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Avant qu’il ne soit trop tard

 

Avant qu'il ne soit trop tard, Marc mon ami, je voudrais te le dire,
le monde est lourd de sens cachés
et nous sommes là à piétiner devant des portes infranchissables,
ouvriers qui cherchent toute la journée leur chef absent,
et c'est cela qui fait que je suis ivre pour un rien
pour la petite flûte du crapaud entendue à travers le soir
pour la flaque d'eau où je lis ton nom en passant
pour l'insecte trépidant d'impatience devant la vitre
les chemins roux les pas marqués d'ombre et de sang
le fente au flanc du fruit l'écorce qui s'entrouvre.

 

Ah, de cet univers fermé sous sa crinière de feuilles
entends-tu s'élever au fond du parc cette grande clameur sous les tilleuls
à la fin de ces journées sans soleil dont nous finirons par mourir
et de ces journées ensoleillées dont nous mourons plus encore ?

Le chemin est pourpre et pourpre est mon sang,
tout est devenu énorme, indéchiffrable,
la terre gît sur le flanc comme une femme accablée par son fruit
et nous-mêmes ressemblons aux framboises séchées sur
la branche, pourpres et gavées de soleil,
et tous les objets de la création aujourd'hui sont pourpres
et la vie est pourpre aujourd'hui.

 

Et vois, les pétales des hauts magnolias, qui s'ouvraient
au profond de l'arbre comme des fleurs de chair,
les voici qui rougissent l'allée de leur fièvre pourpre.
Entends cependant les ormes retentir là-bas et donner l'alerte,
entends ce brusque appel d'arbres dans la nuit,
comme la bouche du dieu qui nous doit préserver du mal !

Mon ami, ai-je cru que nous étions des anges
notre sang est trop lourd notre coeur trop bavard.
Je ne déroberai pas mon sens dans les nuées
pour faire croire à quelque chose de grand
car je voudrais seulement produire un peu de lumière
et j'ai posé la feuille où j'écris sur une épaisse rame de papier,
parce que chaque mot est un rayon qui mord
et bientôt la plume est comme le ver qui travaille
indéfiniment les tranches des livres
et il ne reste qu'un peu de poudre blanche au creux de la main.

 

Oh Marc enfant marqué pour les hauts lieux
toi dont l'espérance est comme la hache
qui me divise en deux parts
et ce qu'il y a d'un côté n'est plus tout à fait moi
mais cette part de moi qui désire et confond l'autre.

N'accuse pas
ceux qui se sont montrés justes et recueillis devant les formes du monde,
et ne t'agite pas avec les gestes du jeune fou qui tourne
et retourne et brasse de l'air
pour faire prendre seulement une allumette.

 

O silence chargé de toute l'attention du monde
quand bouillonnent les laves invisibles
et que l'amande au coeur de la pulpe se rassemble
en vue de cela pour quoi tout est fait
- y compris les gestes et les discours par lesquels l'homme s'empare de la femme,
et ici un tout petit mot apparaît que je ne dira qu'à la fin,
car à chaque chose il faut laisser le temps de former son cri.

Qu'est-ce donc qui faisait que tout était blanc autour de nous
et le ciel était blanc et la terre était blanche comme au printemps
et tous les arbres noirs et traversés de lune
jusqu'à cette heure où un éclair sombre a jailli
un mot a été entendu là-bas qui était celui de la colère,
et au matin le monde avait changé,
c'était comme si le soleil avait craché du sang,
et la terre était pourpre et il fallait recommencer à vivre,
s'éveiller, se mettre debout, manger avec la bouche et
se couvrir de vêtements.

 

 

O Marc, ce n'est pas moi qui invente ce ciel terni,
je n'invente pas cette odeur de résine et de réséda sur la prairie
et non plus ce chemin par où l'on traverse
ni le chariot couvert de boue, ah, ni l'éclair du soc
ni les rangs des maïs debout sous les averses
mais tout est pourpre et d'abord ce tissu d'aiguilles sur
la terre dont chacune a pénétré en moi
plus sûre que l'éther et la morphine des mauvais médecins
et c'est pourquoi aujourd'hui mon corps et mes pensées sont pourpres
c'est d'avoir piétiné ce sol ensoleillé
c'est d'avoir demandé le sommeil à ce ciel
c'est d'avoir bu cette eau cette ombre ces visages
parlé à des oiseaux écouté des présages
et dormi cette nuit dans des bois inconnus.

 

Et l'été encore n'est pas fini et les journées sont chaudes
et c'est à peine si les premières figues se sont écrasées sur le sol
que déjà la fleur éblouissante qui criant au haut de l'arbre de toute sa force innocente
est devenue cette torche allumée au coeur de l'air
et ce qui brûle là-bas sur les sentiers
et ce qui brûle là-bas dans la touffe vernie des feuilles
ce sont les flammèches enivrantes des pétales consumés par leur sacrifice,
que panachent les lentes traînées de la corruption
et le savant, l'infini travail de la pourriture.

Et c'est pourquoi tout est pourpre aujourd'hui,
et cet os que se disputent les chiens,
qui sait si en l'abandonnant aux feux de l'été
il ne deviendra pas lui-même un jour
pareil à ce fruit incandescent balancé parmi les feuillages
pareil à cet oiseau à la tête renversée
qui plane au-dessus de la mort
au-dessus de ce mot dont les hommes de maintenant refusent le sens
si petit et qui dure plus qu'un autre dans la bouche :
au dessus du mot
âme
comme un aigle pourpre et fasciné ?