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Autour d’Octogone de Jacques Roubaud

À PROPOS D'OCTOGONE DE JACQUES ROUBAUD

 

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    Jacques Roubaud traîne comme un boulet, depuis qu'il publie, la réputation d'être un poète abscons. Pire même, certains de ses détracteurs disent de lui qu'il s'amuse, prétendant par là que ses poèmes ne révèlent rien, qu'ils ne sont qu'un plaisir d'esthète (?) sans signification. La publication d'Octogone est peut-être l'occasion de clarifier les choses, à condition de lire attentivement ce livre au titre étrange même s'il est précisé sur la couverture, au-dessous du titre, livre de poésie, quelquefois prose. Étrangeté qui est un premier indice. Si l'octogone est un polygone à huit côtés, il n'est peut-être pas dû au hasard qu'Octogone soit composé de seize parties (2 X 8). Indice qui rappelle au lecteur que Roubaud fut aussi professeur de mathématiques à l'Université et qu'il se définit comme compositeur en poésie et retraité en mathématiques. Compositeur renvoie à la musique, qui elle-même renvoie aux sphères célestes…

 

 

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    Mais cette lecture attentive, que j'appelle de mes vœux, révèle deux faits : tout d'abord que le livre (fort d'environ 300 pages) se termine (ou presque) par ces vers : la main / s'ouvre mnémonique : suivre le tracé des nombres… qui éclairent singulièrement le propos de Roubaud, ensuite que ce dernier est sensible à la contrainte, ce qui situe précisément son écriture. Là encore, le lecteur doit faire appel à ses souvenirs (ou au savoir enregistré, formalisé) : Jacques Roubaud a été très tôt fasciné par les formes fixes des poèmes (comme le sonnet auquel il consacrera sa thèse de littérature intitulée La Forme du sonnet français de Marot à Malherbe), qu'il a une mémoire extraordinaire qui lui a permis d'apprendre des centaines de poèmes par cœur et qu'il s'est intéressé de près à la poésie des troubadours (entre autres centres d'intérêt). Autant d'informations qui ne s'adressent pas au lecteur averti, habitué de l'œuvre de Roubaud, mais au lecteur néophyte qui veut aborder cette œuvre sans idées préconçues. Le vie de Jacques Roubaud, non la vie privée, intime, mais la vie de l'écrivain Roubaud, traverse ces pages.

 

 

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        La première partie d'Octogone a pour titre Entrecimamen ; qu'on se rassure, je ne vais pas passer en revue les seize parties du livre ! Ce mot, en ancien occitan signifie entrelacement, on le trouve dans les poèmes des troubadours dont Jacques Roubaud est un fin connaisseur (chez Arnaut Daniel en particulier). Mais cette prose (une seule longue phrase qui court sur plus de deux pages) renvoie aussi au projet autobiographique  de Jacques Roubaud car il dit JE. Jacques Roubaud y parle du vent avec l'entrelacement des branches qu'il voit de son lit à travers la fenêtre, mais cet entrelacement est aussi celui de la poésie et de ses formes et de la mémoire. La couleur est ainsi nettement annoncée. À noter qu'à la description des vents dans les arbres, viennent se juxtaposer précisions géographiques et évocations littéraires (Gaucelm Faidit le troubadour et la Reine Guenièvre de la légende arthurienne, un autre sujet de prédilection de Roubaud).

 

 

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    Le sonnet.

    Jacques Roubaud se place aux antipodes de l'écriture automatique des surréalistes. Il se plaît à se donner des contraintes et on en trouve de diverses. La forme sonnet est souvent présente dans ce livre, non que Roubaud l'applique servilement. Au contraire, il prend même un certain nombre de libertés à l'égard de la forme classique qui est arrivée jusqu'à nous. Parfois (ainsi dans Baudelaire hôtel) ça tourne autour du sonnet quinzain sauf qu'il n'y a que quatorze vers mais le quatorzième comporte treize syllabes à la différence des précédents qui sont des alexandrins, la treizième syllabe, réduite à un mot (tels, entre deux points, que Roubaud fait rimer avec le treizième vers), jouant le rôle du vers médaillé du sonnet quinzain.

    Ailleurs (dans Rue de l'abbé Migne), le lecteur découvre un sonnet de quinze décasyllabes construit sur une seule rime. Par contre, dans Rue des Archives, la forme sonnet est respectée même si les rimes sont disposées librement (abba, cdcd, eff, gcg). Et Pas Perdus, gare Saint-Lazare est un bel exemple de sonnet spatialiste ou quasi-lettriste très figuratif. Diversité des variations autour de la forme sonnet…

 

 

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    Le rythme.

    Dans des textes justifiés (13 Partitions rythmiques 1 & 2), Jacques Roubaud joue avec les blancs qui trouent les textes qui se donnent des allures de poèmes, les types de caractères (romain, italique, haut et bas de casse…), la place des mots dans le vers ou la ligne : tout change d'une strophe à l'autre ou d'un paragraphe à l'autre et c'est ainsi que le rythme change.

    Des kakémonos de mots flottent dans l'espace de la page, sous un mot titre : le rythme (syncopé) s'impose. Le rythme est affaire d'espace.

 

 

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    Les Tridents.

    Le "trident" est l'une des dernières inventions formelles de Jacques Roubaud : une strophe de trois vers disposés de façon à simuler la forme de l'outil. Mais l'intérêt de ce nouveau tercet, et c'est là que Jacques Roubaud se révèle un compositeur de génie, c'est la façon que le poète a de les organiser sur la page. Ainsi dans Exact, le lecteur découvre trois suites de tridents numérotés qui apparaissent parallèlement sur la page : de 1 à 100 des tridents qui parlent de l'enfance, de 101 à 200 des tridents qui parlent du rapport passé/présent, du passé vu par le poète des décennies plus tard et de 201 à 300 une approche plus formelle qui tend à décrire matériellement le tercet nouvelle manière… À l'intérieur de chaque suite, les poèmes (tridents ou pentacles quand ils dépassent les trois vers pour en arriver à cinq) sont numérotés dans l'ordre où ils apparaissent. Sur la page, les suites sont décalées l'une par rapport à l'autre : on peut ainsi les lire indépendamment l'une de l'autre ou suivre l'ordre voulu par Jacques Roubaud qui mêle le passé, le présent et les réflexions théoriques. Le trident est une forme qui piège le souvenir ou les velléités autobiographiques tout en réduisant le lyrisme  à sa plus simple expression : comme le disent le trident 230,  réduction à un trident :

                                                         reste l'essentiel
      ⊗  est-ce à dire
       qu'il ne reste rien ?

 

ou le trident153, forme-trident :

 

                             la forme-trident
     ⊗  rémunère
                              mes riens de mémoire

 

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    La sextine et ses environs.

    L'un des procédés le plus couramment utilisé par Jacques Roubaud est la permutation qui vient directement de la poésie des troubadours. Deux textes en prose, Battement de Monge et Joséfines, dévoilent la façon de faire de Roubaud : explications mathématiques et illustrations littéraires à l'appui. Battement de Monge part d'une canso d'Arnaut Daniel et se poursuit par la description d'un tour de cartes. Ainsi est mise en évidence la mongine  qui repose sur la description faite par le mathématicien Gaspard Monge de sa permutation. Même procédure pour la joséfine : Roubaud commence par décrire un jeu pour arriver à définir les différentes variantes de la joséfine qui est une autre permutation qui tire son nom de celui de Flavius Josèphe… La sextine est une forme poétique composée de six sizains dont les mots en fin de vers restent les mêmes mais répartis dans un ordre différent ; mathématiquement parlant, il s'agit d'une permutation d'ordre 6. On peut modifier le nombre de strophes : on a alors, terme général, des quenines. Joséfine et mongine sont des formes particulières de permutation obéissant chacune à des règles mathématiques.  Les poèmes de Jacques Roubaud ne sont pas gratuits, ils correspondent à des procédures mathématiques précises. Il n'est pas besoin de posséder une culture mathématique avancée pour apprécier ces poèmes, une simple connaissance du principe et de la méthode suffit.

 

 

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    La mémoire.

    Retour à la personnalité de Jacques Roubaud écrivain et plus particulièrement à la mémoire. Ce livre est celui de la mémoire et comme le dit le prière d'insérer, plus précisément sa perte. Ce qui ne va pas sans problème pour Roubaud qui, âge oblige, voit sa mémoire remise en cause. Fantasme ou réalité ? Peu importe car à 80 ans, Roubaud, qui est né en 1932, sait que l'avenir est derrière lui. Ou pour reprendre la présentation du livre : En s'interrogeant sur sa mémoire, Roubaud s'attaque à ce qui fonde son œuvre tout entière et par ce geste la fait vaciller. Octogone peut donc se lire comme un livre d'adieu à la mémoire… Mais restent les formes qui retiennent le passé et permettent à la mémoire de survivre.

 

Pour aller plus loin :

 

     On peut lire (et peu importe l'ordre) :

- Action Poétique n° 64 (1975) :Troubadours.

- Action Poétique n° 84 (1981) : La poésie. Le vers.

- Action Poétique n° 95 (1984) : ALAMO. (atelier de littérature assistée par mathématiques et ordinateur).

- Action Poétique n° 99 (1985) : De. La. Sextine.

- Action Poétique n° 109 (1987) : 98 sonnets français (1550-1625).

Cette revue a cessé de paraître au printemps 2012. Les numéros cités ci-dessus peuvent être consultés dans les bonnes bibliothèques… Mais l'ultime n° ( quadruple : 207/208/209/210) présente dans un DVD rom la collection complète de la revue (1950-2012) pour le prix de 21 €.

    Et enfin, si on est pressé, l'article de Michèle Audin, Poésie, spirales et battements de cartes (et plus particulièrement le paragraphe Gaspard Monge et le mélange de cartes) sur internet à l'adresse suivante : www.youscribe.com/catalogue/rapports-et-theses/savoirs/sciences-formelles/poesie-spirales-et-battements-de-cartes-1523724

Michèle Audin, qui est la fille du mathématicien Maurice Audin vraisemblablement mort sous la torture en Algérie en 1957, est professeur de mathématiques à l'Université de Strasbourg et membre de l'OULIPO depuis 2009.