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De mots… à vous (5)

Hadassa Tal, Dans un fracas de plumes

 

Qu’aurais-tu fait de moi si j’étais venue oiseau : de cette interrogation poétique Hadassa Tal a tiré le titre original en hébreu de son recueil, « Lou bati tsipor » (éditions HaKibboutz HaMeouhad, 2010). Le titre du recueil publié en français aux éditions Bruno Doucey en 2014 est « Dans un fracas de plumes », extrait de ce doux sizain :

 

Dans un fracas
de plumes
la bergeronette
se baigne à nouveau
dans le lait
de mon enfance
 

Le mouvement est musical (ce qui est toujours le cas avec la poésie de Hadassa Tal), les syllabes rebondissent en cadence, un bonheur proustien d’appel rouge et mystérieux nous transporte.
 

Le recueil s’ouvre sur la confession d’une immobilité (« des jours que je suis assise là ») qui n’attend que d’être troublée, colorée, par l’apparition de l’oiseau. Des jours qu’elle est assise là, et qu’elle observe aussi silencieusement qu’un oiseau les va-et-vient des volatiles qui lui rendent visite. « Où est-il quand il n’est pas », celui qui garde les secrets de l’au-delà. Attendre son retour et laisser son regard pénétrer les oiseaux peints par le père qui n’est plus : merle, tourterelle, oriole, alouette, coucou, mésange, corbeau, fauvette, oie, chauve-souris, paon, mouette, huppe, grue, cygne, hirondelle, et bien sûr le colibri... Retourner à la genèse de ces tableaux, à ces heures de l’enfance qui s’étiraient dans la quiétude et la fascination. « Papa est déjà dans son atelier, penché, il peint. J’ai six ans ».
 

Si j’étais venue oiseau... Ces mots sont poétiques en français, mais en hébreu – « lou bati tsipor » – ils sont poignants : ils expriment un vœu irréalisable, un regret profond pour ce qui n’a pas été, n’a pu être, ne sera pas. Rachel (Bluwstein) la poète nous avait tant émus avec ses vers sur l’enfant désiré : « Ben lou haya li / yeled katan / shror taltalim venavon » (« si j’avais eu un fils / un petit enfant / boucles noires et sagesse »). Qu’aurais-tu fait de moi si j’étais venue oiseau, Hadassa Tal demande à son père qui n’est plus là pour lui répondre. On entend un appel de métamorphose aussi puissant qu’un désir de vie. On pense aux Pléiades sauvées grâce à leur transformation en colombes, au prince du conte resté oiseau bleu sept années durant. D’ailleurs, Dans un fracas de plumes se décline en sept parties... Si j’étais venue oiseau et La partition intérieure encadrent les ensembles Bleu, Jaune, Rouge, Noir, Blanc. Des poèmes couleur de nostalgie, de menace, d’incandescence, de nuit et de lune.
 

Il y a cette chanson traditionnelle pour enfants en allemand, Wenn ich ein Vöglein wär, « si j’étais un petit oiseau », à l’air assez connu, sol sol sol si la sol, si si si ré do si... On se dit que si Hadassa Tal avait des ailes, elle s’en servirait pour voler vers son père. La chanson dit qu’elle n’en a pas, qu’elle reste ici, qu’elle est loin de lui, mais tout près aussi, en rêve ; qu’elle s’adresse à lui, qu’il lui a offert son cœur.
 

Dans un fracas de plumes : les mouvements de l’oiseau sont dépeints en même temps qu’ils peignent l’élan, l’insoumission, le suspens entre le monde sauvage et le monde civilisé. « La ligne de jonction est la ligne de rupture ». Économie du verbe et du geste font de ce recueil un vrai bijou.
 

Un colibri
enflamme
les ombres bleues en secret
ne siffle qu’une fois
et sombre
à la renverse
devant moi
 

Ce qui se déploie est souvenir de chagrin, dialogue de feu, lutte contre la nuit, cri de solitude immobilisant les ailes, mais aussi consolation, renaissance, au sein de « la partition intérieure », écrite avec des mots. Le retour de l’oiseau inaugure celui de la voix retrouvée après s’être imprégnée des couleurs du père tant aimé : « En chantant pour moi-même, je suis née ».
 

En chaque oiseau est sauvegardé un morceau de ciel
À chaque instant de l’inlassable vol
 

« C’est l’écriture intérieure. De là je suis née » : de là elle renaît, en observant les oiseaux ; l’oiseau peint, figé dans son vol, et celui qui s’affaire dans son jardin. Leur présence est vive. La comprendre pour l’aimer, davantage ; « cela a demandé une vie entière ».
 

Ensuite, un torrent d’oiseaux s’est déversé, abondant, débordant. Un vent a bousculé les toiles, les arbres se sont envolés, on a entendu le murmure des feuilles qui tournoyaient.
 

Les couleurs des oiseaux distillent en la poète une poésie picturale, et son regard pénètre au plus profond des créatures, exposant leur essence de lumière, déposant sur notre palais le goût du vol. De cette polyphonie se dégage une voix amoureuse, étonnée, un trille qui roule et fait frémir – « Colibri –  ce nom-là est attaché à moi telle une cloche », éclatant colibri, ta plume trace dans le ciel notre raison de vivre.
 

Tel Aviv, mars 2014

 

Dans un fracas de plumes, Hadassa Tal, poèmes traduits de l’hébreu par Eglal Errera

 (éditions Bruno Doucey, 2014)




La revue DiptYque

DiptYque est une excellente revue littéraire et artistique créée en 2010 en Belgique par la poète Florence Noël. Il s’agit d’une revue qui est originale à bien des égards. Bien qu’imprimée semestriellement, elle possède également son antenne numérique, où l’on retrouve des compléments d’information, des extraits, et les appels à contribution. Sa démarche éditoriale consiste à explorer chaque année deux volets complémentaires d'une même thématique, en promouvant aussi bien des contributions littéraires qu'artistiques, et cela de façon paritaire. Trois numéros qui se miroitent ont déjà vu le jour : les deux versants ombre/lumière – Versant 1 : La part de l’ombre, Versant 2 : Lumières intérieures –, et le premier volet de ce qui se situe entre, Versant 1 : Entre-deux. Le quatrième opus de DiptYque, Versant 2 : Entrelacs, est en cours de préparation. Le comité de lecture est constitué de Florence Noël, Alain Valet, Marc Menu et de tout collaborateur épisodique qu’il convient à Florence Noël de consulter.

Parue dans un format carré esthétique, cette revue yin-yang constitue une fenêtre sur le travail de créateurs d’horizon différents, qu’elle présente au sein d’un ensemble à la fois éclectique et cohérent, équilibré. Elle se veut l'interface d'auteurs et d'artistes dont le travail paraît à la fois sur la toile et sur papier. Proses, poèmes, photographies, peintures, gravures et collages y sont savamment mis en relation, montrant ainsi l’ouverture d’esprit et la finesse de Florence Noël, qui a su créer avec art un monde dans lequel des créations dialoguent dans une réciprocité féconde.

Cette belle revue d’une centaine de pages est imprimée sur du papier glacé à fort grammage, rendant ainsi justice aux œuvres photographiques et picturales qu’elle contient. Chaque numéro s’ouvre sur la section « Voix à la une », qui donne à lire et à entendre une ou plusieurs voix singulières, « voix pas forcément faciles, ni in, ni classiques », jamais vaines. Nous avons pu savourer les textes de Jos Roy (Versant 1 : La part de l’ombre) ; Paolo Fabrizio Iacuzzi, Maura del Serra, André Ughetto, Angèle Paoli, Martino Baldi, Laurence Verrey, Olivier Bastide, Dominique Sorrente (Versant 2 : Lumières intérieures) ; et d’Anne-Lise Blanchard (Versant 1 : Entre-deux). L’Anthologie poétique tient également une grande place dans DiptYque, puisque courant sur cinquante pages, elle fait découvrir des textes de pas moins d’une trentaine de poètes à chaque fois. Nouvelles et récits ponctuent la richesse de l’ensemble, tandis qu’essais, chroniques et chantiers de poèmes donnent le ton final, tout en proposant des perspectives nouvelles.

En juin 2010, le premier éditorial de Florence Noël exprimait le vœu que cette revue « continue à diffuser œuvres et faire se rencontrer talents durant un long chemin d'années ». Quatre années plus tard, au vu de la moisson abondante et de grande qualité des trois numéros déjà parus, nous ne pouvons que souhaiter à DiptYque de vivre jusqu’à au moins cent vingt ans.

 

DiptYque

11 Rue Bois des Fosses, 1350 Enines, Belgique

Responsable éditoriale : Florence Noël

http://diptyque.wordpress.com/

13 euros prix libraire




De mots… à vous (4)

De l’autre côté du miroir, avec Angèle Paoli

 

Avec De l'autre côté, Angèle Paoli, grande marcheuse/penseuse, inscrit à nouveau sa poésie dans les creux du paysage. Pour qui est habitué à la lire, ce recueil surprend, par ses vers aux propositions brèves et nominales pour la plupart, son rythme quelque peu bousculé, fragmenté, même si l’écriture n’en reste pas moins très travaillée, et toujours tellurique. On sent une recherche d’essentiel tendant peut-être vers l’abstraction, et au fur et à mesure que l’on progresse dans la lecture, on saisit que la forme est pleinement au service de la démarche de la poète : déconstruire et reconstruire un monde puis l’écrire, à travers le prisme du jeu avec un miroir abandonné au bord d’une route. La description du paysage est délicate, par touches. Il est vu sous des angles différents selon l’inclinaison de la surface de verre poli, que la poète fait basculer à sa guise, et le travail instinctif et ludique élabore, sous nos yeux admiratifs, une réflexion sur l’altérité et la réalité : « 5 / mouvement de pivot / le paysage s’inverse / la route entre dans le décor ». Je ne peux m’empêcher de penser à Freud et à sa réflexion sur le plaisir du jeu créatif. Au détour d’une route que j’imagine escarpée, Angèle Paoli joue à faire chavirer le ciel dans un miroir, rêve, écrit.

 

5

mouvement de pivot
le paysage s’inverse
la route entre dans le décor
asphalte    bande blanche     filent
le talus se rapproche
fils-de-chardons   en
sur-lignage

 

La poète se joue du mystère du miroir, se joue de la splendeur immuable du paysage, en le renversant, et s’évade dans les tableaux qu’elle crée au cours de sa danse avec la plaque de verre. Les différentes inclinaisons du miroir sont numérotées de 0 à 19 (« 0 », comme un miroir ovale), puis la numérotation se poursuit en décroissant à partir du chiffre 12, au symbolisme puissant (signes du zodiaque, tribus d’Israël, apôtres...). À sa première apparition, « 12 » est suivi du terme « diptyque » (qui réapparaît au second « 0 », dernier poème du recueil), indiquant que 1 – le miroir, le livre – égale 2 – les deux côtés, du miroir et du livre, qui se correspondent, ou le devraient... mais nous comprenons que ce nombre introduit la dimension du sacré. À sa deuxième apparition, il est suivi du vers « miroir plan / j’/entre ». À partir de là, la donne change, avec l’irruption du risque : la poète est passée de l’autre côté, « pour mieux voir / elle / au-delà / derrière / où ? » Elle se cherche sans se trouver, et se retrouve graduellement enveloppée du « Noir » inquiet d’une nuit qui s’étale dans le paysage. Puis « disparition », « miroir vide », avant la chute : « NUIT ».

Comment l’écho silencieux d’un paysage dont la réalité est démarquée par les bords d’un miroir peut-il correspondre à son reflet sonore et illimité ? Et qu’est-ce qui en fait est illimité de part et d’autre de cet axe constitué par le miroir : l’environnement, ou son reflet ? Qu’est-ce qui nous appartient, qu’est-ce qui est autre ? Nous prenons l’image dans le miroir pour un référent clos et limité, mais celui-ci ne serait-il pas la réalité telle que nous la percevons ? Alors que le monde du miroir serait cet espace ouvert, infini, que notre désir d’altérité et de liberté nous pousse à rechercher sans trêve ? Telles sont les questions que je me suis posée en lisant De l’autre côté, un beau texte poétique à haute teneur philosophique qui propose une réflexion sur la similitude et la dissymétrie, sur l’harmonie et son absence, et sur tout ce qui fait que nous sommes à la fois si différents et si semblables : voués que nous le sommes à la mort. Mais la poésie, pérenne, immortalise.

 

12

miroir plan / j’/entre
dans le verre   l’occupe
mi-corps / je / cherche
ne [me] voit pas  la-sans-visage
 

buste / incliné sur foulard
bleu   cheveux échappés bras
tendus   [mon] appareil photo
cache   seules   [mes] mains
duo d’accord   en écho
 

le paysage a disparu // Noir//autour

 

De l’autre côté (Les éditions du Petit Pois, coll. Prime Abord, 2013)

 

Tel Aviv, février 2014

 

 




De mots… à vous (3)

 

Elsewhere, Ailleurs, de Kyoko Uchida : le pâle soleil de l’errance

 

 

Il est peut-être vrai que « nous sommes tous d’ailleurs et en partance pour l’ailleurs » (Kyoko Uchida) : là nous commençons et finirons. C’est donc à la fois le début et la fin, les liens qui se défont depuis toujours. Le mot « ailleurs » résume le parcours de déracinée de la poète Kyoko Uchida, née à Hiroshima, vivant à New York, et ayant passé de nombreuses années à Jérusalem. Au vu des poèmes de son magnifique recueil intitulé Elsewhere (« ailleurs »), sur la cartographie de l’autre part de cette poète figureraient aussi bien les déplacements que les amours, les frustrations, les séparations... en somme tout ce qui – croyons-nous – nous singularise en nous éloignant des autres, mais qui en fait nous rapproche et nous confond, dans la douleur et la vulnérabilité que ces errements engendrent.

 

Je ne regrette ni ta personne ni ton absence
aussi nécessaire que le sel, que le sang, pour que je sois
là, aussi essentielle que mon propre muscle tendu. 
 

(extrait de « Keepsake », « souvenir »)

 

Les vers tendus comme un arc plein de défi au temps convoquent l’ailleurs en tant que ruine, que nous avons quittée, ou qui nous attend. Ailleurs est bien un temps, de fuite, vers un horizon incertain.

 

Dans le jardin en ruines c’est ma mère
que je pleure, avec ses tentatives année après année
de maintenir l’ordre, les apparences 
 

(extrait de « Garden », « jardin »)
 

 

Ce qui reste ne parle que de ce qui est perdu,
de ce qui toujours est superflu. Ainsi nous étions ensemble,
revenant sans cesse vers des blessures ouvertes,
pour tourner autour, entretenant des ruines.
 

               (extrait de « Ruins », « ruines »)
 

 

La langue se délite également. Cette langue, dans laquelle le verbe être n’a pas de présent et dont la poète trouve en général les verbes si difficiles à conjuguer au futur – la vie en couple lui échappant au même titre que la grammaire – est celle de la vie à deux conjuguée à l’hébreu : une langue qu’elle a parlée longtemps mais qu’elle s’attend plus à oublier qu’à reparler, depuis cette séparation que l’on devine donc double (un homme, une langue).

 

Pardonnée, je parle toute seule à demi-phrases, mes conjugaisons
chancelantes. J’essaie de ne pas confondre le présent
avec l’infinitif, je me répète les petites consolations
de ce que j’ai su dire un jour,
de ce que je pourrais dire maintenant
au conditionnel passé, car le futur restera
toujours le temps le plus difficile.
Pourtant, cela fait aussi partie de la leçon : oublier
le mot pour « hiver », confondre « décider » avec
« débuter », c’est réaliser que chaque nouveau projet risque
d’être mal interprété. Notre grammaire partagée,
à la fois dérisoire et pleine de difficultés [...]
 

            (extrait de « Dictionary », « dictionnaire »)
 

 

Une langue des changements donc, une langue des saisons naturellement, dont la poète égrène les fleurs de cerisier, les cyclamens, les fruits, les pluies, les orages, les soleils, les abeilles, les couleurs, les traces dans la neige, les tremblements de terre, les guerres aussi (« comme si la guerre était une saison comme une autre »), ainsi que les différents apprentissages : celui de conduire, de jouer du piano, de jardiner, de déménager, de vivre seule.

Ailleurs est à la fois très loin de soi et au sein même de notre corps, que de simples vêtements ne parviennent pas à contenir. C’est une étrangeté pulsant au cœur de notre intimité et faisant qu’on ne parviendra jamais à se connaître soi-même (alors comment espérer que l’autre puisse nous connaître, nous comprendre...).
 

Ma main dans la tienne au fond de la poche de ton manteau tient
l’impossible dans toutes les langues 
 

                   (extrait de « I Should Tell You », « je devrais te dire »)

 

Ailleurs porte et ronge à la fois, à petit feu, car dans ce cheminement entre un effondrement originel et des aspirations à l’issue incertaine, les certitudes s’émiettent lentement, s’ajustant à l’écoulement pesant de jours de peu qui se multiplient sous le regard du couple qui se défait.

Nous ne craignons pas le changement, mais plutôt son absence
en chacun de nous, preuve irréfutable de n'avoir jamais rien vécu
qui ne sorte de l'ordinaire

 

(« From Between Us », « de cet écart entre nous »)

 

Quand il ne reste plus que des ruines au milieu desquelles il est devenu impossible de vivre, il faut se résoudre à « quitter les lieux » : ceci est une problématique centrale aux poèmes de Kyoko Uchida (voir Terre à ciel). L’on comprend au fil des jours, des saisons et des poèmes qu’il s’agit désormais d’apprendre à faire le deuil (d’êtres, de lieux et de possessions), à poursuivre seule, et à dompter l’inconnu, comme l’attestent les vers de ce poème écrit après l’effondrement des tours jumelles :

 

On a construit une plateforme d’où l’on peut voir
tout ce qui n’est plus. De là-haut
on ne reconnaît rien :
l’hôtel, le grand magasin, l’église
rien n’est reconnaissable vu sous cet angle, comme si
la géographie avait glissé pour cartographier ce que nous sommes
devenus sans : non pas l’absence de ce qui existait
ici, plutôt un terrain étranger inédit.
 

(extrait de « This Is Where », « c’est ici que »)

 

Dans ce livre poignant brille le pâle soleil de l’errance : cette lumière prodiguée par les départs et les dénouements, qui contiennent, malgré leur inhérente tristesse, leur part d’ivresse, cette certaine forme de liberté.

 

J’avais imaginé quelque chose d’épais et de pulpeux,
sentant le sang ou le sexe ou les deux
mais ceci est d’une richesse différente, pleine de légèreté, nette
chaque grain ayant la forme d’une goutte de vin,
tachant tout ce qu’il touche
avec son odeur d’abondance insouciante et acidulée.
 

(« Pomegranate », « grenade »)

 

Elsewhere (« ailleurs »), poèmes en anglais, Kyoko Uchida (Texas Tech University Press, 2012)

 

Tel Aviv, 14 décembre 2013

 

NDLR : Les traductions françaises des extraits d’Elsewhere figurant ici sont des traductions inédites proposées par Sabine Huynh




Un regard sur la poésie israélienne contemporaine (2)

Marcela Sulak is the author of Immigrant (Black Lawrence Press, 2010), the chapbook Of All the Things That Don’t Exist, I Love You Best,  and three book-length translations of poetry, from Czech and French. Her essays have been published in The Iowa Review, The Los Angeles Review of Books, and Rattle, among others, and her co-edited  anthology of hybrid literature is forthcoming from Rose Metal Press. She directs the Shaindy Rudoff Graduate Program in Creative Writing at Bar-Ilan University and edits the Ilanot Review.

Marcela Sulak est l’auteur des recueils Immigrant (Black Lawrence Press, 2010) et Of All the Things That Don’t Exist, I Love You Best, ainsi que de traductions (trois livres de poésie, traduits du français et du tchèque). Ses essais littéraires ont été publiés dans les revues The Iowa Review, The Los Angeles Review of Books, et Rattle, entre autres, et une anthologie de littérature hybride qu’elle a co-éditée est sur le point d’être publiée par Rose Metal Press. Elle dirige le programme d’études supérieures en creative writing (Shaindy Rudoff Graduate Program in Creative Writing) de l’université de Bar-Ilan, et édite la revue The Ilanot Review

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Un regard sur la poésie israélienne contemporaine (1)

Un regard sur la poésie israélienne contemporaine (1). Sarah Wetzel.

 

Sarah Wetzel, poet and engineer, is the author of Bathsheba Transatlantic, which won the Philip Levine Prize for Poetry and was published in 2010. After job-hopping across Europe and the Americas, Sarah currently teaches literature at The American University of Rome, dividing time between Manhattan, Rome, and Tel Aviv, Israel. Sarah holds an engineering degree from Georgia Tech and a MBA from Berkeley. More importantly for her poetry, Sarah completed a MFA in Creative Writing at Bennington College in January 2009. Recent publications can be found in Nimrod, Identity Theory, Valparaiso, Superstition Review, and Calyx.

Poète et ingénieur, Sarah Wetzel est l’auteur du recueil Bathsheba Transatlantic, qui a remporté le prix de poésie Philip Levine et a été publié en 2010. Après avoir exercé plusieurs métiers à travers l’Europe et les Amériques, elle enseigne actuellement la littérature à l’université américaine de Rome, partageant son temps entre Manhattan, Rome et Tel Aviv, en Israël. Elle détient un diplôme d’ingénieur de Georgia Tech et un MBA de l’université de Berkeley. Sa poésie a surtout bénéficié du MFA en Creative Writing qu’elle a obtenu de l’université de Bennington en janvier 2009. Récemment, ses textes ont paru dans les revues Nimrod, Identity Theory, Valparaiso, Superstition Review, and Calyx.

 

 




De mots… à vous (2)

L’Appel muet : poésie de la résilience

 

Dans le premier poème de L’Appel muet (éditions La Porte, 2012), Roselyne Sibille demande de « regarder autour du hublot de ta mémoire ». D’emblée, on se demande pourquoi, et la lecture est portée par le mystère entourant « ta mémoire » (qui est tu ?) : un mystère tu dans le recueil, mais dont on sent la terrible gravité. Ce premier poème, « On aurait aimé croire au mot toujours », annonce le ton du livre : quelque chose s’est terminé, quelqu’un est parti, et l’écriture est devenue impossible. La poète va donc chercher dans la nature – censée veiller sur l’ordre des choses (un leurre ? Pour tromper quoi/qui ?) – la consolation à une absence lancinante. Les textes de L’Appel muet sont d’une beauté lumineuse, mais de cette luminosité qui heurte les yeux : celle, violente, entre deux orages.

 

            Des branches noires
            calligraphient leur mystère sur le ciel

 

L’Appel muet n’est pas anodin, tout en nourrissant le désir de l’être, si l’on prend l’adjectif dans son sens médical : ses poèmes tentent de distiller l’opium qui calmera momentanément la douleur des « mystères », tourments contre lesquels se débat la poète. Sont évoqués « le désordre », « les ombres », « la Nuit », « les brumes », « leurs cris », « l’invisible », « les vertiges », « le brouillard », « les lèvres muettes »... Quelqu’un s’est tu qui a emporté la possibilité de dire avec lui, et les mains creuses de la poète, dénuées de mots, ne parviennent plus qu’à tracer du « noir sur vide ». Elle répète alors, apparemment vaincue : « Je n’écris pas », « je n’écrirai pas », « je n’ai pas écrit ».

           

            Quand s’enchevêtrent les mystères
            que je ne sais plus rien
            je vais chercher
            les senteurs d’herbe dans le vent

 

Parfois l’écriture va chercher si loin que la suivre nous égare, et on en perd la mémoire, la parole. Pour la retrouver, Roselyne Sibille s’accroche de toutes ses forces à ce qui palpite encore de vie, dans une recherche de paix et d’abri qui s’apparente à un désir de fuite : fuir cette réalité où « tout est vraiment vrai », aspirer à un lieu où « tout est illusion ».

 

Pour aller plus loin
j'ai suivi le sentier du Rien

 

S’efforcer, même adossée à la nuit la plus profonde, d’aller de l’avant, vers la lumière, tandis que « le désordre s’évapore vers la transparence du jour ». Vouloir établir sa demeure « dans la poudre de soleil », « à l’estompe des brumes », pour conjurer ces « branches noires ».

 

Des milliers de fines feuilles frémissantes
écrivent sur le ciel blanc
le mouvement naturel du monde

 

L’Appel muet est une imploration adressée aux cieux. « Le ciel est vie », tandis que dans la terre, « les arbres sont enracinés entre tes épaules ». Supplier, pour que le monde, gelé, déréglé, soit « relancé », comme on remonterait une horloge qui se serait arrêtée. Se protéger contre soi-même, en s’armant de soleil, d’été, de lumière « avant que Nuit ne s’en vienne », et ce Nuit majuscule est forcément intenable. 

 

Sur la page indifférente du ciel
les oiseaux virgulent
effacent le blanc

 

L’Appel muet dit magnifiquement la marche « comme un reflet dispersé dans le jour », et la lutte incessante entre cette Nuit et ce jour (qui point malgré tout), entre les étoiles et la rosée, le silence et la poésie. Roselyne Sibille, résiliente, a choisi la poésie, « anodine », sans pour autant oblitérer « les ombres des yeux fermés » : le réel. 

 

Tel Aviv, 18 mai 2013

www.sabinehuynh.com

http://roselynesibille.fr/




De mots… à vous (1)

Les cercles mémoriaux, ou la quête existentielle d’un héros romantique singulier

 

On entre dans le deuxième roman de David Collin, Les cercles mémoriaux (L’Escampette Éditions, 2012), comme dans un rêve : doucement, les yeux grand ouverts. On y avance comme son héros, vacillant, et par la porte de l’oubli. Elias, d’abord baptisé « le Naufragé » par le moine qui le recueille à la lisière du désert de Gobi, est un homme qui se réveille sans mémoire et aphasique – « empêtré dans les images de son rêve » – d’un long sommeil peuplé de cauchemars. Tourmenté, hébété, inadapté au réel, et avec pour alliés le vieux moine Cheng et la belle Shen-Li, ce malheureux Desdichado entreprend de reconquérir un passé occulté, en s’évadant par le voyage... et le rêve.

Courir de lieu en lieu après une vie introuvable et une identité dérobée rejoint probablement un désir de mort. Quelles épreuves Elias a-t-il donc traversées pour en être rendu là ? Au cœur de ce roman palpite un mystère dont la clef se trouve peut-être dans les rêves que féconde l’inconscient du héros. Dépourvu de souvenirs, il lui reste pourtant son pouvoir d’imagination. Ce roman poétique nous rappelle que rêver est une force de transcendance et de création illimitée : on rêve pour conjurer la mort, car la mort serait l’absence non pas de mémoire, mais de rêve(rie)s.

 

« Redeviens un instant le somnambule que tu as été, sois libre et voyant. »

 

Nous suivons Elias dans une quête identitaire labyrinthique, une recherche aveugle et parfois désenchantée d’un ailleurs perdu : « Une sensation de flou obscurcissait le monde. » Elias est un personnage romantique, oui, mais singulier, puisqu’il évolue dans un no man’s land situé entre l’exaltation du moi et l’absence de subjectivité causée par la perte de la mémoire. Celle-ci en fait un être à la fois transparent et opaque, miroir du monde qui l’entoure (sa mémoire vide est le réceptacle de ce qu’il voit), et devenant sa perception des autres. Elias ne peut s’épancher, il ne peut ni se raconter ni s’analyser : il n’a donc rien à observer que le néant, dans lequel il se jette pourtant, à corps perdu (« perdre le corps de mon corps »). Il nous entraîne dans le vertige des espaces qui s’ouvrent à lui – rêveries ossianiques et visions immémoriales, échappées favorisées par le spleen qui l’étreint  –, espaces jalonnés de repères géographiques bien définis (Gobi, Shanghai, Buenos Aires).

 

« Blanc sur blanc, ce qui revient s’efface trop vite. De vagues souvenirs dans lesquels il m’arrive de couler. / Submergée, ma mémoire est un océan de mots sur lequel flottent des milliers de bouteilles sans message. / Le rêve est ma mémoire, le reflet incertain d’une autre vie. »

 

Tout comme lui, nous espérons que ces lieux, réels et irréels, finissent par le révéler à lui-même et par le mettre au monde (cf. les instantanés photographiques de Shen-Li, dont les descriptions énigmatiques parsèment le récit). Ses errances, « au bout des labyrinthes du sommeil » (Bachelard) et à travers cette terra incognita, dessinent le paysage de l’« arrière-pays » dont parle Bonnefoy, un lieu de l’origine.

 

« Et pourtant là, entre les minuscules particules de sable, le chant éphémère. »

 

Ainsi, en partant sur les traces de son passé, il tente de rassembler son moi dispersé et cherche à reconstituer, à travers le temps et l’espace, une unité, ainsi qu’une langue originelle égarée. Cet oubli des origines – un rejet ? – n’est pas sans évoquer les romans de Gabriel García Márquez.

 

« des sédiments de vie [...] fragments volatiles, isolés les uns des autres »

 

« Sa langue s’inventait à chaque tournure de phrase, s’adaptait au cheminement, à l’exploration intérieure dans laquelle elle s’aventurait. »

 

La traversée du désert comme voyage initiatique est à la fois une métaphore de l’amnésie en tant qu’immense solitude, mais aussi en tant que page blanche où tout reste à écrire. En effet, la quête de reconnaissance d’Elias – sa demande d’amour, en somme – s’apparente à un chemin d’écriture (exigeant de larguer les amarres : ceci évoque pour moi « l’amnésie du sommeil » dont parlait Proust) dans lequel l’amnésique invisible, à défaut de ne pouvoir écrire sur lui-même, s’écrit, au fur et à mesure que progresse l’intrigue, sur un mode autographique, en vivant intensément chaque instant pour le graver dans sa mémoire vierge.

Rappelons que l’autographie, de même que le rêve et le thème de la séparation de soi-même, étaient des sujets qui tenaient à cœur à un ami proche de David Collin, l’écrivain et psychanalyste J.-B. Pontalis, qui nous a quittés récemment.

 

« J’étais convaincu que l’oubli était le plus sûr moyen d’approfondir ma nudité intérieure, l’élémentaire colonne de souffle qui nous maintient debout, tanguant mais debout. »

 

La confusion babélienne dans laquelle se débat Elias une fois qu’il a retrouvé l’usage de la parole semble tenir le « vrai lieu » à l’écart, et l’on se demande si son aphasie du début n’avait pas été préférable, l’impossibilité à s’extérioriser ayant l’avantage de préserver une certaine unité originelle.

 

« Encombré de mémoire, au seuil de ce chemin somnambulique »

 

« Il se figurait ce là-bas en pays lointain, véritable point d’origine ou passé à jamais inaccessible. »

 

Il est évident que le personnage d’Elias, même vidé d’intériorité, est un héros romantique d’une grande complexité, et c’est là, je crois, que tient le tour de force de ce roman, et qui en fait un livre portant sur une expérience à la fois personnelle et universelle (mémoire collective).

Avec Les cercles mémoriaux, Collin signe non seulement un roman d’aventure à l’allure de conte fantastique, digne de Borges (qui, rappelle Collin, « préférait de loin l’oubli à la mémoire »), mais aussi un récit profond et philosophique d’une grande poésie. Cet étonnant éloge du rêve, teinté de lyrisme mélancolique, prône l’importance de se perdre dans nos labyrinthes de constructions oniriques, pour mieux se (re)trouver.

 

Tel Aviv, 25 avril 2013

 

David Collin, Les cercles mémoriaux, L’Escampette Éditions, 2012.

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