1

Louise Dupré, Plus haut que les flammes

 

Ton poème a surgi
de l’enfer

un matin où les mots t’avaient trouvée
inerte
au milieu d’une phrase

un enfer d’images
fouillant la poussière
des fourneaux

et les âmes
sans recours
réfugiées sous ton crâne

c’était après ce voyage
dont tu étais revenue

les yeux brûlés vifs
de n’avoir rien vu

rien
sinon des restes

comme on le dit
d’une urne
qu’on expose

le temps de se recueillir
devant quelques pelletées de terre

car la vie reprend
même sur des sols
inhabitables

la vie est la vie

et l’on apprend à placer
Auschwitz ou Birkenau
dans un vers

comme un souffle
insupportable

il ne faut pas que le désespoir
agrandisse les trous
de ton cœur

tu n’es pas seule

à côté de toi
il y a un enfant

qui parfois pleure
de toutes ses larmes

et tu veux le voir
rire
de toutes ses larmes

il faut des rires
pour entreprendre le matin

et tu refais ta joie
telle une gymnastique

en levant la main
vers les branches d’un érable
derrière la fenêtre

où une hirondelle veut faire
le printemps

il y a cet enfant
que tu n’attendais pas

arrivé avec ses bronches
trop étroites
pour retenir la lumière

cet enfant né de la douleur
comme d’une histoire
sans merci

et tu le regardes caresser
un troupeau de nuages
dans un livre en coton

en pensant
aux minuscules vêtements
des enfants d’Auschwitz

à Auschwitz on exterminait
des enfants

qui aimaient caresser
des troupeaux de nuages

leurs petits manteaux, leurs robes
et ce biberon cassé
dans une vitrine

cette pauvre mémoire
à défaut de cercueils

et les visiteurs
en rang serré
sous l’éclairage artificiel

tandis que tu attendais

le corps ployé
comme si le monde tout à coup
s’appuyait sur tes épaules

avec ses biberons cassés

car les enfants d’Auschwitz
étaient des enfants
avec des bouches pour la soif

comme l’enfant
près de toi

sa faim, sa soif
et des promesses que tu tiendrais
à bout de bras

s’il ne s’agissait que de toi

mais ici c’est le monde
et sa folie

puanteur de sang cru
et de chiens lâchés
sur leurs proies

même quand tu refais
ta joie
telle une gymnastique

ou une prière
sans espoir

il y a des prières
pour les femmes
sans espoir

 

 

Montréal, © Éditions du Noroît, 2010
© Éditions Bruno Doucey, 2015  




Patricio Sanchez- Rojas, Journal d’une seconde et autres textes

JOURNAL D’UNE SECONDE

 

1.

Je viens d’un pays
qu’on ne saurait
décrire sans
le regard du pélican.

 

2.

Un pays
où la nuit est
éternelle, ainsi que ses lacs
et ses montagnes.

 

3.

Un pays fait de lumière
et de pain frais,
d’arbres au visage
de colibri.

 

4.

Je viens d’un pays où
tout est arome,
bruissement des yeux
et volcans en furie.

 

5.

Un pays que mes mains
transportent comme
je transporte
la vie sur les carrefours de l’exil.

 

6.

Un pays de fleurs
et d’arbres
en feu.

Un pays
où les vagues de l’océan 
aimantent
le soleil à l’aurore.

 

7.

Un pays
en forme de poignard,
telle une braise
brûlante dans la poche.

 

8.

Je viens d’un pays
qui habite dans une montagne,
de cuivre et d’or frémissant.

 

9.

Je viens d’un pays
lointain
que seule ma voix
et mes tempes
pourront reconnaître.

 

 

 

PAQUEBOT DU PACIFIQUE

J’ai tout perdu
dans un grand paquebot du Pacifique :
un astrolabe, un cadran solaire, une poignée de pièces
en or,
ainsi que quelques lettres anciennes,
écrites par une femme
que je n’ai jamais oubliée.
J’ai aussi perdu une valise en cuir,
qui était presque une partie de ma maison,
mon ombre, celle qui ouvre mille portes
en même temps, la moitié
d’une couronne du soleil.
Aujourd’hui, il me reste le sable chaud
qui loge dans mes poches,
quelques cartes de navigation et
cette odeur d’iode que mes narines sentirent
–si je me souviens bien-, un soir
d'hiver
dans le port de Buenos Aires ou de Valparaiso.

« Terre de feu suivi de Nuages » (Domens, 2013).

 

 

PENELOPE

 Je te l’ai déjà dit,
tu possèdes les yeux
de l’hirondelle,

mais le monde
est bien plus lourd
qu’une guitare.

                       *

Il est dimanche
à cet instant précis,
les villes éternuent
dans les cloaques
invisibles de l’aurore.

Demain il fera beau
dans les pattes
de la mouche,

et mon amour
prendra feu
au seuil
de nos adverbes.

                       *

La mer a balayé les arbres
de cendre et les rochers
flottent maintenant sur les vagues

telle une pieuvre
dans les constellations
amères de nos doutes.

                       *

Je préfère oublier
les journaux
emplis de colère,

tandis que je vois passer
le tramway
dans le cercle
secret de ma névrose.

                       *

Un jour nous verrons
les places
vides où agonisent
les pélicans de sel,
heureux de ressembler
à un cadran immobile.

                       *

Il faudra essuyer nos chaussures
sur le paillasson
de l’aurore,
même si toi, Pénélope,
oublies
de tricoter un magnifique
pullover en l’honneur
de ma mélancolie.

                       *

Je reste donc ici
à feuilleter les annuaires
des pommiers
avec mon monocle en saphir
et mes cheveux de comète.

                       *

Cependant, tes mains
m’éclairent de camphre
lorsque le soleil murmure
sa musique d’horloge.

                       *

Je ne sais pas si le pommier
brûlera au fond des affluents,
mais il est temps d’ouvrir les portes
des anciens calendriers de l’équinoxe.

                       *

Les nuages ressemblent déjà
à une minuscule grappe de raisin.
Semblable à celle
que les acropoles ont érigée
sur les fenêtres d’Ephèse.

                       *

Je laisse ici les clés
de notre exil pour que
les apôtres ou les oracles
questionnent un jour
les miroirs à jamais vides.

                       *

Personne ne pourra
donc nous reprocher
d’avoir oublié les astres,

Les seuls
survivants de la mémoire. 

 

« Terre de feu suivi de Nuages » (Domens, 2013).

 

 

Présentation de l’auteur

Patricio Sanchez-Rojas

Patricio Sanchez Rojas est poète, enseignant, traducteur et animateur d’ateliers d’écriture. Né au Chili, il passe son enfance à Talca et à Valdivia. En 1977, sa famille est expulsée du pays et s’installe à Paris. Il travaille à l’Institut Claparède de Neuilly et dit ses poèmes au Centre Pompidou. Il poursuit ses études hispaniques à Montpellier et à Madrid. Naturalisé français en 1993, il séjourne quelques années aux États-Unis.

À son retour, il enseigne l’espagnol en collège, au lycée et dans les universités de Nîmes, Avignon et Montpellier. Ses poèmes figurent dans diverses revues de littérature et anthologies françaises, hispanophones et italiennes. Il a reçu de nombreuses récompenses littéraires au Chili, en Espagne et en France. En 2014, il participe au Festival Voix Vives de Toledo, la même année il rejoint l’équipe des animateurs du Festival Voix Vives de Sète. Il est membre de la Maison de la poésie Jean Joubert de Montpellier.

© photo Isabelle Poinloup




Charles Akopian, poèmes extraits de L’Aube a cassé son ongle

 

C'est comme battre un cœur
En neige,

Il reste toujours la main

À rendre humaine,

Cette main à prendre

Ou tendre contre le malheur
Pour capter les coups de feu,
Détruire la fourmilière.

C'est comme un cœur qui bat
En guerre contre l'inacceptable.

 

*

 

Comment parler du regard,
De ce qui dure en lui,

De ce qui s’éternise en nous,
Lorsque ce regard,

Entre promesse et refuge,
Se fait l’écho d’un oasis

Que nous n’atteindrons pas,
Les yeux brûlés par le désert ?

Nous conjuguons l’intraduisible
Et la maîtrise du vertige

En regardant les fleurs s’ouvrir,
En dévoilant leur dictée.

L’oiseau en cage
Épuise les métaphores,

Comment dire d’un regard

Qu’il sauvegarde la coïncidence ?

 

*

 

Derrière une goutte,
Combien de profondeurs,
Combien de troupeaux,
De vols d'oiseaux blancs
Brisant la coquille ?

Flambée, dirait-on,
De forts tremblements
Ou bien de banquises
Livrés au regard

Privé de paupières.

Au cœur de la goutte,

Les nuées s'éveillent,

Des grains de mémoire

- Témoins ou doublures -,
Hissent le rideau.

 

*

 

Allées et venues sur scène,
Danses en cercles ou en rangs,

Quelque chose comme une mer
Regarde et lance la percussion,

Une fugue jouée dans le noir,
L'envie de tréteaux et de marches,

Est-ce le magma qu'un créateur piétine,
Ou simplement

La mécanique du vivre ?

 

*

 

Où commence la mise à flot,
Dans la tête ou sur la page ?

Dans l'eau puisée du désert
Ou dans ce temps où survivre
Défie les parages du vivre ?

Inhabitables sont les désirs

Qui veulent ressusciter les veilles.
À la frontière, la requête est veine.

La marge roule son tapis
Dès lors que le mot de passe
Se perd dans l'ombre.

Mais au-delà de l'incubation,
Comment dire la capture

D'un coup de vent entre les côtes ?

 

*

 

Inutile de laver les fresques,
L’amnésie chérit les voyages
En apnée.

Des pans de sève sommeillent,
Une fanfare cherche à fouler
Les planches,

Inutile de nier son moi,
Le papier absorbe le bois
De la charpente.

Pour un été de note claire,
Choisir la bergerie

Dont les pierres supportent
L’oubli.

 

*

 

La nuit,

Sur la terrasse,

Les distances s'égouttent,
Accrochent le regard

À l'éveil des étoiles,

L'absence de bruit ajoute

Au jeu de pistes

Une inquiétude comme un râle,

Les yeux déminent l'invisible,
Sans limites

Dansent les pensées,

Dans la nuit,

Repriser le temps maille la vie
Et n'a rien d'esthétique.

 

*

 

Pas d'écriture,

Juste un foyer de braise
Entre les lignes,

Place au corps, au drapeau
D'herbes et de lettres
Farcies de nuit.

Les feux de joie sautent
Les lignes et s'éparpillent
En énigmes,

Pour une voix

Qui lance ses anneaux,
Combien de galaxies
Livrant leurs secrets ?

 

Textes inédits extraits de « L'aube a cassé son ongle ».

 

 

 




Thierry Roquet, les jours d’enfance, confusément, etc.

 

1- les jours d’enfance, confusément
des êtres chers nous ont quittés
d’autres sont arrivés c’est ainsi
ils sont de plus en
plus lointains
ces jours d’enfance
il n’est nullement question de les lier
à un bonheur perdu - ce serait un mensonge
on les a longtemps
ignorés mis
de côté
cadenassés sûrement
croyant n’avoir strictement
rien à tirer
de ces jours-là
mon passé, ma mélasse
ma chambre à l’étage
haut cerisier du jardin
chemin poussiéreux
nos vélos sur les gravillons
deudeuche bleue de ma mère
regard froid de mon père
bouille cabossée de mon frère
les longs dimanches d’ennui
et tout le reste qui ne fait pas une vie
mais
le temps file à une allure
on a déjà vécu pas mal d’années
on sent confusément qu’il est peut-être temps
que quelque chose
des images parfois des sons ou des odeurs
peut-être aussi un peu de nostalgie
ce d’où je viens
contre l’inexorable
contre l’image en négatif
contre moi-même
ce n’est qu’une porte légèrement poussée
entrouverte
qu’une oublieuse mémoire peine
à retrouver
on se dit oui il le faut
pourtant
oui on peut y remettre
un peu d’ordre
à présent
avant qu’un cycle ne
s’achève
avant qu’il ne soit trop tard
tout simplement
mais ce n’est pas si simple
vraiment pas si simple
que ça

 

 

2- le sommeil est une solution comme une autre
elle aimerait dormir
ne rien faire d’autre
que dormir
me dit-elle
dormir toute la journée
et ne penser à rien
et disparaître sans faire de vagues
c’est une autre façon de dormir me dit-elle
car ces vagues ont
trop de nus vertiges
trop d’insistances
et trop de tentatives
me dit-elle
c’est comme ça que
son corps que
ses pensées se font douleurs
intimes
et c'est comme ça
depuis l’adolescence
vomir
depuis toujours
vomir
j’en ai marre me dit-elle
mais
elle nous aime
elle ne nous oublie pas
elle me raconte même parfois
un rêve érotique
dans lequel je la désire
encore
&
puis tous ces cauchemars
contre lesquels
je ne peux décidément
rien contre lesquels
elle n’y peut rien contre lesquels
la vie se contente trop souvent
du strict minimum
il faudra vous y préparer me dit-elle

 

 

3- le wagon de tête (décembre 2011)
Nous aurions un chien
ça n’irait pas plus mal
moi je me chargerais de le caresser
et tu pourras le faire aussi
lui se chargerait d’aboyer
on lui montrera comment faire
s’il ne sait pas
s’y prendre avec douceur
il viendrait se blottir près du lit
ah oui ce chien je l’imaginerais bien
au pied du lit
de ton côté ou du mien
c’est comme tu veux
bon ok plutôt du mien alors
pendant que je lirais quelques pages
d’un poète qui finirait
de me remplir d'amour
un truc qui y ressemble et rassasie
et tu t’endormirais
shootée comme à l’accoutumée
sans sexe ni tendresse
en rêvant dieu sait quoi
d’en finir
d’un ailleurs
de ton père
d’hommes plus virils que moi
d’une autre vie
en somme
depuis le wagon de tête de
l’Orient-Express
sans me dire si
j’y suis à bord

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Thierry Roquet

Thierry Roquet Né en 1968, à Rennes. Vit à Malakoff, banlieue parisienne, depuis 16 ans. Avec squaw berbère et singe miniature au banjo. Boulots alimentaires, type télémarketing.

Bibliographie sélective

  • Comme un insecte à la fenêtre (Gros Textes / 2011),
  • Le cow-boy de Malakoff (Pédalo ivre / 2014),
  • Pleines lucarnes (avec FX Farine) (Gros Textes / 2016),
  • Luberon-Malakoff, chroniques électroniques (avec Hélène Dassavray) (Gros Textes / 2016),
  • L'ampleur des astres (Cactus inébranlable / 2016).

 

© photo Isabelle Poinloup




Bernard Block, choix de poèmes traduits par Elizabeth Brunazzi




Journal d’une guerre, de Mérédith Le Dez

Journal d’une guerre est le troisième livre de l’auteure publié aux éditions Folle Avoine. On est impressionné, avant même de l’ouvrir, par la beauté de l’objet : la couleur de la couverture, le papier… L’éditeur utilise encore la typographie au plomb, ce qui est devenu plutôt rare.

Mérédith Le Dez vient de mettre un terme à l’aventure MLD (la belle maison qu’elle a fait naître et dont il a été question dans ce magazine, à l’occasion de la parution du recueil de Dominique Sorrente notamment, C’est bien ici la terre, en 2012), mais elle n’en a pas fini avec la poésie, fort heureusement.

Dans ce Journal d’une guerre, tout est guerre, jusqu’à la jonquille qui poignarde l’hiver. Mais la guerre est surtout intérieure. On pense évidemment à La Guerre Sainte de René Daumal. Et pas seulement à La Guerre Sainte. Aux lettres qu’il a écrites aussi. Celle datée de mi-octobre 1932, adressée à André Rolland de Renéville par exemple : « Ce n’est pas le cœur qui est trop jeune, c’est la tête qui est trop vieille. Si nous étions du même âge, dans mon bateau, si nous étions tous des sauvages, dans ma carcasse, les beaux miracles que je ferais ! » Les hommes dont nous parle Mérédith Le Dez sont ses propres pensées, ses doutes, sa volonté de croire encore, d’avoir confiance en ce qui vient. Certes, en apparence, ce n’est pas l’auteure qui s’adresse à nous :

 

Je ne suis toujours pas mort aujourd’hui

 

C’est un homme qui, à la tête de ses troupes, ne se souvient plus de la raison du conflit ; mais c’est elle néanmoins, elle aussi. Lui nous raconte la boue, les blessures, les amputations ; elle évoque ce qui se joue au plus profond de son être.

 

il y a dans mon crâne
des officiers ivres et blêmes
des sergents affamés
et la cavalerie des fantômes
qui se cherchent une épaisseur
une laine même mitée
à mettre sur l’épaule des nuits

 

La mort des soldats renvoie à notre vide intérieur, à la nuit et au désert intérieurs, à notre sentiment d’être anéanti ; les tranchées et les baïonnettes, à la guerre qui se joue en nous et à cet ennemi que nous sommes, qui nous empêche d’avancer.

René Daumal aussi, dans La Guerre Sainte, parle de la « multitude des ennemis » qu’il héberge au plus profond de lui : « Il y a des traîtres dans la maison, mais ils ont des mines d’amis ».

D’autres ponts peuvent être jetés entre les deux poètes. Quand Mérédith Le Dez écrit 

 

et puis tout à coup
arrêtés au bord du monde
frappés de stupeur
ils furent
mes soldats
mes doux soldats bruns
mes brutes rompues
à tous les crimes
penchés sur le spectacle
de l’horreur
et avec eux je tremblais
nous étions
face au miroir

 

nous ne pouvons nous empêcher de penser que la métaphore du miroir est présente aussi dans le texte de Daumal : « […] il faut être soi-même, et aimer se voir, tel qu’on est. Il faut avoir brisé les miroirs menteurs […]. Et cela, c’est le but et la fin de la guerre, et la guerre est à peine commencée, il y a encore des masques à arracher. »

Cependant dans Journal d’une guerre, l’horreur à l’extérieur, reflet de ce qui se joue au plus profond de nous, occupe une place centrale. Le poème de René Daumal a été écrit au printemps 1940, alors que la guerre faisait rage, mais René Daumal tourne le dos à cette guerre, pour se concentrer sur son intériorité. Les yeux de Mérédith Le Dez, eux, vont et viennent de l’un à l’autre. En cela, les deux poèmes sont très différents. On pourrait être tenté d’ajouter que, contrairement à René Daumal, Mérédith Le Dez n’entend pas les bombes siffler au-dessus de sa tête. L’époque est certes bien différente. En apparence tout du moins. La guerre fait rage encore. La liste des pays en guerre est longue sur plusieurs continents. Et certaines de nos usines sont encore des usines d’armement. Mérédith Le Dez parle de ces conflits qui naissent ici et là, font le tour du monde inlassablement.




Ping-Pong : LA DERNIERE OEUVRE DE PHIDIAS de Marilyne Bertoncini

 

ICI UNE LECTURE PERSONNELLE

UN BROUILLON SUR PAPIER BLANC

 

 

« Nous avons l’art pour ne pas mourir
de la vérité. »

NIETZSCHE

« Je sens qu’il va falloir s’occuper
de quelque chose d’élevé. »

 

GOGOL

Lire fait écrire, mais quoi ? Une avenance, une innommabilité.
Un pas devant, un pas de côté, et j’avance
Fantôme radieux
Le poème seul sait faire tourner la tête du lecteur. Le poème déjà – le même – est
ailleurs à accomplir un autre travail. Et je lis en lui. Vers contre vers, c’est cela. À ne
pouvoir conclure, on poursuit. Et ce matin, le camion démarre en trombe. Petit
camion d’épicier.

C’est un film assurément : apercevoir un lecteur de si près s’éloigner. C’est un film
pour moi. Je ne vois pas autrement ni ne lis sans voir, sans aller quelque part,
bienvenue l’infini. Je me voyage beau temps, mauvais temps.

Ici, non pas comme je l’ai pensé, mais comme je le vivrai : lire un livre avec son
immense.

Puisqu’ils vivent en dehors de moi, les mots se cherchent un corps pour y semer leur
âme et y cohabiter, escorté de voeux.

 

*

 

C’est assis au volant que je mets la lecture en voie
Je ne lis jamais seul, je lis le devant
Le paysage dépassé, je relis
Si le ciel est droit, la route trouve le chemin fin
Il n’y a pas d’habitude à prendre avec une lecture : s’assoir, et filer avec son fonds
Jamais le même lieu, la même neige près d’un arbre d’hiver
Si je lis, je parle des objets, des images, des lettres
Surtout la langue française, je conçois à la réapprendre
Avec les mots du poème
J’en accepte les défauts, leur génie
Et votre Phidias, Marilyne, attend d’être aperçu pour faire entendre sa voix

 

Il ne le savait pas, qu’il passerait à l’écrit privé, à l’éphémère à l’éternel
Il lisait, lui, dans les veines du marbre, les veines de l’eau ne brouillaient rien
Il a connu les pluies pleines, les longues marches au désert
En fait, on ne sait pas
Un jour, il a perdu la vue, il a touché l’instant avec ses mains, et il a sculpté
Dans le blanc
L’adorable beauté

[...]

Le camion, tiens
Il s’arrête
J’observe à droite les traces laissées par une question : Et pourquoi la poésie ?
Et pourquoi celle-ci, et pourquoi pas celle-là ?
Je réponds : pour nous tenir droit
Dans l’obscurité
Pour être la colonne qui prend racine dans l’air
D’une même coulée que l’élan
Du marteau du burin

[...]

Le camion, tiens
Il repart
Tranquille
Je me lasse de réfléchir
J’entreprends ma lecture au plus près du vide
Je pose un doigt lent sur le commencement, et je lis ici :

Phi-dias

Dans l’îlot clair découpé par la lampe
au creux de la ténèbre où ma pensée te cherche
Je trace la caresse
de ton nom

 

Nuit, la nuit
Dès alors, je sais
Que la suite s’écrira au moment de la lecture en ces pages d’un livre :
LA DERNIERE OEUVRE DE PHIDIAS

[...] [...]

Et le camion se remet en route
Il ne gêne rien de l’instant lent, il file toute allure
Je suis libre enfin, je ne crains guère la magie des mots
Je suis parmi les morceaux choisis d’une biographie
Dont on ignore presque tout
Sinon les siècles qui en ont fait un parmi les siens

 

Je vogue tout autant que je marche avec la vitesse atteinte du véhicule
Au loin, l’histoire déploie ses images reines – ô mes Reines !
Et se déplie dans mes mains encore je touche la paume fine d’Athéna
Je vois – ô je vois ! – mon dieu en exil, il est pour moi
Pourquoi celui-ci et pourquoi pas çui-là ?
Celui-ci puisque je l’imagine
Je le lis ainsi
Je me lie à lui
C’est moi qui vois parmi les noms cités tout au long du récit
Les années gagnées, fournies en éternités, ceux-ci :
Pline l’Ancien, Pausanias, Zeus, Olympie
Il n’y a pas d’image sans nom, pas d’amour sans histoire
Et tout sculpteur aura aimé jusqu’à en être condamné, jusqu’à en être exilé
C’est ce qu’on lit dans les biographies, entrailles offertes aux pillages
Aux corbeaux, aux noirs pelages des nuits hantées

[...] [...]

Nuit, la nuit
Le camion s’élance de nouveau
Je ne sais rien de sa lancée, je me dirige, je crois, vers l’île de Lemnos
Je n’ai qu’un seul dieu, il me faut voir le plein des cieux
Le plein des visages roulant au-dessus des essieux du temps, et filant encore
Et bravant le mystère, vers ce qui me rendra à moi le réel
Taillé dans le marbre, Phidias achevant sa dernière oeuvre :
Mon propre visage de lecteur posé à portée de main
Souverain

[...]

Camion épicier
Il s’arrête, j’en descends, je ne suis plus le même, comment continuer ?
Je reprends ma lecture, aussi le paysage s’impatiente, une ombre face à la mer
Phi-dias ! Je t’aperçois dans le ciel palpitant
Je laisse le poème dire, je me tais, le camion s’éloigne, je suis le visage qui te cherche
des yeux, et serai celui qui te trouvera, car tu es déjà au creux de ma tête

...

...

La mer :
La mer :
Deux syllabes d’enfant
Je ne me souvenais plus
Je me retrouve ici je suis celui qui t’appelait
Depuis des siècles je suis celui qui était
Un enfant vivant
Parmi les siècles
Et l’enfant t’a reconnu

 

Tu es Phidias, moi t’appelant
Toi qui me nommes
depuis le plus lointain paysage
Phi-dias, deux ailes t’emportent et meublent ici mon ciel de Tourelle
mon fleuve de Gaspésie, ciel fidèle, mouettes au vent
Oh certes ! tu te prendras au piège des signes de celle qui te crée
Qui te traque Phi-dias
Mer et falaises t’abritent
Entends celle vers qui tu t’amènes :
Toi – ô toi –, tu froisses la soie tiède de l’immense joue bleue du crépuscule
Tu touches ici à l’immensément
Et moi, je quitte tout pour te rejoindre
Je ne me perds jamais
Du fond des eaux, je suis celui qui relève l’obscur
Phi-dias ! rappelle-toi, je suis l’enfant qui n’a pas péri en son enfance
Je suis celui le terrifiant
Celui de tous les miracles
Je te suis à la trace, solitaire
Camion navire bateau croiseur
Je m’adjoins les hautes figures des dieux
Je suis d’eau tel je suis des fonds abyssaux
Et telle celle qui te crée, je suis celui qui te trouve
En mes mains familières comme des feuilles au vent
Phi-dias ! Phi-dias !
Quels cris sous la pierre, arbre ou oiseau
Aucun
Je suis là comme j’y étais
Elle et moi, auteur lecteur :
Précieux voyageurs
Témoins

 

*

 

Phidias, tes sculptures
Des noms comme des insectes, des fossiles
Des noms avec leur intime secret
On ne sait rien
Des sculptures disparues
Colonnes, merveilles du monde coupées au couteau
Qui sait ce qu’il faut oublier
L’enfant crie ce que le cri peut faire
Lui ici l’évadé du désastre
Des roses de mer, il en redemande sur un air de piano
Noir

 

Texte, poème, pages font lire en angle tout
L’oeil cubique

 

*

 

À propos
Il y a la sculpture s’il y a le marbre
Et les veinures du blanc
Et s’il y a le mouvement
Il y a les membres des corps à voir
À Pompéi
À la cime du cri
Et là, l’enfant se tient
Il est celui qui a vu
Enlacées, les amours éperdues
Celui qui a vu l’éternité se coucher à la vue
1969 est la date de son regard
L’enfant s’avance de près avec ses 19 ans
En poche : l’océan Atlantique et ses montagnes
Et derrière : le village : Les Éboulements
La baie des Escoumins, le golfe du Saint-Laurent
Encore, en poche : une pierre blanche des Amériques, une pierre innue
Et le voilà devant les murales de Pompéi
Il se penche sur le rose des chambres, sur le bleu des salons
Il regarde
Il voit les membres des momies, les baisers non encore achevés
Il le sait : les corps s’empoignent pour aimer l’Éternité
Par-delà la sculpture, le réel, la lave scelle l’instant
La mise à mort est accomplie
Pour l’enfant
Qui s’agenouille pour toucher le poème
Et Marilyne, vous l’écrivez :
Momies de Pompéi
Muettes abandonnées à la cime du cri

Dans la chambre murale
À la cime, oui
Couchés par terre les corps
L’âme intérieure
Et l’enfant venu de si loin, le ventre noué
Il dit : ils se sont aimés
Il dit : l’amour n’a aucun défaut
Et toujours, l’enfant entend la voix qui crie dans le marbre
Et pour toute sculpture, une voix
Il entend : « J’aimerai quiconque entendra que je crie que je l’aime. »

 

Membres et baisers cela lui suffit
À Pompéi
Et Phidias crie : Elle est annoncée
Quoi ?
L’Éternité !
C’est l’amour
Emmêlé au soleil !

 

*

 

Oh ! silencieux appels
L’histoire un pas [...] l’histoire un nom
L’enfant entend tout
Des grandes oeuvres sculptées
Il n’y a pas de silence sans bruit
Tu te nommes Loth
Tu te nommes Méduse, Orphée, Ménades
Et tous crient ton nom, Phidias
Sans se lasser
Car tu es celui qui fait, celui qui touche
Qui magnifie
Aucune île n’est sans toi, Phidias
Si l’on te cherche, on te trouve
Au café des aveugles, les chaises renversées sont du vacarme
Les regards jettent leur vision au-dessus des frontons
Des conversations se mirent dans la mer
Sur la plage les vents viennent pour repartir sevrés
Marée haute marée basse
On ne cesse de se rappeler
L’enfant à vélo
Et fleurs et ogives
L’enfant sème cruel, de l’inexorable
Mortel, il sème d’humides étincelles de doute
Ne reste que l’immortalité des voilures du marbre
Des gestuelles, des croyances
Des images, des dieux
Des prières adressées
Ô vie ! reste en moi !
Et l’enfant embrasse ses propres mots découverts au hasard des jours
L’enfant crie : je crois au matin ! je crois au midi ! je crois au soir !
Et devant les feux, pleine noirceur : je crois en moi !
Et Phidias le rejoint le prend dans ses mains
Le lave de la boue, le sculpte de tempêtes, de poussières
De mémoires

Qui es-tu toi qui lis le poème
Qui t’abreuves à la source des mots
Qui lis les dessins
À la conquête de la surface ?

Phidias présent
Phidias imaginaire
J’avance tremblant sur le sable
Je quitte l’île de l’exil
Je te sais ailleurs
L’exil n’est pas pour le juste
Phidias tous mes gestes sont appris de toi
Rien n’est si tu n’es pas dans ma lecture
Rien n’est si je n’écris pas te lisant
Et te lisant je te vois toi qui déjà est venu vers moi
Toi qui m’as touché de la main pour m’apprendre le dessin à signer
Si j’écris, tu te sers de ton souffle
Si j’écris, tu ne fuis pas aussi loin que je le crois
Si j’écris, rien d’autre
Les sons ne sont plus qu’indistinct crépitement d’insectes et jeu d’enfant
Phidias !
Je lis une seule la parole qui en appelle de toi
Je lis :
Saisis donc
Phidias
Le tronc tordu du pin
Phidias !
Hisse-toi vers la main
De l’enfant qui t’appelle
Je lis pour crier ton nom
LE CRIER !
Pour t’exhorter à être Phidias né de Phidias
Pour te rechercher sous le blanc de la page
dans l’évanescence de l’écran

Encore
Je suis libre
De te regarder, de te faire renaître
Et je te vois, visage devant
Nature-sculpture
Je te lis dans tous les temps d’écriture
T’observe travailler
Statuaire, tu donnes de l’élan aux Hommes-dieux
De la grâce aux Déesses vues, imaginées
Phidias, je t’imagine puisque je te vois

 

Dans le fin liséré d’or
De la porte entrouverte

Dans le fin réseau rouge
de la vigne de mer

Car te voir
C’est aussi savoir que
Les lieux m’échappent
Et que saurais-je si dans l’aujourd’hui
Ça ne saurait être
Ostende
Ou Brighton :
Je saurais l’absence

Et l’on me dira que l’eau trouve son chemin toujours
Et le chemin sa maison
Et lisons ici, telle :

cette maison surgie des valves de coquillages
dont l’escalier s’enroule
     si étroit que des épaules on touche les parois

Encore quoi ? Le véritable fait :
Entre les pauses de l’écriture : quoi ?
De l’écriture

Ô EXIL !
Vers toi je file pleine allure
Côtoie jardin et dunes
Argent bleu et or vert
Qui meublent les phrases
En rires d’hirondelles
S’envolant

Ô EXIL !
Là où je vais je demeure
Là où je m’abandonne
Je nomme le mot dieu
Je nomme le mot humain
Je prends de vitesse le regard qui cherche paysage en train
Je ne cherche plus la matière, je suis
Matière
Dessin originel

En la ténèbre

 

Me voici :

remontant de la pierre
du fond des âges d’avant l’homme
d’avant toute chose

Je suis du plus tard
Du futur je suis signe[...] Phi-dias ![...] Phi-dias !
Toi qui exposes la lumière des mémoires
Le noir-nuit
             beauté et magie
Femmes-ventres femmes-pleurs femmes-coeur qui accourent
Fil de laine et fil lien
Et matière et langage
Phi-dias ! Phi-dias !
Tu exposes toi dans l’enceinte, mage
Pour parler
En poésie
Et tu es partout en mouvement dans tes dessous
Tu racontes en robe-mots robe-images
Les marbres blancs des musées
Y montres ta modernité
Tissée d’heures à merveille

[...]

Phidias ! Phidias !
Puisque tu es écrit
Puisque tu es le lointain
Toi l’infime mouvement
Toi tu restes
Pour que je te rejoigne
Et que je sois celui que ne te servira pas
Et que je sois celui qui marche comme l’on danse
Phidias ! Phidias !
Tu te demandes d’où je viens
Et je suis celui qui va
Camion navire bateau vent voiles mots
Phidias ! Phidias !
Je viens de la Voix
De l’éclat de tes robes de marbre
Du dessous des poussières
            et blanches et noires tes mains souillées
De l’odeur des images

 

Des pains, des pigments
Des outils, des ciseaux, du labeur
Je viens d’où je vais
Te rejoindre : exil et atelier
Je file, je voyage parmi les heures
Parmi les oracles que les dieux cachent dans la nature
Phidias ! Phidias !

Je t’attends, je t’attends !
au brûlant soleil
de l’été

[...]

Alors quoi ? [...] Alors que tu enseignais les fils et les moies de la pierre
faisais toucher la chair au grain subtil des marbres
de Chio, de Penthée ou Paros

je dessinais des visages
j’avais 15 ans
tu étais là, et tes sculptures de l’île d’Égine
d’un atelier l’autre tu étais là
devant fées et chasuble d’enfant
fusain noir
à la main

 

*

 

Puis, il a été dit :
Un soir
On attendit en vain
le retour de Phidias

Puis, il est dit :
Sur l’arbre
une cigale
cisèle le silence

Encore, on l’attend
Et l’on se jette nu ainsi
Dans le bruit des choses vivantes
Un chant du monde
Ici un haïku
Monte
De la Provence
On l’attend ! On l’atteint ! On l’entend !

 

D’un seul mot, on entend le Monde rugir
On l’entend surgir
Il est à emplir l’air du ciel, les poumons des mers
Il est mot émanant des sculptures perdues – ô plaintes ô mélancolie
Mot à vouloir noyer

L’appel

du vide

Mot seul ici :
             cri enfin
En choeur, hurlé du large
L’astre noir
             celui-ci, sorti de la nuit, nécessaire :
PITIÉ !
PITIÉ !
PITIÉ !
[...] Pour l’Humanité

Alors [...] À moi de n’ignorer rien
De me donner
À outrance
De m’épuiser
Dans l’existence même
Du poème
Et de sa mort
Pour l’Autre

Et encore, cette fois-ci :
Ô PITIÉ !
Ô PITIÉ ![...] Pour les siècles
des siècles

Ô Mers !
Ô Montagnes !
Ô Volcans !
Ô Ténèbres
PITIÉ !
PITIÉ !
...

 

Pour le Vivant
Ardent

 

*

*

 

Phidias ! Phidias !

[...]

FIDIA ! FIDIA !

[...] [...]

QUE FAIRE MAINTENANT
NOTRE LECTURE TERMINÉE ?
Déposer des mots sur le silence sans le blesser
Exhiber le sublime
               infiniment du dedans
               infiniment du dehors
Parcourir le monde habillé d’une vie à vivre
Poursuivre le travail par le poème armé
               des espérances inaliénables
Affirmer sa liberté
               affranchie de son ombre
S’arrimer au souffle éperdu du verbe
Puis s’adjoindre les hautes figures du feu
Croire à la lumière des fonds noirs
Entendre le tout de toutes langues
Et se reposer une musique à la main
               sûr de ses amours volées aux drames
               aux meurtriers des corps ardents
               aux paroles assassines
               coeur souverain
Est ainsi toujours vivant
               celui qui est à veiller.




Marina SKALOVA, Atemnot (Souffle court)

 

 

Atemnot (souffle court) est sûrement un livre sur la faiblesse et la beauté de la traduction. Dans la vie, Skalova traduit, écrit de la poésie, du théâtre, des textes sur la littérature, entre autres choses sans doute. Elle passe une grande partie de son temps en Suisse, entre autres pays sans doute.

Son texte est translingue. Marina Skalova se promène entre deux langues. Il y a l’allemand et le français, ses « langues de travail ». Mais il y a aussi je crois la langue absente, celle qu’elle dit « maternelle », qu’elle évoque sans la nommer ni en citer un mot. On peut dire que Skalova est née à Moscou en 1988. Que son livre commence par une citation d’une autre Marina (Tsvetaeva) qui disait : « écrire des poèmes, c’est déjà traduire ». Le reste lui appartient alors on n’en sait rien.   

Son livre est tout de même très francophone : par son éditeur (Cheyne), son introduction et peut-être même sa typographie. Chaque page commence par le texte en français aligné à gauche, et continue, plus bas, avec le texte allemand, aligné à droite. Curieusement ce dernier est en italique, peut-être comme pour faire pencher un peu ce qui est étranger ou pour dire qu’on doit le caresser pour mieux l’apprivoiser. Mais au fond, en traduction, il n’y a pas d’équivalence, la douce trahison se profile toujours, alors forcément l’équilibre se dérobe parfois.

Quelques refus de la traduction à la lettre et quelques emprunts à l’autre langue se nichent ça-et-là au creux du poème pour le rappeler explicitement mais au fond l’alchimie est plus profonde que la simple citation. Ici les deux langues sont un peu l’une l’autre, s’irriguent, pompent leur sangs que le poème rend compatibles, c’est le cœur battant  de « l’imagination translingue » que décrivait Steven Kellman. Si les mots « creusent un sillon » (p.23), c’est dans « les brèches », peut-être quand « la langue se fend » (p.22). Alors les noms communs allemands n’ont pas la majuscule d’ordinaire de rigueur et les verbes français sont parfois des noms communs.

Dans le poème de Marina Skalova, « la peau se poussière » comme « on se peau » chez Loïc Demey (Je, d’un accident ou d’amour, Cheyne, 2014). Elle s’arroge à pas de loup le droit de tordre ses langues, sans y aller trop fort, sans revendiquer, mais simplement parce que parfois, il y a besoin. Est-ce le corps qui veut parler ainsi ? Après tout la langue -avant d’être cognitive et culturelle (Skalova écrit toujours die Sprache, jamais die Zunge)- n’est-elle pas anatomique ? Le poème nous glisse :

 

« Le corps est une hache
qui s’abat dans l’ombre »

 

Atemlos, c’est le titre sous lequel les germanophones ont connu A bout de souffle, de Jean-Luc Godard. « - Los » en allemand cela veut dire l’absence, qu’on n’a plus, que c’est terminé, mais  « -not » cela veut dire qu’on a besoin, que l’on n’a presque plus, qu’il faut respirer. Atemnot, (le souffle court), est-ce le souffle qui est court ou celui qui court ? Marina Skalova nous souffle à l’oreille la beauté à la fois de ce moment-là et de ce mouvement-là : ceux des corps pris dans l’apnée amoureuse, dans le leurre des mots ou dans l’errance territoriale. Avec ses frictions, ses jeux et ses silences, c’est aussi une belle histoire.

 

*

 

 

 




Miguel de Unamuno, Berceuses

 

Miguel de Unamuno

 

Berceuses

 

L’un des événements majeurs de la vie du poète, romancier et philosophe Miguel de Unamuno (1864-1936) fut, en janvier 1896, la naissance de son troisième fils, Raimundo, atteint d’hydrocéphalie. Après de nombreuses tentatives pour stopper la maladie, il fallut se résoudre à une mort prochaine. C’est à ce moment-là qu’Unamuno décide de prendre soin à temps complet de Raimundo, en l’installant dans son propre bureau de recteur de l’Université de Salamanque à partir de 1900. Ces trois berceuses ‒ fort célèbres en Espagne ‒ datent de ce face à face qui durera un an et demi, Unamuno assistant impuissant aux atroces souffrances de son fils générées par la croissance continue de son cerveau. Raimundo mourut en novembre 1902.

Ces vers ont été recueillis dans le premier recueil de l’auteur : Poesías (1907).

 

YR

 

 

À l’enfant malade

 

Dors, petit bonhomme,
car le croquemitaine
emporte les petits
qui ne dorment guère.

Populaire

 

    Dors, fleur de ma vie,
dors tout tranquille,
    car le rêve de la douleur
est ton seul asile.

    Dors, mon pauvre enfant,
jouis sans chagrin
    de ce que la Mort te donne
en consolation.

    En consolation et en gage
de sa tendresse,
    de ce qu’elle t’aime beaucoup,
mon pauvre enfant.

    Elle viendra vite empressée
de te recueillir,
    celle qui t’aime tant,
la douce Mort.

    Tu dormiras dans ses bras
du sommeil éternel,
    et pour toi, mon enfant,
il n’y aura plus d’hiver.

    Plus d’hiver ni de neige,
ma fleur cassée ;
    elle te chantera en silence
une douce chanson.

    Oh, quel triste sourire
dessine ta bouche...,
    ton cœur peut-être
touche sa main.

    Oh, quel triste sourire
ta bouche dessine,
    que dis-tu donc en rêve
à ta nourrice ?

    À ta nourrice éternelle
toujours pieuse,
    la Terre où en sainte paix
tout repose.

    Quand le soleil se lèvera,
ma pauvre étoile,
    à l’aube disséminée
tu t’en iras avec elle.

    Tu mourras avec l’aurore,
fleur de la mort,
    la vie te rejette.
Quel magnifique sort !

    Le sommeil à n’en plus finir
dort tout tranquille,
    car la mort de la douleur
est ton seul asile.

 

                                                 

 

 

    Dors, mon cœur

 

Dors, mon cœur, dors,
    dors et repose,
dors dans le vieux berceau
    de l’espérance ;
    dors !

Regarde, le soleil de la nuit,
    père de l’aube,
par-dessous le monde
    passe en dormant ;
    dors !

Dors sans sursauter de peur,
    dors, mon cœur ;
tu peux te fier au sommeil,
    tu es à la maison ;
    dors !

En son sein serein
    source de calme
incline la tête
    si elle est lasse ;
    dors !

Toi qui supportes la vie
    angoissée,
à Ses Pieds laisse tomber
    ton angoisse ;
    dors !

Dors, car Lui de sa main
    qui engendre et qui tue
berce ton propre berceau
    désarticulé ;
    dors !

« Et si de ce sommeil-là
    je ne me réveillais... »
Cette angoisse ne passe
    qu’en dormant ;
     dors !

« Oh, c’est au fond du sommeil
que j’éprouve le néant… »
Dors, c’est de ces sommeils-là
que le sommeil sauve ;
dors !

« Je tremble devant le sommeil lugubre
    qui n’en finit jamais… »
Dors et ne t’angoisse pas,
    il y a un lendemain ;
    dors !

Dors, mon cœur, dors,
    le jour se lèvera,
dors, mon cœur, dors ;
    demain viendra…
    Dors !

Dans le berceau de l’espérance
    il s’est endormi…
Ma triste espérance aussi…
    Y aura-t-il un lendemain ?
    Dort-il ?

 

                                        

 

 

    Pendant que tu es réveillée,
ton âme dort,
et ton âme se réveille
quand tu t’endors.

    Dors donc, ma vie
‒ le sommeil est léger ‒,
dors avec ton âme en attendant
qu’elle ne se réveille.

    À travers tes paupières
quand tu t’endors,
je vois comme tes yeux
fixent une autre lumière.

     À travers ta poitrine
lorsqu’elle s’endort,
mon cœur sent le tien
qui s’agite.

     Avec mes bras pour tout berceau
aie confiance et dors,
car je voudrais voir ton âme
blanche comme neige.

      Dors, dors dans mes bras
qui te défendent,
donne, donne-moi ton âme
qui me protège.

      Pendant que tu es réveillée,
ton âme dort,
et ton âme se réveille
quand tu t’endors.
Dors !

 

(Traduit de l’espagnol par Yves Roullière)

 




Yves ROULLIÈRE, La vie longue à venir

 

 

 

La vie, longue à venir ?

« Voyons, Monsieur, le temps ne fait rien à l’affaire ! »

Nous avons tous en tête le face-à-face d’Oronte et d’Alceste au moment dérisoire du « sonnet », dans Le Misanthrope. Il retentit d’autant plus fortement en notre époque pressée d’accorder son clavier aux tables des librairies, d’abréger le laps de temps entre création et expédition du paquet. Partout on accorde de l’importance à l’impromptu et on soupçonne vaguement ce qui a exigé des années de patience de n’être qu’une œuvre de tâcheron.

La dimension combattive du livre paru chez l’éditeur rennais Atopia sous le titre La vie longue à venir s’associe à cette scène de genèse, spécialement à l’heure où le recueil, paru sous un format numérique en 2015 chez Recours au poème, prend toute son envergure sur le papier. La portée d’un tel contredit aux vanités du marquis est énorme : elle consiste à affirmer la différence de nature entre le temps créatif et le temps social, et à délivrer la poésie du paraître. La durée de composition n’a aucun rapport avec la qualité du résultat, et le faire-valoir n’atteint pas aux strates de l’être profond. L’œuvre demande au lecteur, au public, de déplacer son attente : il n’est pas là pour admirer un tour de force – en l’occurrence, Oronte se targue d’avoir pondu son sonnet en un temps record. A contrario, on dirait qu’Alceste fait l’éloge du temps long et d’une exploration sans résultat immédiat. Oronte se pique d’avoir écrit un poème : c’est déjà trop pour Alceste qui place si haut l’idée de poésie qu’il se met à entonner la chanson du roi Henri pour faire prévaloir le souffle, la passion populaire. Il revient avec fougue sur l’idée que le poème est un chant, et qu’il a pour objet la vie même. Non seulement son temps de composition est d’une autre nature qu’un temps comptable de nos exploits, aussi apparemment littéraires fussent-ils, mais surtout, la confrontation poétique – deux hommes se disant en face ce qu’ils pensent – est en passe de devenir une guerre.

C’est l’occasion d’une affirmation.

Là où quelqu’un tente de dire la poésie, toujours il doit en même temps se dire lui-même, dans sa vérité, et presque avec violence, rétablissant le mètre étalon de sa parole. On voit que c’est là, tout de suite, être en délicatesse avec le monde entier. Alceste l’assume.

Tout poème devient une profession de foi au moment de sa profération. Il s’entoure de forts axiomes. Le beau duel entre Alceste et Oronte est caractéristique d’une sorte de lutte de pouvoir autour de la légitimité poétique. On la trouve partout – et Yves Roullière le sait – aux lieux d’édition, de vente et de promotion de la poésie. Il y a aux alentours du poème, quand il va surgir, une suspicion singulière, une attente bien sûr, même une certaine méchanceté parfois entre poètes, qui dit à peu près ceci : à telle parole je joue ma vie, je n’accepterai pas que quelqu’un d’autre me la prenne à moins.

Si le rapprochement entre la poésie d’Yves Roullière et la scène du Misanthrope s’impose, c’est parce que La vie longue à venir s’éclaire doublement : comme un livre lui-même long à venir, pour des raisons parfaitement voulues par l’auteur, et comme une démonstration, une fois de plus, que la poésie a été guettée et prise sur le vif, en sorte qu’il ne peut être question d’en faire étalage. Sans doute un tel accent légèrement plaintif à l’endroit de la durée, elle qui reste si en-dehors de nos coutumes présentes, a trait à ce qu’elle vise : cette vie longue est bien celle dont nous attendons tout, au sein de la vie présente, une vie porteuse de sa propre énergie vivifiante, à la fois but et source. C’est une vie dont l’attente n’est jamais comblée.

La transcendance que ce titre insinue ne fait pas l’objet d’un saut, d’une illumination, d’une actualisation brutale par un verbe alchimique : le choix du poète est de laisser au temps lui-même la parole, l’inscription dans la durée devenant le signe d’une présence transformante.

Le poète garde l’amour intransigeant du mouvement, puis de l’arrêt brutal, formulé par une condensation des sens et de la connaissance. Cette énergique démarche est faite de gratitude, de sûreté : elle conduit quelque part. Elle y conduit d’autant plus évidemment que ce qui dépasse l’homme et inévitablement l’aimante a lieu dans la durée authentique : une attente jalonnée de poèmes écrits entre 1987 et 2014 – moments de parole captés parce que, par-dessus tout, au fond, le poète n’y peut plus rien, il ne se reconnaît presque pas « auteur » de ces surgissements, et c’est ce qu’il cherchait le plus intimement. Ce n’est pas un hasard si le papillon est un motif récurrent : l’errance colorée semble confirmer la lueur de joie entrevue au coin du regard.

De par son expression à la fois tragique et joviale, précise, serrée dans une forme attentive, extrêmement prudente et patiente, habitée par un souci de justesse et une rapidité de perception, la voix d’Yves Roullière se devait de porter à incandescence les espoirs d’une langue qui dise à la fois le tout de l’homme et son au-delà. Il ne pouvait se suffire des formules magiques de l’ésotérisme ou de la religiosité. Il ne pouvait s’agir d’une tentative de plus de forcer la langue à des oracles. Le poète connaît la nature, et sait qu’on n’échappe pas à la vérité des mots qu’on trace. Le temps de les poser sur la page, ils reviennent sur soi pour nous définir à nouveau, pour charger l’homme qui parle d’être ce qu’il dit. Plus qu’un écho, c’est une écoute. Au bout des mots, il y a Quelqu’un. La poésie se fait apostrophe. Elle s’adresse.

 

ô Dieu, regarde-nous, regarde
comme nous avons survécu
à notre froide misère

 

Ce faisant, le poème révèle progressivement en lui la grandeur cachée. Cette transcendance prend figure au milieu de la misère. Ce ne sont pas là des discours d’apparence. Il est soudain nécessaire de parler depuis une pauvreté active. Ce n’est pas un portrait en pied du Christ qui survient, ni l’une de ces claustra de mots dont la poésie est capable lorsqu’elle se veut spirituelle et enferme l’aspiration divine dans un vocable d’évidence religieuse.

L’élan premier est restitué dans sa force, jusqu’au tremblement de solitude, et il a fallu pour cela en rester à l’indispensable :

 

Que nous veux-tu ? Ici
nos regards se perdent en des autels
d’or et d’argent tout élevés
à ta gloire. Ici la Terre est en arrêt
devant une flammèche rouge et nous sommes seuls.

 

L’enfance qui rampe ou galope, la folie douce, les passions inavouables, les pulsions de mort, tout reste dans la rétine : persistance qui tient à l’assiduité d’un Dieu qui ne se lasse pas de revenir vers l’homme, de le regarder, jusqu’à reconnaissance mutuelle, en un étonnement premier.

Si, sans convulser, les poèmes portent en eux pareille tension, c’est à un émoi tenu d’une main de fer qu’ils le doivent. Cette violence de vie qu’on sent partout dans le livre d’Yves Roullière, relève d’une forme de résistance à ce qui oblige l’homme à s’incliner un peu trop[1]. C’est un sursaut contre le vil bourdon / qui allait et venait dans sa tête[2]. C’est la joie d’appartenir à une dimension qui nous excède, à des lumières sur ma nature morte[3]. Étonnement foncier, métaphysique, d’être une immense victoire[4], mais celle de quelqu’un d’autre :

 

       … sa voix
       si jeune et légère venant peut-être
       te dévoiler que cela, oui, cela
       que tu auras cru perdre à tout jamais,
       enseveli, te sera bientôt restitué.

 

 

 


[1] Celui qui espère, p. 45[2] Douleur nonpareille, p. 46[3] Nature morte, p. 33[4] Berceuses après la mort, p. 23

 

*