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William Navarrete ‑poèmes suivis de considérations sur l’auto-traduction

traduction établie par l'auteur pour les trois premiers textes,
traduction de Dominique BOUDOU pour "Motels fermés"

 

Canto al pie de los Atlas

 

Yo no conozco la historia de estos hombres,

apenas sabría distinguirlos,

encapuchados o desnudos,

entre las nubes de eucalipto de sus baños

donde quedos escuchan al demiurgo de otros tiempos.

 

Yo no los reconozco

porque ignoro incluso si me hablan o me cantan

o me invitan a tomarles de la mano

como a veces se toman entre ellos

cuando la luz del día se confunde

con los faroles mortecinos de sus zocos.

 

Yo sólo siento que me fundo

lentamente, irresistiblemente,

detrás de sus miradas,

Donde se enconden los juegos y las danzas

Que cerca de las fuentes compartimos

Ajenos a los dogmas de los Libros.

 

Yo busco, paciente al pie de tantos muros,

que sus miradas prisioneras

y la mía de humilde ignorante de los Libros

apacigüen el fuego de los dogmas

se eleven por encima de los Atlas

para fundir con el brillo de otros tiempos,

las nieves que silencian nuestros cantos.

 

 

Chant au pied des Atlas

Je ne connais pas l'histoire de ces hommes,

je saurais à peine les distinguer,

encapuchonnés ou nus

entre les nuages d'eucalyptus de leurs bains

ou dans le bruit assourdissant de leurs places

écoutant dans la quiétude le démiurge d'autres temps.

 

Je ne les reconnais pas

car j'ignore même s'ils me parlent, s'ils me chantent,

ou s'ils m'invitent à les prendre par la main

comme ils le font parfois entre eux

lorsque la lumière du jour se confond

avec les réverbères languissants de leurs souks.

 

Je me sens en fusion

lente, irrésistible,

derrière leurs regards,

où s’éclipsent les jeux et les danses

que nous partagions près de la source

étrangers aux dogmes des Livres.

 

J'attends patiemment au pied de tant de murs,

que leurs regards prisonniers

et le mien, celui d'un humble ignorant des Livres,

apaisent le feu de tous les dogmes,

s'élèvent par-delà l’Atlas

pour faire fondre, sous l'éclat lointain d'un autre temps,

les neiges qui imposent le silence à nos chants.

 

 

 

Conversión añil de Majorelle

 

Ahora que el añil

es lámina argentada al filo de la noche

puedo pasearme a solas,

subir al cenador, volverme parra

o hechicera bunganvilla de lento vuelo

que cubra con pudor mis embelesos

y trepe hasta el alféizar de los dioses

para robarles el secreto del pigmento.

 

Debo ahuyentar las tardes tristes,

el plomo despiadado de Lorena,

ondear al viento las hojas verdes

de mis sueños de pérgola

que lamen las entrañas del desierto,

las albercas misteriosas de su alma,

danzas de agua escurridiza

filtrándose en el río de sus venas.

 

Tendré que complotar con el silencio

de la flor a la espera del insecto

atrapado en el redil de la enramada,

volver a ser el niño sigiloso

que teme le descubran las andanzas

para ascender ligero entre las ramas

hasta el azur ardiente de la llama

donde se abrasan todos mis deseos.

 

Ahora que el añil

es pacto clandestino con los dioses,

estampo mi silencio sobre el lienzo

reflejo baladí de mis denuedos

y dejo que veneren la memoria

en los cercos frondosos de mi huerto

donde obran el milagro y el destello

del azul floreciente del destierro.

 

Conversion indigo de Majorelle

 

Maintenant que l'indigo

est une lame argentée au fil de la nuit

je peux me promener seul,

monter sur la tonnelle, me transformer en berceau de treilles

ou en bougainvillier qui ensorcelle de son vol lent

et couvrir avec pudeur toutes mes ivresses

en rampant jusqu'à l'embrasure où se penchent les dieux

afin de dérober les secrets du pigment.

 

Je dois chasser la tristesse des après-midi,

le plomb impitoyable du ciel de la Lorraine,

faire ondoyer au vent les feuilles vertes

symbole de mes rêves de pergola

qui lèchent les entrailles du désert

et les bassins mystérieux de l’âme,

danses d'une eau furtive

se filtrant dans le fleuve de mes veines.

 

Je devrais comploter avec le silence

de la fleur qui attend l'insecte

prisonnier de la résille des branches,

pour redevenir l'enfant secret

qui craint qu'on découvre ses méfaits

et ainsi m'élever léger entre les tiges

jusqu'à l'azur ardent des flammes

où s'embrassent tous les désirs.

 

Maintenant que l'indigo

devient pacte clandestin avec les dieux

je dessine mon silence sur la toile,

humble reflet de mes efforts,

et je laisse ma mémoire vénérée

dans la haie luxuriante de mon verger

où œuvrent le miracle et l'étincelle

du bleu fleurissant de mon exil.

 

Encuentro galante en La Menara

 

Al llegar al jardín, amante de la noche,

desliza los cerrojos de la verja

que protegen la pureza de tu cuerpo.

 

Atraviesa el olivar, esclava de la danza,

sin detenerte en el tañido de las ramas,

arpas traicioneras que usurpan mi poder.

 

Rechaza las palmeras, novia ilusionada,

siluetas gráciles, esbelta insensatez del viento,

que no pueden competir con tus encantos.

 

Cierra los ojos al fulgor, amiga placentera,

de la corona de nieve de los montes,

espejismo caprichoso de las dunas.

 

Impulsa tus pies descalzos, sirvienta dócil,

hasta el pabellón que he levantado

donde antes pastaban las bestias.

 

Descorre las cortinas, gacela delicada,

y siente a la seda volverse burda

ante el contacto divino de tus manos.

 

Entra en el cuadrado, doncella ennoblecida,

de las delicias que ignoraba tu cuello,

arco certero en mi carcaj repleto.

 

Contempla desde el lecho, mujer efímera,

el estanque de purificadoras aguas

que borrará el pecado de mis ansias.

 

Húndete en sus fauces oscuras, princesa muerta,

ahoga en él tu llanto o el vulgar quejido,

y deja que despierte al alba, viudo de la noche.

 

Rencontre galante dans La Menara

 

En arrivant au jardin, maîtresse d'une nuit,

glisse les verrous de la grille

qui gardent la pureté de ton corps.

 

Traverse l'olivier, esclave de la danse,

sans remarquer l'air que jouent ses branches,

des harpes traîtresses qui usurpent mon pouvoir.

 

Repousse les palmiers, fiancée illusionnée,

ces silhouettes gracieuses, sveltesse insensée du vent,

qui ne peuvent rivaliser avec tes charmes.

 

Ferme les yeux, amie consentante,

à la couronne éclatante des monts enneigés,

mirage capricieux des dunes.

 

Élance tes pieds nus, servante docile,

jusqu'au pavillon que j'ai bâti

là où les bêtes paissaient jadis.

 

Écarte le rideau, gazelle délicate,

et sens la soie devenir grossière

au contact divin de tes mains.

 

Pénètre le carré, pucelle anoblie,

des délices que ton cou ignore,

l’arc adroit pour mon carquois rempli.

 

Contemple depuis le lit, femme éphémère,

le bassin d’eau purificatrice

qui effacera le pêché de mon désir.

 

Submerge-toi dans son gosier obscur, princesse morte,

noie dans ses eaux tes pleurs ou ton sanglot banal

et laisse-moi me réveiller à l'aube, veuf de la nuit.

 

 

Moteles cerrados

para María Ángeles Pérez López

 

en plena cacería de bisontes.

Anduvo solo el hombre.

Buscaba paz entre muchachas.

Sosiego en unos labios generosos.

En casa lo asedian mil dragones.

De pronto un motel de mala muerte.

Un neón rosado, una enseña vagabunda.

La firme convicción en el olvido.

El remedio contra el odio y la violencia.

La solución final, el desahogo.

El deseo quemándole por dentro.

El recuerdo del cuerpo de una hembra.

El cosquilleo feliz de aquella época.

El mismo bulevar, el mismo árbol.

Muros sin vida, luces apagadas.

Ni un solo coche en el aparcadero.

Las plantas secas, un mendigo en la negrura.

Letal silencio de una ciudad muerta.

Renuncia por decreto a los placeres.

Leyes morales que tejen la locura.

Un revólver tibio entre sus manos.

La puerta de su casa aborrecida.

La mueca de la esposa que lo espera.

Un tiro…, dos, en medio del silencio.

 

Motels fermés

 

L’homme est parti seul.

Il cherchait la paix parmi des filles.

Le repos sur des lèvres généreuses.

Chez lui mille dragons l’assiègent.

Soudain un motel miteux.

Un néon dépoli, une enseigne brinquebalante.

La certitude absolue de l’oubli.

Le remède contre la haine et la violence.

La solution extrême, le soulagement.

Le feu du désir au ventre.

Le souvenir du corps d’une femelle.

Le doux frisson de ce temps-là.

Le même boulevard, le même arbre.

Murs sans vie, lumières éteintes.

Pas la moindre voiture sur le parking.

Les plantes sèches, un mendiant dans l’obscurité.

Silence mortel d’une ville morte.

Il renonce par décret aux plaisirs.

Lois morales qui trament la folie.

Un revolver tiède entre ses mains.

La porte de sa maison honnie.

La grimace de l’épouse qui l’attend.

Un tir…, deux, au milieu du silence.

 

 

*

"Canto al pie de los Atlas", "Conversión añil de Majorelle", "Encuentro galante en La Menara" sont extraits du recueil bilingue  Lueurs voilées du Sud, Lumbres veladas del Sur, Oxybia éditions, 2018

 

Le poème "Moteles  cerrados" est tiré du recueil Animal en vilo, Universidad autonoma de Nuovo Leon - Ed. UANL, México, 2017

« Traduttore, traditore »

« Traduttore, traditore », tout le monde connaît la paronomase italienne qui signifie « traduire c’est trahir ». Combien de fois, en tant que traducteur, je me suis senti tenté de changer un mot ne serait-ce que parce qu’un autre pouvait sonner mieux à nos oreilles ! Combien de fois aussi, en tant qu’auteur, j’ai trouvé peu convaincante la traduction de certains passages de l’un de mes livres ! Non pas parce que le traducteur a été mauvais, mais simplement parce que parfois entre deux langues, et dans certaines situations, le « courant » ne passe pas. Dans la vie quotidienne à Cuba, mon pays d’origine, on utilise souvent un registre de langue argotique pour lequel on ne trouvera pas d’équivalent en français, et parfois même pas dans l’espagnol parlé dans la péninsule ibérique ou dans d’autres pays d’Amérique latine.

Mes derniers livres je les ai écrits directement en français. Cela fait plus de vingt-cinq ans que j’habite en France. Cependant, toutes ces années de pratique de la langue n’ont pas été d’une grande aide pour éviter les pièges dûs au fait de l’existence de très nombreux points en commun entre le français et l’espagnol. De ce fait, je crois que je me sentirai toujours plus à l’aise quand j’écris mes romans ou mes poèmes en espagnol, de la même façon que je me sens plus rassuré quand je rédige mes récits, voire mes essais, en français.

Toutefois, lorsque l’éditeur de mon dernier recueil de poésie a voulu publier mes poèmes dans une édition bilingue français-espagnol, j’ai opté pour établir moi-même la version française de mes propres vers déjà publiés, quelques années auparavant, en Espagne. Je ne pourrai pas affirmer que je me suis traduit moi-même, car on ne pourra jamais se traduire quand on est l’auteur d’un texte. Le texte, bien évidemment, nous appartient, et de ce fait on s’autorise toujours à faire des changements qu’un traducteur respectueux n’envisagerait jamais. Nous sommes constamment appelés à « améliorer » nos propres textes si nous avons l’occasion de le traduire dans une langue que l’on connaît.

Dans l’un des poèmes du recueil dont je parle, par exemple, inspiré par la présence de Paul Bowles au Maroc – où il a passé la plus grande partie de sa vie – j’ai écrit en espagnol :

Ahora se ha adentrado

en la noche azul eterno de las dunas

Si j’avais été un traducteur extérieur et que je devais traduire ces deux vers, j’aurais dû écrire :

Maintenant, il s’est aventuré

dans la nuit du bleu éternel des dunes …

Mais, quelque chose en tant qu’auteur me disait que « s’aventurer » n’était pas très beau en français et qu’on a du mal à admettre dans la langue de Molière que les dunes puissent devenir bleues pendant la nuit. Je me suis donc décidé à établir une autre version :

Maintenant, il s’est enfoncé dans le bleu

d’éternité des nuits du désert…

De telle façon que ce ne sont plus les « dunes », mais le « désert » qui devient d’un bleu éternel pendant la traversée nocturne de l’esprit de Paul Bowles.

Ce ne sont pas des licences poétiques, mais des licences tout court que seul l’auteur peut se permettre. Cette liberté, ne sera malheureusement pas possible lorsqu’on écrit dans une langue dans laquelle on ne se sentira pas à l’aise. Alors, nous n’aurons pas d’autre choix que de nous en remettre à ce fameux traditore évoqué par la paronomase italienne.

De la même façon que, dans l’une de ses nouvelles les plus géniales, Jorge Luis Borges avait décidé qu’un certain Paul Ménard était l’auteur du Quichotte parce qu’il l’avait recopié – Borges considérait que nous devenons les auteurs de toutes les œuvres que nous lisons car nous les réécrivons mentalement selon nos propres codes – je suis persuadé que chaque livre traduit dans une autre langue devient un autre livre. Et ceci, au point que si l’on perdait tous les exemplaires de ce livre dans sa langue d’origine, nous perdrions à jamais aussi les véritables intentions de l’auteur car aucune traduction ne serait capable de les transmettre dans leur intégralité.




Ungaretti, ou la fulgurance à l’envers

Ungaretti, ou la fulgurance à l’envers

 

Pour Carlo Ossola

En témoignage d’admiration[1]

 

 

Ungaretti est le poète de la fulgurance : s’il fallait définir son génie d’un mot, ce serait celui-ci. S’inscrivant dans la lignée spirituelle de Blaise Pascal, il en a le phrasé aphoristique et l’ellipse omniprésente. Sa poésie abonde en figures de la fulguration : foudre, éclair, brûlure, brisure, déchirure, soudaineté, surprise. Il n’est dès lors pas surprenant que, parmi toutes les formes de la mémoire que cette œuvre virtuose articule, l’une d’elle soit privilégiée, celle qui s’exprime par un surgissement inattendu. Dans une création s’organisant presque en entier  autour de l’incompatibilité entre l’innocence et la mémoire[2], la réminiscence joue un rôle décisif, en une quête poétique qui se perdrait sinon dans des méandres. L’écriture d’Ungaretti traverse tous les territoires de la remémoration : déambulant de par le labyrinthe du souvenir, traversant l’indispensable oubli, frôlant l’espace mortifère de la non-mémoire, – toute son intention est de parvenir, via la réminiscence, à s’approcher de ce qui constitue sa Quête : établir une poétique du retour à l’innocence première.

 

***

 

La mémoire enregistre. Mais elle n’est pas qu’enregistrement ou simple entrepôt. Elle s’exprime par le souvenir, « mémoire qui répète ». Par cette répétition à laquelle se mêle l’oubli, le souvenir se dégrade, se fragmente et tente en vain de se restaurer. Car toute restauration est une altération, Ungaretti le dit à propos de Pétrarque : « A travers le déchirement même de la vie dont il témoigne, le souvenir, toujours si fragmentaire dans ses références au réel, suscite les ruines dont il s’entoure, lui-même ruine ensevelie parmi les ruines, principe d’une restauration désespérée  au sein de l’oubli à illuminer. » A force de scruter des labyrinthes, dit encore Ungaretti, la vision coutumière se perd. Et pourtant cette tension du souvenir joue un rôle crucial dans son aventure spirituelle. Toute son œuvre poétique peut se lire comme un vaste examen de vie : « J’ai repassé / les époques / de ma vie ». Il s’agit de rassembler les souvenirs afin de mieux les dissiper et que le regard retrouve la fraîcheur d’un premier jour ; que les passions tristes soient dissoutes. L’exercice a une portée métaphysique qui n’est pas sans analogie avec celle du sacrement chrétien de la pénitence : l’objet en est de contempler, grâce à une mémoire neuve et loyale, « le printemps d’éternité ». Hélas, la convocation des souvenirs n’engendre au mieux qu’un enlisement, au pire l’expérience débilitante de l’oubli – ou la léthargie, proche de la mort, de la non-mémoire.

 

L’oubli est une mémoire vidée dont il demeure cependant quelque chose, oubli dont j’ai souvenance. Il est incertain : souvent je me demande à quel point j’ai oublié. Cet oubli peut être involontaire, simple effacement du temps : une couleur qui ne dure pas. Il peut être volontaire aussi – démémoration[3] dit Ungaretti : refoulement de ce qui se révéla funeste, enfouissement, déni. A l’extrême, l’oubli est la résonnance du silence sans limite ou, pire, une non-mémoire, « pierre réfractaire, totalement inanimée »: le temps s’est arrêté en une léthargie  ahurie, en un dormire più vero proche de la mort. La quête spirituelle s’interrompt : miroir impassible auquel nulle image ne s’accroche, l’âme est désertée.

 

Heureusement il y a la réminiscence, mémoire qui revit. Elle nous introduit au cœur de la création ungarettienne. Volontiers heureuse – « Je tressaille au souvenir  / de ton brusque parfum » –, elle a une affinité structurelle avec la poésie. Car pour Ungaretti, la poésie, comme la réminiscence, se manifeste quand toute mémoire semble quitter les objets puis brusquement y refluer, comme par miracle.  Rien de pathologique ici en la réminiscence, aucune  proximité décelée avec sa sœur l’hystérie. Rien d’artificiel non plus, point de haschich comme chez l’ami Michaux : tel le chanvre indien pourtant, elle ressuscite le senti, elle est un bouquet de sensations, un panorama d’impressions ; mais sa fonction poétique n’est pas seulement d’être « une gerbe de ‘ricochets’ d’impressions venant analogiquement »[4]. De façon plus ambitieuse, son rôle est de ramener des objets à leur pureté originelle, de retrouver l’exultation candide des êtres, des choses,  dans leur innocence première : « me remonte à l’esprit que j’exultais en t’aimant ». Ces objets, cette exultation, sont des débris d’innocence à l’état brut, et le mot même de débris suggère que la réminiscence ouvre sur la saisie parcellaire d’un monde insondable : espace qui n’est pas simplement le gouffre des sensations extrêmes de Michaux, mais celui d’abysses métaphysiques. Néanmoins, si la réminiscence est un miracle, il est à double tranchant : à la fois « éblouissement et morsure », s’y mêlent le passé de la nuit aimante et le présent de la nuit intérieure, la traque du désir et le vertige du néant :

  

Rosa segreta, sbocci sugli abissi
Solo ch’io trasalisca rammentando
Come improvvisa odori
Mentre si alza il lamento.
 

 L’evocato miracolo mi fonde
La notte allora nella notte dove
Per smarrirti e riprenderti inseguivi,
Da libertà di più
In più fatti roventi,
L’abbaglio e l’addentare.
 

Rose secrète, tu t’ouvres sur le gouffre
Pour peu que je tressaille au souvenir
De ton brusque parfum,
Tandis que s’élève la plainte.
 

Le miracle évoqué mélange
La nuit en moi à cette nuit
Où, pour te perdre et reprendre, j’ai traqué,
Plus ardents à mesure
Que plus libres,
Eblouissement et morsure.

 

Apparaît ainsi une des fonctions essentielles de la mémoire selon Ungaretti : par l’irruption soudaine de ce qui est révolu dans ce qui est actuel, elle provoque un sursaut qui à la fois réveille le désir et attise le sentiment vertigineux de l’écoulement du temps.

 

***

 

Dès lors nous approchons de ce qui propulse la poétique ungarettienne sur sa trajectoire, nous approchons du coeur. La mémoire est un stock de matière énergétique, le cœur ungarettien en est le transformateur. Qu’il soit sombre, soucieux, encavé – il l’est souvent –, ou bien qu’il « tremble à la lumière, doucement », il a une fonction qui est de transformer la mémoire en poésie aux fins de retrouver l’innocence. Mais qu’est-ce que transformer ? Et pour quelle innocence ? Est-ce un mirage ?

 

Ungaretti cite Galilée : « ce que nous imaginons ne peut être qu’une chose déjà vue ou un composé de choses ou de parties de choses vues précédemment ». L’imagination créatrice est une mémoire combinatoire. En ce sens, elle a une proximité avec le rêve, mémoire délirante. La langue italienne ne connait que le mot sogno tant pour le rêve que pour le songe. Parce que chez Ungaretti le sogno est souvent proche du songe – qui est la forme prédictive ou interprétative du rêve –, la pensée poétique comme le songe peut se faire « oreille divinatoire ». Parlant, à propos de Racine, du rôle du poète développant son expérience « à partir de la naissance de la mémoire », Ungaretti évoque le moment de toute crise, de toute tragédie – qui est aussi celui de la désorientation poétique – où la mémoire  resurgit avec le transport subit qu’opère la réminiscence : Si Phèdre aime Hyppolite, c’est qu’elle le voit sous les traits d’un Thésée jeune soudain réapparu. De sorte que le labyrinthe où elle se perd est celui de sa mémoire, mais une mémoire toute vive qui la  propulse vers une issue fatale par le biais d’une imagination que plus rien ne bride. Chez Ungaretti, le cœur, cadre de cette transformation, est souvent triste : pays ravagé, lieu où on tombe, nid obscur où on s’enténèbre, stagno di buio, flaque ou corolle de tristesse. Mais c’est aussi le lieu de son projet poétique par excellence – par la mémoire remonter jusqu’à « l’inquiète source » de l’innocence première. Pour le poète, le processus est jalonné : que la mémoire se fixe, se condense et s’abolisse dans l’absolu d’une image – et qu’ainsi elle se sublime dans l’innocence. Par cette innocence retrouvée, que l’âme s’échappe du labyrinthe. Libre enfin, qu’elle puisse pénétrer alors ce hors-champ de la mémoire que sont les sensations du monde : le souvenir est souvent un  ressassement d’un passé centré sur soi, tandis que la sensation – contact de l’eau, caresse du soleil, beauté de la nuit – mène à se « reconnaître / fibre docile / de l’univers ». Naît le désir, autre hors-champ de la mémoire :

          

Nel mollo giro di un sorriso
ci sentiamo legare da un turbine
di germogli di desiderio
 

Ci vendemmia il sole
 

Chiudiamo gli occhi
per vedere nuotare in un lago
infinite promesse
 

Ci rinveniamo a marcare la terra
Con questo corpo
Che ora troppo pesa
 

Dans la mollesse mouvante d’un sourire
nous nous sentons noués par un tourbillon
de bourgeons de désir
 

Le soleil nous vendange
 

Nous fermons les yeux
Pour voir nager sur un lac
Des promesses infinies
 

Nous en revenons marquer la terre
Avec ce corps
Qui pèse à présent si fort
 

Il y a dans l’imagerie ungarettienne une symétrie entre mémoire et désir : l’une est une terre obscure et triste, un précipice où l’on tombe entraîné par le poids d’un corps ; l’autre est l’eau sublime d’un lac aux rives duquel éclosent les bourgeons, où le soleil est « promesses infinies » de vendange sous la voûte légère. Terre, tristesse, pesanteur, d’un côté ; eau, promesses, légèreté, de l’autre – c’est l’enfance retrouvée. Or l’enfance est le temps même de l’innocence, où l’enfant « décharge sa mémoire d’un cri », tandis que plus tard, à l’âge adulte, les cris s’arrêteront au fond de la gorge, « roche de cris » engendrant insomnie et désespoir. Le cri poussé par l’enfant, outre sa vertu de gommer toute tristesse, est-il aussi une remontée édénique vers le cri primal, le cri unanime,  le verbe inaugural ? Tel serait encore le projet du poète, qui cite à ce propos Saint Augustin[5] : « saisir le verbe non seulement avant qu’il ne résonne, mais même avant que les images des sons ne soient roulées par la pensée – car il n’appartient à aucune langue » ; ce faisant, traverser le miroir, percer l’énigme, rejoindre l’ineffable ; retrouver avec Mallarmé (que cite Ungaretti) les débuts très sacrés du langage. Il y eut des vies avant l’actuelle. Elles ont laissé des traces en moi. Puis-je par le songe, loin du bain des choses familières, les retrouver ? :

 

Ogni mio momento
io l’ho vissuto
un altra volta
in un’epoca fonda
fuori di me
 

Sono lontano colla mia memoria
dietro a quelle vite perse
 

Mi desto in un bagno
di care cose consuete
sorpreso
et raddolcito
 

Rincorro le nuvole
Che si sciolgono dolcement
 

Chacune de mes heures
Je l’ai vécue
Une autre fois
Dans une époque profonde
Hors de moi
 

Je suis loin avec ma mémoire
A la poursuite de ces vies perdues
 

Je m’éveille dans un bain
de choses familières
surpris
et adouci
 

Je cours après les brumes
qui se dénouent tout doucement
 

Se peut-il que chaque heure ait déjà été vécue dans une époque profonde et hors de moi ? Il s’agirait d’une mémoire que rien ne circonscrit, ni l’espace, ni le temps ; où mon époque et mon intériorité se confondent avec d’autres époques, d’autres intériorités. Allusion à l’anamnèse pythagoricienne ? A l’époque de la psychanalyse, peut-être y a-t-il dans cette évocation du déjà-vu une mise à jour de la fonction poétique, chargée de dévoiler le refoulé de la lignée ancestrale ? Renouant avec la fonction orphique de l’aède, – le poète serait alors celui qui accède, sinon à l’autre monde, du moins à la mémoire enfouie dans l’inconscient  collectif.  Il s’agirait de percer les brumes, les ténèbres, qui séparent des temps immémoriaux :

 

une montagne de ténèbres sépare le temps d’avant
du temps d’après
 

aussitôt qu’un de mes instants s’est écoulé j’en
suis éloigné de mille et mille ans
 

partout me guette un réveil de regrets d’ancêtres[6]

 

***

 

Face à un tel projet, à un rêve « fruit de la plus claire folie », ne peut seul s’exprimer qu’un aveu d’échec : la quête est sans fin, chaque réveil engendre amertume et désenchantement. Par chance demeure, chez Ungaretti, jusqu’à son dernier souffle, la faculté d’émerveillement. Soudain l’amour ravive le désir – dont on a vu qu’il était le symétrique heureux de la mémoire. La poésie ne sait guère remonter le temps, que ce soit celui d’une vie, celui d’une langue, ou celui de l’espèce ; la seule innocence qui lui soit accessible est celle du « plus nouveau songe » que suscite la fulguration de la beauté. Les ultimes poèmes que compose Ungaretti, peu de temps avant de mourir, sont ceux de Croazia segreta. Ils chantent deux Dunja : l’ancienne Dunja, la chère Dalmate qui fut la nourrice aux grands yeux nocturnes de son enfance égyptienne dans l’oasis et au désert ; et la jeune Dunja, si belle aussi, au « croate velours / du regard », qui, d’étrange aventure, est son dernier amour. Avec Dunja, le transport mémoriel est de nouveau là. Mais les pôles sont inversés : ce qui restitue l’immuable innocence native du temps de l’enfance, c’est la projection du présent du désir dans la mémoire d’une vie entière :

 

D’oltre l’oblio rechi,
D’oltre il ricordo i lampi.
 

D’outre l’oubli tu me rends,
D’outre mémoire, les éclairs.
 

Le pur désir, en sa fulgurance retrouvée, innocente la mémoire. Par cette ultime transformation qui est une réminiscence à l’envers, les deux Dunja sont confondues en un temps qui englobe passé, présent et avenir aussi, malgré la proximité de la fin terrestre. Le recours grammatical au futur dans le poème en prose de Croazia segreta suggère – par-delà le  côté anecdotique d’une amourette de vieillard – que la sérénité enfin atteinte n’est pas simple amor fati, mais qu’aux confins de la mort, en une réconciliation in extremis, tous les temps lui sont présents.

 

Di continuo ora la vedo bellissima giovane, Dunja, nell’oasi apparire, e non potrà più attorno a me desolarmi il deserto, dove da tanto erravo.

 

Maintenant je ne vois plus jamais que Dunja jeune, la très belle, apparaître dans l’oasis, et le désert autour de moi ne me désolera jamais plus, où j’errais depuis tant d’années.[7]

 

Une autre traduction de l'atelier d'Ungaretti :

G. Ungaretti, La guerre – Une poésie, janv. 1919
(éd. J.-Ch. Vegliante, Nantes, Le Passeur, 1999)

 


[1] Carlo Ossola, Professeur au Collège de France, a dirigé l’édition de l’œuvre poétique complète de Giuseppe Ungaretti : Vita d’un uomo. Tutte le poesie. [VU] Ed. Mondadori – 2010. Traduction sous la direction de Philippe Jaccottet : Vie d’un homme. Poésie/Minuit-Gallimard – 1973.

[2] Giuseppe Ungaretti : Innocence et mémoire. [IM] Trad.: Jaccottet. Ed. Gallimard – 1969.

[3] Traduction de smemoratezza, mot inventé par Ungaretti. Cf. VU page L.

[4] Henri Michaux : Connaissance par les gouffres. Michaux collabora avec Ungaretti à la revue Mesures.

[5] Saint Augustin ; De Trinitate. Livre XV, 19. Trad. Sophie Dupuy-Trudelle.

[6] VU page 389 : Conclusion. Poème de juillet 1918, écrit en français.

[7] VU page 364 [P. 324] – Croazia segreta (Croatie secrète).