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A comme Babel

A comme Babel est un ouvrage tout à fait réjouissant, par la profondeur de sa réflexion à la liberté rhizomique, qui nous mène comme son titre l’indique d’une lettre de l’alphabet, en l’occurrence celle du commencement et de la direction, à la grandeur démesurée que représente Babel, ou plutôt les Babels que sont tous les textes écrits et attendant d’être traduits.

Son auteur, Guillaume Métayer, à la manière des taupes (très bonne ouïe, odorat développé), creuse douze galeries sous des idées conçues superficiellement, retourne entièrement le jardin et nous entraîne à examiner le contenu de chaque vers et motte de mots de très près pour en détecter les moindres mouvements. Sans oublier que son humour à tout casser fait trembler les étagères pleines d’obstinations, de principes et de parti-pris des traducteurs. Il est universitaire, et déplore et moque la détestation nourrie par certains poètes à l’égard de chercheurs comme lui, dont le travail de réflexion excavateur « prolonge le plaisir, l’approfondit, l’intensifie, le rend polygonal, abyssal » (p. 62). Toutefois, il avoue que la pratique, en pratique, quand on a les mains dans la pâte donc, dépasse la théorie car elle vient avant elle, du moins d’après ce que j’ai compris.

Personnellement, je travaille comme traductrice technique depuis mon année de Licence d’anglais (qui remonte à il y a un quart de siècle ou plus) et comme traductrice littéraire depuis quinze ans, ce qui est peu, en termes de livres publiés, c’est pourquoi je me permets de leur rajouter la vingtaine d’années durant laquelle je m’efforçais de traduire mes propres textes littéraires d’une langue à l’autre, pour les proposer à des revues littéraires des divers pays où j’ai vécu (même si j’ai toujours été très mauvaise à cet exercice, aimant sans doute trop mes vers pour bien les traduire, l’amour rendant aveugle, comme on le sait), et la décennie durant laquelle je traduisais des textes pour les étudiants de mes cours de langue et de littérature (et la grande joie que c’était que de commenter ensemble mes renditions imparfaites).




Guillaume Métayer présente A comme Babel, Traduction, poétique, préface de Marc de Launay, La rumeur libre Editions, coll. Raisons poétiques 2020 ISBN 978-2-35577-194-1 96 pages 16 €.

Malgré cela, je n’ai jamais rien entendu à tout ce qui concerne les « théories, approches et orientations » de la traduction littéraire, car à part les cours de thèse et version suivis pendant mes études universitaires, qui, j’ai honte de l’avouer aujourd’hui, n’étaient pas mes cours préférés, je n’ai pas fait d’études de traductologie, ayant tout appris sur le tas, chemin faisant, les mains plongées dans le cambouis des mots et pas dans les livres de théorie. Pour cette raison, j’ai toujours décliné les invitations de m’exprimer sur un travail de traduction en cours, me sachant incapable de théoriser ma pratique : je pense savoir traduire, j’ignore comment enseigner l’art de la traduction, ou comment en parler, je ne sais pas quels termes donner aux choses que je fais.

Guillaume Métayer présente A comme Babel, Traduction, poétique, préface de Marc de Launay, La rumeur libre Editions, coll. Raisons poétiques 2020 ISBN 978-2-35577-194-1 96 pages 16 €

Par exemple, A comme Babel m’a appris qu’il existe ce qu’on appelle la traduction « juxtalinéaire », et que moi j’appelle tout simplement premier jet ou première mouture, et qu’elle n’est jamais juxtalinéaire en fait, mais « toujours déjà une esquisse d’interprétation » (p. 36), la preuve étant que nous y revenons souvent, à cette première impression, « presque autant qu’au texte originel », nous dit Guillaume Métayer. Ainsi, je traduis depuis un certain temps mais je ne sais toujours pas parler de ce que je fais, heureusement, il y a des traducteurs comme Guillaume Métayer pour m’aider à mettre des mots sur ce merveilleux travail.

Podcast : A comme Babel. Episode 1, proposé par Guillaume Métayer Avec aujourd'hui : Jean-Baptiste Para.

En lisant A comme Babel, je me suis rendu compte que les descriptions pas à pas de Métayer, agrémentées de commentaires colorés et pleins de spontanéité, correspondaient à ce qui se passait dans ma tête pendant que je traduisais ; bien sûr, comment aurait-il pu en être autrement, nous faisons le même travail et nous confrontons peu ou prou aux mêmes questions (sans compter les anecdotes qui parsèment nos journées). En effet, je me suis demandée, comme Métayer avant moi : dans quelle mesure la première mouture de ma traduction est-elle bonne ? Faut-il se méfier des adverbes en -ment ? Dois-je vraiment traduire la rime ou ai-je raison de la bouder ? Dois-je trouver le moyen d’expliquer, d’interpréter ce vers obscur en le traduisant ? Pourquoi suis-je en train de traduire un si mauvais poème et dois-je le restituer avec ses faiblesses ou succomber à la tentation de le fertiliser un peu ? « Bien plus souvent qu’on ne le dit, le traducteur fait mieux que l’original, ne serait-ce parce qu’il doit, par sa traduction même, légitimer son choix : impossible qu’il ait traduit quelque chose d’aussi plat » (Métayer, p. 87). Que faire de strophes contenant des vers bien trop longs ou bien trop courts par rapport à ceux qui les entourent ? Est-ce que j’ai le droit de traduire comme une cleptomane en me servant dans des phrases connues de la littérature française ? Dois-je traduire l’intégralité des poèmes de ce livre ou seulement ceux que je pense être les meilleurs ?




Podcast : A comme Babel, Episode 2, proposé par Guillaume Métayer, avec Mireille Gansel.

Je suis traductrice parce que je doute, profondément. Traduire égale choisir.

« L’ignorance, le risque d’erreur, la crainte de ne pas comprendre, de ne pas savoir « rendre », c’est le quotidien. […] Plus je traduis, moins je sais ».

Corinna Gepner, Traduire ou perdre pied, La Contre Allée, 2019 (p. 21 et 27).

Heureusement, Guillaume Métayer, avec A comme Babel, calme de façon momentanée mes hésitations, du moins en ce qui concerne l’ultime question, en disant qu’« intégral rime avec inégal » (p. 49), et quand il s’agit non plus de recueil mais des poèmes complets d’un auteur,

traduire l’intégrale […] permet d’observer au plus près l’incroyable évolution de l’écriture poétique […], ses hauts et ses bas, ses silences brutaux, ses prolixités soudaines, ses mille essais, tâtonnements, passages d’un genre, d’un ton à l’autre, d’être confronté à l’énergie inouïe d’un verbe poétique toujours en quête de lui-même. Et pour le traducteur, quelle aubaine ; c’est une occasion unique de sortir sa palette, ses pinceaux, ses fusains, de s’exercer sur tous ces styles contrastés. […] Quelles académies ! Quelle école ! »

Guillaume Métayer, A comme Babel, La rumeur libre, p. 50.

Je rejoins tout à fait Métayer dans cette dernière phrase, la traduction a toujours été pour moi une école, je n’ai de cesse de le répéter : elle est non seulement une école de traduction mais aussi d’écriture, et de vie. J’y ai appris à écrire avec ou sans contrainte, des vers libres et des vers rimés ; à décrire de façon précise et originale les êtres humains, les animaux, le ciel, la mer, les variations climatiques ; à vivre au sein de milieux, de cultures, de lieux et d’époques divers ; à braver les tempêtes, les tentacules de la détresse, de la dépression, du suicide et de la mort ; à jouer au flipper, à grimper dans les arbres, à nager avec des baleines, à piloter un avion, à conduire un camion, à bêcher un jardin, à construire une maison, à décortiquer un homard, à butiner une fleur, à chasser et même à tuer ; à danser et à chanter juste ou faux ; à aimer passionnément hommes, femmes et enfants pour ce qu’ils sont ; à écouter tout ce qui « fait son et sens à la fois » (Métayer a dit cela au sujet de la rime p. 55) ; à être folle et à être philosophe ; à parler d’autres langues ; à mieux lire Shakespeare – que je cite en exemple pour la simple raison que je tombe souvent sur lui quand je traduis des poèmes écrits en anglais – et à mieux lire tout court.




Podcast : A comme Babel, Episode 3, proposé par Guillaume Métayer, avec Marc De Launay.

Bref, traduire m’a appris à lire tous les signes du texte, qui sont aussi des signes de vie, de ce qui le rend vivant, et qui renvoient à la vie elle-même, et au monde en entier, car traduire ou écrire en oubliant de vivre c’est comme essayer de vivre sans respirer : on ne va pas très loin. Traduire m’a rendue curieuse de choses de la vie et du monde qui n’auraient, sans la traduction, jamais croisé mon chemin, et m’a souvent entraînée à aller chercher comment ça marche au-delà des dictionnaires et des encyclopédies, soit comment vivre un peu autrement, un peu en dehors de ce que je suis ou crois être. Traduire c’est lire les signes, du plus petit au plus grand, et « c’est un suprême bonheur ! » (p. 86), comme Guillaume Métayer le sait.

Il parle de « geste » (p. 67) pour désigner les opérations que l’on effectue en traduisant, rappelant ainsi que la traduction est physique autant qu’elle est intellectuelle, une danse ou un corps-à-corps avec le texte, en somme. Et Métayer, en plus d’affirmer poétiquement qu’« un vrai traducteur doit ouvrir le poème comme un fruit, mangue ou grenade, et offrir au lecteur une substantifique interprétation » (p. 68), s’est aussi représenté les résultats de ses choix traductifs dans un espace spatial, « comme un mobile de Calder » fixé au plafond, par exemple (p. 67), ce qui m’a laissée bouche bée d’admiration. Je n’avais jamais vu la traduction sous cet angle-là, même si j’aurais dû, sachant combien elle est indissociable de tout ce qui lui est externe, du monde des vivants et des morts, de la créativité, et du corps : « Traduire est un sport. Traduire, c’est l’écriture à deux », conclut Métayer dans le douzième et dernier chapitre  de son livre (p. 86).

Pour terminer ce petit éloge très (trop ?) subjectif de A comme Babel, un ouvrage à la fois érudit et drôle, convaincant parce qu’autobiographique, je dirai tout simplement que sa lecture m’a permis de comprendre que la théorie ne peut fonctionner sans l’apport d’exemples précis, qui lui sont vitaux, et qu’elle concerne davantage la description et l’illustration des problèmes rencontrés en traduisant que l’imposition et la prescription de certains systèmes ou règles à suivre, et que, tout comme l’universitaire et le théoricien n’ont pas à être pédants ou dogmatiques, la théorie ne l’est pas forcément non plus, selon comment elle est livrée et combien elle est ancrée dans la vie.

Guillaume Métayer, avec A comme Babel, nous a laissé entrer dans sa tête et quand il se la gratte, on fait pareil, quand il rit, on rit, quand il croit au miracle et au dieu de la traduction, on y croit également. La traduction, l’écriture et la lecture à deux, in fine.

Je vous laisse avec ses phrases si belles sur la rime, son amoureuse, sa « plus belle des maîtresses » :

Un vrai travail de métaphore. Et de cigale à la fois. Par ce simple accord elle nous donne à voir les abîmes de sens qui séparent les choses les plus proches à l’oreille, y jette des passerelles inattendues. Elle est un subtil anti-Cratyle (médicament non remboursé). Certes, il lui arrive aussi, tout au contraire, de mettre en lumière l’existence d’étonnantes convergences du son et du sens, et donc de renforcer l’illusion d’un lien naturel entre les noms et leur signification. Elle pointe ainsi ces moments où les mots d’une vieille langue finissent par se ressembler comme les vieux amants. Elle seule, à la manière géniale de tel cerveau d’autiste, sait aussi bien classer et faire ressortir ces connivences profondes.




Présentation de l’auteur

Guillaume Métayer

Né à Paris en 1972, Guillaume Métayer est chercheur au CNRS, traducteur et poète. À côté de poèmes (notamment Libre jeu, Caractères, 2017, préface de Michel Deguy), et d’essais critiques (tels que Nietzsche et Voltaire, Flammarion, 2011 ; ou, sur la traduction, A comme Babel, préface de Marc de Launay, La Rumeur libre, 2020), il traduit du hongrois, tant les poètes et écrivains contemporains (István Kemény, Krisztina Tóth…) que modernes et romantiques (Gyula Krúdy, Attila József, Sándor Petőfi…), ainsi que de l’allemand (Poèmes complets de Nietzsche, Les Belles lettres, 2019 ; Kafka ; poésie contemporaine autrichienne) et du slovène (Aleš Šteger). Il est membre du comité de rédaction des revues Po&Sie et Place de la Sorbonne et anime un atelier d'écriture poétique à Sorbonne université.

Photo © Gyula Czimbal.

Bibliographie

poésie

  • Fugues, Aumage, 2002.
  • Libre jeu, préface de Michel Deguy, Caractères, 2017.

essais

  • Nietzsche et Voltaire. De la liberté de l’esprit et de la civilisation, préface de Marc Fumaroli, Flammarion, 2011, Prix Émile Perreau-Saussine.
  • Anatole France et le nationalisme littéraire. Scepticisme et tradition, Le Félin, 2011, Prix Henri de Régnier de l'Académie française, Prix de l'essai de la Revue des Deux Mondes.
  • A comme Babel. Traduction, poétique, préface de Marc de Launay, La rumeur libre Éditions, 2020.

choix de traductions

du hongrois

  • István Kemény, Deux fois deux, Caractères, 2008, Prix Bagarry-Karátson de traduction du hongrois.
  • Attila József, Ni père ni mère, Sillage, 2010.
  • Sándor Petőfi, Nuages, Sillage, 2013.
  • Gyula Krúdy, Le Coq de Madame Cléophas, avec Paul-Victor Desarbres, Circé, 2013.
  • Krisztina Tóth, Code-barres, Gallimard, "Du monde entier", 2014.
  • Budapest 1956. La révolution vue par les écrivains hongrois (dir.), Le Félin, 2016.
  • János Garay, Háry János, le vétéran, préface de Karol Beffa, Le Félin, 2018.

de l’allemand

  • Franz Kafka, Le Verdict, Sillage, 2011.
  • Friedrich Nietzsche, Poèmes complets, Les Belles lettres, 2019.
  • Andreas Unterweger, Poèmes, avec Laurent Cassagnau, Printemps des poètes & La Traductière, 2019.
  • Ágnes Heller, La Valeur du hasard. Ma vie, éd. G. Hauptfeld, Rivages, 2020.

du slovène

  • Aleš Šteger, Le Livre des choses, avec Mathias Rambaud, Circé, 2017.

bande dessinée

  • Ravel, un imaginaire musical, avec Karol Beffa et Aleksi Cavaillez, Seuil-Delcourt, 2019.

éditions de textes & préfaces

  • Anatole France, Le Livre de mon ami, Rivages, 2013.
  • Bernardin de Saint-Pierre, Éloge historique et philosophique de mon ami, Rivages, 2014.
  • Balzac, Stahl [Hetzel], Nodier, Scènes de la vie privée et publique des animaux, Rivages, 2017.
  • Friedrich Nietzsche, Hymne à l’amitié, traduit par N. Waquet, Rivages, 2019.

Autres lectures

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De mots… à vous (11) : Gabrielle Althen, LA CAVALIÈRE INDEMNE

Ce livre s’ouvre sur l’urgence d’une invocation : « réapprendre la vie sauve, la violente, l’alarmante vie sauve ! » (p. 9). Un cri sort de la gorge d’une femme qui est de retour, et qui, après bien des guerres, continue à chevaucher vie et parole sauves, toujours attelée à sa quête de lumière. Elle a émergé des combats qu’elle a menés, et même si elle y a laissé des plumes, « indemne » elle reste pourtant, soit intègre, entière, intacte et fière, car elle (l’) écrit. Cette victoire fort émouvante rappelle la « renaissance » chantée par René Char au sortir d’une maladie grave, au début de Lettera amorosa : sa joie, son retour aux plaisirs charnels. René Char dont Gabrielle Althen cite deux vers en exergue à son texte « Le printemps » justement : « Du vide inguérissable surgit l’événement / et son buvard magique » (p. 15). Et la voix de la poète leur fait écho : « je me disais qu’une vie qu’approuve une caresse est plus grande que la montagne » (p. 48). Elle raconte les « vagues [qui] se dénouaient », le « triomphe sur la guerre, triomphe sur la nuit intestine et son paquet d’entrailles, triomphe sur nos peurs consanguines, duplice est le fond de la mer, triomphe sur le fond de la mer ! » (p. 14).

Les cavalières ont de tout temps enflammé l’imagination car elles respirent la désinvolture, l’indépendance et l’audace, mais aussi l’étrangeté, la solitude : tous les ingrédients de la liberté de pensée et d’agir propres à celles (et ceux) qui vivent en poètes. Leur langue suprême est celle de la poésie. La « cavalière indemne » est une femme d’action et de rébellion, une poète en puissance car une poète en vie. La rescapée est rentrée, elle raconte. Elle raconte car elle a vécu, sans séparer la tristesse de la vie, et la vie de la poésie : « La vie est là. La vie est toujours là, et nous rebâtissons nos palissades, sans bien savoir que nous habitons le cercle de son œil » (p. 57).

Au sein de ces textes lyriques sont évoquées diverses luttes contre la vie : contre la peur de vivre, contre la douleur de vivre, l’absence d’enfance (« vous dont fut mordue l’enfance », p. 23 ; « l’ensemble avait lieu, faute d’amour, sur une route dure où manquait une enfance », p. 51), l’absence de sens, la pauvreté (matérielle et spirituelle), la perte d’espoir, « le cœur cassé » (p. 69). Ce n’est qu’en vivant – et en aimant – que le cœur peut se briser. Ainsi, l’écriture vient à la cavalière, car l’écriture se vit. Et la poète de citer les mots suivants du Psaume 129 : « Tant ils m’ont traqué dès ma jeunesse / ils n’ont pas eu le dessus » (p. 23). Cavalière indemne, qui doit la vie et la parole sauves à la poésie, et c’est pourquoi Gabrielle Althen nous livre un texte exigeant, sibyllin, qui appelle à la réflexion, à la méditation. Comme tout texte qui renferme un secret, il ne se livre pas d’emblée, sans être hermétique pour autant. Ses mots de divine tristesse étoilent la nuit noire d’un « ciel vide de chimères » (p. 21), éclairant le mystère humain, que Gabrielle Althen, en tant que poète qui recherche l’humanité, persiste à sonder, pour se souvenir de ce que c’est, que d’être humaine.

Gabrielle Althen, La Cavalière indemne, Al Manar, 2015, 86 pages, 16 €.

Élégance, finesse, souplesse d’une prose poétique qui révèle en même temps qu’elle déroule, sa colonne vertébrale de langue de « funambule entre l’avers et le revers de l’émotion » (p. 33), et de « danse à l’étincelle de chaque pas » (p. 33). Effets d’échos qui scandent la réflexion, invitent en douceur à la prolonger – à « s’inviter de durer » (p. 36) – sur une langue qui émeut car elle sait toucher « au front » (p. 35), avec ses images qui s’y ouvrent comme des fenêtres, sur « le feu de chaque jour » (p. 53), que la poète nous fait rechercher, aimer.

Des échos, des ondes, pour la fluidité d’une langue qui à la fois trace des chemins et se faufile dans ses rais de lumière. Une langue qui résonne avec les préoccupations de tous ceux qui écrivent, car il me semble que La Cavalière indemne porte sur l’écriture, plus précisément sur la parole poétique. « Bâtir n’est pas un geste simple » (p. 61) : quel est le mystère de l’écriture ? Gabrielle Althen pose la question ainsi : « Que veut me dire mon sang ? Je le demande du fond de ma poitrine. Je le demande à mes tempes qui battent. Nulle réponse qui convienne. [...] j’apporte ma truelle et mes mains, avec un peu de ma mémoire, pour y bâtir – qui sait ? – moi aussi un hangar pour le ciel » (p. 60). Cette magnifique dernière phrase fait du ciel un avion, de l’écriture un abri ; et elle n’est pas sans nous rappeler le travail de bâtisseur de René Char. Maurice Blanchot en avait parlé en ces termes : « Sa poésie est révélation de la poésie, poésie de la poésie et, [...] poème de l’essence du poème » (La Part du feu, 1949).

À la page 39, il y a ces phrases, que l’on pourait interpréter comme déplorant une certaine défaillance en poésie : « Il faut noter que, malgré la sincérité de son envie de pleurer, ses pleurs, comme lui, sont vacants. Le vent passe au travers, mais leur confie pourtant le son de ses volutes. L’homme, qui paraît n’en rien savoir, se blesse parfois au front sur le bord du premier miroir où il s’enferme ». Cependant, la voix qui énonce cela pardonne car elle « retiendra qu’il y a des offrandes » (p. 39). Et la voix de continuer sa méditation – « Si tu revêts une robe de mots pâles sans laisser place à ton silence, à quoi penseras-tu ? » (p. 40) – en suggérant que rien ne vaut, en poésie, ce qui nous effraie le plus : « la parole nue » (p. 40), qui « dans un sens, ira jusqu’au silence et dans l’autre, jusqu’à un visage autrefois vu de près » (p. 41), celle qui « fore dans l’hiver des tunnels où manquent des étoiles » (p. 42), et qui recueille « ce qui palpite » (p. 44). La parole poétique serait la « proximité du désastre, fin du caprice, dépaysement de l’idée, – vois-tu, mes mains ouvertes sont sans prises, mais la parole les regarde, asquiescement sans point d’étreinte, auréole sans effort, avec des ors flexibles comme d’absolues promenades » (p. 63).

Gabrielle Althen est de ces vrais poètes pour qui l’écriture est une affaire de voyage, de parcours, avec et dans la parole : ses textes révèlent le monde tout en montrant l’élaboration de la langue employée à le représenter, et à en raviver les couleurs. Il se produit donc une double exposition, comme en photographie, puisque sont juxtaposés ou associés des sujets et des niveaux de réflexion différents pour créer une image unique et encore plus chargée de sens, telle que celle-ci, magnifique : « Il y a simplement que se taire ouvre une cathédrale » (p. 13).




De mots… à vous (10) : Lucie TAIEB, La Retenue

 

La retenue, par Lucie Taïeb : mémoire en mouvement

 

La retenue, prose poétique dense de Lucie Taïeb, s’ouvre sur l’érotisme de corps suants qui exultent d’être en vie, et nous entraîne du soleil d’août à l’obscurité de l’absence devançant le forage : « C’est l’obscur qui me précède », puisque la lumière est impuissante face à la mort. Le lecteur est très vite happé par le cœur de La retenue, où se prononce une nuit qui mange peu à peu un corps et son visage : « Un corps aimé et bientôt putrescent », « ne restent que les lèvres », qui cherchent « le creux où dire ». Perte d’un être cher ? Nous vient à l’esprit le magnifique recueil de Jacques Roubaud, Quelque chose noir, et ses mots « Quand je me réveille, il fait noir : toujours. / Dans les centaines de matins noirs je me suis réfugié. » (Jacques Roubaud, Quelque chose noir). Au cœur de la nuit de La retenue la question de « combien ? » se pose, « combien de grains combien de gouttes », « de souffle de vie combien de / sang » : combien de temps nous reste-t-il ? D’un couple auquel on soustrait une personne il reste, selon le degré de symbiose, une personne, une demi-personne, ou plus personne, rien que les mots et « la force inextinguible de ton amour » – des mots aussi.

Ici, la mémoire est mouvement, ou en mouvement. L’on passe de corps nus au sein de l’üppig (« un mot, vert, et quel contraste », « se dit, en allemand, d’une végétation luxuriante », nous précise l’auteur, poète-traductrice, pour qui la vie et la joie d’être en vie me semblent passer par la langue : « Un goût de sang dans la bouche ou dans la bouche une autre langue ou dans la bouche un autre goût ») – touffu à l’extrême, accablant, étouffant et phagocytaire, anticipant donc la disparition – à un lieu d’effeuillage qui se gomme de lui-même : écho textuel aux corps nus avant leur effeuillement/chute, et leur enlèvement/disparition. Quand l’impensable se produit, « Tu imploses, soit tu t’effondres », « la suite des jours dégringole », le « projet » – « pour chaque jour du mois d’août : une photo, une note, un souvenir. tous les ans recommencer » – est brutalement suspendu, et le vert s’est changé en noir : celui des photographies de Francesca Woodman, évoquée dans le livre. L’absence épaissit l’attente illusoire jusqu’à la rendre irrespirable, et l’air ne peut être inspiré qu’au moment où les bouches enfantent des mots, qui recouvrent et écrivent une peau, laquelle, plus touchée désormais, doit devenir cette surface d’écriture pour ne pas s’évanouir. Un corps écrit, un visage écrit, une peau écrite : ah si devenir texte pouvait préserver de l’effacement définitif ! La personne qui dit « je » tente de retenir les instants en les dénombrant, mais se rend compte que l’incomptable lui échappera toujours et que la soustraction, « et je retiens un », permet peut-être de ne garder que l’essentiel, qui, tout compte fait, n’est peut-être que soi, et encore, si tant est que les mots d’absence qu’on laisse derrière soi peuvent passer pour soi, et si l’on ne s’évertue pas à « déchirer la feuille sur laquelle je me suis écrite ».

« Cette voiture cette moiteur ce jardin cette piscine ce ciel ouvert cette clôture », « ce sentiment très vif cette ivresse cette excitation cette exaltation exulter expirer cet épuisement de rêve cette torpeur » : dans ce morcellement des souvenirs, qui les détache de la réalité et les relie/les réduit à l’émotion qu’ils suscitent, l’emploi anaphorique du démonstratif permet de peser les mots, et d’instaurer une distance entre l’être d’un côté et les objets et sentiments désignés de l’autre, tout en magnifiant ces derniers. Les mots suivants en particulier, en allemand dans le texte (l’auteur traduit notamment de cette langue), « dieser tag erinnert sich an dich und sagt », le soulignent bien : ce n’est pas toi qui te souviens du jour et qui en parles mais le jour qui se souvient de toi et qui dit... Ainsi, c’est de l’ordre des corps « qui ne se touchent pas », malgré le concret, le tangible, des images partagées. Dans cette détermination, il y a aussi mouvement, car il y a poursuite et traçage dans ces démonstratifs, comme s’il s’agissait d’une danse improvisée de corps et d’objets se dérobant l’un à l’autre. Ici il me faut citer cette phrase de l’écrivain américain James Salter, dans un entretien accordé à The Paris Review : « I’m moved by writing » – que je traduis à la fois par « l’écriture m’émeut » et « l’écriture me meut », me met en mouvement. Mais revenons à cette distance entre le narrateur et le nom, qui rappelle que Lucie Taïeb est linguiste, et respectueuse des outils de la langue (et je pense encore une fois à Jacques Roubaud, et à ce que le nom est pour lui, dans Quelque chose noir, « trace irréductible » qui « ne se supprime pas »).

Avec habileté, Lucie Taïeb file les souvenirs et les fait défiler, tout en les effilochant – la langue créée qui les porte se défait au fur et à mesure qu’elle s’élabore dans l’historique des perceptions dressé par l’auteur : « Je ne retiens pas les noms, dont les lettres se mélangent, je ne retiens pas les / voix qui ne vibrent que d’elles-mêmes, j’efface aussi tout / caresse de la surface de ma peau et j’efface tous les baisers », « je ne retiens pas les visages dont je n’ai jamais / vu l’envers », « j’effeuille ainsi mon moi comme une marguerite et réduit son centre en miettes jaunes ». « Tout disparaît, tout sauf ce qui a été écrit », a dit James Salter en août 2014 au micro de France Culture. En exergue à son roman Et rien d’autre – dont le titre anglais, All That Is, pivote autour du démonstratif that – l’on trouve ces mots : « Il arrive un moment où vous savez que tout n’est que rêve, que seules les choses qu’a su préserver l’écriture ont des chances d’être vraies ».

Vivre après la disparition, c’est vivre décentré, en veille, effacé, tenté par le vide, et peu à peu réduit à l’aphasie, à moins de savoir saisir les signes d’une langue nouvelle qui exprimera ce que celle que l’on a trop usée en la frottant au néant n’est plus capable de faire. « Ceux qui s’éveillent et parlent des langues inconnues / c’est la seule manière de parvenir à parler », dit Lucie Taïeb dans La retenue, un livre réfléchi, concentré, bouleversant.

 

Tel Aviv, décembre 2015.

 




Isabelle Lévesque, Nous le temps l’oubli

Une poésie d’ajour et d’amour

Ellipses et trous d’air tissent la langue d’Isabelle Lévesque ; volonté d’épuration de la part de la poète ? Probablement pas, car il s’agit d’une langue très matérielle dans ses choix syntaxiques et lexicaux. De facture cabossée, disloquée, ou disjointe, cette langue étonnante, qui tissait aussi Va-tout (Les Vanneaux, 2013), révèle son humanité et sa poésie dans des vers qui semblent procéder d’un tâtonnement dans le silence, de doutes, pour aboutir à un corps dansant une danse qui lui est propre, suivant sa propre grammaire et ses références intimes. La langue de Nous le temps l’oubli a la nature d’un corps, elle n’a rien d’abstrait, elle est charnelle, et bien physiques sont ses déhanchements. Ainsi elle touche.

Mes mains sont de seigle si.

 Pain pour.
A faim se dit « cri ».
Endors et corps où terre
Sèche des étoiles.
Nous peindrons, doigts serrés.
Tu prendras mon corps (ta toile) et je.
Laisserai deviner mes soupirs, je veux tu.
Courant dément la saveur du pain.

Nous le temps l’oubli, Isabelle Lévesque, Editions L’herbe qui tremble, 2015, 16 euros

Nous le temps l’oubli, Isabelle Lévesque, Editions L’herbe qui tremble, 2015, 16 euros

Les a-grammaticalités voulues installent une dimension parallèle, et court-circuitent le temps, l’annulent, menant à l’émotion, puis à la réflexion. Retenir les instants. « L’ici s’en va / dans l’oubli », « Le temps l’oubli // obstinément », « Présent / l’oubli », « Tu murmures – ou cries, tu es / la survie ». La poète nous pousse aussi à nous recueillir, en détachant certaines unités lexicales (avec l’emploi de tirets, par exemple), et nous sommes invités à nous pencher sur la multiplicité de sens des termes isolés. Ainsi, se créent des pauses, une attente, des effets de surprise, du silence.

Tu veux recommencer. Diriger la faille vers
                 la lumière.

Néologismes poétiques secouent langue et lecteurs, en douceur pourtant : les mots sur la page s’entourent de beaucoup de silence, mais il s’agit d’un silence crayeux, tangible, poreux, tendre, laissant filtrer la lumière qui met à l’avant la force et la richesse de cette poésie. Les vers de Nous le temps l’oubli déroutent parfois leurs lecteurs, et cela est sûrement dû aux ramifications signifiantes qui les sous-tendent.

Les oiseaux. Posés. Leur vol
                rappelé : signes.
                Tu démembres le temps
                à force. Tu espaces le jour,
                au charbonnier sa foi de lune
                et vois !

J’avais déjà évoqué le travail de mineur de fond d’Isabelle Lévesque, dans une note sur Va-tout, son écriture travaillée dans l’obscurité (qui est abstraction), mais toujours avec joie, avec amour, pour la conduire à la lumière : poésie d’ajour et d’amour, langue effrontée qui émerge et s’écrie « Oh ! » et « Ah ! », aussi vivace qu’une saxifrage. Les vers sont « fleur[s] de roche[s] », recommencement, « eaux souterraines », et le « rire [qui] érode l’oubli ». La peinture de Christian Gardair, peintre dont Isabelle Lévesque dit qu’il « a fait vœu de lumière », est en adéquation avec les poèmes, et Jean-Michel Maulpoix, dans un petit essai dédié à Gardair qu’il a écrit sur Van Gogh, parle de peinture qui « pousse vers le soleil ». Isabelle Lévesque écrit « à ciel ou fleur », « à vif assène », « je respire les bourgeons », et avec elle nous tombons les ombres, et nous nous relevons des années de « cage sans ailes » et de « silence traversé ».

 Glissant sonde.
 Terre. La boue

à vau-l’eau dévale
à peu près
même temps.

Accroche et piolet :
arrache un bout de roche couvert
de boue. Debout.

Je compte rebours.

« Oh ! », réaliser que « nous pourrions / écrire. Noircir. », créer, inventer, s’opposer, protester, résister, voler, « tentaculer ». Contre l’immobilité, le silence. Faire « forêt du murmure, / une feuille un son », que tout soit émotion neuve. Car il s’agit du ressentir dans Nous le temps l’oubli. Ressentir pour se sentir vivant et « démembrer le temps » par nos soubresauts. Nous, « nous seuls », c’est peut-être l’écriture et nous, contre le temps et l’oubli. « Inventer nous nomme » ; et renaître grâce au verbe.

Au désert, sol natal, sous la terre, la fraîcheur garde
les phrases. Vocable, désordre
et fier opère des livrées brunes.
Je veux des sons de feuilles, sève aveugle,
Je veux plus que
sombrer, les souches font socles.
Sur tes genoux, je garde soif ou
Souffle. Fraîcheur (tes baisers).
Bruisse le ciel de soleil. Tout cesse.

Il y a quelque chose de superbement vivant dans la poésie d’Isabelle Lévesque, cela rejoint à mon avis une foi inébranlable dans le pouvoir de la langue. Ainsi, pour cette raison, mais aussi au vu de ce que j’ai dit plus haut, je pense souvent en la lisant à Emily Dickinson. Isabelle Lévesque me semble être une poète alchimiste, une poète de la transfiguration : créateur, lecteur et langue tout à la fois sont remués. Elle offre une poésie moderne, très moderne, digne héritière de celle d’Emily Dickinson donc. D’ailleurs, les vers qui closent cet article ont été choisis parce qu’ils me rappellent ceux de la poète d’Amherst : « My river runs to thee: / Blue sea, wilt welcome me ?// My river waits reply. » (Emily Dickinson, Complete Poems, Part Three: Love, XI).

Menu se fait. Précipice et songe.
Ride, pli vivant, creuse.
Suite ardente où l’eau,
sa semence. Tu sinues
insensiblement.

Tel Aviv, novembre 2015

Sabine Huynh a publié chez Recours au poème éditeurs : Avec vous ce jour-là. Lettre au poète Allen Ginsberg

Présentation de l’auteur

Isabelle Lévesque

 Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit) et Nous le temps l’oubli (Éd. L’herbe qui tremble).

Voltige ! (Éd. L’herbe qui tremble) est paru en avril 2017.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Isabelle Lévesque

Bibliographie

Isabelle Lévesque  a publié en 2011 Or et le jour  (anthologie Triages, Tarabuste), Ultime Amer  (Rafael de Surtis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossature du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Vanneaux) et Ravin des nuits que tout bouscule (Éd. Henry). En 2013 également un livre d’artiste en français et en italien a été édité : Neve, photographies de Raffaele Bonuomo, traduction de Marco Rota (Edizioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en italien par Marco Rota – Edizioni Il ragazzo innocuo, coll. Scripsit Sculpsit)

Sont parus à L’herbe qui tremble : Nous le temps l’oubli (2015), Voltige ! prix international de Poésie francophone Yvan-Goll 2018 (2017), et La grande année, avec Pierre Dhainaut (2018), Chemin des centaurées (2019), En découdre (2021) et Je souffle, et rien. (2022).

En 2022, les éditions Mains-Soleil ont publié Elles, de Fabrice Rebeyrolle et Isabelle Lévesque.

Isabelle Lévesque écrit des articles pour plusieurs revues : Quinzaines / La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Europe, Terres de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Sur internet :

https://lherbequitremble.fr/auteurs/isabelle-levesque.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_L%C3%A9vesque

https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/articles-par-critique/isabelle-levesque

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De mots… à vous (8). Les Ricordi de Christophe Grossi : déboîtement des souvenirs

 

Ricordi, de Christophe Grossi, est un livre dans lequel s’encastrent l’Italie et la Shoah. Répétée comme un mantra 480 fois dans le livre (le même nombre que pour Je me souviens, de Georges Perec), la formule « Mi ricordo », « je me souviens » (que l’on peut aussi traduire par « mon souvenir ») relie le texte de Grossi à celui de Perec : la mémoire et ses enjeux se placent comme moteurs de l’écriture ici. Dans la constellation d’entrées de ce labyrinthe, Grossi part sur les traces de l’Anton Voyl en lui, celui qui n’est pas là. On ne peut s’empêcher de penser également à Primo Levi en lisant ces 480 « souvenirs » qui touchent à des thèmes aussi importants que la parole, l’oubli, la guerre, les langues, les relations hommes-femmes, l’écriture, la fiction, la mémoire, les origines, le mensonge, la famille, l’héritage, la résistance, la mort, la survie, la folie, la vérité. « Nous pataugeons dans le meurtre », a dit Hélène Cixous pour parler de l’écriture de l’indicible : écrire ce qu’il ne faut pas dire.

 

257. Mi ricordo
ne veut pas dire je me souviens mais je voudrais
ne plus oublier ou j’imagine des souvenirs ou tais-
toi : écris plutôt !

 

On pense aussi aux prescriptions de la Torah (les commandements) : chaque entrée de Ricordi est une phrase, et les phrases sont des mishpatim en hébreu – mishpat est le terme hébraïque pour désigner la « phrase », mais aussi la loi, et mishpatim en est le pluriel. Les Mishpatim sont également une portion de la Torah, la sixième partie du « Livre des noms », Sefer Shemot : l’Exode. Ricordi n’est pas un recueil de préceptes, son auteur cherche moins à enseigner qu’à renseigner, et à éclairer les zones d’ombre de son histoire.

 

310. Mi ricordo
de ceux qui ont francisé leur nom ou leur
prénom, qui ont fait souche ailleurs qu’en
Italie.

 

Lui c’est il, peut-être franco-italien, un homme entre rires et pleurs, dont la voix prononce une sorte de manifeste dans lequel se déploient et se déboîtent, dans une cascade de phrases se faisant écho, ses positions par rapport aux devoirs d’écriture et de mémoire. Sa voix est claire et directe malgré, ou sans doute grâce à, ces masques de tragédie qu’il arbore, dessinés par le peintre Daniel Schlier pour Ricordi : des masques frappants, inquiets et inquiétants, bouches ouvertes qui cherchent à dire, traits délimitant l’ossature d’une géographie intime ébranlée par la Shoah. On y voit même une Italie icaresque, renversée, tête en bas. Dans le dernier dessin se détache un profil, menton posé sur un cadre au sein duquel sont écrits, en caractères hébraïques, les mots « shdérote hasside oumote ha’olame », boulevard ou allée des Justes parmi les nations, mots que l’on peut lire sur une stèle au Mémorial Yad Vashem, à Jérusalem, plaque qui a inauguré l’allée où sont plantés des arbres portant le nom de ces personnes courageuses qui ont sauvé des Juifs durant la Seconde guerre mondiale.

 

416. Mi ricordo
qu’il respirait, mangeait et parlait comme un
rescapé qu’il n’était pourtant pas.

 

Lui, il implore en fait d’oublier l’Histoire de l’Europe pour mieux se souvenir des histoires minuscules et communes, celles des Justes, mais aussi celles de couples, de femmes et d’hommes fragiles, de leurs familles et de leurs « Langhe maternelles » (ricordo #3) : terre, héritage, « lingue », langues, au-delà de la « grammaire faciste » (ricordo #4), du « bégaiement » et des « fausses prières » (ricordo #8). Perdre sa langue c’est perdre « le fil, le nord » (ricordo #185). Lui, il les a perdus.

 

246. Mi ricordo
quand son père a avalé sa langue natale et
jeté la clef des Langhe maternelles dans un
lac avant de traverser.

 

Quand il s’agit de « tomber » ou « fuir » (ricordo #46), souvent on fuit, sans savoir qu’on continuera à tomber dans l’exode, et que chaque chute trouera un peu plus la mémoire. Lui c’est peut-être l’auteur, qui prend figure à travers la fulgurance et la justesse des intuitions vers lesquelles ses recherches le mènent.

 

19. Mi ricordo
d’un vendredi où il en a eu assez de ne rien
savoir, où il a choisi sa voie, la voix de la
fiction.

 

469. Mi ricordo
que j’ai commencé à écrire Mi ricordo non
pas pour me souvenir mais parce que j’ai
déjà tout oublié.

 

Le texte de Ricordi et sa configuration esthétique ont été manifestement pensés, travaillés, pourtant, son cortège de vers rythmés par les mots « Mi ricordo » donne une impression d’impulsion, de spontanéité, de « notes griffonnées à la dérobée » (Primo Levi, Si c’est un homme), portées par le besoin urgent de vaincre la déshumanisation et de retenir quelque chose de l’humanité. Primo Levi, dans sa préface à Si c’est un homme, a écrit, au sujet du caractère fragmentaire de son livre, que « les chapitres en ont été rédigés non pas selon un déroulement logique, mais par ordre d’urgence » ; préface qu’il termine par : « Il me semble inutile d’ajouter qu’aucun des faits n’y est inventé » (Primo Levi, Turin, janvier 1947). Il semblerait que les Ricordi de Christophe Grossi révèlent ce souci de clarté cher à Levi. Nous n’avons pas affaire à un pêle-mêle hétéroclite et « discutable », mais à une suite qui tentent d’organiser et de dominer le chaos laissé par les guerres, en documentant ce qui n’est plus : une façon de se donner les ancres qui manquent.

 

375. Mi ricordo
ne veut pas dire je me souviens mais je suis un
corps projeté dans une histoire de langue perdue ou
éteins la lumière et raconte.

 

Mi ricordo ne dit pas qu’il se souvient. Mi ricordo, pour Grossi, signifie « Je se souvient d’autres histoires que la nôtre et de vies arrachées au vide » (postface à Ricordi). Sont donc égrenés ici des ricordi ou « souvenirs » qui ne sont peut-être ni personnels, ni autobiographiques : vrais-faux-souvenirs déboîtés formant le chapelet de la quête des origines perdues, de « toutes les histoires qui avaient traversé son enfance » (ricordo #277), remise en question essentielle de ce qui apparemment a été.

 

475. Mi ricordo
que tout ce qu’il avait tant cherché et
questionné était devant lui cette fois :
désordonné, fragmentaire et discutable.

 

Les alternances de code rencontrées dans ces souvenirs révèlent que les vocables retenus de la langue italienne par sa mémoire à lui sont des éléments courants, que tout le monde, en touriste – et les touristes inclus : ceux qui se distinguent par leur pays d’origine –, partage en croyant comprendre. Et l’on ne peut s’empêcher de se rappeler que des camarades de Primo Levi – que l’incompréhension rendait fou à Auschwitz, alors qu’il possédait des rudiments d’allemand grâce à la chimie – sont morts d’avoir mal compris ce qui leur avait été hurlé dans une langue qui leur était étrangère, phagocytée par le nazisme.

 

20. Mi ricordo
des Ciao ! et des Arrivederci !

 

Lui c’est « celui qui aurait préféré ne jamais mentir » (ricordo #33), mais comment ne pas fabuler quand on est de « ceux qui ont perdu la mémoire de leurs origines » (ricordo #26), qui ne savent donc de leur passé que ce que tout le monde sait, c’est-à-dire rien du tout ? Qui est lui ? Lui chi è ? L’homme à la « bouche de mythomane » (#ricordo 306), « un faussaire qui s’ignore » (ricordo #322) et qui « a souvent eu l’impression qu’on parlait d’un autre que lui quand on évoquait son passé » (ricordo #261).

 

303. Mi ricordo
que les souvenirs se déforment, déforment,
se reforment et que les mots s’adaptent,
adaptent, rangent, arrangent, dérangent.

 

Lui gît. Il est de ces amnésiques qui, leur nom ou celui de leur pays « sur le bout d’une autre langue » (ricordo #8), sont attelés à l’absence. Heureusement pour nous, elle s’est révélée pour certains d’entre eux être un terreau favorable à l’écriture et à la construction d’une œuvre littéraire. Sortir d’une peau qui n’est pas à sa taille, pour la sauver et retrouver sa propre mémoire... d’aède, de créateur. Ricordi semble dire que le voyage pour regagner les rives de sa propre vérité passe ici par l’étoffement littéraire.

 

215. Mi ricordo
qu’aujourd’hui, parce que j’étais absent, il ne
me reste plus que cette pratique de faussaire :
l’écriture.

 

Primo Levi – doublement témoin puisqu’il était autant victime que témoin de la Shoah – raconte, dans Si c’est un homme, comment il a récité et traduit, d’absence en absence, à son camarade Jean Samuel alias Pikolo, des fragments de la Divine Comédie de Dante, extraits du « Chant d’Ulysse », dans lequel Ulysse exhorte son équipage réticent à poursuivre leur voyage : « Et c’est comme si moi aussi j’entendais ces paroles pour la première fois : comme une sonnerie de trompettes, comme la voix de Dieu. L’espace d’un instant, j’ai oublié qui je suis et où je suis. Pikolo me prie de répéter. Il est bon, Pikolo, il s’est rendu compte qu’il est en train de me faire du bien ». La littérature rend son sens à la vie. Les derniers mots de Si c’est un homme disent : « Nous avons échangé de longues lettres et j’espère bien le revoir un jour ». L’écriture et la littérature possèdent le pouvoir magique de porter et de nourrir l’espoir de vivre encore.

 

45. Mi ricordo
de tout ce qu’il a vu et lu, de ce qu’on a pu
lui raconter et taire, de toutes ces vies qui
auraient pu être les leurs.

 

178. Mi ricordo
de ceux qui ont dû s’inventer une famille
une fois les voyelles finales gommées.

Tous ces i, ces a, ces o, effacés, soldats fauchés toujours trop jeunes par les guerres, déportés qui « trébuche[nt] et roule[nt] dans la boue noire » (Si c’est un homme, Primo Levi). Les disparus hantent la voix de Christophe Grossi, pluriel de par son nom de famille lipogrammique en E.

 

440. Mi ricordo
qu’on finit toujours par imaginer, maquiller,
inventorier, détourner, feindre, oublier, dire,
dresser des listes, écrire.

 

Ces verbes aident Christophe Grossi à tirer et à démêler les ficelles et les nœuds de la mémoire ; dans quel but ? Pour se fabriquer une échelle de corde à laquelle s’accrocher, éventuellement y grimper ? Se tracer une ligne à suivre, un chemin où poser ses pas ? Écrire se situerait alors entre le funambulisme et la corderie, ce serait un art de l’équilibre et de la torsion, art de la filature des souvenirs qui ne nous appartiennent pas en propre, pour espérer se retrouver à la fin. Cixous parle de « trafictionner ». La seule façon de se les approprier serait de les recréer en les écrivant, de les faire passer par le corps, pour les créer soi, les faire sortir de soi, comme un enfantement. Écrire serait aussi une forge où les souvenirs sont travaillés, façonnés, par nécessité, et avec lucidité, car la langue manque de fiabilité quand il s’agit de représenter le réel.

 

376. Mi ricordo
quand dans ses nuits blanches il se heurtait
à des silhouettes (parfois à peine des
ombres) qui filaient sans mot dire.

 

Ces fantômes de souvenirs, ces formes évasives, silhouettes évadées du passé, « à peine des ombres » mais aussi compactes que de lourds meubles de famille, muets, contre lesquels on bute dans l’obscurité, et « qui filaient sans mot dire » : filaient qui, filaient quoi ? Filaient en silence la trame de vies impossible à raconter parce que passées sous silence justement ? Transmettre les histoires, c’est aussi transmettre la vie, et ça, Christophe Grossi le sait. Ricordi est un livre important car il révèle ce cheminement en apnée et à tâtons que tout écrivain entreprend dans les zones silencieuses de sa mémoire. Il ressemble au pense-bête que certains d’entre nous pourrions écrire durant la construction d’un roman (d’ailleurs, l’intention première de Grossi avait été d’écrire un roman sur ses origines familiales). Les perles improbables ramenées de cette plongée n’existeraient pas sans le mensonge qui fait battre le cœur de l’écriture. Tout le monde sait que le mensonge et ses dérivés – simulations, fables, sortilèges, histoires, fards, illusions, mirages, rêves, pièges, délires, mystifications, erreurs, obscurité, fumée, magie, et vide – hante et fait vibrer les créations littéraires.

 

62. Mi ricordo
quand il s’est fabriqué une ascendance, une
vie par procuration : par peur du trou, du
tremblé vide, du suspens trouble.

 

Jorge Semprun, dans sa préface au recueil poétique de Primo Levi, À une heure incertaine (1984), lorsqu’il compare la poésie de ce dernier à celle de Paul Celan, rappelle à plusieurs reprises un vers du poète allemand : « Wahr spricht, wer Schatten spricht », « dit le vrai qui dit l’ombre » (« celui dit vrai, qui parle d’ombre », tiré du poème « Toi aussi parle », trad. : Gil Pressnitzer pour Esprits nomades). Semprun précise aussi que « le mot allemand pour poésie, Dichtung, est le substantif de dichten, qui ne veut pas seulement dire écrire des vers, poétiser, mais aussi épaissir, condenser ».

 

378. Mi ricordo
avoir commencé à écrire ces ricordi sans
savoir si un jour je serais père.

 

Christophe Grossi est aujourd’hui à la fois père d’enfants et d’enfantements, de lui-même et de ses textes, un écrivain à part entière. Mentir comme écrire sont posés dans Ricordi comme étant nécessaires à la survie, puisqu’ils sont des actes créateurs. Primo Levi l’avait compris. Le mot poésie ne dit rien d’autre, provenant du grec poiêsis et poiein : création, créer. Dans Lilith (1978), il loue le mensonge auprès de son fils : « De tout ce que tu viens de lire, tu pourras déduire que le mensonge est un péché pour les autres, et pour nous une vertu. Le mensonge ne fait qu’un avec notre métier : il convient que nous mentions par la parole, par les yeux, par le sourire, par l’habit ». Ainsi, le témoignage littéraire ne prêtera pas serment d’allégeance à la littérarité : « Ce livre est plein de littérature », dit Primo Levi dans un entretien (Primo Levi, Conversations et entretiens, 1963-1987). « Je pensais écrire l’histoire authentique de l'expérience du camp de concentration, alors que, en réalité, j’écrivais l'histoire de mon camp, et seulement du mien » (op. cit.). Imre Kertész est allé jusqu’à comparer l’écriture de son roman Être sans destin à une invention d’Auschwitz (Imre Kertész, Dossier K, 2008).

 

121. Mi ricordo
quand il disait qu’avouer est d’abord
raconter sa vision des choses, sa version :
c’est devenir le narrateur de sa propre
histoire.

 

Où situer, alors, entre le langage infecté de mensonges (« la grammaire fasciste », ricordo #4) et le mensonge dans la littérature, la démarche des Ricordi de Christophe Grossi ? Entre ceux qui, comme Primo Levi, mettent en doute le témoignage, qu’ils considèrent pourtant comme une façon de prêter sa voix aux disparus, et ceux qui mentent comme on lance un leurre, pour attirer le secret, ainsi que sa vérité à soi, les faire remonter à la surface. Par conséquent, face à la question de la mémoire en tant qu’entité textuelle tragique, et aux questions de témoigner ou non, de déterrer ou non, de raconter ou non, de mentir ou non, la seule réponse de Ricordi est le verbe, écrire.

 

414. Mi ricordo
que la vérité est toujours si prévisible que
rien ne vaut la fiction.

 

Sabine Huynh a publié chez Recours au Poème éditeurs :

Avec vous ce jour-là. Lettre au poète Allen Ginsberg




De mots… à vous (7). « Dans la peau de la guerre »… et dans la tête du photo-journaliste Don McCullin, avec Chantal Ringuet

 

Quand l’écrivaine canadienne à l’esprit incisif Chantal Ringuet (dont le premier recueil, Le Sang des ruines, avait été remarqué à sa sortie en 2010) se met dans la peau du grand photo-journaliste anglais Don McCullin, ou plutôt dans sa tête, pour pouvoir ensuite s’adresser à lui dans la pleine conscience des enjeux de son travail, cela donne, en écho aux photographies qui ont inspiré la poète, un recueil fort, Under the Skin of War : de frappantes adresses directes au photographe, contenues dans une poésie pénétrante et sobre, qui inscrit l’histoire de celui-ci tout en l’affranchissant de l’Histoire dans laquelle sa conscience s’était engluée.

 

prédateur d’images
voûté dans le silence
des limbes chromatiques

ton regard tangue
entre l’abîme et le volcan

tandis que s’impose
l’acoustique du vide

 

Le contrepoint des langues française (poèmes) et anglaise (fragments de prose poétique) libère des voix parallèles plus ou moins lyriques qui creusent, en douceur mais avec ténacité, la vie et la conscience de Don McCullin, pour exposer les dilemnes et les fractures qui ont remué celles-ci, notamment à cause du sentiment de culpabilité qui l’a poursuivi toute sa carrière : culpabilité d’avoir survécu, d’avoir pu quitter les lieux de mort qu’il photographiait ([tu] « implores la grâce / devant le tombeau / collectif  »). L’on peut se demander à quelle fin le photographe est ainsi capturé, mis à nu par la poète. L’on comprend après avoir fermé le livre qu’il s’agissait pour Chantal Ringuet de comprendre les motivations et les tourments de Don McCullin afin de lui prodiguer réconfort et délivrance, à travers leur verbalisation, ce pour quoi le photographe lui est profondément reconnaissant (voir le courriel de remerciement qu’il lui adresse, reproduit à la fin de Under the Skin of War).

 

rage au combat
tu rentres analphabète

le corps barbouillé
de la poussière des mots
inaudibles

ton appareil sur le poitrail
tu accumules les bribes
de paroles trouées

avant de rejoindre le campement
des apatrides

 

Les textes de Chantal Ringuet, s’attachant à la corporalité (« la matière-chair »), nous font ressentir le contact émotionnel avec le sujet tel que Don McCullin le conçoit en tant que photographe dont les images – mondialement connues pour leur empathie et leur efficacité à exposer la misère humaine laissée en héritage par les guerres – ne lui ôtent jamais sa dignité, allant même jusqu’à la lui restituer (en tout cas cela semble avoir été l’une des motivations du photographe).

 

auréolée de faisceaux
une métaphysique des ténèbres
se déploie

un ciel démembré
dénonce l’irruption des obus
en amont des mirages

quand l’ossature du désert
se brise
laisser flotter l’image

 

Des concepts abstraits comme la peur, la détresse, la colère, prennent corps pour s’emparer du lecteur et le changer en témoin second : une position nécessaire pour éprouver, au for de la conscience, les afflictions d’autrui, afin de devenir un être humain responsable dont le devoir est de s’opposer à toutes les formes de guerre. Au photographe humaniste qu’est Don McCullin répond la poésie humaniste et profonde de Chantal Ringuet : à lire.

 

        Informes draperies de chair.

Tu sculptes le présent
selon l’angle mort
de ton appareil-photo.

Une fois la séance terminée,
tu te demandes
comment replier l’étoffe.

 

 




La poésie de Silvia Pio

 

Quelques réflexions qui me sont venues en traduisant la poésie de Silvia Pio

 

Ce qui m’a plu dans la poésie de Silvia Pio, c’est l’atmosphère feutrée qui s’en dégage, la solitude en sourdine (elle colore ses textes, les baigne), la tonalité (et le cœur) tranquille qui semble venir d’une certaine acceptation des remous de la vie. Sous le calme, la profondeur, et une certaine mélancolie aussi, pas du tout morbide, plutôt réflexive, sur ce qui est, et ce qui n’est plus. On se pose quand on lit Silvia Pio, le temps s’arrête, on est transposé dans une intimité sereine, le charme s’opère à travers l’ouverture subtile au lecteur/à l’autre, dans la simplicité (sincérité) d’un langage (qui n’est pas forcément facile à traduire).

Silvia Pio écrit en italien et en anglais. Dans la langue de Shakespeare, elle ré-écrit ses poèmes originellement écrits dans celle de Dante. Comme on peut le voir dans les textes suivants, les versions anglaises ne sont pas des traductions de l’italien, certaines sont plus explicites, plus précises, l’on y sent une recherche, une fouille, comme si le retour sur le texte déjà écrit entraînait un dévoilement plus grand, le désir d’en dire plus. Cette traduction/ré-écriture est en fait une reprise du texte en italien, pour en faire autre chose en anglais. Les versions italiennes et anglaises doivent être lues ensemble, elles font partie du continuum de l’écriture de Silvia Pio. « Poi eleggo tutto questo a poesia »,  « et j’appelle cela poésie », écrit-elle, nous aussi.

(Sabine Huynh)

Sabine Huynh a publié Avec vous ce jour-là/Lettre au poète Allen Ginsberg chez Recours au Poème éditeurs

 

 

Una volta ho detto che l’albicocco era la mia casa 
perché preferivo le sue foglie chiassose 
al silenzio che faceva risuonare i vecchi muri.
Quando l’autunno iniziava a confinarmi all’interno 
guardavo all’albero come si guarda alla riva
alla fine di un viaggio per mare,
al sole da un luogo squassato dalla pioggia.  

Ora che l’albero è morto, sono rimasta senza casa?
Avrei dovuto scegliere una quercia, un castagno selvaggio 
ma anch’essi possono morire, purtroppo.
E c’era un albicocco davanti alla casa, comunque.

Una volta ho detto che l’albicocco era la mia casa  
e ora in queste stanze 
piene di buonsenso, vuote di senso 
mi trovo a vagare.

(Passaggio in Arabia, Marco Del Bucchia Editore, 2012)

 

 

I once said the apricot tree was my home
because I preferred its clamorous leaves
to the silence sounding the old walls.
When autumn began to confine me inside
I would look to the tree as one looks to a shore
at the end of a travel by sea,
to the sun from a place ransacked by rain.

Now that the tree has died, am I homeless?
I should have chosen oak, chestnut from wildness
but they can die, too, I’m afraid.
And it was an apricot tree which stood by the house,
anyway.

I once said the apricot tree was my home
and now in these rooms
full of sanity, empty of sense
I am left to roam.

(translated from Italian by Silvia Pio)

 

Il m’est arrivé de dire que l’abricotier était ma maison
je préférais le bruit de ses feuilles
au silence qui résonnait contre les vieux murs.
Quand l’automne me bouclait à l’intérieur
je fixais l’arbre comme l’on fixe un rivage
au bout d’un voyage en mer
ou le soleil depuis un lieu dévasté par la pluie.

Maintenant que l’arbre est mort, suis-je sans demeure ?
J’aurais dû élire un chêne, un châtaignier sauvage
mais mortels ils le sont aussi, j’en ai bien peur.
Quoi qu’il en soit, un abricotier se tenait devant la maison.

Il m’est arrivé de dire que l’abricotier était ma maison
à présent dans ces pièces
remplies de bon sens, vides de sens
je me surprends à errer.

(traduit de l’italien par Sabine Huynh)

 

***

Inverno

Paesaggio raccolto si spiega
sul crinale di questa luce in attesa
virile come patriarca e saggio
Distesa di neve per guanciale
file di rami sfiorano il confine
del bianco e dell’umano
Sfuma la nebbia sospesa
svelando profili in ascolto
e la visione del cielo è preghiera
Spiraglio di vento rivela il retaggio del suolo
immobile il momento conduce
verso la schiera dei monti
che custodi stanno di tempo sepolto
Inverno sovrano ritorni
riporti duolo e sgomento
intento lontano
racconti di maniera
e orizzonti già di femminea primavera

(Passaggio in Arabia, Marco Del Bucchia Editore, 2012)

 

Winter

The landscape unfolds
virile like a patriarch, and sage.
On the ridge of this light on hold,
snow for pillow,
rows of branches brush the boundary
of the wilderness white and the human toil. 
Hanging fog softens,
discloses listening profiles,
and the vision of the sky is prayer.
A breath of wind reveals the strength of soil,
this motionless moment leads
to the rank of the mountains,
keepers of buried time.
Winter, you come back sovereign,
bring grief and dismay,
stories of habits,
far away intention,
and horizons of spring.

(translated from Italian by Silvia Pio)

 

Hiver

Le paysage en boule se déploie
sur la crête de cette lumière en attente
aussi viril qu’un patriarche, et sage.
Étendue de neige pour oreiller
un cortège de branches effleure la lisière
entre le blanc et l’humain.
Le brouillard suspendu s’alanguit
dévoilant des profils à l’écoute
et la vue du ciel est une prière.
Un filet de vent révèle l’héritage du sol
cet instant immobile mène
à la rangée de monts
gardiens du temps inhumé.
Hiver, tu reviens souverain
ramenant chagrin et désarroi
un but lointain
des histoires de manière
et déjà des horizons de printemps féminin.

(traduit de l’italien par Sabine Huynh)

 

***

Scrivo di notte dal letto
taccheggio i frutti del buio
per scambiarli con monete del dire
e dicendo accompagno le ore
le raccolgo in fascio scomposto
le depongo sulla pira di ricordi
e varo nell’oceano del tempo
Poi eleggo tutto questo a poesia

(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013)

 

 

At night I write from the bed
and plunder the fruits of darkness
to exchange for coins made of words.

While herding words I gather the hours
in unseemly bundles
to place on the pyre of recollection.

Or launch into the ocean of time.

Then I name all this poetry.

(translated from Italian by Silvia Pio)
(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013. Twinning between the Margutte poets from Mondovì and The Red Shed poets from Wakefield)

 

 

La nuit j’écris au lit
je vole les fruits de l’obscurité à l’étalage
pour les échanger contre la monnaie du dire
et ce disant j’accompagne les heures
s’échevelant dans la gerbe que j’assemble
et que je dépose sur le bûcher des souvenirs

les voilà lancées dans l’océan du temps

et j’appelle cela poésie.

(traduit de l’italien par Sabine Huynh)
(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013. Livre résultant de l’échange entre des poètes de Margutte à Mondovì et les poètes Red Shed de Wakefield)

 

***

 

Nella gloria del meriggio arioso
come rondine che plana
trasportata dalla vita
la luce ha un’ombra sorniona

Nella stasi del crepuscolo
sospeso tra mondo inconoscibile e cielo
l’azzurro è sfondo d’icona

Nel giubilo degli insetti ubriachi
di fiori e follia
nel tempo del raccolto
non si miete che pena e pianto

(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013)

 

 

In the glory of the airy noon
like a swallow gliding
in the fast lane,
this light has a sly shadow.

In the stillness of the dusk
between the unknowable and the sky:
an icon’s blue background.

In the jubilation of the butterflies
heady with flowers and folly,
in this harvest time
we reap but trouble and torment

(translated from Italian by Silvia Pio)
(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013. Twinning between the Margutte poets from Mondovì and The Red Shed poets from Wakefield)

 

Dans la gloire d’un midi aéré
telle une hirondelle qui plane
portée par la vie
cette lumière renferme une ombre sournoise

Dans la stagnation du crépuscule
suspendu entre le monde impénétrable et le ciel
l’azur est un fond d’icône

Dans la jubilation des insectes ivres
de fleurs et de folie
en ce temps de moisson
on ne récolte que la peine et les larmes

 

(traduit de l’italien par Sabine Huynh)
(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013. Livre résultant de l’échange entre des poètes de Margutte à Mondovì et les poètes Red Shed de Wakefield)

 

***

In un tardo mattino in Belvedere
insieme arriviamo ancora
a portare un grano di ricordo
E torneremo a cercarci
nel selciato pietroso e nel bosso
della tua infanzia
della mia tempia bianca
Segni lasciamo cadere invisibili
per ritrovarli allora nel disegno
dei ciottoli di viale
nei mattoni della torre
e nell’orizzonte
che di noi molto avrà saputo
e conservato
Come seme che torna a fiorire
come frutto a maturare
e residuo a marcire
questa storia un senso
avrà tenuto stretto
a ridosso del vento

(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013)

 

 

In Belvedere

In a late hour together
we arrive once more with a grain of memory.
And again we’ll be hunting for one another
on the stony pavement of your childhood,
in the sappy bush of my temples grey.
Invisible we’ll be dropping pebbles
and finding our way in the cobble design
which lead to the tower:
we’ll be reading the book of its bricks.
The view from here has disclosed
the desires beneath our rinds.
Like seed blooming, fruit ripening and rotting
this story of ours
has grabbed some sense
sheltering it from the winds.

(translated from Italian by Silvia Pio)
(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013. Twinning between the Margutte poets from Mondovì and The Red Shed poets from Wakefield)

 

Fin de matinée à Belvedere
nous arrivons encore à porter
ensemble un grain de souvenir
et toujours nous nous chercherons
dans les rues pierreuses et dans le buis
de ton enfance
de ma tempe grise.
Nous semons des signes invisibles
pour les retouver dans le dessin
des cailloux de l’allée
dans les briques de la tour
et dans l’horizon
qui aura su et conservé
beaucoup de nous.
Telle la graine qui fleurit
tel le fruit qui mûrit
et les restes qui pourrissent
cette histoire aura tenu
serré contre elle un sens
à l’abri du vent.

(traduit de l’italien par Sabine Huynh)
(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013. Livre résultant de l’échange entre des poètes de Margutte à Mondovì et les poètes Red Shed de Wakefield)

 

***

Silvia Pio è insegnante di lingua inglese, traduttrice e interprete. Di tanto in tanto organizza laboratori di scrittura creativa. Le sue poesie sono state pubblicate in numerose riviste in Italia e raccolte in due libri, uno dei quali ha una sezione di liriche in lingua inglese. Ha vinto il premio letterario “Cesare Pavese” per poesie inedite. È tra i fondatori di Margutte, un sito web di letteratura (e altro), e si occupa della pagina di poesia. Margutte organizza regolarmente letture pubbliche e altre attività legate alla poesia nella città di Mondovì, situata nell’Italia nord occidentale, dove vivono molti dei fondatori.

Silvia Pio is an Italian teacher of English as a Foreign Language, a translator and interpreter. She also occasionally teaches creative writing. She has written poetry that has been published in a number of magazines in Italy and has had two poetry books published. One of the books has a section of poems in English. She has won the “Cesare Pavese” prize for unpublished poetry. She is a founder of Margutte, an online literary magazine, and is involved in the poetry page. Margutte regularly organize public readings and other activities linked to poetry in Mondovì, the town in north-west Italy where many of the founders live.

Silvia Pio enseigne l’anglais langue étrangère, elle est aussi traductrice et interprète. Il lui arrive également d’animer des ateliers d’écriture. Sa poésie a été publiée dans des revues italiennes et dans deux recueils, l’un d’entre eux contient des poèmes en anglais. Elle a reçu le Prix Cesare Pavese de la poésie inédite. Elle co-anime la revue de poésie en ligne Margutte, dont les éditeurs organisent régulièrement des lectures publiques et des activités poétiques à Mondovì, leur ville de résidence, au nord-ouest de l’Italie.
 




De mots… à vous (6). Ginsberg & Kerouac : de l’importance de s’écrire et de se lire quand on est amis (et accessoirement écrivains)

 

La première pierre de l’amitié entre les deux hommes, qui se rencontrent six mois auparavant, est posée par Allen Ginsberg : c’est à la prison new-yorkaise du comté du Bronx en août 1944 que Jack Kerouac lit la lettre que son nouvel ami lui a envoyée depuis son dortoir à l’université de Columbia. Malgré leur jeune âge (Ginsberg l’étudiant a dix-huit ans et Kerouac le rebelle vingt-deux), les deux camarades se révèlent être des correspondants mûs par une verve et une culture littéraire étourdissantes, déjà dignes de leur statut futur de géants de la Beat Generation. Leurs goûts et leurs lectures vont bien au-delà de ce qu’on leur avait appris à l’université : ils dissertent sur Dante, Stendhal, Yeats – « sa voix est comme une chambre d’échos » écrit Ginsberg –, Shakespeare, Malherbe, Racine – « le Shakespeare français » dit Kerouac, qui lit « ces temps-ci comme un fou. Il n’y a rien d’autre à faire. C’est une des activités auxquelles on peut se livrer quand le reste n’est plus intéressant, je veux dire, quand tout le reste ne s’avère plus digne d’intérêt ».

Comme avec pratiquement tout ce qui provient des archives Ginsberg, nous devons la lecture des lettres échangées entre lui et Kerouac à son vieil ami et biographe Bill Morgan, qui, avec l’aide de l’éditeur David Stanford, a réalisé le fabuleux Jack Kerouac and Allen Ginsberg: The Letters (Viking, 2010). Quant à la traduction française de soixante-douze de ces deux cents lettres (sur les centaines qu’ils s’écrivirent), publiée quatre ans plus tard par Gallimard, nous la devons bien sûr au génial Nicolas Richard, car qui, à part le traducteur de Woody Allen, Nick Hornby, David Lynch, Richard Powers et Thomas Pynchon (pour ne citer qu’eux) aurait pu venir à bout de tant d’effervescence linguistique ? Vingt années de correspondance bouillonnante, truffée d’extraits de travaux en cours, de poèmes, de critiques littéraires, échange épistolaire grandiose dans lequel on assiste tristement au déclin de Kerouac (« C’est trop, trop près de la mort, la vie. », « on peut disparaître facilement... être complètement oublié... se décomposer comme une tache dans la saleté... », Kerouac), et avec joie à l’ascension de Ginsberg (qui, au contraire de son ami qui le dénigrait, a porté le mouvement Beat). Dans ces lettres, Ginsberg (peut-être sous l’emprise de substances hallucinogènes) se révèle souvent plus métaphysique et « illuminé » que Kerouac, même si tous deux déploient là une prose épistolaire d’une richesse et d’une qualité extraordinaires.

Ces lettres transcendent les biographies de Ginsberg et Kerouac et sont probablement les documents les plus révélateurs de leur amitié tumultueuse et de leur carrière littéraire. Leur maturité intellectuelle s’y révèle époustouflante : ces deux-là avaient déjà leur voix, ils le savaient, et ils savaient aussi qu’ils seraient célèbres un jour (même si leurs échanges montrent combien ils rongeaient leur frein). D’ailleurs, Kerouac a écrit, dans une lettre à Lawrence Ferlinghetti, le 25 mai 1961, après avoir « passé ces deux journées à classer d’anciennes lettres [...] des centaines de vieilles lettres d’Allen, de Burroughs, de Cassady, de quoi te faire pleurer [...] Un jour « Les Lettres d’Allen Ginsberg à Jack Kerouac » feront pleurer l’Amérique », et il avait raison.

Même s’il est possible que les lecteurs possédant déjà un bagage Beat viennent à apprécier ce livre davantage que ceux qui en sont dépourvus (il apporte un éclairage important sur les circonstances de l’écriture et de la publication de leurs livres), cet ouvrage mythique se lira aussi bien sans connaissance préalable du mouvement Beat, tant il est stimulant intellectuellement, mais il demande tout de même d’aimer la littérature et les discussions littéraires. En effet, ces lettres se dévorent comme un roman construit autour des coulisses de la Beat Generation (dont elles remettent l’héritage en contexte) et de la vie trépidante et pleine de rebondissements de ces deux enfants spirituels de Walt Whitman que sont Kerouac et Ginsberg, jeunes écrivains en recherche d’éditeur et de reconnaissance, de New York à San Francisco, en passant par Tanger, le Mexique et l’Europe (« Suis passé par Vienne, Munich, semaine à Paris, puis arrivé ici à Amsterdam, dors par terre chez Gregory. Scènes de dingue en Hollande — c’est une ville extra — tout le monde parle anglais, ils ont des bars pour poètes hipsters, des bars bop, des magazines surréalistes qui publient des poèmes de Gregory et vont faire paraître des critiques de Howl, Route et des trucs de Burroughs y seront publiés », Ginsberg), sans parler de toutes sortes de substances intoxicantes dont ils étaient friands pour aiguiser ou émousser leurs perceptions, selon leurs besoins créatifs du moment. Ces deux amis totalement affranchis des codes et des discours socioculturels de l’Amérique de l’époque, avides d’expériences nouvelles, s’offrent, avec intelligence, compassion et générosité, des conseils de lecture, des critiques de leurs travaux respectifs, des poèmes, et s’épaulent sur la voie difficile de la publication (on en apprend beaucoup sur l’industrie du livre aux États-Unis et sur le monde de l’édition d’alors). Ils avaient faim de succès, d’attention, réclamaient d’être reconnus, y compris par l’Establishment de l’époque. « Je suis perdu. Si mon livre ne se vend pas, que puis-je faire ? », écrit Kerouac à son ami, et Ginsberg n’a de cesse de lui répéter : « Continue à écrire ».

Leurs discussions reflètent également une époque (après-guerre, post-Hiroshima, guerre froide), dont ils prennent le pouls (« la société est une erreur. [...] je ne crois pas du tout en cette société. Elle est néfaste. Elle s’effondrera. Il faut que les hommes puissent faire ce qu’ils veulent. », Kerouac), ainsi que les angoisses causées par une société américaine sclérosée (« l’histoire c’est le peuple qui fait ce que ses gouvernants lui disent de faire. La vie c’est ce qui permet l’émergence des désirs, mais pas le droit de les assouvir. », Kerouac), la lutte de ceux qui, non normatifs et « fous » – de la vie et des mots – essaient d’y exister en dépit des stigmates, et l’incroyable résilience culturelle de ceux qui n’ont pas coulé. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, avec la Beat Generation, pas d’être battu, mais de s’être battu, complètement nu, l’âme mise à nue, pour le droit d’exister et de s’exprimer artistiquement et surtout tel que l’on est. Ginsberg et Kerouac rêvaient d’un monde pour tous, pour les décalés, les rejetés, les follement beaux et les magnifiquement fous (« Elle a aussi trouvé que j’étais « bizarre » parce que je n’avais pas de boulot », Kerouac).

Leur alliance créative, qui se renforce au cours de cette correspondance, allait constituer un pivot autour duquel graviteraient tous les écrivains de la Beat Generation. En entrant par le biais de ces échanges dans la tête de ces deux prodiges, on assiste à la genèse des stupéfiants Howl et On the road, publiés respectivement en 1955 et 1957. « Dis-lui bien que j’ai enduré la pauvreté, la maladie, le deuil et la folie, et que ce roman tient à peu près aussi debout que moi », dit Kerouac au sujet de Sur la route, que Ginsberg, dans une lettre datée du 12 juin 1952, a critiqué avec ces mots : « Je ne vois pas comment il pourrait être un jour publié, c’est tellement personnel, tellement plein d’une langue sexuelle, tellement truffé de nos références mythologiques locales que je ne sais pas si un éditeur y comprendra quelque chose ». Il se reprend plus bas en disant que « la langue est géniale, le souffle est génial », mais il rajoute que « c’est fou (pas simplement dans le sens inspiré) mais fou dans le sens décousu », tout en promettant de relire le livre et de rédiger « une missive de vingt pages reprenant le texte section par section », avant de conlure que « le livre est génial mais fou, pas au bon sens du terme et qu’il doit être, sur le plan esthétique et dans l’idée de le faire publier, repris et reconstruit ». Ce à quoi Kerouac lui répond, très blessé, le 8 octobre : « Allen Ginsberg, Ceci pour te signaler à toi et au reste de la bande ce que je pense de vous. [...] Et toi que je croyais mon ami [...] Tu crois peut-être que je ne me rends pas compte à quel point tu es jaloux [...] Pourquoi espèces de sales petites merdes minables êtes-vous tous les mêmes et l’avez-vous toujours été et pourquoi est-ce que je vous ai écoutés et pourquoi a-t-il fallu que je fraye avec vous à faire le beau — quinze années de ma vie gâchées avec les fumiers de New York [...] J’ai le cœur qui saigne chaque fois que je regarde Sur la route... Je vois bien maintenant en quoi c’est génial et pourquoi vous le détestez et ce qu’est le monde... en particulier toi, Allen Ginsberg, tu es... un incroyant, un misanthrope [...] vous m’avez tous baisé [...] alors allez mourir [...] et ne venez plus jamais m’assombrir ». Heureusement, Ginsberg ne se laisse pas décontenancer par cette bile, et envoie à son ami l’analyse promise de Sur la route, couplée à celle de Docteur Sax, ainsi l’on ne sait pas vraiment quel manuscrit il loue, du moins au début de sa longue lettre : « Il me semble qu’avec Sur la route et Sax, [...] tu as trouvé un filon original dans la méthode d’écriture de la prose — méthode qui certes rappelle Joyce mais t’est cependant complètement propre, c’est ta marque de fabrique, ton style [...] la cadence orale de ta prose [...] l’imagerie langagière dont tu uses [...] est aussi de la poésie sans prétention à la fois ancienne et moderne [...] La structure de la réalité et du mythe — le principe des allers-retours— est un coup de génie [...] Ce livre est une véritable vision, la première dans la litt’ américaine depuis qui sait ? [...] Ton livre est effectivement un sacré défi [...] Tu m’as vraiment envoyé chier la dernière fois que j’ai essayé de t’aider — Avec toute mon affection, comme toujours. Allen ». Tout cela suffit pour amadouer Kerouac, qui répond un mois plus tard : « Cher Allen, J’ai relu ta lettre à de nombreuses reprises. C’est très gentil, tu es très gentil de comprendre mon écriture. Je me suis senti honoré. » Il conclut ainsi : « Ah j’adorerais te voir, peut-être à Noël selon mes projets de voyage. Salue bien toute la bande. Ton ami, Jack » Et ces extraits ne constituent qu’un mince exemple de l’expansivité intellectuelle et affective qui nous régale en lisant la Correspondance.

Sa force réside également dans le tissage : celui du lien de plus en plus serré entre les deux amis, certes, mais aussi celui des liens formés entre eux et les lecteurs, à la fois de leur œuvre et de leurs lettres, courrier qui se lit sans effort, se dévore littéralement, tout comme les destinataires les dévoraient sans doute. Tout lecteur d’une lettre n’en devient-il pas le destinataire second ? De par leur qualité littéraire incomparable, ces lettres, qui font partie intégrante de l’œuvre de leurs auteurs, représentent une immense contribution à la littérature américaine, tant elles vibrent d’intelligence, de vie, de folie, de poésie. En les lisant, nous empruntons avec émotion les ponts qu’ils ont bâtis, entre eux, mais aussi entre eux et le monde. Nous devenons tour à tour l’un et l’autre, gagnés par leur fougue, leur enthousiasme débordant pour la vie et pour tout ce qui est en rapport avec l’écriture.

Lire ce volume est une joie, car il ne contient que des lettres « idéales » : les personnalités de Ginsberg et de Kerouac y sont tellement exposées qu’on a tout simplement l’impression qu’ils sont en train de se chamailler à nos côtés. Leur compagnie vivante nous est offerte par ces lettres, chacune écrite comme s’il s’agissait de la dernière fois qu’ils s’écriraient, comme si son auteur allait disparaître le lendemain. Les sobriquets qu’ils se renvoient révèlent le lien très fort qui les unit, le plaisir qu’ils ont à s’écrire, à se taquiner, leur humour...  Ginsberg appelle Kerouac « singe », « M’sieur Krerouch »... Kerouac l’appelle en retour « jeune singe », « petit », « chinois », « pédale cosmique », « Gillette »... Ginsberg signe lui-même ses lettres « Grebsnig », ou « ton pot de colle », « ton semblable »... Cette fenêtre ouverte sur leur amitié nous électrifie, nous émeut et réchauffe nos cœurs désabusés. Tout n’est pas perdu quand il reste encore tant d’humanité... mais en reste-t-il vraiment ? Ces deux hommes sont partis... C’est pourquoi la publication de leur correspondance est un événement majeur : il célèbre les relations humaines, la chaleur de l’amitié, une certaine immortalité par ailleurs, qu’on aimerait croire que les mots permettent (« l’esprit sans corporalité », selon Emily Dickinson : « A letter always seemed to me like immortality because it is the mind alone without corporeal friend »).

L’on comprend à la lecture combien leurs échanges leur étaient nécessaires, combien leur confiance en leurs capacités créatrices en dépendaient, ainsi que leur amitié, puisque la correspondance joue le rôle crucial de passerelle, abolissant la distance physique entre les corps : elle se déroule comme la route qui mène d’un ami à l’autre et les permet de se retrouver. « Cher Jack, N’ai pas arrêté de me dire qu’il fallait que je te réponde vite énorme lettre amour charmante fleurs au ventre » (Ginsberg). L’estime et l’amitié entre eux tenait sans conteste au fil épistolaire épais qu’ils déroulaient, comme dans le cas de la plupart des relations à distance d’ailleurs. Leurs échanges constituaient une conversation ininterrompue, abolissant la distance et le temps. « Ne vois-tu pas que nous souffrons tous les deux ? Si, bien sûr, tu le vois. C’est le socle réel de notre « amitié ». La connaissance secrète de nos profondeurs réciproques », écrit Ginsberg.

En anglais il existe une expression hyperbolique pour dire qu’on ne peut absolument pas faire quelque chose, qu’on n’en a ni la possibilité, ni la capacité, qu’on y est très mauvais, incompétent : « I can’t (verbe) to save my life », « je ne peux pas (verbe) pour sauver ma vie ». Dans le cas de Ginsberg et de Kerouac, il s’agissait bien de cela, de s’écrire pour se sauver, se maintenir en vie, garder le souffle, et s’ils n’avaient pu le faire, il y aurait eu mort d’homme, car mort d’une relation, d’une amitié, et de toute inventivité, création ; extinction de la flamme, nuit noire. De nos jours, il est rare et regrettable que le feu des relations qui comptent soit suffisamment nourri par les épanchements épistolaires nécessaires. Malgré l’étendue des moyens de communication que nous avons créés, nous vivons souvent quasiment dans la nuit en ce qui concerne nos relations avec les autres, nous y voyons si peu clair que nous nous en rendons à peine compte. De nos jours, en plus du télégramme des débuts, l’on dispose d’appareils électroniques permettant à la fois de s’écrire plus souvent (donc logiquement davantage) et plus vite. Or, malgré ces facilités d’échange, on partage à la fois plus souvent et moins, du point de vue du contenu, de la quantité, et de la qualité. La générosité n’est plus qu’une peau de chagrin, et avec elle, notre parole. Le « donner sans compter » fait partie du temps où l’on s’écrivait des lettres, temps durant lequel on pouvait consacrer une journée entière voire plus à s’occuper de sa correspondance. Avec la lettre, on va plus loin que la communication simple de faits, que son mode utilitaire, puisqu’elle participe au resserrement des liens intimes. « Je t’écrirai bientôt de nouveau. M’aimeras-tu toujours ? » (Ginsberg).

Ainsi, lire ce volume est jouissif, car on y retrouve la lettre en tant que cadeau fait à l’ami : le don de soi à l’ami ; et bien sûr la lettre devient un miroir dans lequel le moi idéal est reflété, avec ses goûts, sa personnalité, ses humeurs. Il s’agit d’un moi reconstruit, selon la façon dont on veut qu’on nous perçoive à un moment donné, selon l’image qu’on souhaite donner de soi. Ces lettres sont donc des images de Ginsberg et de Kerouac, créées par eux-même : ils se présentent de la façon dont ils voulaient être perçus, et aimés ou détestés, par l’autre. Elles participent à un jeu de séduction, et le lecteur est entraîné dans la ronde. « Mon moi véritable, à savoir simplement l’homme-enfant dingue que je suis », écrit Kerouac ; quant à Ginsberg, il se définit par exemple comme étant « une pédale cosmique, c’est vrai ; si seulement tu savais dans quelle existence isolée cela m’exile en comparaison de la vision relativement saine que tu as de l’univers. »

L’on découvre un Kerouac paranoïaque, têtu, soupe au lait, cyclothymique, aimant beaucoup les enfants, la terre, le plein air, les animaux, cœur d’artichaut aussi (« Je pense que les femmes sont des déesses splendides »), et un Ginsberg obsédé par le sexe et la poésie, féru de psychanalyse, très seul, ne s’aimant point, et doutant constamment de son travail (« Ma poésie, j’en suis intimement convaincu, ne donne rien – n’a rien donné. »). Ces deux galériens du plaisir et de l’écriture avaient en commun l’hyperactivité, la générosité, l’accoutumance à la drogue, et, bien sûr, le génie littéraire. Kerouac, protégé de Robert Giroux, considérait Ginsberg comme son petit frère juif, comme un écrivain juif avant que d’être américain, ce qui blessait son ami pour qui il était tellement important d’être intégré, « assimilé » à la société américaine, en tant que poète homosexuel. Aussi débridé que Ginsberg pouvait paraître dans cette société figée, il ne l’était pas suffisamment aux yeux de Kerouac, qui lui écrit en 1948 : « Sois fou, pour une fois ». Leurs lettres remettent les pendules à l’heure et brisent les idées reçues que l’on pouvait avoir à leur sujet. Esprits indépendants, ils l’étaient, mais sans pour être totalement libres de contraintes : « Je ne suis pas logé à meilleure enseigne que toi, je ne fais pas non plus ce que j’ai envie de faire. » (Kerouac). Leur vie était souvent pénible et laborieuse, même s’ils arrivaient à vivre avec ce que leur rapportaient leurs emplois intermittents puis leurs livres, ils étaient loin de rouler sur l’or : « Si je deviens riche, nous serons tous sauvés et l’emporterons sur l’ampleur de la nuit, la rouge, rouge nuit. » (Kerouac).

Ces échanges épistolaires jubilatoires nous rappellent que d’une part la correspondance est un talent (lire les lettres écrites par Virginia Woolf, Vita Sackville-West, Marina Tsvetaïeva, etc.), et que d’autre part elle fait partie de la production littéraire des écrivains, reflétant, si elle est réussie (mais en général ceux qui aiment écrire des lettres les écrivent bien), leur vivacité d’esprit, leur talent d’observation, leur humour, leur facilité d’expression, d’argumentation, de clarification, bref, une éloquence tout à fait contraire à la vacuité, à l’apathie, ou à la paresse intellectuelles. N’oublions pas, non plus, que ces lettres ne représentaient qu’une petite partie de la correspondance que les deux amis entretenaient avec leur cercle d’écrivains (Neal Cassady, William Burroughs, Gregory Corso, Lucien Carr, Peter Orlvosky, Gary Snyder, etc.). L’on peut s’imaginer, vu l’énergie que leur lecture injecte en nous, celle qui animait les épistoliers eux-mêmes, dont l’ivresse dionysiaque et la franchise brute secoue chaque phrase. Chapeau bas encore une fois à Nicolas Richard pour sa traduction de ces lettres totalement exaltantes.

 

 

Source de la photo de Ginsberg et Kerouac, 1959 : New York Times

Sur Ginsberg, on lira ce très beau livre de Sabine Huynh : Avec vous ce jour-là/Lettre au poète Allen Ginsberg
 

Un livre important, à lire absolument si ce n'est déjà fait. 

 

 




La moitié du fourbi, n°1 : “écrire petit”

 

La moitié du fourbi est une revue nouvelle-née, parue en février 2015, sous le signe thématique de l’« écrire petit ». Ses articles consitutent des prouesses littéraires à part entière. Connaissant les goûts (sûrs) de son créateur en chef, Frédéric Fiolof de son nom de plume nocturne (il anime l’excellent blog de critique littéraire La marche aux pages), et un peu ceux des membres de son comité de rédaction (Anthony Poiraudeau, Hélène Gaudy, Zoé Balthus et Romain Verger), l’on s’attendait à un opus de qualité, mais le résultat dépasse nos expectations. L’on peut être emballé, dans une nouvelle revue, par deux ou trois articles, mais que l’ensemble emporte l’adhésion est en général une chose rare. Ajoutons que le design de l’ouvrage est séduisant, un terme anglais lui va comme un gant : celui de slick (lissé, classe, en français ?).

Applaudissons tout d’abord la cohésion époustouflante qui se dégage de cet ensemble : le point fort de La moitié du fourbi. La trame d’« écrire petit » est serrée, puisque chaque article, chaque être, chaque monde, nous renvoie à un autre : le dessinateur Nylso renvoie à Robert Walser qui renvoie à Max Brod qui renvoie lui-même à Kafka qui renvoie à Walter Benjamin qui renvoie à Uri Orlev, écrivain rescapé de Bergen-Belsen dont le carnet de poèmes renvoie à ceux de Monsieur M., qui renvoient eux-mêmes à Richard Brautigan, auteur cher à Thomas Vinau, interviewé ici par Frédéric Fiolof, et ainsi de suite, dans une chaîne de signifiants essentielle.

Saluons ensuite la passion de ses rédacteurs pour leur sujet : pas un seul qui ne semble point impliqué émotionnellement avec son propos et « possédé » par le mystère qu’il sonde (celui de Tamán Shud est troublant), dans la mesure où ils ont tous manifestement écrit depuis les lieux d’extase et de choc que leurs passions leur ont fait ressentir. On ne peut que leur être reconnaissant d’avoir partagé (en s’effaçant humblement derrière) leurs obsessions, et de nous les avoir transmises. On est d’emblée fasciné, happé, on brûle d’envie d’en lire davantage sur les mondes qu’offrent les variations autour de l’« écrire petit » de ce numéro : entre autres, celui des logarithmes informatiques, des Pygmées ou de Michaux, tous ces mondes poétiques, qui, sans les exégèses de leurs arpenteurs enfiévrés, nous resteraient illisibles. L’expérience de lecture qui nous est livrée est intense, jubilatoire. Quelle joie en effet que de découvrir l’univers incroyable de Nylso, et celui, impitoyable il faut bien le dire, de Werner Herzog. Et que dire de l’émotion ressentie en se remémorant les images de celui de Bruno Dumont, dont La Vie de Jésus (visionné il y a presque vingt ans dans un petit cinéma d’art et d’essai de la banlieue de Boston). Et celle de cheminer main dans la main avec Anne-Françoise Kavauvea (qui lit Walser depuis l’adolescence) jusqu’à la tombe potentielle de l’écrivain suisse.

Quand on lit, on aime quand les souvenirs et les émotions remontent, quand le cœur bat un peu plus vite au détour d’une phrase, on aime sentir qu’on est en vie. Les articles de cette première Moitié du fourbi sont bouleversants. Par exemple, les textos échangés à New York le matin des attentats du 11 septembre 2001 : outre le fait qu’ils nous replongent dans les affres de ce drame, ils nous rappellent aussi que, où que nous soyons, nous sommes toujours à un doigt de la catastrophe, de la tragédie, et que nous ne devons pas oublier que, pour peu que nous en sachions, nous évoluons peut-être dans des poches de répit exigües, à la fois temporellement et spatialement. Conclusion : nous devons nous efforcer de ne pas oublier de vivre. Il est de notre devoir en tant qu’humain encore en vie, jouissant d’un certain confort et de nos facultés, et surtout bénéficiaires d’un feu qui nous empêche de sombrer, de continuer à partager celui-ci pour essayer de contribuer aux émerveillements.

Vivre, s’émerveiller, équivaut, en l’occurence pour une revue de littérature, à lire et donner envie de lire ; ce bonheur sacré de la lecture qui pousse vers d’autres lectures. Ainsi, cette généreuse « moitié » de fourbi (ô combien bienvenue en ces jours sombres de notre humanité) est salutaire, car elle titille et réveille, rappelant que toute bonne littérature est tissée d’appels à la vie, ou d’appels d’air, distillatrice et provocatrice de passions. Fourbi littéraire qui ramène à nos propres fourbis de livres, d’écrits, créant des passerelles entre nous et les horizons salvateurs potentiels, des liens significatifs entre les humains. Bravo à toute l’équipe et aux contributeurs, longue vie à La moitié du fourbi.

 

La moitié du fourbi
22, rue Pablo Picasso
93000 Bobigny
revue@lamoitiedufourbi.org

 

Sabine Huynh a publié Avec vous ce jour-là/Lettre au poète Allen Ginsberg chez Recours au Poème éditeurs

 




Un regard sur les poésies contemporaines d’Israël (3).

 
 
Poésie israélienne d’expression anglaise, ou «  shira shel shpagate » : « poésie du grand écart »
 
 

Cette réflexion personnelle fait suite à ma traduction de l’essai de Dara Barnat sur le fait d’écrire en anglais en Israël, parue en janvier 2014 dans Recours au poème (« La langue maternelle de personne »), et à celle, parue dans la revue au printemps 2013, de la discussion passionnante entre les poètes de langue anglaise et traductrices littéraires israéliennes « d’adoption » Dara Barnat, Joanna Chen, Jane Medved, Marcela Sulak et Sarah Wetzel, discussion intitulée « Transcender les frontières » et portant notamment sur l’importance de traduire en anglais la poésie israélienne de langue hébraïque. Il se place également dans le sillage de quelques-uns des essais importants sur le même sujet publiés ces trente dernières années par l’écrivain et poète Karen Alkalay-Gut (professeur de littérature à l’université de Tel Aviv) : « English Writing in Israel » (American Book Review, 1984), « Notes on writing in English in Israel » (Modern Poetry in Translation, New Series, Winter 1993-94), « The English Writer in Israel » (Tel Aviv Review, 1996), « Double Diaspora: English Writing in Israel » (Judaism, vol. 51, n°4, 2002), et « The Anglo-Israeli Writer : Double Identities in Troubled Times » (Anglophone Jewish Writing, ed. Axel Stahler, Routledge, 2007).

Le propos de cet article est de dire quelques mots pour attirer l’attention sur un petit échantillon de la poésie contemporaine en langue anglaise issue d’Israël, en me basant plus particulièrement sur le travail de poètes que je connais assez bien pour l’avoir traduit. Ces pages ne se targuent pas d’être représentatives ou exhaustives, vu que mon survol ne se rattache qu’au travail des poètes suivantes : Joanna Chen – dont les poèmes en traduction française ont paru dans Recours au poème et dans Terre à ciel – , Dara Barnat, Sarah Wetzel et Marcela Sulak (toutes trois également publiées dans Recours au poème). À cette liste, j’aimerais ajouter le nom d’Iris Dan, de Kyoko Uchida et de Karen-Alkalay-Gut (poètes publiées dans la revue Terre à ciel). Toutes ces poètes vivent ou ont vécu en Israël et y ont écrit soit la totalité, soit une grande partie de leur travail.

Entre parenthèses, il est à noter que certaines d’entre elles sont (ou ont été) affiliées à l’Association israélienne d’écrivains en langue anglaise IAWE (Israel Association of Writers in English, établie en 1980 et présidée par Karen Alkalay-Gut), et/ou à l’association des poètes israéliens de langue anglaise Voices Israel (fondée en 1971 par le poète Reuben Rose, dirigée aujourd’hui par la poète Wendy Blumfield, et dont je fais partie). Les éditeurs infatigables de la revue de poésie Cyclamens and Swords (les poètes Helen Bar-Lev et JohnMichael Simon) publient régulièrement le travail des poètes de Voices Israel, et conjointement à l’anthologie annuelle éponyme publiée par l’association, elle fournit un panorama intéressant de la poésie israélienne en langue anglaise (ces plateformes publient également des poètes anglophones du monde entier). Il en va de même pour les revues Maggid (éditée depuis 2004 par Michael P. Kramer et publiée par The Toby Press), Writer’s Ink (née des efforts d’étudiants et de chercheurs en littérature de l’université hébraïque de Jérusalem), The Ilanot Review (née au sein du programme d’études supérieures en creative writing de l’université Bar-Ilan à Tel Aviv, le Shaindy Rudoff Graduate Program for Creative Writing, dirigé par Marcela Sulak) et arc, la revue de l’Association israélienne d’écrivains en langue anglaise IAWE, qui existe depuis 2005. En cette même année fut créée la revue The Jerusalem Review, orchestrée par Gabriel Moked, Karen Alkalay-Gut et Haim Marantz, et qui a vu dans son comité éditorial les écrivains Aharon Appelfeld, Maya Bejerano, Ronny Someck, Amos Oz et Meir Wieseltier, entre autres, ainsi que les regrettés Yehuda Amichai et Yoram Kaniuk. Enfin, n’oublions pas, même si elle n’existe plus depuis 2006, le généreux site animé pendant plus de dix ans par le feu écrivain et journaliste Robert Rosenberg, Ariga (« tissage »), touchant aux aspects socio-culturels, politiques et littéraires du pays.

La poésie contemporaine d’expression anglaise issue d’Israël représentée par la poignée de poètes que j’ai traduites provient donc d’un limon poétique riche et hybride. À la fois très ancrée dans la réalité du monde qui l’entoure (comment s’affranchir de considérations socio-politiques quand on vit ici ?), elle est aussi portée par les flots de l’histoire, des déplacements et des questions identitaires, qui sont au centre de la vie de ces poètes « déracinées », et des habitants d’Israël en général.

 

Vous pour qui je vis ma vie
à profusion
parce qu’on vous a emportés
avant ma naissance

(Karen Alkalay-Gut, extrait de Dédicace)

 

Il s’agit d’une poésie accessible, à la langue précise, concrète, aux vers intenses, et rendue universelle par son immédiateté et son attention aux petites pépites qui éclairent les souvenirs.

 

de faire fondre du miel pour l’unir à de la farine
de broyer des clous de girofle et des racines de gingembre
de faire pénétrer leur parfum dans ton jean

            (Marcela Sulak, extrait de Chez soi avec des petites cartes et une légende)

 

Il s’agit d’une poésie souvent narrative, voire même « documentaire » (qui peut prendre le lecteur à partie, mais ne s’érige jamais en juge ni ne tombe dans la propagande) à la manière du travail de la grande poète américaine Muriel Rukeyser (dont la lecture a nourri la création de la plupart des poètes citées ici, dont Dara Barnat, qui lui a d’ailleurs consacré un bel essai, « Finding Muriel », pour la revue américaine Poet Lore). Une poésie forte qui porte un regard à la fois tendre et non dénué de critique sur l’environnement qui la nourrit (loin du tintamarre assourdissant et abêtissant de la presse et des médias) et ses répercussions sur notre quotidien, notre façon de voir le monde et de considérer les expériences passées.

 

Tu te souviens de cet hiver
quand, en plus de nos sacs à main,
mallettes, parapluies et courses,
on devait aussi s’encombrer de masques à gaz ?

(Iris Dan, extrait de Masques à gaz)

 

Ainsi, les poèmes qu’il m’a été donné de traduire sont des textes que l’on peut qualifier d’intimistes. Leur style est confidentiel et direct. Ceux de Dara Barnat sont infusés de deuil (Late Reckoning, recueil inédit), mais aussi de nostalgie (Headwind Migration, Pudding House Publications, 2009), et d’un certain sentiment de manque d’appartenance.

 

elle et moi,
vivant dans le même
corps, mais seulement à moitié
réelles l’une pour pour l’autre

(Dara Barnat, extrait de Effacer l’historique)

 

Ceux de Joanna Chen explorent aussi le monde des émotions personnelles, en tentant de faire le deuil d’un frère, d’une enfance, d’un pays, d’une mère. Kyoko Uchida (Elsewhere, Texas Tech University Press, 2012), Sarah Wetzel (Bathsheba Transatlantic, Anhinga Press, 2009) et Iris Dan portent leur regard sur ce qu’il faut garder des lieux et des gens que l’on quitte, et sur ce qui fait encore battre le cœur : le risque, l’exil qu’on s’impose, l’attente, la contemplation.

 

L’endroit où mon père est né
balayé de la côte par une vague
comme de ses souvenirs éloignés—
ce qu’il ne supporte pas de perdre
ne supporte pas qu’il s’en souvienne

(Kyoko Uchida, extrait de Neige de printemps)

 

La poésie de Marcela Sulak (Immigrant, Black Lawrence Press, 2010), dans son côté composite et hybride, est extrêmement évocatrice et innovatrice. Narrative et déliée, elle peut aussi emprunter la forme concentrée du haïku pour dire avec exactitude l’étrangeté de ce qu’elle a quitté mais qui ne la quitte pas.

 

ce miracle inattendu.
Bien sûr c’était une faute
punie de mort

(Marcela Sulak, extrait de Framboise)

 

Quant à celle de Karen Alkalay-Gut, elle est incisive, engagée, farouchement indépendante, délicieusement irrévérencieuse.

 

Ce n’est pas qu’une question d’alphabet :
une fois que vos yeux se portent
sur les lettres vous ne pouvez voir
au-delà des mots qui grouillent
emballés de façon désordonnée
des paquets sans queue ni tête
et sans bornes.
Leur logique m’échappe
et l’idée même de séquence
ne semble tenir qu’à la foi. 

(Karen Alkalay-Gut, extrait de S’essayer à la prière)

 

Ces écritures me semblent évoluer au sein d’un maelstrom de forces opposées, mêlant joies, doutes, espoirs, angoisses, présent, passé. L’accent est mis sur le personnel plutôt que sur le collectif, sur la saisie du moment présent, et l’on remarque le souci de transvaser dans les textes, de façon claire et directe, des expériences vécues, en écrivant à partir d’elles, au lieu de chercher à les analyser.

 

Ceci n’est pas juste une histoire
Ceci est juste ce qui s’est passé.

(Joanna Chen, extrait de À présent)

 

Le monde environnant est révélé par des touches à la fois impressionnistes et sans concession.

 

les maisons
aux toits rouges sont recouvertes d’une animosité
aussi assommante qu’une migraine sourde

(Joanna Chen, extrait de Avant-poste)

 

Des touches souvent déposées sur une toile arborant déjà des couleurs venues de terres lointaines.

Là où je suis maintenant, c’est le Texas
une constellation
soleils emmêlés dans les branches
du citronnier

(Marcela Sulak, extrait de Louise, Texas)

 

Le travail de recherche poétique et identitaire de cette poésie diasporique à cheval sur plusieurs lieux différents jette une passerelle entre ici et là-bas. On ne saurait situer avec exactitude le centre de ces poètes nomades, qu’il soit personnel ou culturel. Cependant, il semblerait que leur centre littéraire se trouve dans la langue anglaise, qui leur permet « la création d’un monde privé en anglais au sein d’un pays où la vie quotidienne est envahissante et pratiquement insupportable » (Karen Alkalay-Gut, 2002).

Sarah Wetzel nous dit sur son blog, Strange Land Poems, qu’« il nous faut parfois partir pour un lieu qui est à l’opposé de tout ce que nous connaissons pour arriver à enfin voir le réel ». On ne peut ni savoir ni concevoir ce que c’est que de vivre et d’écrire en Israël avant d’en avoir foulé le sol, arpenté, humé les rues, côtoyé les habitants (des lectures, aussi nombreuses soient-elles, et de brèves visites touristiques ne suffisent pas, pour comprendre... le fait qu’il n’y a rien à comprendre mais simplement à vivre, dans sa peau, son corps). Ces poètes écrivent de l’intérieur de ce monde un peu fou et nous font goûter à tout ce qu’il peut générer d’incertitudes, de craintes et de fantômes, mais aussi de compassion et de joie. Maintes fois, le voyage de Dara Barnat, de Joanna Chen, de Marcela Sulak, d’Iris Dan et de Kyoko Uchida a consisté, pour parvenir à faire part de la réalité vécue ici, à revenir sur leurs pas, jusqu’aux États-Unis, en Angleterre, en Tchécoslovaquie, en Roumanie, au Japon, en Italie, etc., tous ces lieux où elles ont grandi et vécu : des lieux qu’elles se sont plu à recréer (parfois malicieusement, et toujours avec beaucoup de tendresse) au sein de poèmes écrits dans la distance et à l’ombre de dattiers et de bougainvillées tel-aviviens. Sarah Wetzel, cette « fille de l’American South », comme elle aime à se décrire, a besoin de l’itinérance pour créer ; cette itinérance (et une passion pour Pasolini qui la ramène souvent en Italie) est moins une errance qu’une recherche de sensations nouvelles. Et puis, surtout, ces femmes écrivent toutes sur l’entre-deux, remplissant l’écart entre ce qu’elles ont connu et ce qu’elles ont découvert, ce qu’elles vivent, ce qu’elles ont cru avoir vécu et ce qu’elles attendent encore de vivre. Elles écrivent accompagnées du sentiment d’étrangeté qui colle à la peau des exilés et des déracinés. Pas de nostalgie, ni de tristesse ici, mais plutôt une ivresse de vivre, à foison, puisque le cœur et les yeux intrépides ne craignent pas la douleur de vivre. 

 

je crois qu’il est essentiel que je te dise
que nous ne saurons peut-être pas,
même à la fin,
si nous sommes retournés à l’endroit le plus reculé de l’éden, ou une nouvelle fois à la route,
que je te raconte
ce que j’ai vu—
 vert et sans reflet
ce à quoi nous avons été réduits
ce lac imaginaire

(Sarah Wetzel, extrait de  On nous laissera en Galilée)

 

Nous découvrons une poésie très évocatrice, « physique », emplie de sensations, d’êtres et d’objets ; des textes attentifs au monde, qui font fréquemment appel aux cinq sens ; des poèmes troublants sur le danger et l’exaltation : de vivre, d’aimer, de croire, de perdre, et de faire l’expérience de tout cela ici même.

 

Chez soi, cet endroit
où des tessons invisibles
jonchent le sol

(Iris Dan, extrait de Six définitions du chez soi)

 

Des poèmes où le corps (amoureux ou souffrant) est très présent. Des poèmes courageux qui font face, qui se confrontent directement, sans fard et sans hauteur, à la douleur et aux sources de celle-ci, et dont l’honnêteté ne peut que nous toucher. 

 

pourtant me reviendront
les hirondelles de l’hospice
où Richard est mort

(Dara Barnat, extrait de Arrêt sur images)

 

Ce ne sont pas des poèmes sur le beau, le noble, le remarquable, mais plutôt des poèmes... sur le qui-vive, attentifs à la dissonance, dans un quotidien où le soleil, la liberté, la terreur et la mort se donnent la main, et qui parviennent à sublimer ce qui fait mal. Nous parlons donc de poèmes jamais accusateurs, mais empreints d’une grande humanité, une poésie digne, tournée vers l’autre, lucide et parfois non dénuée d’humour.

 

Des missiles Scud et Patriot se croisaient
au-dessus de nos têtes,
atteignant ou loupant leurs cibles. De temps en temps,
quelqu’un était victime d’une crise cardiaque.
Pour couronner le tout,
il faisait un temps de chien.

(Iris Dan, extrait de Masques à gaz)

 

Nous parlons ainsi de ponts construits au-dessus, au-delà de la discorde. Nous parlons de mains tendues, pour caresser, mais aussi pour relever, soulever, remettre debout, rendre la dignité. Dans ces poèmes justes, le lecteur chemine doucement en présence d’êtres âgés, malades, brisés, désillusionnés, marginalisés : tous ceux qui ont vécu intensément et ceux qui manquent.

 

J’ai pensé à mon beau-père
né en Biélorussie, un doux fétu
d’homme dont les yeux, gris
pâle sur son lit de mort, déchiraient
le cadre de la vie

(Joanna Chen, extrait de Une étrange vitalité)

 

Finalement, l’audace de ces textes est soutenue par un goût prononcé pour l’enjambement, qui fait trébucher la lecture en rejetant : ce procédé, qui joue avec l’inadéquation et la rupture rythmique, trahit à mon avis les troubles, à la fois intimes et sociaux, qui remuent les poètes : une confusion surement causée en partie par l’instabilité du pays dans lequel elles vivent, qui constitue un élément perturbateur à tous les niveaux. Rejet de la réalité omniprésente et empoisonnante, avec toutefois une tension qui s’infiltre jusque dans l’écriture, mais aussi, en prime, la possibilité de se libérer grâce à un retardement du sens et à une manipulation de la syntaxe.

 

Un tee-shirt délavé, un jean. La domesticité avec un fusil. Frapper
doucement à la porte en fer-blanc, comme si vous étiez un voisin

(Joanna Chen, extrait de Avant-poste)

 

Est-il plus difficile d’écrire de la poésie en Israël qu’en France ? Je sens confusément que oui, surtout si l’on écrit sur des questions qui touchent peu ou prou à la réalité israélienne, probablement parce que je crois que l’abstraction n'est pas de mise ici. En fait, même si l’on écrit pas sur la réalité israélienne, celle-ci, sournoise, trouve moyen d’apposer sa marque.

 

Ne pas paniquer, rester
calme, observer
uniquement : ces mots
en boucle dans ma tête

(Joanna Chen, extrait de Le délitement

 

De surcroît, et Karen Alkalay-Gut n’a eu de cesse de le répéter dans ses articles, quand on écrit dans une langue qui n’est pas celle du pays, on se demande sans cesse si l’on sera lu, écouté, qui se reconnaîtra dans nos mots, quelle portée ils auront. Notre parole – parce qu'elle est en langue anglaise, donc si elle est lue elle risque fort de l’être en dehors du pays où nous vivons – sur cette réalité complexe à décoder doit trouver à se positionner au sein d’une certaine éthique – celle adoptée par Muriel Rukeyser me semble tout à fait souhaitable –, à travers une poésie qui soit à la fois subjective et si possible exacte et sagace.  Il est évident que dans un tel contexte et avec un tel idéal en vue, la création ne peut que s’accompagner d’un certain sentiment de solitude et de décalage, mêlé de panique, même si cela est compensé par une pensée qui reste émancipée. Et Karen Alkalay-Gut d’avouer : « D’une certaine manière, j’aurais aimé être orpheline, grandir sans le poids du passé de ma famille. Grandir sans le passé de mon peuple, sans les contraintes imposées par mon sexe, sans les règles qui semblent régir la façon dont nous pensons. » (interview accordée à Doug Holder).

Pour ces poètes exilées de langue anglaise, qui vivent ou ont vécu en Israël, la notion de « terre natale » est, somme toute, peut-être plus une question de cœur, de mouvement, de greffe peinant à prendre et d’interrogations sans fin, que de racines. Une question d’enjambement donc, d’où cette poésie puissante, si libre, qui tiraille et transporte inlassablement de lieu en lieu : cette shira shel shpagate, « poésie du grand écart », comme il me plaît de la rebaptiser en hébreu.