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Esther Nirina : Rien que Lune

 

Esther Nirina : Rien que Lune

(Œuvres poétiques)

(Éditions Grand Océan, Saint-Denis de La Réunion, 1998)

 

L’œuvre d’Esther Nirina, poète malgache d’expression française dont les poèmes se trouvent ici réunis en une édition collective, se veut l’“Histoire simple/ D’une blessure absolue”, celle de vivre et d’œuvrer dans la déchirure du Monde. “Sitôt né, le mortel se trouve inscrit dans les intervalles du Monde, de soi à soi-même, à autrui, aux choses ; et du Monde à soi” (Philippe Forget). L’existence est un perpétuel travail de remontée et/ou de passage du gouffre pour celui ou celle qui refuse la dilacération et l’anéantissement — l’aphasie. La femme assume peut‑être, en tant que telle, en tant que prolongement incarné de la Terre matricielle et génitrice, un risque plus abyssal encore.

 

Mais seule…
Une femme seule
Dedans son abîme sans fond
Monte une échelle invisible
Au rythme…
De sa silencieuse respiration.
 

 

ville Schoelcher, Arbre de la liberté. 

Elle ne doit compter que sur son propre “rythme” qui est sa “respiration” et le battement de son cœur, la scansion aussi de la “simple voyelle”, labile mais indestructible, qui naît de son souffle expirant puis s’enflant à l’orée de sa bouche. Et tout cela doit porter la voix jusqu’au mot, au mot nécessaire pour achever “la traversée”, pour unir “ici” et “là-bas”, pour atteindre “l’autre rive”.

 

À mi-chemin du pont
Où vacille l’image de l’autre
Trouvez-moi le mot
Qui mène à terme la traversée
Avoir ainsi pour premier jet
L’hybride né du langage
D’ici et de là-bas 

 

« L’autre rive » n’est pas l’outre tombe, « l’autre » n’est pas l’étranger mais « le livre sans écriture » , la face cachée et séparée du Monde, d’autrui, dont il faut assumer et réduire l’intervalle. Ô paradoxe ! Par le verbe et l’écriture. Et « la simple voyelle » , qui donne son nom au premier grand mouvement de l’œuvre, est douée alors d’une extraordinaire responsabilité : elle, qui distingue seule « l’amour » de la « mort » , est vouée à l’infini et incessant ravaudage de notre vie, tissée à égalité d’élan, de désir, d’osmose, de mouvement et de repli, de déréliction, de destruction. Cette « voyelle » tient et unit, tout en les disjoignant, les extrêmes ou les opposés- « la vie de mort » qui est une vie suractivée dans et par la mort, féconde dedans la vie. Le feu qui symbolise cette aliance déchire et sourit, il brûle et apporte la paix.

Sourires aux flammes paisibles

La vie de mort
Se filtre dans le creuset
Scrutant la trace des trames
Elle ne défend pas une cause
Mais la cause demeure dans sa voix 

Mes filons brûlent de ce feu-là. 

Telle est l’humble transcendance qui naît de l’essor humain, de son feu vif et pâle, “respir” et rythme d’un cœur‑&‑âme vivant comme une tenace respiration qui maille et parle. Mais Esther Nirina veut croire aussi en celle qui descend des cieux, en la transcendance du Père dont elle est parfois tentée de douter, surtout quand elle pense, avec un serrement de cœur, au sort (colonial puis “tiers‑mondisé”) de son “peuple oublié de l’Histoire” réduit “à l’état d’homme à moitié”. Toutefois elle se ressaisit et s’ouvre alors pleinement à la verticalité de l’“éclaircie”, symétrique ailé et inverse du gouffre, où le “silence” devient tolérable car, actif, il n’est plus aphasie mais contemplation.

Acte du silence
Durée d’une éclaircie
Où règne
Le visage vivant
De Dieu.

Ce “visage” délivre de la peur, de toute peur, et il rassemblera les contraires dans l’unité de l’amour. L’autre, le Monde et le moi, portés par la “simple voyelle” qui pulse et chante, s’unissent à la “consonne” qui est la dureté du squelette, de la structure qui arrête et fige, de la loi et le principe même de l’harmonieuse consonance. Il en résulte une “Multiple solitude” (titre du second volet de l’œuvre) où le soleil, la lune et les paysages du pays natal composent avec le Monde et les autres un monde habitable, unitaire et solidaire malgré la solitude toujours présente et menaçante. Dans “le miel du jour”, grâce à l’alternance pacifiée du “flux et reflux”, la “Maison” est aussi “une tombe invisible”, utérine et céleste. (L’on peut penser ici à la proximité singulière, respectueuse et affectueuse, parfois teintée de crainte, qui caractérise le rapport des Malgaches à leurs morts — dans son livre, Esther Nirina évoque ses père‑et‑mère — et à la mort : cette dernière a droit au plein jour, au soleil.) Il suffit désormais d’accompagner la “Lente spirale” (titre du troisième moment de cette édition collective) qui est, à la fois, la lente remontée de l’abîme qui se poursuit et son prolongement aux cieux, épanouissement dansé, scandé, chanté. Musique et soleil deviennent à leur tour multiples, les contradictions et les déchirements s’apaisent.

 

Pascale Monnin. 

J’écoute ce que dit en moi
Mon autre. 

Consonne
Avec les voyelles 

Solitude
Qui se conjugue
Au pluriel 

Tout dans ce bémol
Est je
Avec nous 

Il nous donne
L’entrée du temple. 

La “Maison” et/ou la “tombe invisible” deviennent “temple” : lieu mesuré et immense, libre et cerné, multiple et un où s’établit une communication verticale, solitaire et plurielle, entre l’abîme de l’intervalle et celui de l’ouvert, entre la mort et la (re)naissance “Par débordement/ D’amour”.

           




Poètes de mon vivant 3, Nicole Drano Stamberg

 

« Là-bas, aucune plante n’est jamais appelée mauvaise herbe. »

à propos de

Nicole Drano Stamberg

… s’il n’y avait pas d’herbe si la poésie n’existait plus

(Éditions La rumeur libre, Sainte-Colombe-sur-Gand, 2015, 144 p., 15 €)

 

            J’ai fait la connaissance de Nicole et de Georges Drano alors qu’ils étaient instituteurs à Assérac (Loire-Atlantique) dans la maison qui jouxtait l’école et faisait corps avec elle. Je les ai retrouvés, plus tard, à Frontignan (Hérault) où ils habitent depuis longtemps maintenant. J’ai suivi au fil des ans l’œuvre double qu’ils bâtissent chacun de leur côté et ensemble et j’ai tenté d’en rendre plus ou moins bien compte au fil des parutions. Voici, je le crois, paru cette année, le grand livre de maturité et de très haute floraison de Nicole !

* * *

            « Là-bas », pour Nicole Drano Stamberg, en ce vers saisi dans l’ultime poème de son livre (p. 130), c’est le Burkina-Faso où, avec son compagnon Georges Drano, lui aussi poète, elle a accompli, il y a quelques années déjà, diverses missions indissolublement humanitaires et culturelles. C’est « là-bas », dans le Sahel, qu’elle a pris conscience de ce qu’était un pays sans herbe « en traversant le desséché des terres » (p. 81) et du manque, de la soif que cela peut engendrer :

Quand il n’y a pas d’herbe,
Il faut penser à poursuivre un autre but,
Se garer des crevasses. Des mots. Alors qu’on voulait le jeune vert
Des alexandrins qui se vautrent dans les jeunes crételles élégantes. (p. 81)

La conséquence de cette frustrante absence est double. La première est énoncée dans le vers choisi pour titre : dans un monde où le végétal fait défaut la moindre manifestation de sa présence devient sacrée et propice ; parmi les plantes ainsi survivantes, impossible d’en disqualifier une seule ! La seconde est un changement de tournure propre à l’esprit poétique : parmi les mots, parmi les thèmes et les mètres, il faut désormais considérer ce qui avait été négligé, oublié ou méprisé, en se détournant des facilités et des complaisances pour envisager des réalités brutes, crues, malséantes éventuellement ; se déprendre de thématiques comme de métriques qui revêtiraient trop uniment la jeunesse verdoyante et séduisante des prairies de chez nous quand y ondulent sous le vent les « jeunes crételles élégantes ». De la sorte, « là-bas » devient « ici » et la poésie prend en charge le destin des plantes, de toutes les plantes, sans les hiérarchiser ni les esthétiser indument ; elle incite aussi la conscience à s’émouvoir d’une potentielle disparition ou d’un appauvrissement uniformisant du végétal vaincu par le métal, le béton et le goudron, par l’industrialisation de la nature. Ainsi la poésie lie son sort à celui de l’herbe : la résistance doit être commune et, pour ce faire, les mots du poète s’efforcent d’acquérir et de promouvoir la souplesse et la vivacité des plantes (sauvages, iconoclastes et saxifrages, parasites ?) capables de toujours regagner le terrain que leur ont volé les hommes au fil des siècles.

            C’est pourquoi l’ordonnance du livre, savante, mesurée, équilibrée, nous conduit, de section en section, d’« Acharnement » à « Résistance » en passant par « Vie », « Création » et « Humanité ». L’herbe en son enracinement têtu peut délivrer comme une leçon à l’humanité :

Sur l’espace étroit entre l’autoroute
Et l’usine,    herbe courage, herbe de cœur,
De caractère, droite,
Majuscule, minuscule, virgule et parenthèses,
Élégamment penchée dans la poussière.

Hors de l’esclavage des phosphates
Quelques mots,     herbe    entre guillemets,
« L’indispensable présence gracieuse »
Pour dégager
Un espace de liberté.                         (HERBE ET BITUME, p. 13)

L’herbe, dont « D’un sol à l’autre/ La racine s’acharne/ En profondeur » (p. 11), est capable même d’une leçon d’humanité :

L’herbe n’a pas d’esclave.
Elle n’étale pas ses fleurs d’humanité.
Pliée, foulée, écrasée,
Elle resurgit
Ne craignant ni le pied nu, ni le mocassin du ministre
Et non plus la botte ferrée du dictateur.       (DISCRÉTION, p. 105)

            Toutefois cet acharnement qui aboutit à une résistance comme à une revendication de liberté et qui superpose la destinée humaine à celle du végétal n’est ni mécanique ni univoque : il tient en son cœur même une ambiguïté voire une équivoque qui s’éclaire à la lumière du vécu de l’homme et de lui seul :

Partons, il y a des feux partout. Mutti, viens,
Le train arrive. Sauvons-nous.
Une herbe solidement enracinée,
Obstinée nous tient.

D’un sol à l’autre
La racine s’acharne
En profondeur,
Se hisse enfin une hampe. Une lampe.   

                                              (ACHARNEMENT DE L’HERBE, p. 11)

L’histoire, vécue ou plutôt subie par celle qui écrit, a impliqué dès l’enfance un exode, un exil. Il lui a fallu fuir avec sa mère, quand il en était encore temps, un pays natal mais non sans emporter, comme l’herbe dans le vent, son germe pour lui donner un nouveau terroir, fût-il le jardin du pauvre ou, moins encore, une motte de terre prise dans les griffes du métal ou du ciment. C’est à ce prix qu’une floraison nouvelle est possible et une lumière porteuse de vie et d’espoir. Mais, pour ce faire, il a fallu à l’homme assumer en personne l’absence, la fuite, le manque, la déréliction pour y (re)trouver le bonheur et, paradoxalement, cet écart qui d’abord « accroît le désert » et le maintient actif s’avère nécessaire pour fonder le refuge escompté : « Seule la préservation d’un refuge contre tout le monde machinal où le pied n’a plus le bonheur d’accroître le désert nous faisait espérer la luxuriance de la vie » (p. 102). Cette espérance, qui prend naissance dans la perte originelle du sol et le danger même de l’errance et qui trouve d’abord le bonheur dans l’aggravation du manque, explique la singulière structure de tout l’ouvrage.

 

            En effet, chacune des cinq sections du livre comprend d’abord six poèmes en vers libres (qui ont d’emblée nourri nos citations) et les quatre premières d’entre elles s’achèvent chacune sur trois groupes de poèmes en prose composant comme trois courts récits placés sous le signe d’un jardin et d’une plante privilégiée. La dernière section seule fait suivre ses trois « jardins » de six poèmes en vers libres encore. La majorité des plantes invoquées et placées en ces jardins, ou juste sur leur lisière, comme en leur écrin prédestiné nous propose une floraison blanche donnée pour un symbole : lilas blanc, violettes blanches, datura blanc (« Acharnement ») ; lys, arum, fuchsias blancs (« Création ») ; rose marine, épiphilium, gui (« Humanité ») ; ajoncs blancs, edelweiss, nymphéa blanc (« Résistance »)… Et un double leit-motiv donne à ces moments une scansion qui les apparie sans les confondre, celui de la « porcelaine blanche » et celui de « l’herbier » accompagné ou non de son « herborisateur ». Seule la section « Vie », la seconde, ignore le motif de la « porcelaine blanche » et le travail de l’herboriste s’y trouve entravé ou voué à une destruction, à une perte prématurée.

            La « porcelaine » voisine également avec le froid, la neige et la glace et tend à figer certaines fleurs en symboles d’éternité : « lilas blancs aux frémissements éternels » (p. 18) qui sont aussi des « cœurs minuscules d’humains palpitant avec la perte, l’oubli et la fulgurance qui fait poursuivre le chemin » (p. 17). Cette quête accompagne le travail de l’herboriste qui traque les spécimens, les classe, les commente et les fige à sa façon dans l’herbier, nouant une correspondance de plus entre l’herbe et l’écrire : « ‘L’art d’écrire n’est pas plus dans les livres des grammairiens que la beauté des fleurs dans les herbiers’, disait Buffon » (p. 27). Sachant cela, il n’en est pas moins nécessaire à l’humain, au poète d’herboriser avec les mots et les figures, de risquer de perdre plus encore pour préserver « bribes, cassures, voilures, fibres. Transparences et matières à sauvegarder » (p. 29). C’est le beau risque à courir qu’illustrent, chacun à sa manière, les quinze petits récits ici mis en place. On y voit, plus en filigrane qu’en corps, apparaître Georges (Drano), l’auteure enfant puis adulte et sa mère, des personnages burkinabais comme des femmes travaillant la terre, des commandeurs et un Prince noir et aussi une peintre, monsieur le Comte de Monchoix, monsieur de Saint-André qui nous accueillent en leurs parcs quasi seigneuriaux, Rénato et Renate… Le vrai petit conte que dessine l’ensemble intitulé « Le jardin de Monchoix » (p. 97-102) permet d’explorer voire d’expliciter les principales figures à l’œuvre dans ces récits. Cette fois, la porcelaine est d’abord concrète, c’est celle du « service en porcelaine blanche » offert au Comte par l’Archiduchesse de Crimée. En un mouvement de dépit amoureux, le Comte brise tout ce service et en jette les miettes par la fenêtre espérant, malgré son désespoir, de ce sacrifice « une nouvelle écriture de la vie » sous la forme de « plusieurs jardins d’hiver ». Parallèlement, le Comte chasse celle qui vient « de cueillir tout le gui de décembre dans les pommiers ». Mais cette dernière sait d’avance que le Comte va devoir la rappeler et lui faire offrande de tout le gui qu’elle a rassemblé parce qu’il a besoin d’elle pour « retenir », avec l’aide d’Aarvo l’herboriste, « le gui dans l’herbier du jardin d’hiver » en le portant à la puissance d’une nouvelle « porcelaine blanche, intacte ». Il s’agit là d’une opération délicate et proprement miraculeuse apte à faire passer d’un matériau trivial malgré sa finesse et sa joliesse à une matière quintessenciée qui rejoint possiblement, par le songe et l’imagination qui ignorent le tiers exclu, « la luxuriance de la vie ». Ces récits offrent donc chacun la création d’un symbole qui émerge d’un jardin, entre herbier et nature vive, dans une figure en « porcelaine blanche », synthétisant de façon vitale et poétique la vie projetée (en projet, en projection voire en (re)naissance).

            Toutefois, nous l’avons signalé, les trois récits de la section « Vie », la seconde de l’ouvrage, placés chacun sous l’intitulé : « Jardin du cœur », échappent à cette figure réconciliatrice, eux qui promeuvent mousse, agave, millet… Le rapport de l’homme à la plante y demeure plus nettement dissymétrique car celle-ci ne lui propose ni floraison ni renaissance à proprement parler : elle entretient plutôt un mystère que le symbole ne délivre pas de la cruauté et de la violence des hommes, au contraire. Rénato (Les mousses, p. 39-46) est dit aimer « les mousses si élégantes et délicates qui fleurissent au milieu des frimas » et il fait de ces « petits chefs d’œuvre […] qui tapissent les murs et que personne, ici, ne voyait » son blason dérisoire. Lui, le transsexuel persécuté par une sorte de milice qui l’humilie, le maltraite et le traîne à un simulacre (?) d’exécution devant un « mur pilonné », trouve en ces cryptogames une image complice de l’ambivalence sexuelle. L’herborisateur dont le cahier a été jeté au feu (par les mêmes persécuteurs ?) propose pour ces plantes « un règne entre les humains, les animaux et les végétaux ». L’intolérance empêche d’aller plus loin que cette hypothèse. Les deux jardins suivants, dits, eux aussi, « du cœur », nous conduisent au Sahel et dévoilent symboliquement le côté obscur propre à la condition féminine en ces contrées. Les agaves aux « feuilles coriaces, épaisses, longues et très pointues » (p. 47-51) deviennent pour un homme uniquement attaché à l’exploitation commerciale de la fibre qu’on peut en extraire le poignard à l’extrémité duquel attacher le cœur des femmes soumises à une vie harassante. De même le commandeur qui régit les travaux agricoles soumet les cultivatrices du millet (p. 52-57) à un rythme frénétique et va arracher le cœur de celle qui proteste pour le jeter dans la terre desséchée au milieu des bèches et des houes de ses compagnes. Ainsi elles lui sculptent un tombeau qui devient fontaine. Bien que, dans les deux cas, l’homme responsable de l’abus devienne fou et se trouve pris au piège de son arrogance, l’herborisateur ou celui qui en tient lieu ne peut que constater les faits de manière lacunaire sans délivrer de perspective consolatrice. Ici ce ne sont pas les plantes qui dominent le symbolisme mais c’est le cœur humain, tolérant ou intolérant, compatissant ou non, qui dispose !

            L’ensemble des récits s’achève aussi au Burkina-Faso (« Le jardin de la Sirba », Le nymphéa alba du Prince noir, p. 120-124), mais cette fois il s’agit d’un rapport d’amour courtois entre un Prince et une blanche étrangère, venue avec les dessins de son herbier sous le bras. Il lui offre de construire sa « nouvelle maison en terre près des nymphéas alba de porcelaine blanche qui content et chantent ce qu’[il a] rassemblé ». L’eau du vaste bassin de la Sirba, qui s’étend en pays Gourmantché, transforme l’aridité ambiante en promesse d’une « aube blanche de la vie » et le Prince complètera lui-même les dessins de l’herbier en y inscrivant, dit-il, « des signes d’où monte la musique d’un langage secret de harpe-luth que nous avons découvert ensemble avec tous ceux qui ont tenté de nous aider ». Ce dernier récit répond au premier, celui du « lilas blanc » qui a poussé dans la proximité d’un calvaire breton « contre le clou joignant les pieds du crucifié » (p. 18), seule notation de religiosité traditionnelle de tout le recueil, et qui pose la question de « La Question » (selon Henri Alleg, p. 19), celle du supplice et de la persécution. Le mouvement du livre conduit ainsi de la déréliction et de la blessure, de l’injustice à une possible communauté nouvelle (et/ou virtuelle ?). Mais c’est sans négliger jamais « le bonheur d’accroître le désert » (p. 102) qui constitue la force paradoxale de l’herbe ou de la poésie, « la perte, l’oubli et la fulgurance qui fait poursuivre le chemin » (p. 17). De même à Rénato, abandonné, humilié mais résistant et « quelquefois […] vraiment dans la nuit environné d’astres » (p. 39), correspond peut-être Renate à qui son père prépare l’écrin d’une petite boîte pour l’edelweiss qu’il lui réserve car « Qui écoute les vibrations d’une planète de pétales d’edelweiss touchera à la noble blancheur, elle a connu les feux de la porcelaine » (p. 119).

           C’est parce que ce livre est construit et maîtrisé, ordonné, mais avec un cœur ambigu voire « ambidextre » et parfois sordide comme l’est le cœur de la vie et celui des hommes, que le retour à des poèmes en vers libres est nécessaire après les échappées idéales de la plupart des « récits » qui ont resserré en des formes et formules d’une brièveté quasi elliptique et toujours allusive des « histoires » que l’on ressent bien plus amples et nourries d’un riche substrat humain comme d’une belle imagination. Il faut revenir, pour finir (pour recommencer ?), au foin comme à l’herbe à brûler et aux « petits tas » ! Rappeler qu’« Un poème/ Cela ne prouve pas grand chose » (p. 127). Le livre est savant autant que poétique, lui qui rappelle et cite l’encyclopédie qu’est l’herbier, mais il est surtout travaillé de façon à déjouer ce qui risquerait d’être réducteur et univoque. Il en résulte une manière d’aura énigmatique où la métaphore de l’herbe et le travail de l’herborisateur tout comme le symbolisme de fleurs et plantes privilégiées font gagner en profondeur suggestive sans dénouer l’ambivalence. Car pour Nicole Drano Stamberg il reste évident que la poésie ignore et doit ignorer le tiers exclu : entre beauté naturelle et artefact (dans les jardins et les herbiers), entre positivité de la belle forme (vouée à une manière d’éternité) et vulnérabilité d’une matière toujours fragile, il n’y a pas à choisir, il faut assumer l’ambiguïté de l’intervention humaine et l’ambivalence foncière qui en maintient le cœur clivé. Pas de sérénité donc, une vigilance et une instance, une quête sur la brèche et sur tous les plans à la fois. La confusion délibérée entre herbe et poème, dont la ténacité perturbante est comparable, comme auparavant celle entre oiseaux et mots, dans Oimots (1986) et Ciel ! Ciel ! Des poèmes hirondelles (2006) mais avec une tonalité différente, permet toutes les convergences mais nourrit aussi des impasses ou des apories qui, ici, ne sont pas camouflées mais exposées. Poésie de l’intranquillité que celle-ci, d’une intranquillité éclairée par une lumière qui se veut toujours plus humaine parce qu’elle parie sur ce qu’il y a en commun dans le cœur des hommes à condition qu’il « palpit[e] avec la perte, l’oubli et la fulgurance qui fait poursuivre le chemin » (p. 17) :

Herbes indispensables qui fredonnent à peine,
Toujours habitées par une douce détermination elles reviennent.
Alors nous posons à nouveau nos pieds entre les tiges
Pour imprégner chaque mot de leur ardeur à espérer.

                                                          (SURFACE TERRESTRE, p. 128)

* * * * *

Toi, herbe fine et résistante
Devant ma porte, puis, qui se pousses entre mes cils,
Me fais de l’ombre, caches mes larmes
Sur ceux et ce que je pleure : Reste !

Herbe jamais désinvolte
Tu viens sur mes mots,Me fais retrouver le chemin de halage
Où naissent les songes qui chambardent le visible.

                                   (HERBE, INVITATION AUX SONGES, p. 129)

 

                                                                                             (18-25 octobre 2015)




Cinq rondeaux de la naissance

 

1.

 

Les mots ne sont pas des fleurs
pourtant ils savent fleurir !
Chatoiement intérieur
remugle ou verte fragrance
grenu léger sous l’index
soupçon d’amer sous la langue
allegro ou monodie
— c’est éclosion du tréfonds !

 

Très droite poussée d’iris
senteur mêlée du bosquet —
elles ont des yeux pour boire
le jour toutes ces pensées —
vrai, les mots savent fleurir !

 

Miroitement sans pourquoi
basse continue ou strettes
surpiquées brodant l’alto —
les mots ne sont pas des signes :
ils fleurissent pour fleurir.

 

 

2.

 

Souffle, vol du matin
et jeunesse du monde —
aime le vent vivant
qui apporte à ton front
en toute fraîche aigrette
une ampleur d’horizon.
 

Lourd d’un seul grain de sable
ou d’une goutte d’eau
le chant tout en naissance
n’obère rien encore —
c’est jeunesse du monde.

 

Glosant aile sur aile
le silence s’essore
en plumeuse harmonie —
souffle, vol du matin !

 

 

 

3.

 

Poète, beau naisseur de paroles,
choisis bien tes prestes ouvriers :
à l’œuvre dans la stupeur des choses
ils éveilleront splendeur de mots
et superbe de lys en croissance !

 

Qu’ils veuillent pourtant inachever
— suspens de flamme dans le plein vent —
veiller à n’en point vouloir finir
ces ouvriers prestes et bien choisis !

 

Que ton verbe demeure semence
navette tissant sens et silence —
invente la sente avec le pas
et le bruit qui toujours va devant
poète, beau naisseur de paroles !

 

 

4.

 

Ce si peu de bruit naissant
au frôlement d’ailes chaudes
nous dit le jeu des oiseaux
s’apiégeant à nos aîtres
— auvents, greniers et croisées —.

 

Aérant notre séjour
voltes et jets de rémiges
empiètent sur nos marges
en frôlement d’ailes chaudes.

 

Tout ce qui pèse y délite
une poussière si lente
et grain à grain esseulée
qu’il nous fait souffle et musique —
ce si peu de bruit naissant.

 

 

5.

 

 

                                            sur un alexandrin isolé de Jean-Joseph Rabearivelo

 

Humbles plantes sans nom dont fleurir est la faim
vous défiez nos mains alertes et profondes
— famine rassasie apte à pétrir le monde
tout en creusant ressauts sans pâte ni levain —
que la faim demeure notre pain quotidien !

 

Naître, croître, fleurir c’est nourrir son idée
l’emplir et compléter en crescendo exact
quêtant toujours l’accord et le plus juste tact
dans la partition où court la voix des gènes
— que cette faim reste pour nous quotidienne !

 

Vivace contrepoint à la nuit de la fin
— comme si mourir se disait d’abord mûrir —
l’homme en l’œuvre de ses mains se porte à la cime
registre à sa hauteur sans autre nom que vivre
— vois la fleur ivre et sobre dont fleurir est la fin !

 

     

                                                                                  (2010)




Poètes de mon vivant (2)

« Écrire ce livre-à-vivre, plutôt qu’une épitaphe »
Apprendre la nuit de Claude Vigée
(Editions Arfuyen, Paris, 1991).

 

          C’est en 1988, lors du colloque de Cerisy-la-Salle, que j’ai fait la connaissance de Claude Vigée et d’Évy son épouse. Nous avons ensuite gardé des relations amicales et j’ai suivi avec passion le développement de cette œuvre polymorphe, particulièrement nourrie dans les années 90. Le poète est désormais arrivé au grand âge mais il témoigne toujours de sa présence vigilante au monde qui est le nôtre. Il a été distingué en décembre 2013 par le Grand Prix National de Poésie et nous a livré en 2008 la somme de son œuvre poétique sous le titre modeste et infiniment juste de Mon heure sur la terre (Galaade, Paris). Une anthologie vient de paraître : L’homme naît grâce au cri (Seuil, Paris, 2013).

            J’ai choisi des poèmes dans le beau petit « judan » que j’analyse ici, plaçant en tête un poème qui est d’actualité puisqu’il nous rappelle « la leçon de la Shoah » et terminant sur l’un des premiers poèmes du livre car il nous invite au « commencement » !

 

***

            Nous ne cessons d’apprendre la nuit. La leçon de ténèbres est d’emblée leçon d’infamie : une haine confraternelle est chevillée au cœur des hommes et la sombre jouissance du pire. Hérode fut l’un de ces « hommes de l’infamie », Caïn fut le premier d'entre eux et il demeure « notre frère » :

 

Chaque bourreau se fait grand-prêtre de l’abîme ;
et lorsque tout est dit,
pour Caïn notre frère
— l’enfant préféré d’Ève —
le plaisir de tuer reste l’unique Loi.   (p. 18)

 

            Pourtant là n’est pas le dernier mot de notre destin et la ténèbre se creuse d’une secrète réserve où se blottit l’essentiel. La nuit — noirceur de l’air tout comme opacité du cœur — n’est pas concevable sans une arrière-nuit d’où ne cessent de sourdre la lumière originelle, de jaillir la source première, d’irradier le feu primordial, de pulser le noyau de l’être, de souffler le Souffle et de se rythmer le Chant : telle est la foi de l’homme et du poète Claude Vigée et elle inspire l’une de ses métaphores majeures :

 

Chaque instant brûlé dans le sable
est lourd d’éternité trahie.
Mais à travers l’opacité du monde
rayonne jusqu’à nous, dans le délaissement,
avec l’obstination des sources englouties,
le cœur de l’unique lumière.      (p. 7)

 

            « Apprendre la nuit » sera donc surtout s’apprivoiser à cette lumière, apprivoiser cette lueur pour lui (re)donner sa chance dans notre vie comme dans le monde. Mais, pour cela, il faut à l’homme et au poète faire l’expérience du « délaissement » et de « l’abîme » afin de devenir le « danseur de l’être ». Le « délaissement » est l’œuvre du temps et de l'Histoire qui dépossèdent l’homme de tout ce qui lui est le plus cher : êtres aimés, moments heureux, lieux où habiter, mémoire intime, douceurs de l’âme et du corps sensibles… L’« abîme » est ce lieu hors lieu, ce lieu d’aridité et de vide, de sèche ardeur où nous tombons comme sur le soleil, happés tels des papillons par le feu trop évident de notre désir :

 

Mais au cœur du soleil il n’est point de lumière,
nul continent de rêve où rebâtir un monde,
juste le point zéro de ton être aboli :
la tache aveugle au fond de la rétine immense.  (p. 34)

 

            Il faut en effet atteindre ce « point zéro » où l’être semble s’exténuer pour pouvoir rejaillir, renaître avec la rosée et avec la source. L’obstination de celui qui refuse d’admettre la Loi de Caïn comme l’opacité de la vie ordinaire paraît d’abord parfaire et approfondir en lui l’essence-même de la perte et du manque, de la déréliction :

 

Soyons le petit reste
qui s’obstine et surmonte
en s’approfondissant,
 

comme la source aveugle
qui fore son chemin dans la roche en hiver :
elle fait, elle aussi, le terrible détour
par l’origine absente et toujours surgissante.
 

Hors du lac enneigé
pris dans l’étau du gel
soudain fuse une galaxie
de mouettes qui tourbillonnent en assaillant le ciel !  (p. 31)

 

            Pour le poète — mais, participant du « Vivant-Qui-Parle », tout homme est à ce titre poète (ne fût-il que simple locuteur !) — il s’agit de creuser en soi assez loin pour perdre de vue les repères et les signes conventionnels, les mots de tous les jours et s’avancer vers « leur manque premier, leur angoissante absence, l’obscur d’où ils surgissent parfois en chacun de nous » (p. 45). C’est à ce prix que « le vivant-parlant qui passe […] invente le temps : [qu’]il est pur bondissement rythmique vers le vide à venir » (p. 44). C’est à ce prix que « nous oserons danser vers l’abîme » (p. 45).

            L’énergie pulsante de l’être (qu’elle soit lumière, feu, eau, souffle, chant ou parole) ne peut prendre son essor rebelle qu’en un lieu qui semble nier cet essor : elle est ainsi la clarté qui perce la nuit, la noirceur agissant au cœur du jour ou du feu, le miel dans le rocher et la dureté du roc au centre de la tendresse, l’ataraxie au sein de la fureur, la démesure qui garantit la mesure et la cadence, qui invente et fait croître le rythme :

 

 L'ouverture à l’infini agissant, au Vivant-Qui-Parle, troue les brouillards monotones de l’ennui. Cette ouverture constitue pour nous la seule révolte efficace, la rupture démesurée des cloisons carcérales qui nous écrasent de tous côtés. Le lieu de nulle part, invisible mais charnellement présent, est, en nous, la seule et vraie patrie. Toutes frontières transgressées, dans le voyage déroutant vers l’ailleurs sans visage se découvre soudain le havre unique du repos et de la toute-confiance au milieu du tourbillon.   (p. 48)

 

            Le détour n’en est pas un et la contradiction n’exclut pas les termes qu’elle oppose mais les unit : il faut « s’enfoncer dans l’exil [pour] bondir hors de lui, couler à fond de nuit [pour] resurgir sur la terre » (p. 47). Il faut savoir garder le silence — le préserver — pour parler sans profaner la parole. Il faut être multiple pour demeurer un. Nous ne nous étonnerons donc pas de voir le poète se lancer par le jeu des langues, par l’exercice multiple de la traduction (de l’allemand, de l’hébreu, de l’anglais, de l’alsacien…), sur la piste qui doit le reconduire d’abord en lui-même. N’est-ce pas Goethe qui, renouant avec l’ancienne conception de l’universelle analogie, écrit que :

 

Si notre œil n’était pas solaire,
Jamais il ne pourrait regarder le soleil ;
S’il n’habitait en nous la force du dieu même,
Comment nous ravirait une chose divine ?   (p. 55)

 

            En la différence se tient aussi ce qui rassemble, en la ressemblance demeure le différent. Nous ne nous étonnerons pas de voir le poète défendre — mais sans aucun « lyrisme facile » — la langue maternelle qui fut pour lui le dialecte alsacien, décrié et soigneusement éradiqué par la France centralisatrice et jacobine : la langue maternelle, bien que viscéralement et ontologiquement plus proche de l’origine que toute autre, ne saurait se confondre avec celle-ci. Toute langue fait signe à sa façon vers la patrie et il est conseillé de conjuguer les langues afin de se donner le plus de chances possibles. Et le poète déploie ainsi, à la fin de son livre, en quelques mots d’une haute portée intellectuelle et morale, l’avenir possible d’une Europe unie et différante : que les peuples s’ouvrant par nécessité à l’altérité des langues et des cultures fassent des différences et des contradictions vives qui, alors, les déchireront le ferment-même de leur vie future et de leur présence active au monde.

 

            En ce beau « livre-à-vivre », en ce petit « judan » qui associe librement — bien qu’un même écho les traverse — poèmes, aphorismes, traductions, essai (et que le poète définit par opposition au « roman », autre contradiction féconde), Claude Vigée nous délivre un message qui, malgré la gravité du propos, est un message de foi, d’espoir et de jeunesse (parce que le principe-même de notre naissance au monde demeure en nous, intact et à notre portée), d’humanité :

 

Ne te laisse pas aller à la tristesse, fais retour dès aujourd’hui à la source toujours jaillissante de ta vie première. C’est en nous-mêmes qu’est caché le soleil secret, indivisible, fût-il enterré sous des amas de décombres. Ce lieu-là seul est le vrai lien, l’alliance à l’œuvre entre les générations séparées des hommes, — la lumière commune et la force qui « ramènera le cœur des pères vers les fils, et le cœur des fils vers leurs pères ».  (p. 43)

 

Inédit sous la présente forme ; paru, refondu, avec des analyses de Dans le silence de l’aleph (Albin Michel, 1992) et du volume des actes du colloque de Cerisy La terre et le souffle, rencontre autour de Claude Vigée (Albin Michel, 1992) dans Les Cahiers de La Baule, n° 67/68, p. 38-41, 1993, sous le titre « Ce livre-à-vivre ».

 

 

 

 




Choix de poèmes de C. Vigée établi par Serge Meitinger

 

Leçon de la Shoah

  Lo tirtsa’h

Hors du feu nos pieds nus
nous ont portés longtemps sur la terre nocturne :
entre les ronces desséchées,
à travers un désert d’étoiles et de pierres
où nos années, une à une, tombèrent,
figues mûres dans les ténèbres.

Et maintenant comme autrefois
sur cette friche où nous passons
le meurtre seul est à l’honneur :
dans nos jardins, dans nos maisons,
l’écho de la terreur
toujours demeure de saison.

Cinquante ans après la Shoah
l’histoire attend sa nouvelle victime :
n’en finirons-nous pas de vivre et d’endurer !
Dans l’enfer de son cœur la soif de torturer
à l’homme sans amour, à l’homme sans torah,
tient lieu de paradis.

Habité par son mauvais rêve,
au feu glacé de la colère
il rallume sa foi.
Chaque bourreau se fait grand-prêtre de l’abîme ;
et lorsque tout est dit,
pour Caïn notre frère
– l’enfant préféré d’Ève –
le plaisir de tuer reste l’unique Loi.   (p. 17-18)

*

Lorsque j’entends le soir
le concerto pour clarinette de Mozart,
le temps de la souffrance et de l’ennui s’achève,
soudain je nage dans la lumière dorée de mes quinze ans,
l’ombre de la vieillesse un instant se déchire,
nos deux corps flexibles se joignent
dans le torrent de nos cheveux emportés par le vent :
c’est le ciel de la tendresse que leur plaisir éclaire,
l’angoisse de vivre est devenue légère comme l’air   (p. 22)
*

La croisée du désir

À l’heure de ta mort
qui est toujours maintenant,
tu désires peut-être
te tourner comme l’hélianthe
vers la lumière au petit jour
dans le jardin d’Éden :

mais à bonne distance du soleil,
en te gardant toi-même,
sans jamais oublier ta pesanteur natale,
ni l’horizon compact de l’univers créé.

Aux fleurs du paradis tu préfères peut-être
l’effacement de ton existence charnelle,
l’effondrement immédiat de ta personne et du monde
dans la nuit du tréfonds, le ventre originel,

souhaitant ton retour au néant intérieur,
dans le cœur obscur du soleil, hors de l’heure mortelle.   (p. 33)

*

Plus est long le chemin de ton cœur à la source,
plus le monde créé te tient sous son emprise.
Plus court est le chemin
de ton cœur au soleil,
plus vite meurt en toi
le jardin de la terre.

La blessante clarté du paradis présent,
c’est elle qui retourne au néant – dans la source.
Il est une autre voix
qui se perd dans le froid
et répond au désir de qui meurt sans désir

pour n’avoir su entendre
l’appel secret du Nom :

« Espère dans le noir
en un dieu qui se tait. »   (p. 35)

*

La noirceur de l’été

Un lent cri de corneilles
m’éveilla dans l’été de ma vingtième année
sur la terre éclatante de soleil et de blé –
près de moi le verre vide et l’orange entamée.

L’herbe ployait autour, je crus tout juste entendre
un léger bruissement de vent ou de lézard.
La tête me fit mal, pour moi le monde entier
n’était que vive odeur violente de foin

broyé, puis le goût d’elle –
la brûlure du sel sur mes lèvres mordues ! (p. 42)

*

En élevant les mains pour la néoménie

Ah, reine sans roi ! seule,
comment faire jaillir
l’eau vive de la source
refoulée hors du temps
sous les cendres opaques de la montagne nocturne,
comme parole d’enfance qui pulse :
branche d’amande amère
exhumée des ténèbres ?

D’abord je suis revenu en pleurant
vers la demeure de la lumière silencieuse,
celle qui vibre nue
dans mon intime obscur.

Je parle seulement lorsque j’ai bu le souffle
à la source noire de la rosée,
son flux de lune est devenu
ma voyelle première,
l’âme du lait tissée dans le silence de la lumière.

Derrière elle se tient,
immense et sans visage,
la nuit future où chante
la pluie verte qui germe

dans mon commencement.     (p. 11-12)