1

Gustave Roud, Œuvres complètes

Un coffret de 4 volumes, 5120 pages, 88 photos couleurs et de très nombreuses illustrations en noir et blanc (car Gustave Roud était aussi photographe). Les œuvres complètes du grand poète suisse, décédé en 1976, sont publiées sous la direction de Claire Jacquier et Daniel Magetti par les éditions Zoé.

Une heureuse initiative permettant de regrouper ses œuvres poétiques (dix recueils de poésie entre 1927 et 1972), ses traductions (notamment de Novalis, Holderlin, Rilke, Trakl…), son journal (1916-1976) ainsi que les articles ou études critiques que Roud a consacrés, tout au long de sa vie, à des poètes, écrivains ou peintres et qui ont été publiés par des journaux ou revues suisses.

« Gustave Roud regarde la nature à l’œil nu et la nature ne le distrait pas », disait de lui Jean Paulhan en 1957. Ce marcheur impénitent, parcourant sans relâche les champs et les collines du Haut-Jorat (au nord-est de Lausanne, dans le canton de Vaud), est l’auteur d’une prose lyrique envoûtante qui témoignera, de bout en bout, de sa relation intime avec le vivant et l’élémentaire : les fleurs, les arbres, les oiseaux, les étangs, les rivières… au cœur d’un monde rural que la modernité n’a pas épargné : « Des vergers aux forêts, tout un cloisonnement de haies, jadis, donnait refuge aux oiseaux. Où trouvent-ils retraite, maintenant qu’un immense espace nu rayé de jeune blé, taché d’orge laineuse, unit les villages épars ? », écrivait-il le 18 décembre 1941 dans la revue L’illustré.

Le poète allie deux perceptions de la vie et du monde. D’une part un sentiment aigu de la précarité de nos existences, de la mort, de la disparition (à l’image de cette civilisation paysanne qui brille de ses derniers feux). D’autre part, le sentiment de la beauté du monde et de la présence, autour de nous, de miettes de paradis. Gustave Roud  avait, en effet, repris à son compte la fameuse injonction de Novalis : « Le paradis est dispersé sur toute la terre et nous ne le reconnaissons plus, il faut en réunir les traits épars ». 

Gustave Roud,  Œuvres complètes, éditions Zoe, 5120 pages, 85 euros, 90 CHF.             

Au cœur de son entreprise poétique, il y a, fondamentalement, cette quête de signes et de messages qui lui donnent la certitude d’un accès au paradis. « A la fois chant du monde et méditation sur la fin de la ruralité traditionnelle, la poésie de Roud apparaît aujourd’hui comme précurseur des écritures contemporaines qui tentent de renouer le lien défait entre l’humain, son habitat terrestre et les vies qui le peuplent », n’hésitent pas affirmer les instigateurs de la publication de ses œuvres complètes.

Ce regard « familier » sur les disparus, mais aussi cet appétit pour le « dehors », pour la nature dans ses expressions les plus diverses, on le trouve en permanence chez Roud. « Merveille de pureté cette matinée où j’avance à travers les prairies multicolores, les ombres fraîches, les feuillages (…) les fleurs se tendent vers moi comme des corps affamés de tendresse », note-t-il dans Essai pour un paradis (1932). Dans son livre Requiem (1967) où il évoque la mort de sa mère et le deuil, le poète écrit : « Je pose un pas toujours plus lent dans le sentier des signes qu’un seul frémissement de feuilles effarouche. J’apprivoise les plus furtives présences ».

S’il a vécu solitaire, Gustave Roud a su multiplier les rencontres en allant à la découverte des œuvres des autres. Qu’il s’agisse d’auteurs dont il cultivait l’amitié (Jaccottet, Chessex…) ou d’artistes dont il a parlé avec  bonheur. « En cherchant à cerner le rapport particulier que les artistes abordés entretiennent avec le monde, l’auteur questionne sa propre position et, à travers ces cas spécifiques, il médite sur le processus créatif en général. Rendre compte d’expériences esthétiques nourrit la démarche du poète et l’exercice de la poésie infléchit en retour son regard sur les œuvres d’autrui », note Bruno Pellegrino dans la présentation des hommages, articles et études critiques que Roud a consacrés à des poètes, à des écrivains et des peintres.

Plus de 45 ans après la mort du poète, ce coffret des œuvres complètes (dans une édition critique) est là pour nous rappeler la place majeure tenue par Gustave Roud dans la vie culturelle de son époque. Elle justice à un œuvre lyrique majeure dans la poésie francophone du XXe siècle.

 

 

Présentation de l’auteur




Liza Kerivel, Nos

Nos vies pressées

Trois lettres pour un titre de livre de poésie. Ce « Nos » un peu énigmatique nous renvoie au quotidien de nos existences. Liza Kerivel a pris le parti de la « jouer collectif ». En parlant d’elle, elle parle de nous tous (mais sans doute un peu plus des femmes), truffant son texte d’expressions bien connues de la conversation courante. On y entre, en tout cas,  de plain-pied.

Si l’on convient que « la forme dit le fond », alors on peut l’affirmer sans conteste pour ce livre. Les 65 poèmes présentés ici sont comme des blocs compacts, composés chacun de 8 lignes et demi très précisément. Pas de ponctuation, pas de blanc pour retrouver sa respiration. Manière sans doute pour Liza Kerivel (elle vit dans la région nantaise) de souligner la façon dont la vie nous happe et de pointer du doigt « le vertige de nos existences » comme le dit si justement Albane Gellé dans la préface de ce livre. Voici donc « nos semaines par-dessus la tête plus vite plus vite » ou « nos instants volés nos actes manqués ». Dans les mini-tableaux poétiques de Liza Kerivel (« précipités de réel », note encore Albane Gellé)  il y a toujours une forme d’urgence et cette conscience aiguë du parcours chaotique de nos vies : « Nos dédales de tournants décisifs pas encore décidés nos situations de plus en plus complexes à force de bifurquer nos labyrinthes de mini-torts… »

Ce qui fait profondément l’originalité de ce livre, c’est le recours par l’autrice à des formules bien connues de nos bavardages quotidiens. Indiquées en italique au cœur du poème, elles en sont en quelque sorte le pivot. Leur surgissement dans le texte donne finalement cette respiration et ce recul qui permettent de prendre une forme de distance (parfois matinée d’humour) avec nos existences pressées. 

Liza Kerivel, Nos, éditions Diabase, 80 pages, 12 euros.

« Nos entorses à la règle nos lésions faute de mieux nos corps meurtris mais peut mieux faire nos services de grands brûlés elle prend tout au premier degré de toutes façons nos vexations nos fractures ouvertes ». Ou encore ceci, filant la métaphore apicole : « Nos tailles de guêpes nos bourdonnements d’oreilles  elle a été piquée au vif nos reines d’un soir nos ouvrières en trois-huit… »

On pourrait ainsi faire un « inventaire à la Prévert » de  toutes ces phrases qui ponctuent nos vies et qui en disent long : « C’était une simple visite de routine », « vous cherchez un modèle en particulier », « mais ils se prennent pour qui ? », « j’ai coupé court à la conversation », « C’est moi ou il fait froid », « le pauvre avait totalement perdu le nord », « enchanté de faire votre connaissance », « tu vas me parler autrement »… Avec parfois, en toile de fond, une critique acerbe de nos « sociétés de l’indécence » et de nos « réseaux antisociaux ».

Cet inventaire des bruits de fond de la vie (après un Inventaire des silences publié en 2010 aux éditions MLD) n’est pas sans rappeler certaines intonations des poèmes de François de Cornière, ponctuant lui aussi d’expressions courantes certains poèmes de son recueil ça tient à quoi (Le Castor astral,2019). « Cette nuit tu as parlé en dormant », « J’ai pas été trop longue », « Il y a combien d’années déjà ? »… Mais la tonalité n’est pas la même chez les deux poètes. Il y a chez Liza Kerivel une forme de désenchantement. Beaucoup de « bagages trop lourds » de « trop pleins » de « fortes tensions ». Mais elle nous dit aussi, au passage, « Y a pas de quoi en faire tout un foin ».

                                                                      

Présentation de l’auteur




Cypris Kophidès, La nuit traversière

On connaît la flûte traversière. Voici que l’on découvre la « nuit traversière ». C’est celle qu’évoque Cypris Kophidès dans un court recueil de 20 poèmes en édition bilingue (français-grec). Comment, la lisant, ne pas penser à L’Hymne à la nuit de Jean-Philippe Rameau - dont il existe des partitions pour flûte traversière - même si l’autrice nous propose plutôt une vision onirique de la nuit, peuplée de songes mais aussi de cauchemars. Avant que la lumière ne vienne tisser un « espace de lumière et d’ardeur ».

« La nuit ne parle que du jour », affirmait Maurice Blanchot. On le ressent profondément à la lecture de cette nuit traversière qui là est pour sonder, au sein du cosmos, le mystère de l’être humain, capable à la fois de sauvagerie foncière comme d’humanité rayonnante. « L’ombre chuchote que seule la cruauté est salutaire », écrit Cypris Kophidès. « Le regard des grands fauves s’allume du désir des proies ». Oui, la nuit traversière peut être cette « nuit de fuite où les poignards parlent » et où « la lune noire perd son sang/entre les jambes des femmes ».  La poétesse nous dit, sur l’espace/temps d’une nuit, ce qui agite à la fois le cosmos et l’humanité. Place, en effet, aux frayeurs, aux rêves, aux cauchemars. « Tout tourbillonne dans les labyrinthes de ténèbres palpables qui se nichent au cœur de l’âme des choses », notent Katina Vlachou et Vassilis Pandis , dans la préface de ce petit livre. Mais il existe, ajoutent-ils, « une lumière qui émane des ténèbres ».

Voici, en effet, « la lumière des regards » ou « l’amour qui fait persévérer les étoiles ». Voici l’aube avec « la plénitude aiguë d’un chant d’oiseaux ». Arrive le moment où « le jour se déploie »,« les petits enfants clignent des sourires embués ». Il a fallu, pour cela, traverser une nuit peuplée de rêves avec tout son cortège de mystères. L’écriture de Cypris Kophidès témoigne elle-même, par une forme d’opacité, de l’énigme profonde contenue dans la nuit.




  Cypris Kophidès, La nuit traversière, Diabase, 57 pages, 10, euros.

Le poète iranien Sorab Sepehri parlait de « la nuit de bonne solitude » et des « pulsations humides de l’aube ». Cypris Kophidès le rejoint souvent dans sa propre évocation de la « nuit immobile » ou de « l’opacité du silence ». La même ardeur, chez les deux auteurs, pour associer la nature tout entière à l’évocation de la  nuit et pour témoigner de « ce temps immobile/que traverse une musique/errante ».

Présentation de l’auteur




Alain Vircondelet : Des choses qui ne font que passer

   Ces choses qui ne font que passer sont celles qu’Alain Vircondelet aperçoit derrière la vitre d’un train. Le matin comme le soir. En toutes saisons. Visions fugitives qui rassérènent le poète après « les saisons lourdes / de l’épreuve ». La nature est là pour pouvoir continuer à vivre « Sur les crêtes d’abondance / Où survivent les mots ».

En citant en exergue Shei Shonagon, dame de la cour japonaise du 11e siècle et auteure des célèbres Notes de chevet, Alain Vircondelet se place d’une certaine manière sous le signe de l’impermanence, chère aux philosophies extrême-orientales, qui trouve sa traduction dans le passage des saisons. « Le chant perdu des choses qui passent jamais perdues cependant, reprises au vol, juste avant qu’elles ne s’effacent », note Vircondelet.

Après l’hiver, le printemps. Tout meurt, tout revit. L’appréhension du monde depuis un train ajoute ce grain de fugacité. Et aussi d’instantané. Car il importe de saisir au vol, tel un photographe, la chose entrevue. Ici « les coulis d’or des colzas », plus loin « l’éolienne dans sa blancheur de lait cru » ou « le vert velours des champs »… Le poète l’affirme : c’est « chaque petit matin/cette même célébration ».

Alain Vircondelet vit au diapason des saisons. Il y a le « plain-chant des vergers en fleurs » (printemps), « les chants cloutés de meules » (été), « la clarté dorée des heures quotidiennes » (automne), « l’impatiente ardeur des graines »(hiver). Mais cette capacité renouvelée d’émerveillement ne masque pas une forme de désarroi. « Le poème est salut et consolation », affirme-t-il, « dans l’aplomb incertain de nos vies ». Car il s’agit de faire face à « l’immobile silence du mal », à « la lancinante usure » et de « croire/à l’imprévisible courage des mots ».

La nature, entrevue, lui sert de modèle et l’invite même à une forme de résilience  avec ses « herbes têtues » ses « forêts impassibles », ses « haies tenaces et fidèles ». Et quand les vignes ont subi des grêles dévastatrices, « leur silence est plus fort que leurs cris ».

 

Alain Vircondelet, Des choses qui ne font que passer, L’enfance des arbres, 120 pages, 16 euros.

Le dehors dit le dedans. Le cœur chiffonné d’Alain Vircondelet trouve dans la « gloire/du vivant renaissant » et dans « l’allure vive et verte/De l’espérance » de quoi « se prémunir de l’obscure clarté/des puits à venir ».

Présentation de l’auteur




Benoît Reiss, Un dédale de ciels

Les aïeuls de Benoît Reiss ont vécu sous un « dédale de ciels ». L’auteur raconte ici poétiquement leurs vies, celles d’hommes et de femmes qui ont vu poindre « les incendies à l’horizon ». Saga d’une communauté juive abordée dans une série de tableaux où le réalisme côtoie volontiers l’imaginaire et même une forme de fantastique.

Dans le très beau livre de Benoît Reiss, il est question de père et de mère, de grand-père et de grand-mère, mais aussi de mères de grand-mère ou de grand-père… Le poète remonte allègrement les branches de son arbre généalogique. Il parle de ses « aïeuls taiseux », de « corps légers couverts de rides enfantines », d’ancêtres « absorbés de sagesse » qui « nomment une à une les étoiles », des « ombres longues/dans l’été blet et immobile », des « femmes victorieuses » (ses arrière-grands-mères), de « mains couronnées de veines » (les grandes-tantes)…

Benoît Reiss dit avec des mots de poète (et quels mots si merveilleusement empreints de tendresse !) ce que Aaron Appelfeld a dit si magnifiquement dans Mon père et ma mère (éditions L’Olivier, 2020). Chez les deux auteurs, le même amour de la lignée, de l’ancrage dans les traditions ou dans l’histoire que des mots en hébreu ou yddish perpétuent ici comme autant de balises sur des destinées rudement mises à l’épreuve. Voici les shomrim (veilleurs). Voici les Schlemazel (malchanceux). Des lieux sont aussi évoqués furtivement où des aïeux ont vécu ou passé : Buxières-les-mines, le cimetière central de Vienne, le camp de Gûrs, les bords du Danube…

Car ce monde que Benoît Reiss restitue avec tant de bonheur, après duquel il a tant appris, voit des nuages noirs s’amonceler à l’horizon. « Nous marchons près des baraques sous les poings du soleil ». Le poète (né en 1976) s’imagine aux côtés de ce grand-père qui ne lui répond pas mais qui d’un geste « congédie dieu ».

Benoît Reiss, Un dédale de ciels, Arfuyen, 2022, 13 €.

Destin tragique d’hommes et de femmes condamnés à porter « des valises fatiguées/à moitié vides au bout de leurs bras » et qui « fuient les aboiements », car, « par décret », ces ancêtres « n’ont plus de biens ». Ainsi, écrit- il, l’on ne compte plus toutes ces « familles envolées dans le courant du ciel ».

Mais il y aura les Justes à qui Benoît Reiss dédie son livre, eux qui ont sauvé ses grands-parents. Et puis, il restera ces images fortes qui marqueront à jamais le jeune Benoît : la leçon de vie apprise d’une grand-mère près de laquelle il est accroupi et qu’il découvre, une autre fois, « adossée au silence », lavant « son linge de corps ». Et que dire de cet aïeul dont le travail « consiste à couper les ongles des morts » mais qui raconte que « bien sûrs les ongles des morts continuent de pousser ». Merveilleux ! Oui, un livre merveilleux !

Présentation de l’auteur




Anne-Lise Blanchard, L’horizon patient

 La poésie d’Anne-Lise Blanchard est celle de la retenue, du bref qui « fait sens ». L’intérêt qu’elle peut porter à l’épure de la poésie japonaise - version haïku - n’est pas étranger à cette manière qu’elle a d’envisager l’écriture poétique. « Le poète possède l’art d’exhiber le rien ou le presque rien, de l’enluminer », estimait François Cassingena-Trévedy dans sa Poétique de la théologie (Ad Solem, 2011).  Le nouveau recueil d’Anne-Lise Blanchard en est une vibrante illustration.

Nous voici donc avec L’horizon patient au cœur d’une méditation « pointilliste » sur notre présence au monde. Ce monde est celui d’une forme de chaos (« Le chaos reste patient », écrivait la poétesse bretonne Eve Lerner dans un récent recueil publié chez Diabase). « Je me tiens/ à la lisière/du vide qui gagne/en sourdine/déposant son chaos/au cœur du dénuement », écrit pour sa part Anne-Lise Blanchard. Plus loin, elle affine son diagnostic : « D’écrans en boîtes vocales le monde/se mutique s’opacifie/la peau se sciure/la langue s’épaissit et dehors/l’horizon/s’amenuise ». Alors le poète « implore le silence et implore la lumière ». Mais ne s’arrête pas là.

Faire face, c’est mettre tout le corps en mouvement. « Marcher/sauter/nager courir ». Sur ce terrain-là, Anne-Lise Blanchard nous a déjà menés très loin. Retour du Moyen-Orient, elle a livré Le soleil s’est réfugié dans les cailloux  (Ad Solem, 2017). Aujourd’hui, « la foulée caracolante » et « la hanche bougonnante », elle arpente des « lieux » et des « voix ». Elle le fait à Brangues (pour parler de Claudel), à la Côte Saint-André (pour parler de Berlioz), à Chartres (pour parler de Péguy). 

L’horizon patient, Anne-Lise Blanchard, préface de Colette Nys-Mazure, Ad Solem, 2022, 107 pages, 17 euros.

La voici aussi à Hautecombe, à Sainte-Baume, à Collioure, à Carcassonne, à Lisbonne, au bord du lac de Lugano où « l’hôtel Azalée/ prête au/lac sa couleur indigo », à la Grande Chartreuse où elle découvre « les mains jointes des gisants et des vivants ».

S’émerveiller, chercher « le mot qui libérera le souffle/d’une nouvelle naissance ». Anne-Lise Blanchard poursuit sa quête dans la montagne car « ici le souffle circule en liberté ». La voici au col d’Arrimoulit, à la pointe des Arlicots, au pic Muga… lieux de « solitude/ souveraine dans l’heure pure ».

Exercices de contemplation qu’elle peut aussi bien mener en montagne qu’au cœur de la ville,  comme elle le raconte dans Le ravissement de la marche (Atelier du grand Tétras, 2021). « La trace devient méditation/un geste déplie l’horizon », note-elle au port du Marcadeau. Il lui arrive même d’épouser parfois la « sérénité » de ses « sœurs ruminantes » rencontrées en chemin, de retrouver dans la joie « le vieux tilleul » ou « les bourgs antiques ». car elle tient aussi la plume « pour dire ce qui/n’est déjà plus ». Pourtant, pas de nostalgie, pas de passéisme. Non, se projeter vers un nouvel horizon. Avec patience.

Présentation de l’auteur




Le haïku face au changement climatique

Le haïku est un genre poétique particulièrement « exposé » au changement climatique puisqu’il est axé par définition sur la nature et le passage des saisons. Dans un essai original, l’auteur brestois Alain Kervern  nous révèle  comment le poète peut aujourd’hui devenir un véritable lanceur d’alerte.

Dans le haïku classique ou néo-classique (poème bref de trois vers, concret, saisissant une émotion fugitive), ce que l’on appelle les « mots de saison » sont primordiaux. Le poète japonais les puise dans un Almanach qui répertorie les mots accolés à telle ou telle saison (à titre d’exemple : le cerisier pour le printemps, le coucou pour l’été, la lune pour l’automne, la neige pour l’hiver). Il serait inconvenant ou incongru d’utiliser un mot qui ne correspond pas à une saison précise.

Mais aujourd’hui, avec le dérèglement climatique en cours et avec les menaces qui pèsent sur la biodiversité (liés notamment à la pollution, à l’urbanisation effrénée ou aux industries), certains « mots de saison » ne trouvent plus leur place dans les saisons qui les concernent. On assiste à un « écart entre le contenu de l’Almanach et la situation réelle », note Alain Kervern.

Alain Kervern, Haïkus et changement
climatique.Le regard des poètes japonais

Géorama, 98 pages, 12 euros.

« Les repères anciens peuvent être brouillés ». Il cite le cas du repiquage du riz avancé ou retardé en fonction de l’arrivée de hausses de température. Le réchauffement climatique provoque aussi le déplacement de certaines espèces animales. Le cas, par exemple, de la « cigale des ours », originaire du sud de l’archipel nippon, qui aime les températures élevées mais tend désormais à investir des espaces urbains plus au nord.

Autant dire que l’auteur de haïku, parce qu’il est sensible par définition aux phénomènes naturels et météorologiques, devient en quelque sorte la vigie ou le guetteur de tous les dérèglements en cours (et cela dépasse donc la seule question des « mots de saison »)

  

      Les yeux tournés vers l’île
où se déchaînent les cigales
le bébé apeuré

                                 Kurita Setsuko

 

      Tant de produits chimiques
se dissolvent en nous
vaporeux nuages des cerisiers en fleurs 

                                    Motomiya Tetsurô

 

      Au fond de la nuit
s’éteignent l’une après l’autre
les lucioles pour toujours 

                                Hosomi Ayako

 

 

Car les lucioles ont tendance à disparaître à cause de la prolifération d’éclairages artificiels.

 Ce rôle d’avant-garde du poète justifie-t-il pour autant que l’écriture de haïkus devienne en quelque sorte un acte militant. Pas certain, estime le haijin japonais Yasushi Nozu que Alain Kervern a sondé sur le sujet. Selon lui, « il est difficile et même contradictoire de s’inspirer en poésie » du thème du dérèglement climatique. Pourquoi ? « Parce que composer des haïkus sur ce thème, c’est exhaler une douleur plus qu’exprimer une émotion littéraire ». Yasushi Nozu note aussi que dans le haïku on transmet une émotion au lecteur « de façon indirecte ». Il rappelle qu’un bon haïku fonctionne « de façon allusive » (en contradiction avec un affirmation tranchée).

Alain Kervern tranche un peu lui-même le débat en prônant une forme de nouvel humanisme. « La menace de bouleversements à venir, écrit-il, nous apprend à vivre chaque instant avec une ferveur parfois oubliée » et « avec une attention plus vive à la fragilité et l’impermanence de ce qui nous entoure ». Parole de sage (breton) qui connaît sur le bout des doigts le rapport subtil que les poètes japonais entretiennent avec la nature.

Présentation de l’auteur




Carles Diaz : L’arbre face au monde

Poète et historien de l’art, le franco-chilien Carles Diaz nous entraîne sur les pas d’un peintre allemand exilé au Chili en 1850. Nous voici plongés, par le truchement d’un journal de bord imaginaire, dans l’aventure de Carl Alexander Simon disparu dans les forêts de Patagonie deux ans après son arrivée dans le pays. Voyage initiatique, faisant alterner textes en prose et poèmes, dans lequel Carles Diaz confie – à travers son héros – ses vues sur les rapports de l’homme et de la nature, mais aussi sur la liberté à conquérir, essentielle à tout artiste pour trouver sa propre voie.

Se mettre dans la peau de quelqu’un d’autre. Imaginer ses émois, ses sensations, ses pensées. Vivre, au fond, par procuration. L’entreprise est hasardeuse mais des auteurs ne rechignent pas à recourir à cette méthode. On pense à Hubert Haddad épousant la vie d’un artiste japonais dans ses Haïkus du maître d’éventail (Zulma, 2013) Carles Diaz, lui, a jeté son dévolu sur un « petit maître » oublié des anthologies d’histoire de l’art mais qui, avant son exil au Chili, mena à la fois une vie de peintre et de militant du socialisme utopique qui a fait florès au 19e siècle. « Quand il s’exile au Chili, il obéit davantage à un romantisme exacerbé qu’à une fin utilitaire », note l’auteur.

Sur place, en effet, Carl Alexander Simon surfera sur des valeurs qui lui tiennent à cœur : le respect de la nature, la contemplation, l’empathie pour les peuples autochtones…  « Je dessine ce que ma nature profonde a toujours et inlassablement aimé par-dessus tout : les forêts froides, impénétrables, les sommets déchiquetés, surgis comme des titans dans les récits des navigateurs ». Ce sentiment de la puissance du monde naturel se double d’une attention particulière aux « choses les plus précaires, infimes, insignifiantes ». Car « c’est dans la grandeur de l’infime que le Très-Haut se manifeste. Et c’est dans ce bain de lumière sylvestre que mon regard cherche à se perdre des heures entières. J’en tombe à genoux, je me sens rajeunir dans cette volupté silencieuse, loin de ce siècle et de la turpitude des hommes avec leurs pierres précieuses, leurs sceaux de commerce, leurs brevets en blanc ».

Carles Diaz, L’arbre face au monde, vie et destin de Carl Alexander Simon, POESIS 2022, 203 pages, 18 euros.

  

On croit entendre les imprécations de son contemporain Henry-David Thoreau (1817-1862) contre la société industrielle en gestation en Amérique du nord. Même approche des tribus indigènes, même admiration de « l’incessant labeur de la nature ». 

« Qu’est-ce qui pourrait nous sauver, écrit Carl Alexander Simon dans son journal imaginaire, lorsque nous glissons dans une vie sans but, lorsque nous trébuchons dans l’amertume de la réalité, le courage usé, l’intelligence, la pensée et la poésie condamnées à la brutale indifférence d’autrui, voire à l’inconscience ?  Carles Diaz se met de plain-pied dans la peau de son héros pour parler du temps présent. Il le fait depuis la Patagonie pour parler du monde occidental et de « l’indigence de notre époque ».

Il assigne alors une mission à l’artiste : « croiser le fer avec la médiocrité, l’imposture, l’abandon et l’égoïsme ». Carles Diaz nous dit, à travers l’évocation de son « petit maître », que « face à la pauvreté spirituelle grandissante », il faut continuer à « vibrer sans jamais oublier notre condition tragique ». Le désespoir ou l’amertume ne doivent pas nous aveugler. Il faut « réclamer la jubilation de l’instant ancien et renoncer à l’impatience, à la faim insensée de l’orgueil et de la suffisance, de l’hypocrisie et de la commodité ».  Sans oublier de « porter dans son chant sa blessure intérieure ».Au bout du compte, c’est un véritable programme de vie que nous propose ici Carles Diaz : habiter poétiquement le monde, selon les aspirations mêmes de la maison d’édition qui le publie.

Présentation de l’auteur




Alain Vircondelet, Des choses qui ne font que passer

Ces choses qui ne font que passer sont celles qu’Alain Vircondelet aperçoit derrière la vitre d’un train. Le matin comme le soir. En toutes saisons. Visions fugitives qui rassérènent le poète après « les saisons lourdes / de l’épreuve ». La nature est là pour pouvoir continuer à vivre « Sur les crêtes d’abondance / Où survivent les mots ».

En citant en exergue Shei Shonagon, dame de la cour japonaise du 11e siècle et auteure des célèbres Notes de chevet, Alain Vircondelet se place d’une certaine manière sous le signe de l’impermanence, chère aux philosophies extrême-orientales, qui trouve sa traduction dans le passage des saisons. « Le chant perdu des choses qui passent jamais perdues cependant, reprises au vol, juste avant qu’elles ne s’effacent », note Vircondelet.

Après l’hiver, le printemps. Tout meurt, tout revit. L’appréhension du monde depuis un train ajoute ce grain de fugacité. Et aussi d’instantané. Car il importe de saisir au vol, tel un photographe, la chose entrevue. Ici « les coulis d’or des colzas », plus loin « l’éolienne dans sa blancheur de lait cru » ou « le vert velours des champs » … Le poète l’affirme : c’est « chaque petit matin / cette même célébration ».

Alain Vircondelet vit au diapason des saisons. Il y a le « plain-chant des vergers en fleurs » (printemps), « les chants cloutés de meules » (été), « la clarté dorée des heures quotidiennes » (automne), « l’impatiente ardeur des graines »(hiver). Mais cette capacité renouvelée d’émerveillement ne masque pas une forme de désarroi. « Le poème est salut et consolation », affirme-t-il, « dans l’aplomb incertain de nos vies ». Car il s’agit de faire face à « l’immobile silence du mal », à « la lancinante usure » et de « croire / à l’imprévisible courage des mots ».

 

Alain Vircondelet, Des choses qui ne font que passer, L’enfance des arbres, 120 pages, 16 euros.

La nature, entrevue, lui sert de modèle et l’invite même à une forme de résilience avec ses « herbes têtues » ses « forêts impassibles », ses « haies tenaces et fidèles ». Et quand les vignes ont subi des grêles dévastatrices, « leur silence est plus fort que leurs cris ». Le dehors dit le dedans. Le cœur chiffonné d’Alain Vircondelet trouve dans la « gloire / du vivant renaissant » et dans « l’allure vive et verte / De l’espérance » de quoi « se prémunir de l’obscure clarté / des puits à venir ».




Olivier Cousin, La vie à l’envers

Quand un poète se jauge et jauge son époque, cela peut donner La vie à l’envers, un recueil d’humour noir (illustré par Scorre) sur la vie d’un défunt dans sa tombe. Le Breton Olivier Cousin nous avait déjà habitués à ce genre de regard oblique, comme ce fut le cas dans Les riches heures du cycliste ordinaire où il racontait le monde depuis la selle de son vélo. Le voici aujourd’hui dans la « tentative fragmentaire de compter sur soi jusqu’à l’infini », sous-titre de son nouveau petit livre.

« Depuis que ma mort est effective, je suis soulagé d’un poids : je n’ai plus peur de mourir ». Les aphorismes et autres pensées de ce recueil sont souvent de cet acabit-là. « Mourir de rire n’est plus du tout dans mes cordes », fait dire Olivier Cousin à son « héros » dans la tombe. « Passant/La vie est courte/L’éternité aussi/Les miennes se sont achevées », écrivait un autre poète breton, Gérard Le Gouic, dans un livre où il faisait aussi parler les défunts (Passant, précédé de L’enclos,suivi de Eloge, éditions Telen Arvor, 2017). Il y a aussi le Rennais Jacques Josse et son Comptoir des ombres (Les hauts-Fonds, 2017) qui nous montrait des copains défunts prenant l’apéro sous terre. « Le bar central se situe dans un caveau assez spacieux pour recevoir ceux et celles qui ont encore quelque souvenir à faire valoir ».

Olivier Cousin, lui, épouse volontiers la même veine du macabre… désopilant. Ses séquences courtes font mouche à chaque fois. « La question de l’angle mort reste un mystère dans le caveau ». « Je vis ma mort en ermite », « Ici j’ai intégré une chose : le futur n’a pas d’avenir. Le passé est enterré pour de bon. Le présent ne pèse rien ».

Olivier Cousin, La vie à l’envers, Gros Textes, 69 pages, 7 euros.

Le plus croustillant dans ce livre, c’est la référence à nos existences et à nos modes de vie. Faire parler un mort, c’est d’abord faire parler des vivants (mais à l’envers) dans des passages qui ne manquent pas de piquant. « En troquant la voiture contre la tombe, j’ai juste changé de concessionnaire ». Ou encore, ceci : « Orange n’a pas donné suite : je serai sans fibre jusqu’à l’éternité ».

Le débat (si contemporain) sur la crise de l’énergie arrive même sur le tapis. « Question énergie, nous dit le mort, je suis devenu irréprochable. Plus aucun gaspillage, eau, électricité etc. Je pousse l’éco-responsabilité jusqu’à produire moi-même du gaz que je ne consommerai pas. Je passerais pour un vantard si je vous parlais de mon compost ». Et ceci, plus loin : « Seule la pensée de l’épuisement de ma matière première requiert encore mon attention ».

Les bruits du monde arrivent par bouffées à l’intérieur de la tombe (comme ils arriveraient à l’intérieur d’un appartement). Voici ces « bien-portants » que l’on entend « trébucher » dans les allées du cimetière. Voici les « préados » qui font du skate pas loin. « Je perçois les trépidations jusque dans les jointures de mon caveau ». Voici le crissement des freins du vélo d’un gamin « faisant des dérapages dans la poussière ». Et ce crissement rappelle au mort « les derniers tours de vis »  pour « river » son cercueil.

Olivier Cousin a eu, en outre, la bonne idée d’associer quelques belles plumes à ces évocations : des poètes du Moyen-Age (ceux des grandes mortalités), le poète Michel Deguy parlant  du cimetière où le présent est « cassé en mille morceaux », Samuel Beckett affirmant que « la mort doit me prendre pour un autre », ou encore Henry de Montherlant à qui l’on prête cette phrase : « Vérifier bien méticuleusement que je suis bien mort ». Il y a même, pour la bonne bouche, ce dicton breton : « Un danjer eo bezan bev d’an deiz a hiriv », « C’est un danger d’être en vie de nos jours ».