des charentaises télévisuelles et des « pensées » insignifiantes. Un choix rassurant, au cœur même du refus de vivre. Ici se tient concrètement la nécrose, et non dans l’appel à plus de vie dans le réel que le Poème recèle, comme ces roches protégeant des pierres précieuses. A moins que ces dernières ne prolifèrent dans le fumier. Les alchimistes du moyen-âge affirmaient cela. On reprend alors espoir, pour peu qu’ils aient eu raison, en se disant que peut être quelque chose brille dans ce fumier qu’est le contemporain. D’ailleurs, le recueil de Mariani commence par un poème intitulé « échec et mat » et sous-titré « 11 septembre 2001 ». Une sorte de représentation claire du fumier dont je parlais, celui qui produit l’événement, l’événement en tant que tel aussi, bien sûr, mais encore les relents fétides qui le prolongent, théories du complot à l’appui. Un fumier trinitaire en quelque sorte qui traduit l’état de confusion des esprits dans lequel nous sommes englués : on lit au sujet de l’événement en question des textes, publiés dans des espaces d’apparence très à gauche, dont la rhétorique n’a rien à envier aux moments hystériques de la propagande menée autrefois par un Goebbels. Au nom de la tolérance, de la lutte contre les oligarchies, de la défense de minorités opprimées et cetera. Il y a dans tout cela un relent de bêtise qui pourrait effrayer quiconque ne croit pas en la spiritualisation de l’esprit à l’œuvre dans la matière humaine. Ici, nous sommes des optimistes et il en faut beaucoup plus pour nous effrayer. Le poète Mariani est préoccupé, ce qui est un trait pour nous évident de toute poésie authentique, par le moment présent de ce monde, et cette préoccupation s’exprime en regard de la mémoire de ce que nous avons été, tout autant que les yeux ouverts sur les possibles qui viennent. Le poète est un porteur de sens, il ressemble aux porteurs d’eau qui arpentaient autrefois les rues des premières métropoles. On devinait parfois les traits d’Hermès sous les guenilles.

Alors de quoi s’agit-il ? De l’avis de Dominique Grandmont : « Il s’agit, non pas de retenir le temps, mais de faire vivre le passé jusqu’à ce qu’il se confonde avec l’horizon. Vivre n’a lieu qu’une fois pour toutes, la vie est ce qui traverse sa propre disparition. Le geste est une parole implicite. Un pas sur la route. » La poésie pousse à « aller plus loin que le destin ».

Et Mariani :

 

« N’as-tu pas conscience que pour la première fois
l’homme édifie des ruines pour ses héritiers »

 

Le poète plonge au cœur du tragique de notre époque, dédiant un poème en même temps à Jénine et à Jérusalem :

 

« C’est le taureau des massacres universels, le taureau
    qui brise

le miroir et le temple, qui renverse filles et mères
    dans les pousses d’herbe

en mélangeant cette abstraite bouillie de religions,
    d’histoires, de bannières, »

 

Et en effet, au-delà des opinions, le tragique à l’œuvre sur ce morceau de terre du moyen orient est un symbole de toutes les confusions comme de toutes les tragédies de notre temps. C’est du moins ainsi que nous vivons cette tragédie, positionnée au centre des préoccupations mondiales et, peut-être, masquant d’autres formes du tragique qu’est la vie humaine contemporaine sur cette terre.

Il y a une sorte de poésie réaliste dans les premières pages de ce recueil de Mariani. Cependant, sa poésie ne saurait se résumer à cela, quand bien même l’œil du lecteur que je suis a été particulièrement attiré par cet aspect. Commencer la lecture en se remémorant les images du 11 septembre, ce n’est pas anodin. On parlera sans doute de pessimisme au sujet de la poésie de Mariani. Et en effet son regard interroge sur la structure même de la réalité tout en questionnant la réalité contemporaine, deux réalités qui, n’en déplaise à nos amis rationalistes à outrance, peuvent être perçues séparément et néanmoins de façon complémentaires. Rêve peut-être. Ou bien cauchemar. Pourtant, la poésie de Mariani n’est pas sans espérance, une espérance placée en la poésie. Et sur ce point nous serons de nouveau entièrement en accord. La poésie est simultanément le réel et l’avenir de l’humain. Il y a ainsi ce poème qui, par le chant poétique, reconduit l’homme prisonnier en dedans de l’humanité. C’est la lecture du chant qui maintient la matière de l’homme en dedans du réel, c'est-à-dire de l’esprit. Et cela se produit depuis l’origine de la vie de l’humain. Bien sûr, l’image fausse à l’œuvre, qui se prétend aujourd’hui monde, vise à imposer un autre regard sur le réel. Et alors ? À cette manière de regarder le réel nous n’accordons aucun crédit. Et cela suffit à la faire disparaître, comme par enchantement. Ce qui n’est guère troublant : une charlatanerie s’estompe vite, avec un peu d’acuité du regard.

Ainsi, les poèmes de Mariani plongent, à mesure que l’on avance dans leur lecture, dans la petite enfance de l’humanité, y compris celle de la dernière glaciation. Une époque où nous nous serions mis debout, dit-on. Il n’est pas si fréquent de croiser la préhistoire en terres de poésies contemporaines. Ce détour par nos enfances communes est alors l’occasion de porter en poésie un regard philosophique et humaniste sur l’état d’Homme. Que cette présence philosophique soit poétiquement une telle réussite, cela n’est pas plus fréquent. Et l’on ne sera pas surpris de croiser Empédocle ou Hölderlin. Pas plus que de lever les yeux vers la silhouette de Troie, avec Dante en ombre chinoise.   

 

Lucio Mariani, Restes du jour, Cheyne, collection D’une voix l’autre, 2012, 135 pages, 23 euros

De belles choses autour de ce grand poète :

http://poezibao.typepad.com/poezibao/2006/09/anthologie_perm_4.html

http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2006/02/lucio_marianiil.html

Et en italien :

http://luciomariani.it/

Mieux connaître Dominique Grandmont :

http://dominiquegrandmont.wordpress.com/

Et Jean Baptiste Para

http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Baptiste_Para

 

 

 




Notes pour une poésie des profondeurs [8]

 

Ni Dieu, ni maître, ni moi.
Jean Rousselot

 

 

Il faut lire Jean Rousselot. Et pourquoi pas le découvrir grâce à ce beau Présence de la Poésie signé François Huglo. Pour ma part, j’ai commencé à lire Rousselot dans les années 90 du siècle passé, alors que nous n’étions pas encore entrés dans l’ère de la Grande Catastrophe Capitaliste Universelle. Du moins sa plus récente étape. On tuait déjà, un peu partout, en particulier dans une Europe au sujet de laquelle la propagande des libertaires/libertins émancipés nous disait qu’elle était un espace sans guerre depuis quarante ans, ceci en pleine… guerre (s). Dans les Balkans, à Chypre. Ailleurs, partout. Ce monde est une Image. À cette époque, Rousselot était proche de la fin de sa vie, malade, souvent désabusé. Observer l’humain, cela vous mine un homme. Même un poète de cette trempe. Car c’est bien de la trempe de Jean Rousselot dont nous allons parler ici. Et il faudra s’arrêter sur sa vie, laquelle est loin d’être anodine. On aimerait en croiser souvent de cette sorte. Rousselot, c’est un parcours humain sous la voûte de l’ « indivisible Adam ». L’expression est de lui. Et cela semble résumer son parcours humain et son parcours poétique. Les deux étant d’ailleurs irrémédiablement liés, dans l’ensemble de la vie du poète.

Poète, critique, essayiste, romancier, traducteur, diariste, épistolier, engagé dans le milieu littéraire (Syndicat des écrivains, Société des Gens de lettres), directeur de revues, ami de nombreux poètes, et non des moindres, Cadou par exemple, Rousselot était dans ce monde, le microcosme éditorial de la poésie, alors un peu plus ample, et cependant avait un certain recul, ce qui pouvait le rendre incisif et même caustique vis-à-vis de tout se qui présente parfois comme poésie mais n’en a que le semblant. La chose est connue et fréquente, elle hante les revues de poésie contemporaine. À en croire ses proches, la bêtise ambiante du « milieu » l’amusait souvent. Mon ami Gwen Garnier-Duguy m'a raconté qu'au temps où il eut l'occasion de raccompagner parfois en auto Jean Rousselot à sa demeure de L'Etang-la-Ville, le vieux poète sur le départ ne se privait pas d'indignations lui faisant battre le sang. On le comprend. Il règne ici-bas, parfois, une telle prétention, on se croirait dans la cour de récréation de khâgneux pré-pubères.

Avec Rousselot, c’est autre chose. On est ailleurs. Au cœur d’une œuvre, d’un homme/lieu créant sa poésie tout en étant à chaque instant recréé, revitalisé par elle. Un mouvement de respiration, vivre, poète en poésie, la poésie dans le poète, tout cela est inséparable, et peut parfois rendre un peu, en apparence, prophétique. Forcément, ce n’est pas une mince affaire cette histoire ! Et cela peut dépasser l’entendement. On le comprendra sans peine. La compréhension appelle d’ailleurs le pardon amical. Et l’homme, avec une telle expérience de vie, de poésie, de poésie dans la vie et de vie dans la poésie, et la mort, car la mort n’épargna pas l’homme Rousselot, cet homme-là pouvait se permettre de pardonner aux hommes parfois creux rencontrés sur le chemin. Ce qui ne l’empêchait pas de dire sa pensée. La sincérité et le pardon ne sont pas incompatibles.

Le poète Jean Rousselot, c’est d’abord une enfance de son temps, celle de la Grande Guerre, et de la perte d’un père qu’il n’a pas eu le temps de connaître. Un père mort à Verdun. Dire cela, simplement, « un père mort à Verdun », cela devrait calmer, rendre serein, apporter un peu de distance, donner du recul à quiconque est aujourd’hui préoccupé de sa petite image ridicule dans un monde littéraire lui-même devenu pathétique. Mais l’époque ne semble pas être à la décence. On se préoccupe de la taille de son portrait sur internet sans avoir même commencé à écrire un poème digne de ce nom. Et on ne lit pas beaucoup, ni ses contemporains, ni les poètes d’hier. Drôle d’époque. Rousselot vient d’un autre monde. Celui d’une enfance sans père, sans mère. Celle-ci ne le « reprendra » qu’au début de l’adolescence. Il est des vies qui se construisent à coup de burin. Le jeune poète écrit ses premiers poèmes dès l’adolescence, dirige sa première revue en 1932/1933 (Jeunesse), avec Robert Kanters, publie entre autres Jean Cayrol, puis fonde Le Dernier Carré, revue qui accueille les textes de Joë Bousquet ou Michel Manoll. On ne joue pas, on ne s’imagine pas futur académicien à peine sorti du berceau, on ne prétend pas être l’auteur d’une œuvre du haut de ses quarante vers vaguement publiés. On vit la poésie. On est poète. C’est autre chose. Un autre moment. Il y a la politique. En 1934, Jean Rousselot est trotskyste. Pas simple dans ces années-là, on peut en mourir. On en meurt d’ailleurs beaucoup deux ans plus tard en Espagne. Pas tant sous les balles des fascistes que sous celles des camarades du Grand Soir. Il fallait du courage, alors, pour être trotskyste. Une manifestation et un coup de matraque ou une balle de la police montée était vite arrivée. Aucun manifestant n’avait le temps de consulter son compte face book en arpentant les rues de Paris. C’est l’époque où Rousselot publie vraiment ses premiers poèmes.

Front Populaire. Rousselot est reçu commissaire de police. Eh oui, on peut être poète et commissaire de police dans un monde perçu comme non manichéen. Et le monde est non manichéen, n’en déplaise aux petits curés modernistes du noir et blanc conflictuel. Commissaire Rousselot. La fonction sera utile en temps de résistance. La police de Vichy ne fut pas composée que de salauds. Elle comptait un poète dans ses rangs. À Vendôme, le commissaire Rousselot contribue aux activités de la Résistance, cache des évadés, empêche l’arrestation des Juifs de la ville. Il sauve le poète du Grand Jeu Monny de Boully, dont on aimerait la réédition des œuvres par un éditeur contemporain. Il entre en relation avec Marcel Béalu, Max Jacob. Il vit. C’est un poète. Les poètes vivent et agissent. Ils vivent dans la vie, et agissent dans la poésie de la vie. Ce sont des poètes. En 1943, Jean Rousselot s’engage dans les FFL. Un homme de trempe, je vous le disais. Rousselot n’a pas besoin de faire croire qu’il résiste. Il résiste. Point. Membre du CNR, il vient à Paris après 1945, quitte la police, devient « homme de lettres », vivant de son écriture. Jusqu’à la fin de sa vie.

De lui, Joë Bousquet disait :

« Il est l’un des seuls qui tiennent devant cette stupeur que j’entrevois pour le jour où les hommes s’éveilleront de l’hypnose intellectuelle et franchiront la partialité glaciale où, désormais et depuis longtemps, toute pensée s’étale. Rousselot sait saisir l’acte dans la pensée qu’il exprime : il sait réduire la phrase à cette densité simple qui fait d’elle un élément de composition ; aussi ce qu’il écrit respire et on peut le concevoir sans ruiner son innocence ».

Comment pourrions-nous ne pas l’aimer cet homme-là ?

Et Jorge Carrea Andrade, depuis l’Equateur :

« La poésie de Jean Rousselot est, dans une forme d’une grande sobriété, un éminent travail de l’intelligence, un témoignage sur l’époque – de sang et de ruines – et un instrument de fraternité humaine. Il y a en elle l’angoisse de la solitude, un permanent examen de conscience et une exaltation orgueilleuse de la vie intérieure ».

Oui, comment pourrions-nous ne pas aimer cet homme, celui qui n’avait pas peur de l’exaltation, même orgueilleuse, de sa vie intérieure. Recours au Poème se sent à l’aise ici. Il y a un monde entre l’orgueil d’un Rousselot et celui d‘hommes creux aux dents longues mais… illusoires. Tous les orgueils ne se valent pas.

Et le courage de Rousselot ne s’est pas estompé après 1945. Dès 1956, il s’oppose aux volontés hégémoniques du Grand Frère soviétique, au sujet de la Hongrie, pays qu’il connaît bien et dont il connaît assez la poésie pour écrire sur ses poètes et orchestrer des anthologies. Un homme de trempe. Jean Rousselot n’acceptait pas que l’on accuse les intellectuels de Hongrie d’être des « fascistes », l’insulte facile, toujours, hier comme aujourd’hui, dans la bouche des prétendus détenteurs du « vrai », de la « pureté révolutionnaire », imbéciles essentialistes qui s’ignorent contraires de ce qu’ils se prétendent. Le pire. Toutes les époques ont leurs imbéciles en robes de pureté. Rousselot en a croisé, aussi. Ainsi, il devait éditer chez Seghers un Poète d’aujourd’hui consacré au poète hongrois Attila Jozsef. Le projet fut abandonné sur injonction du parti frère. De l’indépendance de l’édition engagée, se battant pour la quintessence de la « liberté ». Les mots, oui, bien sûr, les mots sont une chose. Mais les actes. Ils sont le réel des choses. Et ils réapparaissent, un peu comme ces cadavres qui remontent périodiquement à la surface de toutes les vilénies.

Mais ce sont des péripéties.

Ce qui compte vraiment, outre le courage vertical de l’homme, c’est le lien entre cette verticalité et celle de sa poésie.

Rousselot, homme poème.

Une première anthologie de ses poèmes est éditée en 1976 sous le titre de Les moyens d’existence. Elle contient son œuvre écrite entre 1934 et 1974. Une deuxième anthologie a paru, chez Rougerie – il n’y a ici aucun hasard – en 1997 sous le titre de Poèmes choisis. On y lira les poèmes écrits entre 1975 et 1996. Ces deux volumes permettront de partir à la découverte du continent poétique de Jean Rousselot, découverte à laquelle on associera le petit volume paru chez Rafael de Surtis en 1999 (D’après peinture). De quoi réconcilier tout lecteur désabusé avec la poésie. Et ce n’est pas rien, cela. Et surtout, cette lecture permet de voir clair au sujet de l’influence contemporaine de Jean Rousselot sur certaines franges de la poésie de notre époque.

Jean Rousselot nous a quittés en mai 2004.

Le poète laisse une œuvre de vie, de souffle et de sang.

Une œuvre qui n’occulte pas la mort, cette grande et vraie affaire, celle des hommes et des poètes, des hommes poètes, écrivant ou non de la poésie. Toute l’affaire est là, dans la mort. La mort, et quoi d‘autre ? Ainsi, par nature, la poésie de Rousselot, parce qu’elle est poésie, est lieu d’un dévoilement. De ce qui se trame en toile de fond du réel.

 

Tout est arbre mais l’arbre
Est plus arbre que tout
                           

De lui-même, il dira en 1984 :

« J’ai toujours obéi personnellement à la recherche d’une paranoïa volontaire que j’appliquais à la fois à ma vie et à mon œuvre ; pour moi, c’est exactement la même chose ».

Ou encore, ce morceau de poème :

 

Je voudrais être un homme :
On ne me verrait plus
Je ne me verrais plus moi-même au long des gares.

 

Jean Rousselot, poète du dévoilement. Et de la conscience du rêve de cette humanité, se rêvant elle-même rêveuse. Il y a un long chemin à parcourir en effet en direction de la liberté. Celle qui libère vraiment de chaînes véritables.

Jean Rousselot, poète marchant dans l’invisible, vers l’invisible. Un homme, en somme, et cela n’est finalement guère fréquent.

« Le poète est un mort qui rêve dans sa tombe », écrivait-il.

Une phrase. Cela non plus n’est guère si fréquent, maintenant.

Il y a beaucoup dans cette phrase, sur le réel de l’Image qui obstrue nos yeux. Même s’il n’est aucune obstruction sans servitude collaborationniste volontaire.

La poésie de Jean Rousselot est intimement spirituelle. Le poète arpente le Mont Analogue et voit loin sous terre. Peu importent les dieux, peu importent les noms qu’ils se donnent, Rousselot entrevoit la source de cet indivisible Adam dont il nous parle, et il pose la question de « l’Unique », c’est-à-dire celle de cette même source. La seule grande question qui vaille, intrinsèquement liée à celle de la mort, la question de l’Origine. À quelle, et vers quelle, belle Origine sommes-nous réellement destinés ? Le paradoxe est beau, ce qu’il signifie l’est plus encore. La poésie est une échelle.

 

Tandis que le ciel et l’enfer
Se ruinent en procès de bornage
La poésie visualise à prix coûtant
L’A.D.N. du mystère
Dans sa chambre noire.

                          

Ce rapport au sacré, cela fait un poète. Cela fabrique cet homme édifice qu’est le poète, rare et authentique. On lira ici une forme de « prophétisme ». Ce n’est guère important. Tout comme le fait que cet aspect du poétique soit peu compris en l’époque même où il s’exprime. On écrit aujourd’hui sur Rousselot, j’écris maintenant à propos de la poésie de Jean Rousselot. Permanence de ces poésies, présence en effet de ces poètes qui positionnent le poème au cœur de l’infinie permanence. Il y a plus important que nous, que cela déplaise fort ou non, et ce plus important que nous est ce que nous, les hommes, avons de tout temps nommé le sacré. Et nos prédécesseurs n’étaient pas plus imbéciles que nous, n’en déplaise aux prétentions égotiques contemporaines. « Ni Dieu, ni maître, ni moi ». Jean Rousselot. La poésie, cela se joue dans un temple, et ce temple est dans l’homme.

Proche de la fin de sa vie, Jean Rousselot a cru assister à la fin de la poésie. Il a écrit quelque part qu’elle devenait une « langue morte ». La situation était celle de la fin du 20e siècle, quand la poésie semblait ne plus émerger de ses propres profondeurs. Nous pensons que – sur ce point – le poète Jean Rousselot s’est trompé. La poésie n’est pas morte à la fin du siècle passé, elle a germé dans la terre noire du Poème pour renaître de nouveau, comme elle l’a toujours fait. En tous les cycles de la vie. Chaque heure est heure de tragédie. Dans la tragédie qu’est notre époque, la poésie est de notre point de vue réponse potentielle à cette crise qui ne cesse d’être dans l’homme. Tout comme est dans l’homme le possible de la spiritualisation de la matière de cette crise. Si des bribes d’hommes brisés errent de par le monde, il revient au Poème et à son réceptacle, le poète, d’en revivifier les morceaux.

Et cela – n’en déplaise à qui s’effraie de ce qu’il veut nommer « prophétisme » – cela s’appelle le sacré.

Cela s’appelle la poésie.
Cela s’appelle le Poème.
Avec une majuscule.

 




Notes pour une poésie des profondeurs [7]

L’appel au Recours au Poème n’est pas un appel à la mise en actes d’une quelconque « secte » politico-poétique ou cybernético-poétique. Bien au contraire, en tant que mise en ordre d’un agir chevaleresque en vue de la réalisation de l’utopie du Poème, ce pourquoi il nous arrive d’employer le mot « sacré », ou plutôt de la redécouverte presqu’archéologique de cette utopie dans le désert du réel se posant prétentieusement comme unique réalité, l’appel au Recours au Poème est par nature ouvert à toutes les formes de poésie authentiques, pour peu qu’elles se présentent authentiquement devant nous. Cela ne signifie aucunement que chacun des acteurs formant Recours au Poème aime ou même apprécie telle ou telle forme de poésie. La problématique est ailleurs : il faut bien que l’état des lieux soit fait, que le travail soit mis en œuvre concrètement, ou pour le dire autrement : il faut bien que nous mettions en situation l’état des lieux de la poésie dans son rapport au Poème. Toute création d’une situation nouvelle, en particulier si elle vise à renverser l’état ancien d’un monde mort sous nos yeux, passe par l’évaluation des situations ou des forces en présence. C’est ce que nous faisons, sans jamais perdre de vue l’axe essentiel de l’aventure exploratoire en cours : l’appel au Recours au Poème est un appel à la vie vivante, et cet appel, de ce fait, est profondément révolutionnaire. On nous demande souvent de nous expliquer à ce propos.

Nous y sommes donc.

La question de notre position par rapport au Spectacle et à son évolution sous forme de Simulacre, puisqu’il s’agit au fond de cela, ne nous concerne pas. Cette question n’a pas lieu d’être. Pourquoi ? Nous considérons que le Spectacle et le Simulacre ont abdiqué toute forme d’existence concrète, malgré les apparences. Le Spectacle/Simulacre est lui-même, aujourd’hui, réifié en sa propre image. Devenu l’image qu’il produit de lui-même, le Spectacle/Simulacre peut donner l’illusion de son existence concrète, cela n’en fait pas un état de fait substantiel. Nous avons pris acte de la mort du Spectacle/Simulacre concret et de sa momification. Cette mort a été ouvertement mise en lumière lorsque Guy Debord, en un acte que n’eut pas renié Netchaiev, a mimé l’acceptation de sa propre récupération par l’une des chaînes télévisuelles de la Propaganda médiatique ; lieu médiatique qui de son côté mimait la volonté de rendre hommage au philosophe. Faisant alors semblant d’accepter, et donc de rentrer dans le rang, l’année de sa mort, feignant d’être récupéré par des individus prétendant, d’une certaine manière, découler du situationnisme - il n’est aucune limite aux prétentions en ce genre de domaine - Debord a donné le film autobiographique qui lui était alors demandé. Ce film a été diffusé comme prévu. Mais au moment de cette diffusion, Debord s’était déjà suicidé, montrant par ce geste de liberté absolue que rien n’est récupérable par un Spectacle/Simulacre qui prétend être le récupérateur par excellence. Après l’avoir révélé au monde, Guy Debord a tué le Spectacle/Simulacre.

Nous avons pris acte de ce fait.

Nous prenons acte de la mort du Spectacle/Simulacre.

Par conséquent, cet appel à la vie que forme Recours au Poème s’inscrit très exactement en dehors du camp de concentration mental que le Spectacle/Simulacre a voulu imposer à nos existences, et ce depuis la mise en œuvre de l’industrialisation des vies humaines comme de l’ensemble de la vie. Cet état de fait qui apparaît comme une évidence est justement ce qui, de notre point de vue, n’a pas – ou plus – d’existence. Il en découle cet autre état de fait absolument extraordinaire et merveilleux : la révolution est de nouveau à l’ordre du jour. Elle est même déjà commencée. Or, nous pensons que la révolution ne peut être que révolution de l’entièreté de la vie. Le mot d’ordre est encore et toujours celui de la refondation de l’entendement humain. Sous tous ses aspects. Ainsi, nous ne pensons pas le mot « révolution » dans un sens marxiste, bien que nous n’éludions pas l’apport des œuvres de Marx, parmi d’autres, en un tel domaine, nous ne sommes tout de même pas complètement fous, nous n’envisageons pas, disais-je, le mot « révolution » comme un vocable identifiable sur le plan politique, quel que soit le mot en –isme que l’on voudrait accoler au concept de « révolution ». La révolution est de notre point de vue un bouleversement de l’homme en son entier, en même temps intrinsèque et extrinsèque à l’homme. Ceci ne peut exister hors du poétique. Une révolution qui transforme le tout de l’homme et de la vie, en dedans et en dehors de tout ce que sont l’homme et la vie, une telle révolution ne peut être que poétique. Par conséquent, la révolution en cours, ayant pris acte de l’abdication par infatuation du Spectacle/Simulacre, sera poétique ou elle ne sera pas.

Nous postulons que chaque élément du réel tel qu’il se présente en un moment donné à nos yeux peut être intégralement, entièrement, immédiatement, abattu par le simple levier de la force révolutionnaire qu’est la poésie mise enfin au service du Poème. Le réel n’est autre que la mise en situation de ce que nous voulons, en face du réel que l’on veut nous imposer. Ce « on » étant entendu au sens que le groupe réuni sous le couvert de la revue Tiqqun donnait autrefois à ce mot. Debord a pertinemment établi l’état de guerre dans lequel nous sommes. Cette guerre n’est pas celle du capitalisme contre tout un chacun, bien qu’elle revête aussi cette forme ; cette guerre n’est pas celle d’une oligarchie s’empiffrant avidement sur le dos de la majorité des êtres humains, bien qu’elle puisse aussi revêtir cette forme ; cette guerre n’est pas plus celle de la myriade de volontés politiques s’affrontant à la myriade de leurs contradictoires, ni celle de la sauvegarde des lapins contre les pollutions humaines. Bien que cette guerre puisse aussi revêtir ces formes. Parmi tant d’autres. Nous n’en ferons pas ici le catalogue.

Cette guerre est une guerre de situations contre situations.

Nous vivons ce temps précis où les situations que nous sommes capables de mettre en œuvre sont situations dans la guerre qui se mène en dedans de la machine, contre les situations que les tenants de cette dernière tentent de nous imposer. La plus extravagante de ces situations étant cette situation contemporaine où le Spectacle/Simulacre, mimant la perpétuation de son existence, prétend nous empêcher de mettre en actes des situations contraires, démontrant la réalité de son décès. La question stratégique qui se pose donc au cœur de ce conflit, violent et dangereux, mettant à mort souvent ceux qui y engagent leurs forces, est donc celle de la mise en œuvre d’une situation contraire de la situation à nous aujourd’hui imposée. Cette guerre, Daumal en son dernier poème la qualifiait de « sainte ». En nos soirées romantiques, il nous arrive, avouons-le, de trouver un accord avec cette position. C’est pourquoi, de l’intérieur même de la machine et à la vitesse même de cette machine (au moins), nous en appelons à la mise en situation de la poésie face à face avec l’anti poésie à l’œuvre. Recours au Poème n’est pas seulement un appel. Recours au Poème est une Table ronde autour de laquelle se réunissent ceux qui voient dans le Poème le tout du réel de la vie. Et cette vision est un acte révolutionnaire.