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Entre poésie et philosophie (6) Antonio Porchia et l’enfance

 

 

      « On m'a appris à tout gagner et non à tout perdre. Et heureusement que moi je me suis appris tout

seul, à tout perdre. » 982

      La sagesse consisterait-elle en ce geste personnel de contre-éducation, toute éducation pouvant alors être considérée comme une mauvaise éducation ? Il n'est tout d'abord pas question de sagesse mais seulement de lucidité afin de contrarier la propension éducative à véhiculer l'illusion de l'enchantement du gain. La certitude de tout perdre – sans même la possibilité d'un pari pascalien – serait la seule certitude quand sont envolées les chimères de l'enfance enracinées par l'éducation...

      Il y aurait donc un malentendu lié aux représentations de l'enfance qui aurait des répercussions sur l'âge adulte. N'est-ce pas cet incessant remuement du monde (adulte), la « vie active » comme on dit, qui constitue l'illusion complémentaire à celle enracinée par l'éducation ? 

      « On croit que bouger, c'est vivre. Et on bouge, mais pas pour vivre. On bouge pour croire qu'on vit. » 576

      Cette bougeotte ou ce bougisme, n'est-ce pas alors le mouvement même du désir – celui-là même qui mime le désir de l'autre en composant la fiction de la différence et de l'identité, ainsi que nous l'a appris René Girard, et qui prend la forme de l'agitation permanente du monde humain ? Mais si « l'enfant devient homme porté par ses désirs infantiles » (638), comment entendre cette déflagration de l'enfance au cœur de l'âge adulte ? Faut-il l'interpréter comme nostalgie? Ou bien comme un certain enthousiasme du fait que la jeunesse perdure ? Je crois plutôt que Porchia prend acte de l'impossibilité d'une expérience complète, de l'utopie d'un achèvement de l'adulte. « Ce sont tes choses d'enfant, et non tes choses d'homme, qui nourrissent ton âme d'homme. » (963). Freud nous a appris que tout cela n'était pas nécessairement conscient...

      Là où l'enfance était vécue comme plénitude, l'âge adulte s'éprouvera dans le manque d'être de la plénitude révolue dont il n'a pas conscience – et qui constitue le désir, et par voie de conséquence l'agitation permanente du monde humain. Ainsi, celui qui est nommé adulte est nourri par ses « choses d'enfant », ses « désirs infantiles », son désir d'absolu, de totalité, en tant que c'est très exactement l'expression de ce dont il manque...et qui le rend inconsolable comme un enfant qui a perdu son doudou.

Serait adulte – mais est-ce possible de l'être ? - celui qui accepterait l'atroce relativité du monde, pour parler comme Kundera dans ses Risibles amours. Lacan disait, lors de son Séminaire 2 : « Le désir est un rapport d'être à manque. Ce qui manque est manque d'être à proprement parler. Ce n'est pas manque de ceci ou de cela, mais manque d'être par quoi l'être existe... ». Voilà pourquoi l'homme est spontanément idéaliste, manichéen, fragile, et qu'ainsi, il parle avec des notions enfantines : «  « Bon » et « méchant » sont des mots d'enfant, plus que d'homme » (649). Nous savons depuis Nietzsche que se situer par-delà bien et mal est une posture d'exception, celle de celui qui aime parce qu'il a appris à  aimer, qui discerne la beauté de l'instant dans sa relativité pleine mais fugace, l'homme d'expérience, l'esprit libre, affranchi des absolus, des idéaux, des totalités...celui qui n'est pas encore advenu.

        Porchia est du côté des tragiques, comme Pascal, comme Rousseau ou comme Nietzsche. « Avec le désir du beau commence la vie triste. » (692), écrit Porchia. Ou encore «  Le plus pur de nous-mêmes se confond avec ce qui n'est rien, n'ayant pas de voix, et presque pas de lumière. » (661). Ou finalement... « L'amer, quand il provient d'une source douce, est vraiment amer. » (943). Le seul salut, pour celui qui a appris à aimer : l'amour ! C'est-à-dire la vie rare : « Etre avec quelqu'un d'authentique est vraiment un miracle. » (944). Alors on se tient droit, la tête haute, le regard franc...Mais cela peut-il durer? Les passions ne sont pas loin, qui obscurcissent le ciel du regard aimé : « Quand il n'y a pas de ciel dans tes yeux, mes yeux tombent sur vingt centimètres de sol. »

        La vie, quand l'amour s'en retire, est retrait de l'enfance entr'aperçue, retour sur le sol étroit de la prose et de la relativité adulte.

 




Abdelwahab Meddeb, portrait de l’homme en poète

 

      On présente souvent Abdelwahab Meddeb comme un essayiste, écrivain, homme de radio, universitaire...Il était tout cela bien sûr, mais soyons plus précis, il est et restera avant tout un très grand poète lyrique. C'est ce que j'ai éprouvé lorsqu'en 2010 j'ai eu la chance de passer quelques moments avec lui, à l'occasion d'une rencontre que j'avais organisée autour de la possibilité du dialogue interreligieux. Je l'avais invité le soir pour surplomber les échanges qui avaient eu lieu durant la journée, et il avait conçu une communication sur la notion de substitution, durant laquelle à partir de la tradition la plus éclairée de l'islam, le soufisme, et notamment celui de sa référence privilégiée, le théosophe Ibn 'Arabî (1165-1240), il avait tissé des liens subtils, avec sa sensibilité érudite et son intelligence rusée, entre les trois monothéismes, confirmant que le Coran est bien un livre que les savants doivent interpréter, qu'il contient de multiples ouvertures vers le judaïsme et le christianisme, notamment dans la sourate V (approuvé sur ce point par l'imam de Bordeaux Tareq Oubrou), et que la tradition soufie est une mystique caractérisée par son apolitisme, sa sensualité et sa poésie... Il faut relire Pari de civilisation (Seuil, 2009) pour appréhender la très haute exigence culturelle à laquelle il assigne l'Islam (les Cultures d'islam), avec en annexe cette belle discussion avec le philosophe Christian Jambet, qui s'efforce de montrer que le « voile » est l'apparence que Dieu se donne dans le Livre qu' Il adresse aux hommes.

      Mais c'est à l'occasion de la promenade que nous avons faite ensemble le lendemain matin, pour visiter Nevers, que je suis tombé sous la fascination de cette voix singulière témoignant en chaque mot, en chaque geste, de l'unité d'une vie de poète qui avait décidé, en toutes choses de choisir la jouissance de l'esprit contre la sécheresse de la lettre. Et s'il s'est acharné à combattre l'intégrisme dans l'islam, c'est peut-être d'abord parce que cette posture contre-nature, dans sa logique barbare de dénigrement de la vie et des vivants, ne pouvait que heurter sa sensibilité d'esthète, raffinée jusque dans l'hédonisme, portée par le savoir de l'éphémère dans la beauté fragile de l'instant.  Sur ce point, assurément agnostique, il n'était pas sans faire penser à une certaine aristocratie de l'esprit d'inspiration nietzschéenne.

      Bien sûr, en apparence, l'approche de l'homme peut se faire par deux versants : celui du devoir, un devoir impossible à esquiver depuis les attentats du 11 septembre 2001, plus encore un devoir à exercer frontalement, courageusement, ombrageusement même. Beaucoup d'hommages l'ont rappelé, ce devoir est une question d'héritage personnel, d'appartenance culturelle, celui d'un homme dont l'immense culture d'Islam ne peut que le contraindre à combattre la terrible réduction de l'intégrisme, la maladie de l'islam. Sur ce point, c'est Spinoza, ce « mauvais juif » selon l'expression de Leo Strauss, qu'on a envie d'évoquer. Il ne semble pas qu'Abdelwahab Meddeb, « mauvais musulman » comme il s'était nommé lui-même, ait pu admettre de transiger avec sa liberté pour gagner en sécurité, par exemple en se déplaçant toujours librement au Caire où, pour des raisons personnelles, il se rendait régulièrement, quand la prudence aurait pu lui conseiller de sécuriser ses déplacements. Ce versant du devoir, c'est assurément ce qui l'a conduit à diriger avec Benjamin Stora cet important ouvrage collectif qui constitue un legs généreux et décisif pour l'humanité de notre temps et surtout celle des temps à venir, Histoire des relations entre juifs et musulmans (Albin Michel, 2013).

      L'autre versant de l'homme est celui de la poésie. C'est celui qui éclaire l'unité de sa vie. La poésie procède d'abord, chez lui, de la flânerie érudite pour se transmuer en expérience du monde. Meddeb se présentait en hédoniste raffiné, avons-nous dit plus haut, soucieux de glaner la beauté où elle se trouve quand on cultive l'effort de la discerner, dans les œuvres et par les voyages, dans une relation harmonieuse au présent. Poète de l'errance, il cherche à dire le monde et son unité qu'il pressent, peut-être davantage encore qu'ailleurs, en Méditerranée, mare nostrum, à travers des pérégrinations en des lieux tout autant symboliques que géographiques, Tanger (la pointe de l'Afrique, tournée vers l'Atlantique et la Méditerranée, face à l'Andalousie) ou Tunis (la ville de ses origines), par exemple...Son dernier livre, paru chez Belin, dans la collection « L'extrême contemporain » de Michel Deguy, deux jours avant sa mort, est un long poème qui sonne comme une épitaphe et un testament, Portrait du poète en soufi. Il révèle le poète en marcheur érudit, recueillant dans sa quête le souffle qui anime son chant, empli de ces lieux où s'entrechoquent l'expérience de la beauté et l'expérience du mal. La référence à la mystique et à la sensualité du soufisme est d'un nomade agnostique qui voudrait l'incarner tant il admire la participation civilisatrice de ce courant de l'Islam, malheureusement minoritaire et très étouffé aujourd'hui. Le poème est un souffle d'amour à l'adresse d' Aya  (l'inspiratrice qui marche à ses côtés, à Lisbonne par exemple), un chant qui compose la forme de l'hospitalité vraie , sans éviter la brutalité de l'histoire et de la géopolitique...

 

Berlin, par exemple, avec son paradoxe insupportable :

 

« triste matin à Berlin de ce qu'en a été l'est
au sortir des tombes où résonnent les noms
de Hegel Brecht Marcuse Herman Mann
grisaille qui nous accompagne avec l'idée
que les inspirés de l'Esprit n'aident pas
les humains à conjurer le mal qui les assaille »

 

Ou Jérusalem :

« Absolu perçu raison d'histoire
chez ceux qui ont vaincu
comme chez ceux qui ont perdu
Absolu que scelle le silence des pierres
face au désastre face à la victoire
au lieu de gager Absolu contre Absolu
n'est-il pas juste de céder l'Absolu
à son irrévocable silence ? »

 

Ce qui justifie le poème :

« le monde est un tissu d'épiphanies
tout chose visible porte en elle
les traces de l'Invisible
voir c'est déchiffrer pour interpréter
l'esprit fouille ce que l'oeil reçoit
il perçoit plus que l'offre du regard
toute face tout paysage est enveloppé d'un halo
où grouillent les atomes au-delà des sens
et ces atomes emplissent le champ »

 

L'art poétique, enfin :

« c'est cousu de main sûre
ce montage autour d'un
moment de dense vie
instants délicats et discrets
porteurs de mille virtualités »

 

      Le don du poème d'Abdelwahab Meddeb infuse la vie, la rendant plus vivante. L'intensité n'a pas de prix. L'esprit n'a rien à brader. Rien ne doit disparaître. Tout doit continuer. Et l'amour surtout !