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Jigmé Thrinlé Gyatso, L’épine et la fleur

Nos lecteurs connaissent ce poète français adepte du bouddhisme tibétain 1. Son précédent recueil, Présence des fougères, était déjà placé sous le signe du végétal. Une préface de Bernard Grasset introduit à cette nouvelle méditation, dont les dessins dynamiques et aérés de Gérard Haton-Gauthier amplifient les résonances.

Une voix, dont les nombreuses pauses disent la retenue amicale, se sert de la paire symbolique du titre – obstacle et ouverture, défense et paix, blessure et perfection - comme d’une clé générale : tout est là /dans le cœur /l’épine et la fleur ; tout est épine et fleur. Elle revient plus d’une fois à ces vers et reprend ses volutes autour des dualités – naissance et mort, corps et esprit, matière et antimatière, homme-épine et homme-fleur –, les explorant, les questionnant, les dépassant dans l’union des contraires.

Loin de désincarner le monde, la contemplation en approfondit la présence. L’expression nature illusoire des choses désigne leur impermanence et leur insertion dans une trame mouvante dont bien des dimensions nous échappent complètement : ici et partout /palpite la terre /vibrante et vivante.

Nommant avec tendresse les fleurs et les animaux de son coin de Vendée, ce territoire de vieilles landes, l’auteur les fait exister intensément ; les pierres aussi sont là et tiennent une conversation minérale /quasi silencieuse.

Jigmé Thrinlé Gyatso, L’épine et la fleur , Éditions de l’Astronome – 2018, 79 pages, 9 €

Il n’y a donc, malgré la répétition du mot dans les derniers vers, aucun secret, juste une façon de nommer cette évidence insaisissable qui précède toute catégorie : « le réel échappe aux cheminements de la pensée » /enseigne le sage ; et Milarépa, cité dans une notice, énonce le même constat : « Je suis un yogi sans opinions ». Telle est l’expérience directe où l’on peut vivre chaque instant /tel qu’il est.

Un vers du mouvement final évoque les attentats assassins des ego explosifs, et L’épine et la fleur est suivi d’un poème sans prétention écrit après les évènements de janvier 2015. Sans les exclure de sa compassion, le poète met les terroristes en face de chacune de leurs victimes, et de leur vision idolâtre d’un « divin » fabriqué à l’image étriquée d’un neurone non-miroir.

Inlassablement, il invite à cultiver ce que Fabrice Midal a défini comme « le plus haut désir qui nous habite, le désir d’éveil, de liberté, de tendresse et d’amour 2 ». Comme le suggère la phrase d’Hölderlin en exergue, son développement correspond à la passe ultra-critique où est engagée l’humanité. Lecteur, sois concentré en un point /comme l’épine /ouvert au firmament /comme la fleur.

______________

Notes : 

1. Outre le recueil cité, Jigmé Thrinlé Gyatso a publié Silencieux arpèges, Lumineux arpèges, Vibrants arpèges, Extrêmes saisons, auxquels il faut ajouter L’oiseau rouge et autres écrits bouddhiques, Le jardin de Mila, Le doigt qui montre la Voie, et un roman jeunesse, Le dragon des neiges et la montagne d’or, tous aux Éditions de l’Astronome.

2. Fabrice Midal, 52 poèmes d’Occident pour apprendre à s’émerveiller.

Présentation de l’auteur

Jigmé Thrinlé Gyatso

Né à La Roche-sur-Yon en 1967, poète depuis l’enfance et moine bouddhiste depuis 1987, Jigmé Thrinlé Gyatso a vécu 14 en communauté puis 15 ans en retraites solitaires en France et au Népal. Continuant sa vie d’ermite et de poète en Vendée, il partage son expérience humaine et spirituelle par l’écriture, la lecture et la musique, lors de séances ou de retraites collectives de méditation et lors de conférences en France et en Europe.

         Il est l’auteur d’une douzaine livres, en majorité poétiques et illustrés par des artistes peintres et plasticiens. Les éditions de l’Astronome ont créé la collection Vade mecum spécialement pour ses ouvrages.

         Il est membre de la Société des écrivains de Vendée (SEV), de la Société des gens de lettres de France (SGDL), de la Maison des écrivains et de la littérature (Mel), et de l’association Écritures et spiritualités.

Aux éditions de l’Astronome (Thonon-les-Bains, France) :

  • L’Oiseau rouge et autres écrits, 2012, poésie.
  • Silencieux arpèges, 2013, poésie.
  • Traduction, présentation et biographie : Kagyü Khenchen Yéshé Tcheudar Rinpoché, Le doigt qui montre la voie, 2013, bouddhisme.
  • Lumineux arpèges, 2014, poésie.
  • Extrêmes saisons, 2014, poésie.
  • Vibrants arpèges, 2015, poésie.
  • Le jardin de Mila, suivi de Y et Empreintes, 2015, poésie.
  • Le Dragon des Neiges et la montagne d’or, 2016, conte pour enfants.
  • Présence des fougères, 2017, poésie.
  • L’épine et la fleur, avril 2018, poésie.
  • Himalaya, Népal, Ermitages en Pays Sherpa, Photos de Yann Rollo van de Vyver, Avant-Propos de Sa Sainteté le Dalaï-Lama, Préface de Matthieu Ricard, à paraître en octobre 2018, bouddhisme et témoignage.
  • À l’estuaire du monde, 2019, poésie en français, anglais et arabe.

Chez d’autres éditeurs :

  • Dominique Malardé et Jigmé Thrinlé Gyatso, À l’estuaire du monde, arcanes et arabesques de l’état naturel, éditions Dongola, 2017, livre d’art.

Participations et préfaces :

  • Participation à : Le désir en question, Regards bouddhistes et chrétiens, sous la direction de Bertrand Dumas et Dennis Gira, éditions Profac-Théo, Lyon, 2015, religion.
  • Préface à : Pensée Sentiment Corps, du Vénérable Thich Tri Siêu, traduction et annotations de Nguyên Tân Hung, éditions Joseph Ouaknine, 2014, bouddhisme.

- Dossier "Être de plusieurs religions ?", Revue Spiritus N°229, décembre 2017.http://www.spiritains.org/pub/spiritus/spiritus.htm

Poèmes choisis

Autres lectures

Jigmé Thrinlé Gyatso, L’épine et la fleur

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Marie-Françoise Ghesquier, De tout bois si

Traductrice de formation, Marie-Françoise Ghesquier (qui a aussi signé Di Fraja) vit près de Chalon-sur-Saône. Elle écrit dans des revues (Décharge, Comme en Poésie, Traction Brabant, Nouveaux délits), et a publié trois recueils : Aux confins du printemps, À hauteur d’ombre et La parole comme un cristal de sel ((Encres Vives, 2013 ; Cardère, 2014 (photos de l’auteure et de Cathy Garcia) ; Cardère, 2016 (monotypes de l’auteure))). Un feu qui brûle par son absence et une condition hors-champ : ce titre singulier se retrouve dans le dernier vers d’un des poèmes – « je feu de tout bois si ».

.

 

Marie-Françoise Ghesquier, De tout bois si,
Éditions Henry, 2017. 74 p., 8 €.

 La suspension finale demeure, tandis que l’ellipse du verbe accentue la revendication d’une liberté totale. On trouvera souvent ce jeconstruit en prise directe avec un groupe nominal ou un participe – jeau rebond des refus, je décliné jusqu’au noir, etc–, et des phrases qui se terminent dans le vide – Comment voulez-vous / que toute notion d’incarnat ?

Ces ellipses sont le point limite d’une écriture qui scinde / le sens et brasse des motifs à la tonalité surréaliste, à la langue constellée de mots obsédants (branchies, dupliqué) et de jeux sonores (cardée au myocarde, hameçon-âme son), parfois précieuse – l’éristale enclave la parole hélicoïdale– ou brisée jusqu’à la désarticulation :

 

Je louvoie parmi doutes assaillants       d’août

et fleurs furieusement

d’aucun ne voudrait

parole graminée        minée par dessous

 

La lecture peut buter sur ces passages étranges, mais ils sont vite perçus comme la seule voie laissée par le dire impossible.Jamais n’est rompu le fil qui nous relie à l’auteure aux prises avec la fragilité du corps et du cœur, en proie à la sensation aiguë de l’infini des possibles, et attentive à une nature vibrante. D’autant que sa poésie, fidèle au titre, est loin de se limiter à ces formes de déconstruction et de codage. Dans son kaléidoscope passe plus d’une image fluide – Je jette mes rêves comme des éclats de lune / entre les branches mortes. Et même cette plénitude fugitive si nourricière :

 

Parfois la libellule passe à travers

les jeux de lumière

 

Aiguille d’acier pour recoudre

les clartés déchirées

 

De fil en aiguille

                                                                                 au plus pur du bleu

 




Franck VENAILLE, Requiem de guerre

Août 2018 - le carnassier - a avalé Franck Venaille. Se dire qu'il fut accompagné par Michel Cazenave et Richard Soudée, et la sidération nous saisit. Cette émotion, intense, est celle suscitée par la langue de ce grand poète. Les mots, retournés comme des volutes sur eux-mêmes, s'enroulent autour des évidences et en dévoilent d'autres contours, inédits. Le vers devient vecteur de sensations, et plonge dans les souterrains de nos consciences, là où demeure encore la source archétypale de nos représentations. Alors, le poème  mène à cet intangible espace qu'est la beauté, de celle qui ne se laisse qu'effleurer du regard, comme une neige immaculée recouvre l'improbable étendue ouverte par le poème. Lire Franck Venaille sera toujours partir pour un périple initiatique. Dans cet article de 2017, Philippe Habans lui rend hommage en restituant ses impressions à la lecture de Requiem de guerre, qui valut à l'auteur le Prix Goncourt de la poésie. A la suite de la note de lecture de Philippe Habans, nous avons joint deux extraits  du recueil : le premier et le dernier texte.

Franck Venaille, Requiem de guerre, Mercure de France,
Poésie Mercure, Paris, 2017, 112 pages, 11 euros.

 

 

*

 

“Je crois que j’ai senti très vite, étant jeune garçon, que la vie était invivable, que c’était quelque chose de trop fort, de trop présent.” La voix de Franck Venaille se fraie un chemin, s’arrête parfois, au bord de l’exténuation, et reprend, comme portée par quelque incertaine lumière au loin 1.  Le capitaine de l’angoisse animale 2 a commencé à publier il y a plus de cinquante ans :

 

mystère de la poésie qui porte en elle cet élan
cet appel de la vie
jusque dans l’arène où les hommes, bientôt, devront
mourir 

 

Ce Requiem de guerre, c’est comme s’il me l’avait lu, dans l’hôpital fantôme où j’étais lui tandis qu’il devenait une de ces apparitions venues l’effleurer – Apollinaire, Verlaine, Nerval, Baudelaire, Kafka, Brecht, Modiano, Cummings, le “rebouteux célèbre” qu’il nomme Simon Freude, et le frère humain par excellence, François Villon.

Le titre – qui évoque le War Requiem de Benjamin Britten – ne renvoie pas seulement à la guerre d’Algérie, qui a marqué l’auteur à vie. Il y a aussi la guerre contre les humbles, qu’il a défendus avec le Parti communiste. Et celle que mène la maladie, ennemi si tenace qu’il s’agit de “guérir de l’idée même de guérir”. Et l’interminable guerre interne, la guerre contre soi où “je suis l’assassin et la victime.

Après la photo d’un cheval infiniment pensif – il reviendra sous de multiples formes – une parole sort des limbes : “J’ai décidé de mourir avant de naître. Sinon c’est impossible de continuer.” En une séquence liminaire et dix sections sont brassés souvenirs, figures obsédantes, rêves, émotions, pensées intimes, échappées déconcertantes. L’essentiel, l’existentiel, l’incontournable, ce qui nous habite et nous fait. Ballet d’espaces-temps que souligne la sobre élégance des variations – page compacte, poème aux lignes espacées, alternance de vers et de paragraphes apparemment prosaïques, petits pavés de texte numérotés. 

Si le poète y affronte douleur et terreur – “Qu’est-ce qu’un corps mort ? Comment passe-t-on d’une certaine hébétude au néant absolu ? ” –  il ne fige pas dans le tragique. “Oye ! Oye ! Oye ! ”, s’écrie-t-il cocassement à plusieurs reprises, “ Zim Boum”, “Bingo ! Bingo ! Bingo ! ”. Il explore “la matière sensible / des Ten-dres”, parfois si tellurique : “Elle ! Avec la totalité de son large corps d’aide-soignante, elle me tient serré contre ses muscles, ses os, sa poitrine portée forte et apaisante.”  Il nous dit la profondeur, celle qui saisit et laisse sa trace : “Et tout autour de nous, le mystère entier, ce don des oiseaux nés ici.” “Celui qui ne craint pas de vivre dans / ce qui est plus sombre que le noir”  est aussi celui qui peut écrire : “je n’ai cessé de vous parler de mon amour de la vie”.

Ce recueil a valu à Franck Venaille le Goncourt de la poésie – il avait reçu au début de l’année le Grand Prix National de la poésie pour l’ensemble de son œuvre 3. Son art puissant et pudique rapproche de soi, des autres et du réel.

 

 

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1. Au micro d’Augustin Trapenard, https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-02-mai-2017.

2. Titre d’une anthologie parue en 1998 (Obsidiane).

3. Poésie : Papiers d'identité, PJO, 1966 ; L’Apprenti foudroyé, PJO, 1969, Ubacs, 1986, Les Écrits des Forges, 1987 ; Pourquoi tu pleures, dis pourquoi tu pleures ? Parce que le ciel est bleu... Parce que le ciel est bleu !, PJO, 1972, Atelier La Feugraie, 1984 ; Caballero Hôtel, Paris, Minuit, 1974 ; La Guerre d’Algérie, Paris, Minuit, 1978 ; Jack-to-Jack, Luneau-Ascot, 1981 ; La Procession des pénitents, Monsieur Bloom, 1983 ; Opera buffa, Paris, Imprimerie nationale, Littérature, 1989 ; La Descente de l’Escaut, Bussy-le-Repos, Obsidiane, 1995 ; Tragique, Bussy-le-Repos, Obsidiane, 2001 ; Hourra les morts !, Bussy-le-Repos, Obsidiane, 2003 ; Algeria, Paris, Melville / Léo Scheer, 2004 ; Chaos, Paris, Mercure de France, 2007 ; Ça, Paris, Mercure de France, 2009 ; C'est à dire, Paris, Mercure de France, 2012 ; La Bataille des éperons d’or, Paris, Mercure de France, 2014.

Franck Venaille a aussi écrit des récits (La Tentation de la sainteté, Paris, Flammarion, 1985 ; La Halte belge, Portiragnes, Cadex, 1994 ; Le Tribunal des chevaux, Paris, L’arbalète-Gallimard, 2000), des études sur Pierre-Jean Jouve, Umberto Saba, Pierre Morhange, et des essais (Écrire contre le père, Jacques Brémond, 1996 ; C'est nous les modernes, Paris, Flammarion, 2010.

 

*

 

 

J’ai décidé de mourir avant de naître. Sinon c’est impossible de continuer. Il fallait que quelqu’un montre l’exemple. Il le fallait. J’ai mêlé ma voix à celle des autres. Jusque-là c’était impensable. Pauvre parmi les pauvres. Ce n’est pas possible. Il m’arrivait pourtant de parler à un chien. De tirer sur sa laisse pour qu’il se rapproche et ainsi entende mieux ce que je lui disais. Je dois tout révéler. Raconter l’histoire de la médecine. Pourquoi moi ? Parce que j’ai su renoncer à la vie à temps. Je vais raconter ça. La mort de fin de vie. La mort au fur et à mesure. Mais cela ne suffit pas. Il faut dire ce qui se passe à l’extérieur. En même temps. Une mort ! Mais c’est lui (l’autre) qui mourra. Moi, je ne mourrai jamais. Comment fera-t-on pour identifier le cadavre ? Il faudra écouter tous les moribonds. Les amadouer pour qu’ils viennent tousser devant témoin. Aux médecins, ensuite, de faire monter les enchères. On l’enterrera si on le trouve. Je ne veux pas pourrir avec lui. Je veux conserver mes os intacts. Je ne pourrirai pas. Je serai encore dehors. Sous et contre la peau. Mais je serai aussi dedans quand ne sera plus que poussière. Ce n’est pas possible autrement. C’est comme ça que je vois la chose. La fin de la vie. Et comment faire pour en finir. Mais il est impossible que je le sache. Je le saurai ici pourtant. Et même si c’est impossible à dire, je le dirai. Au présent. Il ne sera plus question de moi. Seulement de lui à la fin de la vie quand on balayait sa poussière d’âme. Ici un long silence. Il se noiera peut-être. Il voulait se noyer. Il ne voulait pas qu’on le trouve. Il ne peut plus rien exiger. Rien vouloir. Galets dans les poches. Voilà de quoi parlent les journaux. Pourquoi est-il parti dans la ruelle sur sa gauche ? Pourquoi n’a-t-il pas changé de direction ? Ici un long silence. Il n’y aura plus jamais de « je ». Il ne dira plus jamais rien. Il ne parlera plus. Il ne dira plus rien à personne. Et personne ne lui parlera. Il ne parlera plus jamais seul. C’est l’histoire de la médecine que je raconte. Pourquoi se serait-il jeté dans le soleil ? Pour une insomnie ? Allons donc ! Il est mal. Il va mal. Et c’est à cause de moi que tout ça est arrivé. De ma propre pensée il ne reste plus rien en lui. Il a fait le grand vide. Vous dites qu’ainsi Il cherchait à retrouver l’origine de toute chose. L’état d’autrefois. Cela passe forcément par les hurlements. Ceux qui viennent de l’intérieur. Ceux que l’on parvient à neutraliser avec des paroles vraies. Oye ! Oye ! Oye ! Ce n’est pas possible autrement.

 

 

SUITE ROYALE POUR CORBEAU SOLITAIRE

 

Comme il fera bon s’asseoir près d’une rivière modeste

(j’aime cela)

pour y dormir, y dormir comme en ce rêve païen que j’ai fait

écouter le chant profond des oiseaux d’eau.

La mémoire y règne avec l’arrivée de grands spectres populaires passés au talc pour la parade.

Ah ! Ce qui serait bien mais vraiment bien

c’est d’exiger que les monarques

(le chant étincelant de l’eau vive)

signent ce document sur lequel on lira, mais que lira-t-on ? sinon le nom de ceux qui, toute leur vie, mirent l’élégance au premier plan.

J’en fis partie, du moins le pensait-on du côté

de braves personnes.

Et tout autour de nous, le mystère entier, ce don des oiseaux nés ici.

Dites-moi que nous sommes comme tous les autres hommes.

Rien que des humains




Marie-Françoise Ghesquier, De tout bois si

Traductrice de formation, Marie-Françoise Ghesquier (qui a aussi signé Di Fraja) vit près de Chalon-sur-Saône. Elle écrit dans des revues (Décharge, Comme en Poésie,Traction Brabant, Nouveaux délits), et a publié trois recueils : Aux confins du printemps, À hauteur d’ombreet La parole comme un cristal de sel*(( Encres Vives, 2013 ; Cardère, 2014 (photos de l’auteure et de Cathy Garcia) ; Cardère, 2016 (monotypes de l’auteure).))

.
Un feu qui brûle par son absence et une condition hors-champ : ce titre singulier se retrouve dans le dernier vers d’un des poèmes – « je feu de tout bois si ». La suspension finale demeure, tandis que l’ellipse du verbe accentue la revendication d’une liberté totale.

 

Marie-Françoise Ghesquier, De tout bois si. Éditions Henry, 2017. 74 p., 8 €.

On trouvera souvent ce jeconstruit en prise directe avec un groupe nominal ou un participe – jeau rebond des refus, je décliné jusqu’au noir, etc–,et des phrases qui se terminent dans le vide – Comment voulez-vous / que toute notion d’incarnat ?

Ces ellipses sont le point limite d’une écriture qui scinde / le senset brasse des motifs à la tonalité surréaliste, à la langue constellée de mots obsédants (branchies, dupliqué) et de jeux sonores (cardée au myocarde, hameçon-âme son), parfois précieuse – l’éristale enclave la parole hélicoïdale– ou brisée jusqu’à la désarticulation :

 

Je louvoie parmi doutes assaillants      d’août

et fleurs furieusement

d’aucun ne voudrait

parole graminée        minée par dessous

 

La lecture peut buter sur ces passages étranges, mais ils sont vite perçus comme la seule voie laissée par le dire impossible.Jamais n’est rompu le fil qui nous relie à l’auteure aux prises avec la fragilité du corps et du cœur, en proie à la sensation aiguë de l’infini des possibles, et attentive à une nature vibrante. D’autant que sa poésie, fidèle au titre, est loin de se limiter à ces formes de déconstruction et de codage. Dans son kaléidoscope passe plus d’une image fluide – Je jette mes rêves comme des éclats de lune / entre les branches mortes.Et même cette plénitude fugitive si nourricière :

 

Parfois la libellule passe à travers
les jeux de lumière

 

Aiguille d’acier pour recoudre
les clartés déchirées

 

De fil en aiguille
                                              au plus pur du bleu

 

 




Annie Wallois, Versets de la marche

Annie Wallois vit à Lille, publiant poèmes et collages dans des revues et donnant des lectures. Elle est l’auteure de plusieurs recueils, seule. ((Du printemps(Éditions du Rewidiage, 1997) ; Les coulisses de l’œil(L’Oursine, 1999) ; Des nuages aux talons(L’Oursine, 2003) ; Hivernales(Éditions du Rewidiage, 2004) ; Sans penser(L’Oursine, 2008) ; Poèmes(Éditions Carambolage, 2008) ; Nuit rebroussée(Éditions Henry, 2011).) ou en collaboration avec Anne Letoré et Dan Ferdinande, ses complices des Dé/mailleuses ((Comme ça, au hasard la nuit(in Comme un terrier dans l’Igloo… dans la dune, 2005) ; T’as peau dire(Les Dé/mailleuses, 2007) ; Un train peut en cacher un autre(Les Dé/mailleuses, 2008) ;Trois fois rien c’est tout(Les Dé/mailleuses, 2009) ; Commises en demeures(Les Dé/mailleuses, 2011) ; À la volée(Les Dé/mailleuses, 2012).))

Les bons livres sur la marche ne manquent pas ((Citons : H.D. Thoreau, De la marche ; Jacques Lacarrière, Chemin faisant ; Jacques Lanzmann, Fou de la marche ; David Le Breton, Marcher : Éloge du chemin ; Bernard Ollivier, Longue marche ; Rebecca Solnit, L’art de marcher ; Yves Paccalet, Le bonheur en marchant ; Christophe Lamoure, Petite philosophie du marcheur ; Frédéric Gros, Marcher, une philosophie ; Emric Fisset, L’ivresse de la marche ; Tomas Espedal, Marcher ; Michel Jourdan et Jacques Vigne, Marcher, méditer ; Cheminer, contempler ; Jean-Yves Leloup, L’assise et la marche)), mais voici un livre de la marche : dans l’exigence propre à la poésie, « les mots quittent l’espace de la pensée ».

 

Annie Wallois, Versets de la marche, Éditions Henry, 2017. 71 p., 8 €.

L’auteure coule les attentes liées au mot versets dans une forme originale : en haut de chaque double page, un seul mot, suivi d’un paragraphe compact diversement aéré ; à droite, en italiques, quelques vers ou lignes, qui se résorbent dans le blanc. Germe, souffle, écho, silence : ce dispositif accueille d’autant mieux le lecteur qu’un tul’emporte dans son parcours de résonances brassant paysages, sensorialité, mouvements de conscience.

Comme en une quête d’incarnation, les mots d’ouverture énumèrent le corps : « cheville, haleine, sang, sueurs, souffle, talon, gorge, peau, échine, pied, ventre, poumon, pouls, dos, lèvre, visage, tempes, oreilles, genoux, muscles, cœurs, chairs, épaule, jambe, nerfs, artères ». Activé, travaillé, creusé, déverrouillé par l’effort – une des sept sections est nommée « Ahan »–, il se révèle « alambic »et  «se remodèle en planète inconnue ».

Le monde en devient d’autant plus réel – intime et énigmatique. Le globe terrestre, en mouvement lui aussi. La saisissante diversité de la lumière, des paysages, des éléments, du vivant – y compris, sous tes pas, « la population des minuscules ». Ton ombre, « le clair-obscur de ton existence ». Toi, « désormais simple caisse de résonance au battement dénudé du temps ».Et l’inconcevable ensemble :

ta vie funambule jusqu’alors tenue dans un halètement
se sent emportée dans la respiration universelle

 

Il y a aussi les autres. Ceux que convoque une rencontre – « Il en vient de partout / des visages à feuilleter / Derrière un visage croisé » –ou qui surgissent à n’importe quel moment : « un maquis de roches     que le regard taille en visages ». Ceux qui ne partagent pas « ton envie de t’affranchir du carcan      de te quitter », les foules urbaines, anonymes et mécaniques – « pas un mot ne sort des visages taillés dans le bronze ».Enfin, dans le rêve fondamental de l’unité humaine, « le chœur antique des peuples qui vibre au plus profond »– auquel appartiennent déjà ces exilés, « visages cuivrés    dos tatoués d’étoiles », quiinterrogent si puissamment notre époque.

Nicolas Bouvier – il n’est pas le seul - voit dans la marche « un processus de connaissance et d’illumination ((Nicolas Bouvier, Routes et déroutes.))». Annie Wallois nous montre que telle est aussi la poésie, qui nous invite à « chercher le chemin que nul ne connaît ».




Pierre Warrant, Confidences de l’eau

Tu es perdu
ce qui encombre
ne sert pas
il n’est de pur
que ce que tu es
ou pourrais être

écrivait Pierre Warrant dans Altitudes ((. Premier recueil du poète, aux éditions Tétras Lyre, 2013.)).  Humain perdu, voie ouverte, « l'heure est venue / de vivre ». 

Pierre Warrant, Confidences de l’eau, L’Arbre à paroles, 2016, 70 p., 12€.

Pierre Warrant, Confidences de l’eau, L’Arbre à paroles, 2016, 70 p., 12€.

Voici un second recueil où l’intime décantation se poursuit près des horizons marins, des canaux et des fontaines, et sous la pluie – « sur chaque goutte / le ciel de sa promesse ». Une cinquantaine de poèmes en trois mouvements : élan des bords de mer - reflux laissant la mer enfouie - quête d’un chemin d’eau.« De la mer // on ne peut rien dire » ; c’est elle qui « a tout à nous dire ». Une voix non localisable écoute, et fait glisser quelques mots simples. Éléments, sentiments, situations et paysages se répondent. Le temps déborde la succession des instants et les lieux sont poreux. Les secrets sont en attente, « tout est accessible / retenant sa réponse / depuis toujours », dans la circulation de volutes familières :

et toujours
ce léger tremblement
ce murmure du temps
qui inlassablement
nous relie à la courbe des vagues
((Sur le site de Pierre Warrant (http://www.pierrewarrant.be/), ce poème se termine sur un vers supplémentaire, après un espace : aux pulsations du cœur))

Confidences de l’eau ou rêves du poète ? La question amènera peut-être à pressentir que révélation et désir ne relèvent pas d’ordres fondamentalement différents : quand « on prend le risque de grandir », notre aspiration est déjà connaissance. 

Silence de l’eau
parcelle de l’univers

à l’insu de lui-même
un mot se prononce

être au monde

Comme le précédent, ce livre a inspiré un spectacle mêlant poésie, photographie et musique. Explorateur et passeur, Pierre Warrant nous invite dans l’espace des espaces, « là où respirent les naissances ».

 

 

 




Jacques Goorma, Tentatives

Jacques Goorma n’a cessé de parcourir les espaces ouverts par une expérience océanique de son enfance, relatée dans Le Vol du loriot : « Un gigantesque tourbillon me fait basculer et tomber dans le ciel. Dans le même mouvement, son immensité s’engouffre en moi.  »  Elle est évoquée çà et là dans ce nouveau recueil, dont le sous-titre indique que le poète tente des regards sur l’inconnaissable – quatre-vingt-dix poèmes intensément condensés.

« Connaître : Avoir dans l’esprit un certain objet de pensée bien saisi dans sa nature et ses propriétés ((Henri Bénac, Dictionnaire des synonymes.)) ».

L’inconnaissable est donc ce qui ne peut pas être un objet dans un esprit. Autrement dit, l’effacement de la distinction esprit-objet en une pure « perception » globale :  

ce geste intérieur
infime et foudroyant

retourne la conscience
vers sa source

doit-on nier
ce qu’on ne peut saisir ?

Jacques GOORMA, Tentatives, Les lieux dits éditions, 2017

Jacques GOORMA, Tentatives, Les lieux dits éditions, 2017

Il importe de comprendre que le ravissement de l’enfant n’est qu’une manifestation impressionnante de ce retournement de conscience. Car sa forme « ordinaire » est en fait la base permanente de notre être, « notre véritable nature », que sa simplicité même nous dérobe : « Quand vous êtes absorbé dans une activité, quelle qu’elle soit, sentez-vous un ego quelconque ? », demande Swami Prajnanpad ((Daniel Roumanoff, Swami Prajnanpad, un maître contemporain.)).

Ce qui est souvent nommé  « notre véritable nature » est pour Jacques Goorma le séjour : « On ne peut sortir du séjour, mais on peut l'oublier, l'ignorer, être dans la confusion. Personne ne peut l'obtenir, car il réside où il n'y a personne, mais on peut disparaître et naître dans sa lumière.  On ne peut qu'être le séjour. ((Le Séjour. José Le Roy (eveilphilosophie.canalblog.com/) consacre plusieurs billets à l’auteur, qu’il rapproche de Douglas Harding et de sa « vision sans tête ».)) »

Pas question de le décrire – « autant demander aux nuages / de parler du ciel ». Seule voie, peut-être : « décrasser / la parole // racler / le silence » pour le laisser vibrer. Cette  « folle tentative » - parfois nommée « tentation » - ne semble donner que de « pâles reflets », et le dernier poème exprime une aspiration presque douloureuse. Comment en serait-il autrement ?  Toucher l’espace ne se peut et « l’immensité que nous sommes » s’est déjà évaporée - laissant la trace qui ensorcèle notre réceptivité :

un mot
me cloue

sur le mur impalpable
de ma nuit

quelque part
dans l’inétendu

Présentation de l’auteur

Jacques Goorma

Jacques Goorma a publié une quinzaine de recueils aux Éditions Fagne, Rougerie, Lieux-Dits, Le Drapier et Arfuyen, ainsi que de nombreux textes en revue. Il a également réalisé des livres d’artistes, des lectures, présenté des conférences et des émissions de radio. Responsable de l'édition de l'œuvre de Saint-Pol-Roux chez Rougerie et Gallimard, directeur de collection aux Éditions Lieux-Dits, initiateur des poétiques de Strasbourg, il a animé des ateliers de poésie dans les prisons durant plusieurs années. Actuellement, il se consacre à la promotion de la poésie francophone et européenne, en tant que Secrétaire Général de l’Association Capitale Européenne des Littératures. Il figure notamment dans :

  • Histoire de la littérature européenne d'Alsace, (Presse Universitaire de Strasbourg, 2004),
  • Anthologie poétique 2005, (Seghers, Paris 2006),
  • Poètes aujourd'hui : un panorama de la poésie francophone de Belgique, Anthologie de Yves Namur et Liliane Wouters, (Le Taillis Pré et Le Noroit, 2007),
  • La poésie c’est autre chose, 1001 définitions de la poésie, de Gérard Pfister, (Arfuyen, 2008),
  • Poésie de langue française, 144 poètes d’aujourd’hui autour du monde,
  • Anthologie, (Seghers, 2008), L’Arbre du veilleur, de Jean Royer, Le Noroit, 2013
Jacques Goorma

On trouvera sur ce site plusieurs poèmes, ainsi qu’une belle analyse de Muriel Stuckel  : « Jacques Goorma : une po-éthique du dépouillement lumineux ».

Recueils de poésie

  • Peau-pierre, Henry Fagne, 1975
  • Réveil, Henry Fagne, 1978
  • Lucine, Rougerie, 1984
  • Nue, Rougerie, 1987 
  • Signes de vie, Eaux-fortes de Germain Roesz, Les Lieux Dits, 1994
  • Lux Claustri, Gravures de Sylvie Villaume, 400e anniversaire de Jacques Callot, Nancy 1994
  • Orage, Rougerie, 1994 (Prix de L'Académie des Marches de l'Est)
  • Papier à fleurs, Livre d'artiste avec Sylvie Villaume, 1997
  • La chambre aux nuages, Les Lieux-Dits, 1997 
  • À, Le Drapier, 1999 (nouvelle édition chez Arfuyen en 2017, sous le titre À, Hommages, adresses, dédicaces
  • Lucide silence, Les Lieux-Dits, 2000
  • Parfois, livre CD, Le Drapier, 2002
  • Le vol du loriot, Éditions Arfuyen, 2005
  • Carnet d'éclairs, dessins de Germain Roesz, Lieux-Dits, 2006
  • Le Séjour, Éditions Arfuyen, 2009
  • Irrésistible, Les Lieux-Dits, 2015
  • Tentatives, Les Lieux-Dits, 2017.

Il a aussi écrit des pièces de théâtre, et des études sur Saint-Pol-Roux.