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Adonis : Lexique amoureux

Voici le quatrième et le plus massif des volumes d’Adonis publiés par Gallimard dans la petite collection Poésie. C’est dire à la fois l’abondance créatrice du poète Adonis, et l’intérêt que lui porte le public, doublé sans doute d’une curiosité pour la poésie de langue arabe. D’emblée, je dirai qu’il est impossible ici, et de faire tant soit peu le tour de la question, que ce soit de la personnalité du poète, ou de ce que véhicule sa poésie, en particulier par rapport à la littérature poétique dans les langues qui utilisent l’arabe pour écriture, et dont pour toutes, plus ou moins, les thèmes et la vision d’un monde se sont « littérarisées » par l’apport culturel de l’Islam et de la langue du Coran.

Ainsi, Adonis écrit en arabe, connaît une vaste popularité dans les pays qui ont accès à cette langue, ou la pratiquent couramment, mais par bien des côtés, sa poésie fait écho à de grands précurseurs tels que Hafiz ou, pour la pensée, à des Ibn Arabi ou des Sohravardi, par exemple. En lisant ce Lexique amoureux, on ne peut s’empêcher de songer aux divers aspects de la notion du « coeur » telle qu’on peut la lire chez les Soufis et dans le Coran. Cependant, Adonis se dit occuper une situations paradoxale en laquelle une forme d’athéïsme n’est pas incompatible avec les concepts de la mystique musulmane.

Adonis, Lexique amoureux,  traduit de l’arabe par Vénus Khoury-Gata, Issa Makhlouf et Houria Abdelouahed. Collection NRF Poésie/GALLIMARD- 510 pp.

Il s’ensuit une œuvre d’une richesse extraordinaire par son dialogue poétique entre la modernité du penseur, qui n’ignore rien de la pensée « cartésienne », et l’abondance culturelle des symboles issu de la tradition. Ainsi tout dans Adonis est extrêmement pluri-signifiant, ce qui évidemment est difficile à faire percevoir dans une traduction en français dont le vocabulaire n’évoque aucunement les « atomes lexicaux de signifiés » que le mot arabe correspondant produit dans une conscience de culture arabe. On n’a donc essentiellement, il faut l’avouer, qu’un « aperçu », dont la face disons de « culture européanisée » est forcément en français la plus sensible : cependant que des traductions moins adaptatives (ou davantage « mot à mot ») seraient terriblement réductrices, car on peut dire facilement en arabe, sur les sentiments les plus divers et les plus subtils, des choses qui en français paraîtraient ridiculement sentimentales, et disons « mal-compréhensibles ». Il est de fait, en ce sens, que la compréhension métaphysique du cosmos, que ce soit pour un athée ou un croyant, dans la langue du Coran – qui constitue le fondement de l’expression et de la pensée en arabe classique – reste bien plus spontanée que dans le monde purement occidental. De là découle que par la superposition inconsciente des signifiés dénotatifs, connotatifs et symboliques « empilés », le principe de non-contradiction (le fameux « tiers-exclu ») aristotélicien est déjoué. L’espace dans lequel se meuvent les idées du monde moyen-oriental est essentiellement platonicien. C’est ce que l’on constate simplement par exemple avec la façon d’écrire : l’occidental écrit de gauche à droite parce que ce qui l’intéresse au premier chef est de voir la matérialisation de ce qu’il a écrit, sa réalisation. Lorsqu’on a écrit on a le tracé d’encre sous les yeux, on peut donc « vérifier » à mesure ce qui est tracé et qui suit l’acte de la main. En revanche en arabe, on écrit de droite à gauche, la main cache ce que l’on vient immédiatement de tracer, parce que c’est moins ce qu’on a écrit qui importe que ce que l’imagination projette incessamment d’écrire encore. Ce n’est donc pas tant la réalisation que l’élaboration des idées qui compte. De même, dans la monde moyen-oriental, la démarche dans les discussions est très différente de celle de l’Occident : pour informer, on va s’étendre longuement sur les circonstances, puis on expliquera le résultat d’un événement ou d’un acte, puis on expliquera ce qui s’est passé, et enfin on désignera ce qui en a été la « cause ». Et on débattra longtemps, avec une sorte de mentalité « juridique », de l’exact degré de responsabilité de cette cause à partir de l’ensemble des informations préalables sur ses conséquences et l’influence des circonstances. De même, en conversant sur un projet, on finit par décider de ce qui sera « bon ». Puis les choses en restent souvent là, puisque l’essentiel est dit, et que la matérialisation est secondaire. En lisant la poésie d’Adonis, j’entends, de façon globale et synthétique, il me semble que les choses s’y passent quelque peu de la même façon : chaque recueil accumule et présente au lecteur d’abord une masse de faits, puis peu à peu au cours du livre, ils forment une sorte de « paysage mental » d’ensemble. Et finalement l’essentiel est donné, compact, et évident. Par exemple (page 379) le prologue d’ « Histoire qui se déchire sur le corps d’une femme » propose quelques données qui interrogent sur un événement et ses circonstances. Ensuite, le choeur, la femme, le narrateur, racontent les mille fragments d’une histoire. À la fin, à la page 500, un court poème ramasse en quelques vers tout le message, ici le problème de la position et de l’action du poète qui est au coeur de tout le livre… D’autant que l’Islam n’aime pas trop les poètes, craignant qu’on en fasse des prophètes !

On m’excusera de ne rien citer en particulier, et d’inviter le lecteur intéressé à acquérir le livre, car pour développer ma thèse…  il y faudrait, non pas quelques poèmes cités, mais un livre entier au moins, qui n’est pas de mise ici, d’autant que nous ne parlons que de la version en français qui, si soigneusement traduite qu’elle soit par trois traducteurs dévoués et incontestablement valeureux, n’autorise pas beaucoup de justes commentaires. En français, s’imprégner à la longue du poème d’Adonis en fréquentant sa poésie bien traduite est le mieux qu’on puisse faire pour approcher son œuvre, de résonance universelle.




Joël Bastard, Des lézards, des liqueurs

Dès Beule, son premier recueil, il était évident que Joël Bastard avait un langage poétique original, étonnant et rare. Les titres qui ont suivi n’ont pas démenti cette impression première. Le poète s’ébat joyeusement, ou sérieusement, ou ironiquement, tout à tour, au milieu du merveilleux chaos de l’univers que ses poèmes nous restituent fidèlement, avec l’étrange « logique-illogique » qu’on lui connaît. D’une certaine manière, à la page 133 du livre, dans une section intitulées « Grigris et fictions » il nous décrit à sa façon, c’est à dire avec un humour poétique, comment « il utilise toujours les mêmes ingrédients pour tambouiller son plat de résistance ». Si l’on considère qu’un « beau désordre est un effet de l’art », il sera difficile au lecteur de trouver un plus bel effet de l’art que l’écriture de Joël Bastard.

Joël Bastard – Des lézards, des liqueurs , poèmes, Ed. Gallimard,
NRF, Coll. Blanche, 2018, 176 pages, 18, 50 €.

Non qu’il n’en existe d’égales, certes, mais son art d’écrire est d’une sorte de fonctionnement « harmonique » inimitable, tout en résonances inattendues, évocations suggestives qui nous ouvrent des espaces insoupçonnés. Il n’est pas à proprement parler surréaliste, mais il en a l’audace et la fantaisie. Il n’est pas philosophe, mais il en a le sérieux et la profondeur, par éclairs, dans la réflexion sur la vie que trahissent ses pages, livre après livre. 

Il transfigure sans cesse le quotidien en lui conservant pour ainsi dire sa « quotidienneté », il débanalise poétiquement son existence sur terre jusque dans les plus infimes détails parfois, lui qui est terrien et capable d’éprouver à l’égard de la nature le « sentiment du lièvre », puis en retire grâce au langage ce que j’appellerai « l’essence de la banalisation », une parole où de façon indifférenciée s’entrelacent le concret et l’abstrait : ce qui se transmet ainsi au lecteur en est la version non-naïve mais enchantée et exemplaire d’une existence que la fée de la poésie a touchée de sa baguette. L’esprit qui entre en contact avec la vivacité de cette écriture s’en trouve inspiré. Et s’il est vrai, comme le dit Joël que « nous n’aurons pas le temps de commettre l’infini », de livre en livre notre poète, à la fois fantasque et concentré, s’attache à commettre des éclairs d’éternité avec un bonheur auquel sa manière de façonner la langue nous permet de participer. Je ne puis donc que recommander, en reprenant une formule du poète lui-même (page 123 de son recueil, si riche, si « sorcier », si plein d’une intention de partage) : « Prenez cette grâce, elle est seule,/consentante... » 




“Alcools”, et les “Lettres à Guillaume”

Trois livres paraissent pour le centenaire de la mort de G. Apollinaire (le 9 novembre 1918), aux Éditions Gallimard : trois livres qui passionneront sûrement les amateurs de ce poète considérable et avant-gardiste en son temps. Le premier consiste en une édition d’Alcools, le premier recueil fameux du poète, où se prépare une mutation qui fera entrer la poésie dans sa modernité. Il s’agit d’une version en fac-similé d’un exemplaire d’origine qui a été illustrée par le peintre cubiste Marcoussis.

Légende ou réalité, on se souvient peut-être qu’Apollinaire recevant les premières épreuves de son livre y découvrit non sans surprise que toute la ponctuation en avait été omise. Plutôt que de s’en plaindre, il y trouva semble-t-il tant d’intérêt qu’il décida que le recueil paraîtrait ainsi, non ponctué. Et depuis, d’innombrables poètes ont suivi son exemple, ponctuant ou non, parfois complètement, parfois partiellement, souvent pas du tout, comme si le poème était un espace de liberté dans la langue et qu’il était intéressant parfois d’y introduire un peu de confusion, ou du moins d’hésitation, pour que les signifiés des mots et des vers déteignent, en quelque sorte, les uns sur les autres afin de créer un tremblement du sens, une incertitude, une atmosphère plus propice à l’évocation, à la rêverie poétisante. Cela, complété par une libération plus ou moins affirmée de la versification, chez Apollinaire tantôt relativement respectueuse des formes et de la métrique, tantôt complètement libérée de ces contraintes jusqu’au “calligramme”, a produit un effet de “nouveauté” puissant et, associé au blanchiment “capricieux” entre strophes comme entre vers, devint un signe de distance du poème à l’égard de la “prose ordinaire”. Le ton poétique devenait autre chose.

Alcools (Ed. Gallimard – coll. Livres d’art – coffret.)
illustré par le peintre Marcoussis (fac-simile).

De ce fait, le poème nouveau exigeait de nouvelles manières de lire, une nouvelle aptitude du lecteur à collaborer au sens ; jusqu’alors en effet, le lecteur n’était pas libre d’exercer largement son interprétation singulière à propos du poème : la lecture s’y organisait de façon à ce que l’imagination soit canalisée dans son déchiffrage du texte, mise sur des rails. Par exemple chez Baudelaire, on peut rester pensif après avoir lu le sonnet “La vie antérieure”, soit au sujet de l’arrière-plan culturel, soit des idées et concepts implicites, mais il n’y a pas de trouble quant à l’exacte compréhension des vers. Le lecteur n’hésite pas. Tandis que dans un poème d’Apollinaire et de ceux qui suivront (notamment les Surréalistes, de durable infuence), des équivoques grammaticales peuvent être ménagées, des mots “voisiner sans crier gare” en produisant des effets qui deviendront systématiques chez Reverdy, Tzara, puis Éluard ou Breton (etc…). Le langage poétique s’y retrouve en quelque sorte revigoré, rafraîchi. Cependant avec l’inconvénient que la poésie pour un certain public s’est éloignée, est devenue plus difficile à lire, parce que plus troublante à comprendre : la part de responsabilité active exigée du lecteur (ou du récitant) s’y trouvant considérablement augmentée, ce qui n’est pas forcément du goût de lecteurs formés par des écrivains dont la tradition était de nourrir le mieux possible la passivité :

Louis Marcoussis, eaux-fortes pour Alcools, 1934.

 la grande vertu de l’écriture classique – mot d’ordre: “ce qui se conçoit bien s’énonce clairement” - étant de délivrer un message d’autant plus valorisé qu’il était clair, “techniquement non-équivoque”. Sans aller jusqu’à l’exigence d’une appréhension aussi directe (pauvre et nécessairement sans grande portée pensive ou profondeur émotive) que les messages téléphoniques d’aujourd’hui, il fallait – au temps du Romantisme encore – bannir les erreurs ou les divergences d’interprétation possibles. C’est cela qu’Apollinaire plus ou moins consciemment va éroder (progressivement) en déléguant au lecteur une part croissante de sa liberté de créateur. Et c’est en cela que le recueil mémorable d’Alcools va faire école, ouvrant la voie également à tout l’art “moderne”, que ce soit celui du Douanier Rousseau ou celui de Braque, Picasso (ou Marcoussis). Ainsi, notamment, un poète déclarera que la poésie moderne saute les explications.

À cet égard, la petite anthologie “Tout terriblement” (devise d’Apollinaire lui-même) est une excellente initiation. Elle présente à la fois des poèmes majeurs, parfois quasiment prophétiques (“l’homme-colline” d’Apollinaire est celui qui “voit plus loin”), avec en regard des illustrations des oeuvres plastiques qui font écho à l’ambiance de l’art, en pleine effervescence créative à l’époque correspondante. Cette confrontation a souvent des vertus éclairantes, par intuition davantage que par raisonnement, certes. Et c’est cela sans doute qui contribue au charme de cette anthologie. Elle porte en elle non seulement l’état d’esprit poétique de Guillaume Apollinaire, mais aussi l’aura de son environnement créateur, plastique, amical ou sentimental (Marie Laurencin). On perçoit mieux comment cette sollicitation plastique a pu engendrer certains poèmes sous forme de Calligrammes. (Kalos / beau – gramma / écrit, en grec : mot inventé par Apollinaire sur le modèle de calligraphie.)

Et comment apparaît en germe ce côté, dont témoigne par exemple la “Lettre océan”, de l’individu moderne qui désire être “partout à la fois et tout le temps”, une envie que l’Internet et Google entre autres, la vision filmique depuis les satellites artificiels, mais aussi le développement des transports (l’avion que l’on voit sur la peinture du Douanier Rousseau, par ex.), ou du tourisme, ont en grande partie réalisée… Envie qui était aussi celle des cubistes, voulant représenter le réel dans les codes d’un langage intemporel qui se propose de représenter l’objet par toutes ses faces à la fois (donc le montrer en tous ses moments) sur l’espace d’une toile en deux dimensions. Envie que manifestera la littérature à travers certains livres de Robbe-Grillet (Dans le labyrinthe – Topologie d’une cité fantôme) ou de Butor (La modification - Trois cent mille litre d’eau), en usant du même système à base d’un récit à “facettes” mentales, qui devient en quelque sorte un récit “cubiste”, de même que “L’année dernière à Marienbad” tire aussi son étrange poésie onirique d’être un film “cubiste”.

En ce qui concerne les “Lettres à Guillaume Apollinaire” de Lou (la fameuse Louise de Coligny-Châtillon, aristocrate d’une lignée fameuse qui faisait rêver Guillaume de Kostrowitzky, lui-même fils d’aristocrates modestes : les choses sont compliquées à ce sujet !) ce n’est pas tellement l’art qui entre en scène, mais la pulsion érotique, certes trouvant en Éros “l’enfance de l’art” comme c’est généralement le cas: et ce sera le moteur des poèmes qu’on retrouvera dans “Ombre de mon amour”. On a longtemps glosé sur l’amour torride et relativement bref entre Lou et Guillaume. De fait, la liaison fulgurante ne pouvait être très durable, une fois l’acmé passée par une consumation follement ardente d’énergie vitale et parce que l’éloignement du conscrit Guillaume était imminent et inéluctable, et parce que Louise, femme très libre (comme la mère d’Apollinaire au demeurant, il n’avait donc probablement aucun sujet d’étonnement à ce sujet), entretenait en parallèle d’autres liaisons, dont celle avec le nommé Toutou, probablement assortie de certains avantages que le “pauvre poète” Apollinaire ne pouvait lui procurer.

Si la liaison a été, les lettres longtemps ignorées des archives Apollinaire en témoignent sans fausses pudeurs, d’une intensité érotique violente et égale pour les deux amants, on voit qu’elle a été tout autant réelle de sentiments d’un côté que de l’autre. Et si les amants se sont éloignés après quelques mois, c’est sans doute que pour l’un comme pour l’autre il n’y avait plus grand’chose à vivre, une fois le carburant du désir érotique solairement – Apollon - tari : Apollinaire s’éloigne pour plusieurs raisons, principalement par cela que les circonstances de la guerre lui font vivre, c’est-à-dire une réalité en face de quoi la liberté, sinon la frivolité en amour, de Lou est en décalage. Il est affronté à ce que dit laconiquement tel poème du Guetteur Mélancolique :

 

Et toi mon coeur pourquoi bats-tu

 

Comme un guetteur mélancolique

J'observe la nuit et la mort

                                             

Louise de COLIGNY-CHÂTILLON,
Lettres à Guillaume Apollinaire
(Ed. Gallimard – Coll. Blanche), 128 p. 12 euros

 

Manifestement, la nuit et la mort sont des questions plus graves, dans la dure condition de soldat des tranchées, que des affaires de flirts et de parties de jambes en l’air. Certes, optimiste volontaire, sinon incurable, Guillaume s’exclame “que la guerre est jolie !”. Mais sa joie fataliste n’a plus rien d’un jeu, fût-il amoureux. S’il s’applique à résister à sa situation par des transpositions de l’horreur en beauté (“Nuit d’avril 1915”, par ex.), ne nous leurrons pas, c’est un effet de sa volonté et non de son inconscience : d’inconscience, il n’en a donc plus à partager avec Lou. D’autant qu’il sait bien n’être pas le seul homme dans sa vie. Construire un couple durable ? Impossible à l’évidence depuis le début de leur idylle. Refaire le couple passager et passionnel d’avant la vie dans les tranchées ? Impossible quand est intervenue la guerre : la menace grave et permanente de la mort, l’existence difficile d’un quotidien de “poilu”, dans la boue et la vermine, sans rapports avec la vie civile d’une femme, à l’arrière.

Ce qui reste de leurs flamboiements réciproques ne saurait donc être qu’une amitié tendre qui va se déliter par la force des choses... Lou d’ailleurs vit le même processus, si l’on en juge par sa dernière lettre de janvier 1916 où elle l’appelle “mon vieux Gui”, et le sait parti en Algérie retrouver Madeleine Pagès : avec qui ça ne fonctionnera pas évidemment, car il est clair que Madeleine ne sera pas, n’est pas, l’instigatrice d’un partenariat érotique flamboyant comme fut Lou : Guillaume dans sa correspondance avec sa “marraine” s’était fait – vu la vie frustrante des tranchées – une idée que la réalité a balayée. De surcroît, il ne se sent plus tellement, lui fréquemment impécunieux, d’embarquer dans une vie d’homme marié avec enfants. D’autant qu’il a peut-être conscience que dans son état (convalescent blessé à la tête et trépané) l’avenir est incertain. Affaibli, la grippe l’emportera, de fait, deux ans plus tard. Bref, ce n’est pas ici le lieu de s’étendre, des livres abondants ont détaillé ce que nous savions de tout cela jusqu’à présent. Il reste que ces lettres de Lou, corroborées par celles du poète, déjà publiées, restaurent l’image d’un moment de passion amoureuse où les sentiments ont été mieux répartis qu’on ne l’a longtemps pensé, voyant jusqu’alors un déséquilibre où Apollinaire était juste un “mal-aimé”, et Louise une croqueuse de coeurs, jouant sur plusieurs tableaux et dépourvue de toute capacité d’éprouver davantage que l’attirance d’une frivole passade. Manifestement, elle a aimé le poète autant que l’homme. Et le poète-homme l’a aimée de la  même façon, en utilisant quelque peu ce que cet amour lui inspirait pour nourrir son écriture, comme toujours ! En conclusion, même si cet amour fut le passage d’une comète entre eux deux, c’était une belle comète, une comète équilibrée, qui est survenue, a brillé, et s’est éloignée naturellement, sans “coupable” ni d’un côté ni de l’autre. Il me semble que cette publication des brûlantes Lettres de Lou retrouvées répare une injustice.




Éric CHASSEFIÈRE, Échos du vent à ma fenêtre

Le éditions Alcyone ont publié là un très beau petit livre, que les proses poétiques d’Éric Chassefière méritent tout à fait. N’ayant pas toujours le temps de lire les livres qui, je l’avoue, on tendance à s’accumuler (notamment) sur mon bureau, rétrospectivement je me dis que s’il m’avait échappé, j’eusse perdu une belle occasion de me faire plaisir ! Les textes, sur un papier nacré, sont d’une beauté intime qui enchante le réel, non sans une authentique profondeur de pensée qui leste le contact qu’ils nous proposent avec leur monde. Éric Chassefière est un scientifique, un physicien, mais la “science dure” en lui n’a pas tari l’inspiration du poète, bien au contraire.

Éric CHASSEFIÈRE, Échos du vent à ma fenêtre,
Ed. Alcyone, coll. Surya. 70 p., 16 €.

Chaque petit carré de sa prose poétique est un bijou transparent, une sorte de cristal verbal en lequel se jouent les reflets d’un regard attentif, un regard qui, selon le mot de Paul Éluard, “donne à voir” (p.26) :

 

“Il aime les chemins du soir entre les gerbes noires des blés fauchés,
a coupe de lait de la pleine lune, la lanterne qui éclaire le volet clos
dans l’attente du retour. Il aime que dans la lumière, arbre de ciel dans
la nuit de l’arbre, terre et ciel se mêlent, que partout entre les arbres
ne soient que passages, seuils s’ouvrant sur la couleur, que le prenne
la pénombre quand à la nuit tombée le rai du canal monte jusqu’au ciel.”

 

La langue d’Éric Chassefière, on le voit, est d’une jolie, et simple, virtuosité. Les images sont neuves tout en ne heurtant pas l’esprit, tout en suggérant naturellement, avec une ampleur secrète. Comme si notre poète avait le souci d’épargner au lecteur qu’il prenne conscience de l’originalité de la vision dont il vient d’écrire, de manière à n’en pas dissiper le charme par l’effet d’une lucidité qui tarirait notre imagination, laquelle ici est indispensable à l’approfondissement de la réalité: une réalité qui n’est jamais banale, tant que notre regard appris, conventionnel, “désenfanté”, ne la banalise pas ni ne la prive de ses couleurs. Je ne puis me tenir de citer une autre d’entre les pages admirables de ce petit recueil (J’aimerais les citer toutes !), qui articule pour moi l’essentiel de ce qui est la source de cette poésie discrètement lyrique, d’un lyrisme juste dans la maturation de son expression, de sa vérité subjective ; ainsi que dans sa façon de l’objectiver en une langue créatrice, comme, au demeurant, il se doit pour tout lyrisme non-mièvre, c’est-à-dire qui ne tombe pas dans l’affectation d’un sentimentalisme avachi. Voici cette page (P.46) :

 

L’innocence est le sourire d’un enfant qui ne nous quitte pas. Ce sourire
se manifeste en tout : une chanson qu’il fredonne, un animal à qui il se
confie, l’histoire qu’on l’entend se raconter, seul, dans la pénombre de
sa chambre. Ce sourire, quand il se manifeste, nous illumine et nous
réchauffe; instantanément il entre en nous, nous transporte de joie, devient
notre sourire intérieur ; nous sommes directement heureux car il nous
touche, réveille en nous l’innocence. Même aujourd’hui que l’enfant a      
grandi, son sourire est toujours là, rouge lumière et sang. Même léger
et fugitif, il réveille en nous l’intacte joie, la même nostalgie heureuse ;
il est l’étincelle qui entretient le feu, celui de l’amour que nous vouons
 à l’être cher dont, à l’instant où il nous sourit, nous partageons l’innocence.

 

Éric Chassefière, dans ce petit recueil, a poli de lumineux cristaux de langage, qui rendent chaque page du livre dense et méditative, insolite et familière, touchante et pourtant réaliste et vraie. Pour le citer une dernière fois, je reprends, en les détournant à peine, ses propres mots : “Seule au centre de son regard, la fleur [de sa poésie] paraît faite de profondeur pure. […] Cette fleur, il la tient dans ses yeux comme on tient une gemme dans la paume de sa main.” Éric Chassefière est peut-être un bon physicien, ce n’est pas à moi d’en juger ; mais c’est en tout cas un merveilleux poète, et le prix Georges Sarantaris (un poète grec que mon ami O. Élytis appréciait fort !) reçu par Éric Chassefière en 2015 pour un précédent recueil, me semble très largement mérité…

 

 

 

 




Claude Raucy, Sans équipage

Qu’on me pardonne, parmi beaucoup de poètes, le poète belge Claude Raucy m’était jusqu’à présent inconnu. Voici comblée une lacune, avec le petit recueil de cet authentique poète, à l’expression élégante, d’un sentiment subtil, à la fois délicat et profond. Cette plaquette est un long thrène, une déploration sans apesantissement superflu dans l’émotion, sur la disparition (semble-t-il) d’un frère. Tout le livre a pour fil conducteur le rêve que Jean de La Ville de Mirmont formulait en disant : « J’ai de grands départs inassouvis en moi » ; cet imaginaire des « vaisseaux qu’on a aimés en pure perte », partis sans nous.

Claude Raucy, Sans équipage, Dessins de Jean Morette, editions Bleu d’encre.

C’est l’occasion pour le poète de nous faire revivre par petites touches sensibles les moments de complicité avec ce frère défunt, les aventures « corsaires » de l’enfance, les « cartes et estampes » des greniers baudelairiens. Chaque vers est d’un ton juste, économe, qui parle des rêves de longs périples mais aussi, plus tard de la réalité de brefs voyages dans les pays voisins. Ce mince recueil de regrets est touchant, et parmi les derniers poèmes qui évoquent la personnalité de ce frère – aîné sans doute -, témoignant des rapports admiratifs de son cadet avec lui, je veux finir la présente petite note par celui-ci, sous-tendu par la métaphore du cercueil livré à la tempête qui emporte vers l’ailleurs :

 

tu aurais peur disais-tu
aurais-tu peur
seul avec moi dans les bourrasques
sur quelques planches de chêne rustre
aurais-tu peur

je n’entendrai plus ta grosse voix d’océan
la marée fait l’indifférente
comment veux-tu que je rame
sans toi

une femme myope
fait la sainte collecte
pour des orphelins

 

Dans son émouvant rôle de consolation-interrogation sur la vie, par le souvenir d’un être cher, un individu « particulier » réussit à exprimer grâce à la poésie une émotion où n’importe quel être humain « en général », se reconnaîtra. Claude Rancy dans son modeste livre se montre très poète, et cela méritait d’être souligné.

 




Vénus Khoury-Gata – Gens de l’eau

Vénus Khoury-Gata en poésie, comme dans tout le reste de sa bibliographie considérable - que tant de prix ont couronnée -, et de son activité littéraire pluriforme, illustre parfaitement la façon dont une personne « à cheval » sur deux univers, l’oriental et l’occidental, le Liban et la France, peut enrichir à la fois le regard de l’un et de l’autre. Et ce livre de poèmes, d’une familière en même temps qu’insolite originalité, en témoigne par une forme de magique affirmation des différences qui, comme après le passage d’une comète, laisse un sillon où les ténèbres ressemblent à la lumière, alternent avec elle dans la nuit de nos yeux et s’y mèlent.

Vénus Khoury-Gata – Gens de l’eau (Ed. Mercure de France – 118 pp.).

 Je voudrais expliquer par la citation d’un poème ce que j’aurais aimé rendre limpide sans être bien certain d’y parvenir ; il s’agit de celui de la page 44, qui est l’un des plus marquants :

Maison poreuse

Les murs n’ont pas gardé la voix des objets

La gardienne des lieux recoud les débris de la jarre morte de soif et ceux du miroir qui s’obstine à multiplier le même mur

qu’importe si l’envers n’est pas conforme à l’endroit

les objets recomposés répètent le même bruit fêlé quand ils n’ont rien à se reprocher

l’eau transvasée reste de l’eau

Les trois vers que je mets en gras symbolisent en quelque sorte tout l’arrière-plan de l’oeuvre étonnante de Vénus Khoury-Gata, la poésie « transvasée » d’un pays en un autre, d’un être humain en un autre (par exemple homme et femme), ou encore d’une vie dans une autre, reste de la poésie, et « répète le même bruit fêlé », alors même que la poétesse ou le poète – atteints de la fêlure de se trouver exilés en autre pays, ou exilés en leur pays même – « n’ont rien à se reprocher », vu que l’acte de poétiser leurs mondes est d’essence par nature innocente.

Plus globalement, derrière ces poèmes d’une dense réalité, jonchés de mille détails qui sont chacun un témoignage de différence subtile et de proximité humaine, apparaît comme le témoignage d’une vie antérieure, témoignage extraordinairement tranchant à travers une parole que la beauté des images n’affadit pas bien au contraire. Cette vie antérieure, nous, hommes, « la prendrons, la comprendrons » comme disait Rimbaud, tant elle est riche de sensations et d’épreuves, étranges et neuves, typiquement féminines, que la complexité d’une double culture rend encore plus singulières, en contraste avec la langue au lecteur français familière, disant ce qu’elle veut avec une souplesse, une économie et une liberté qui font mouche. Telle cette description, pleine d’implicite, de la condition de la femme en une époque qui nous semble passée et qui nous est pourtant contemporaine :

La femme qui arrache à main nue l’herbe de son champ doit tout à l’homme

au grincement de son échelle adossée au mur

au crissement de l’abeille dans son bol ébréché

même au loup qu’il tuait toutes les nuits dans son sommeil

sa corde sur l’épaule

il marchait au bord du ravin

un pied dans le vide

un pied sur le coeur de celle qui le regardait s’éloigner

sûre qu’il reviendra après extinction du dernier loup

Il faudrait précisément, de ce livre, détailler aussi les éléments du contexte tragique d’aujourd’hui. Il y a dans les trois parties de l’ouvrage une sorte de cheminement qui ressemble à l’autobiographie occulte d’une vie tout entière. Cela qui ne peut être éprouvé qu’en lisant de près les poèmes dans l’ordre. Le parcours est si abondant en notations, à propos de ces « Gens de l’eau » que la Méditerranée relie à l’Europe, que ce serait inintéressant de me substituer à ce cheminement, de le déflorer en en faisant ici une lecture du genre « thèse littéraire », qui en exposerait les fascinantes ambiguïtés. J’en veux, pour illustrer ceci, convoquer un dernier texte, page 98, qui certainement laissera pensif le futur lecteur de ce recueil intense et prenant :

Quel jour quelle année sommes-nous demande un soleil amnésique

quel nom donner à ceux qui déterrent les tablettes d’argile

et à ceux qui remplissent les barques de futurs naufragés

insatiable Méditerranée

elle avale toute ce qu’on lui sert

mourir au sec mène-t-il au paradis

odeurs mêlées de fer et de sang

l’homme étêté ne portait ni flingue ni canif mais sa mélancolie autour du cou

l’égorgeur n’est pas un assassin mains un élagueur

jardinier soucieux de nettoyer le monde de ses mauvais êtres

Cela rejoint mon ami Odysseas Elytis quand il écrivait que « le terroriste est le rustaud des miracles ». Mais si chez les Gens de l’eau et « Les Dépeupleurs», comme l’écrit Vénus Khoury-Gata « La mort gagne à tous les coups », dans l’oeuvre de cette poétesse remarquable, c’est aussi la poésie qui gagne à tous les coups, avec une sorte de courage intime, vivace, d’élan dans l’acharnement à vivre, propre au ton du recueil : et cet acharnement nous contamine.




Gwen Garnier-Duguy – Alphabétique d’aujourd’hui

Voici donc un récent recueil de notre nouveau collaborateur à Traversées, Gwen Garnier-Duguy. Sous son titre quelque peu énigmatique, on devine un propos très sérieux, une sorte d’invite à un recensement cosmique, à une sorte d’examen de la situation des humains en ce vingt-et-unième siècle, assorti d’une poétique interrogation sur la direction qu’il semble prendre, sur ce que le langage implique à l’égard de son fonctionnement, aussi bien que sur l’écrit lui-même. Le poète, depuis sa situation d’étranger, regarde les choses, les éprouve, y réfléchit avec un certain recul et un regard parfois surplombant et prophétique. Ainsi l’interrogation immémoriale, qu’on trouve page 52, d’un poème titré Xenos, particulièrement solaire, dont voici quelques versets caractéristiques du ton du livre :

Gwen Garnier-Duguy – Alphabétique d’aujourd’hui – (Avec couverture de Roberto Mangù) Coll. Glyphes - Ed. L’Atelier du grand Tétras 25210 Mont-de Laval.

             Comment a pu venir l’idée de la création et cette architectonique pensée au quart de souffle, comment

            l’ordre alphabétique, avec les lettres arrachées au néant, a-t-il trouvé la pesanteur céleste, une volonté de s’extraire du silence ?

L’on sentira bien que par leur nature-même, toutes ces questions ont pour terreau l’âme d’un homme de foi, une dimension spirituelle, que du reste avoue le poème titré Unicorne, ce qui est la figure de Kylin, celle de l’animal mythique – la licorne - qui guérit les maux dont leur vie afflige les êtres :

            J’aimerais passer une fois dans ma vie une journée parfaite, une journée san mauvaise pensée, sans paroles malintentionnées, parfaite,

            non dans le sens où tout s’enchaîne parfaitement au niveau des plaisirs, mais parfaite dans le sens où Jésus dit J’ai vaincu le monde

Ainsi la poésie de Gwen Garnier-Duguy se présente comme une sorte de recueil de poèmes guérisseurs, une quête de lumière humaniste au plus beau sens du terme, et métaphysique. Une parole harmonieusement songeuse et optimisante, méditative et d’une limpide profondeur. Non pas cependant une parole naïve ni de « grenouille de bénitier », rassurons-nous. Plutôt réaliste, bienveillante, toutefois lucide sur la situation conteporaine. Ce qui fait de ce petit livre d’une fort belle présentation matérielle un vrai petit bréviaire éthique, à relire souvent pour habiter notre Terre de la bonne façon, c’est-à-dire en harmonie avec les êtres et les choses, une hamonie moins religieuse que, surtout, raisonnée et scandée grâce à de beaux rythmes et de fortes images. Dernier passage typique, que je cite en conclusion, extrait du beau poème Joie :

 Toujours ce désir d’épouser la langue, de la danser, de s’y confronter au point de se dissoudre dans le poème, d’y renaître épuré.           

Et notre poète, à la fois terraqué et quelque peu mystique, conclut son livre par ces vers d’une formulation frappée comme pour une médaille, dont il offre l’image métaphysique au lecteur méditatif :

            Nous sommes l’encre et l’encre
            est l’ombre portée du Verbe.

 

                                                                            

 




Les cahiers de PAUL VALÉRY

« ...Et je jouis sans fin de mon propre cerveau » faisait dire Paul Valéry au locuteur de son sonnet intitulé Solitude. C’est ce qui amène Michel Deguy, dès la page 26 de sa préface, à souligner que « La grande affaire, la «grande chose» valéryenne, fut celle de l’intellect. », et ce constat implicite, qui constitue à la fois comme la nappe phréatique où aura puisé toute la réflexion de l’auteur du Cimetière Marin et de la Jeune Parque, et ce qui aura inspiré ici son préfacier, ce constat de l’essentiel souci de « l’esprit » chez un Paul Valéry qui cependant ne se voulait pas « philosophant », c’est ce qui permet à Michel Deguy d’ajuster sa focale concernant le contenu des cahiers.

En effet, Valéry, grâce à cette préface, est à la fois relié à nous, lecteurs d’aujourd’hui, mais aussi distancié de nous par diverses analyses qui démontrent de quelle manière le monde tel que se le figurait Valéry réfléchissant (éventuellement avec spéculations anticipatives), et le monde « homonyme » tel que nous le vivons, appréhendons, recevons actuellement, sous les apparences de la quasi-ressemblance, en profondeur diffèrent au point que même la signification-ressemblance de ces apparences est un mirage. Par exemple, relever à la lumière de notre pensée actuelle ce qui semblerait des traits « annonciateurs », « prophétiques », en ce que Valéry a développé comme idées diverses dans ses textes, les officiels, ou les, jusqu’à notre époque, non-officiellement édités des Cahiers (qu’il avait cependant toujours projeté d’éditer comme une œuvre majeure), serait une erreur de perspective du même genre que celle qui nous fait interpréter un texte de Platon avec les outils de la philosophie contemporaine.

PAUL VALÉRY – Cahier 1894-1914 Volume XIII – Préface de Michel Deguy (NRF – Gallimard).

Entre les formules de Valéry, et les nôtres actuelles identiques, un glissement de réalité, une « substitution de substrat », se sont produits avec le siècle qui a passé : de 1871 (naissance de P.V.) à 1945 (sa mort), passablement de métamorphoses historiques se sont produites en 74 ans, la technique notamment a commencé à prendre de l’importance (à cause des guerres et de l’industrie). Mais de 1945 à 2018, c’est-à-dire une période à peu près équivalente, « l’imperium technologicum » si j’ose dire, a remplacé à grande allure le règne de l’Homme, entendons « de ce qu’il y avait d’humain » dans l’Humanité. Je n’entends pas évoquer les cyborgs, les robots, les transhumains, non plus qu’entrer dans les détails sur cette affaire du « déshumanisme », de « l’antigrandeur », points que la préface éclaire subtilement et nettement. Ce que je voudrais mettre en lumière, en revanche, c’est ce qu’il y a de profitable à retirer des écrits quotidiens de ce philosophe qui refusait de l’être, de ce mathématicien amateur épris de précision, de netteté, de ce poète pour qui poétiser n’était qu’un « exercice », comme il l’écrit à André Gide en dédicace. En effet, à le lire, j’ai ressenti une certaine fascination. Non que la pensée de Paul Valéry soit impressionnante à chaque page, certes ; non qu’elle n’apparaisse pas en divers endroits comme périmée ; mais parce qu’il y a entre elle et nous, en relativisant certes la comparaison, la même différence/proximité qu’on éprouve lorsqu’on travaille sur – mettons – un texte latin, par rapport à la traduction « moderne » qu’on voudrait en faire : quelque chose qui est à la fois de l’ordre d’une proximité qui efface l’abîme temporel, mais aussi de l’ordre du radicalement distant, d’historicisé, de vaguement démodé. Et cela oblige le lecteur curieux de Valéry et de sa pensée - sans cesse en train de s’aventurer, telle qu’elle apparaît dans les Cahiers -, à s’aventurer lui-aussi, en s’obligeant à une gymnastique assouplissante qui a pour effet la prise de conscience de ce que devient notre temps : car rien de tel qu’une similitude en apparence, hérissée de différences en réalité, pour retirer de la confrontation entre le monde de Valéry et les nôtres (du « monde fini » valéryen l’on est retourné à une multiplicité plus ou moins indéfinie de mondes contemporains), une lucidité nouvelle, un panorama en relief, une « vision stéréoscopique » propre à nous faire évaluer ce que j’appellerais le « site » d’où se parle et s’écrit la littérature, spécialement la poésie, de notre XXI ème siècle…

 

                                                                                                    




Jean-Pierre Siméon, Lettre à la femme aimée au sujet de la mort et autres poèmes

Je n’insisterai pas sur la bibliographie considérable et variée de Jean-Pierre Siméon, mais si je devais partir sur une île déserte avec un livre de lui, j’emporterais celui-ci, qui rassemble trois recueils significatifs de son œuvre.

 Ce qui les rend particulièrement accessibles et efficaces poétiquement, est qu’il s’agit manifestement d’une écriture qui n’a pas oublié qu’elle peut avoir à passer par l’oralité. Elle en a la simplicité des images, l’harmonie sonore de la formule, la qualité dans « l’attaque » qui fait que chaque poème accroche d’emblée. Bref, Jean-Pierre Siméon n’a pas renoncé aux moyens classiques mais discrets des prestiges de la rhétorique, sans que les poèmes en souffrent. Ils y gagnent au contraire une sorte de théâtralité de bon aloi, une économie dans la mise en scène d’une éventuelle récitation, ou déclamation, qui poursuit secrètement une longue tradition de la parole en poésie. Du coup, les poèmes de ce livre sont un plaisir à lire à haute voix, pour soi-même, solitaire en forêt par exemple. L’autre qualité de ces poèmes qui bien sûr touchent souvent au thème de l’amour, mais pas seulement, c’est leur ton. Ce ton est ressenti comme celui d’une sincérité toute directe à l’égard et à l’intention des êtres humains et en particulier, de la « gardienne des baisers ».

Jean-Pierre Siméon, Lettre à la femme aimée au sujet de la mort et autres poèmes. (NRF Coll. Poésie/Gallimard – préface de J.M. Barnaud).

Jean-Pierre Siméon, Lettre à la femme aimée au sujet de la mort et autres poèmes. (NRF Coll. Poésie/Gallimard – préface de J.M. Barnaud).

Le livre fourmille ainsi d’expressions qui enchantent et sont des trouvailles, disons, laconiques, qui étincellent au détour des vers. Mais ces expressions, si brillantes qu’elles soient, ne voilent pas de leur éclat l’intime profondeur du propos, et c’est pour cela que la poésie de Jean-Pierre Siméon est au plus haut point émouvante. Elle est une poésie sous-tendue par une vie constamment reliée à notre insu – car il n’évoque point la chose de façon ostentatoire, comme certains dont c’est le fonds de commerce ! - à ce que j’appelle volontiers l’humaine tribu, la communauté des bipèdes, voire des vivants en général, que - à la faveur de l’amour de « l’aimée » - nous voudrions consanguine, fraternelle (« se reconnaître défait/ dans chaque homme qui tombe... » ). Et d’autant plus que la vie de cette humanité dont chacun est un atome, se découpe sur fond de mortel mystère. Pour toutes ces raisons, et d’autres que je laisse au lecteur le soin de découvrir, je recommande vivement ce beau petit volume et le trésor de tendre sagesse qu’il recèle. En des temps aussi durs que les nôtres, une parole ajustée au monde et qui, ni ne le fuit dans un enchantement béat, ni ne se laisse dévorer par lui en marinant dans ses affres quotidiennes, mais se tient à distance de « for-intérieur » et d’équilibre, mérite que nous entrions volontiers en résonance, en sympathie, avec elle, comme on le dit des « cordes sympathiques » des violes d’Amour !




NIMROD, J’aurais un royaume en bois flotté

À tout lecteur de poésie, je conseille cette anthologie de Nimrod, un des rares poètes dont il me soit arrivé en le lisant d’être jaloux, tant il est doué pour rénover poétiquement notre regard sur ce qui nous était habituel et évident au point d’en devenir banal et inaperçu.

Nimrod est né le 7 décembre 1959 à Koyom, au sud du Tchad. Son père est pasteur luthérien. Le milieu est polyglotte par nécessité, plusieurs langues locales et l’anglais sont pratiquées dans la famille. En 1966, l’enfant entre à l’école élémentaire, qui est en français. Et l’enfant s’éprend du français à travers les récitations de poésie. Désormais ce sera « sa langue ». Il lit avec une passion dévorante. En 1987, alors qu’il enseigne en Côte d’Ivoire, il obtient sa maîtrise en philosophie. En 1991, il reçoit une bourse pour venir à Paris, y soutient une thèse, puis en 1998 avec Passage de l’infini, publie sont premier recueil, qui reçoit le prix Louise Labé…

 

Ce qui est la caractéristique intéressante de la poésie de Nimrod, outre son émotion constante et palpable, c’est qu’elle ne joue pas spécialement sur le registre des autres poètes dont la « négritude » a été le thème majeur. Nimrod est un poète, parfaitement français, avec ses problèmes et ses joies à lui, ses difficultés existentielles et ses satisfactions, une personnalité qui ne se renie nullement en tant qu’africain d’origine, mais n’en fait en rien un étendard.

NIMROD, J’aurais un royaume en bois flotté, (Anthologie personnelle 1989-2017 – NRF Coll. Poésie/Gallimard), 256 pages, 7, 30 €.

NIMROD, J’aurais un royaume en bois flotté, (Anthologie personnelle 1989-2017 – NRF Coll. Poésie/Gallimard), 256 pages, 7, 30 €.

 La poésie de Nimrod est un témoignage poétique saisi sous l’angle à la fois personnel et universel, qu’aucun « kitsch » spécifiquement politique ne trouble, sans pour autant que rien ne soit gommé de ce qui l’indigne et lui semble injuste : mais ce n’est pas du point de vue spécifique qui fit la gloire de ses prédécesseurs Senghor, Césaire notamment, du « noir » et de « l’africain » voire du « descendant d’esclave victime de la barbarie de la traite », mais de l’être humain dans sa plus grande dignité. On peut dire en quelque sorte, que la poésie de langue française issue de plumes venues d’Afrique a atteint, avec Nimrod, à une maturité et un recul intellectuel qui l’égale sans besoin de folklore et d’exostime spéciaux, avec n’importe quelle autre grande poésie en langue française.  Dans son éclairante préface, Bruno Doucey cite ce passage d’un texte du poète (et romancier) : « Et que dire de l’écrivain africain ? Tout se passe comme s’il devait produire une littérature exotique destinée aux Européens et à lui-même, ce qui revient à vouer à la nostalgie une Afrique qui a disparu depuis longtemps. » Cette situation théorique, le poète la refuse. Il déploie ses qualités à une perception plus haute de son univers. Non que Nimrod veuille gommer son exil et les maux dont souffre son continent d’origine, mais c’est une réflexion dépourvue, j’y insiste, des ingrédients spécifiques de ce que l’Europe a voulu considérer comme « signes de l’authentiquement africain ». Nimrod parle de son destin, homme parmi les hommes. Et ses poèmes sont simplement un emploi, - magnifique d’expressivité, de justesse, d’élégance, de pudeur, - de la langue qu’il a adoptée : et l’on sait que la filiation élective peut facilement avoir davantage de force dans l’amour que la filiation biologique. D’où cette poésie, à laquelle on s’attache vite, et qui inspire à la fois empathie et respect. Nimrod fait un don merveilleux à la langue française, qu’ici je salue avec bonheur. Il faut vraiment lire cette anthologie dont chaque page est une réussite, avec la gravité, l’humour, le tragique, etc... bref, l’épaisseur la vie regardée par le « donner à voir » d’un poète fraternel, intensément poète et simplement profond.