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BAL(L)ADES EN IRLANDE

Poèmes d’aujourd’hui traduits par Jean Migrenne

 

 

 

 

 

 

DERRY O’SULLIVAN

 

Né à Bantry, Comté de Cork en 1944, fixé depuis longtemps à Paris où il enseigne, co-fondateur du Festival Franco-Anglais de Poésie, il écrit en gaélique. La traduction anglaise de ce poème, récompensée par le Prix Stephen Spender en 2012, a servi à établir la version française.

 

Marbhghin 1943: Glaoch ar Liombó (Stillborn 1943: Calling Limbo traduit en anglais par Kaarina Hollo)

Derry O’Sullivan

Mort-né, 1943 : Allo ! les Limbes !

 

à Nuala McCarthy

 

Tu es né mort,
membres bleus repliés
sur le catafalque vivant de ta mère
reliés que vous étiez par le cordon
comme celui d’un téléphone en panne.
Le curé a dit que c’était trop tard
pour l’eau bénite du baptême
puisée dans le Lough Bofinna,
qui rince du péché les élus de Bantry.
Alors on t’a retranché d’elle,
enveloppé sans te laver
dans un exemplaire du Southern Star,
titre sur la guerre en travers de la bouche.
Une caisse à oranges a servi de cercueil.
Pour tout requiem, ta mère a entendu
le marteau cogner dans le couloir,
l’infirmière lui dire
que tu irais aux Limbes sans problème.
Au sortir de l’Hôpital de la Pitié,
le jardinier t’a emporté sous son bras,
les chiens t’ont aboyé une oraison funèbre
jusqu’au carré couvert d’orties
qu’on appelle toujours petit cimetière.

 

Ta tombe est là,
sans croix ni prière,
trou sans profondeur,
anonyme entre mille, que ne fréquentent
que des chiens faméliques.
Aujourd’hui, quarante ans après,
je lis dans le Southern Star
que les hommes d’église ne croient plus
aux Limbes.
Laisse-moi te dire, petit frère
qui n’as jamais ouvert les yeux,
que c’est en eux que je ne crois plus.
Les Limbes sont bel et bien là, comme le Lough Bofinna :
Les Limbes, c’est là que ta mère est toujours,
que ses pensées fustigent comme autant d’orties,
Southern Star en guise de bréviaire non lu sur les genoux ;
là qu’elle essaie d’entendre l’appel d’enfants sans nom,
quand aboient les chiens, à longueur d’après-midi.

 

inédit

https://www.thetimes.co.uk/article/boulevard-of-broken-dreams-nj0j2n66mbv

 

SEAMUS HOGAN

Né en 1960, c’est un poète rare. Il produit peu. Il produit court. L’étiquette de poète paysan lui irait bien. Après avoir roulé sa bosse, de bonne heure, en France et notamment à Shakespeare and Company, et produit très tôt la majeure partie de son œuvre, il est rentré au pays, dans le comté de Cork, où il a longtemps élevé des porcs en liberté à Kanturk. Il résidait, jusqu’à ces deniers temps, à Ballydehob, la perle du comté, où il vient de s’illustrer par son travail de traduction (collective) de 30 poèmes de Rilke. Superbe. Voir ci-dessous :

https://youtu.be/ioGxlxE-mvQ?t=3

https://img.rasset.ie/000d081b-800.jpg

Sa production imprimée tient en deux recueils, Interweaving et New Poems, publiés à Paris en 1988 et 1993 par Johnny Granville, alors patron de pubs littéraires (Ty Johnny et Finnegan’s Wake). Les traductions que j’en ai faites (les seules) ont vu le jour en 1996 grâce à Max Pons : Choix de Poèmes, La Barbacane, Bonaguil.

La seule pièce en prose que je connaisse de lui vous est livrée ici en traduction. Elle vous en dira plus sur l’homme que toute autre notice. La date exacte, récente, ne m’est pas connue. Il en va de même des vignettes jointes qui me sont parvenues au goutte à goutte ces dernières années.

J’ai pris sur moi de présenter la version originale (brute encore parfois) des poèmes.

 

 

 

Seamus Hogan

À la pêche

« Il en va de la pêche comme des fraises, comme le disait le Docteur Boteler : Pour sûr, Dieu aurait pu créer une meilleure fraise mais, pour sûr, Dieu ne l’a jamais fait. Et donc, pour autant que je puisse en juger, Dieu n’a jamais créé de divertissement plus calme, plus tranquille, plus innocent que la pêche à la ligne. »

Izaac Walton (The Compleat Angler, I, v, 1577).

 

Quand je suis né, mon père avait soixante ans. Ma mère avait vingt ans de moins que lui. Il est mort quand j’avais douze ans, et elle il n’y a pas longtemps. Elle disait souvent que c’était le plus bel homme qu’elle avait rencontré. Pendant ses longues années de veuvage, je doute fort qu’elle ait jamais regardé un autre homme.

Je crois que j’ai été plus proche d’elle que je ne le fus de mon père, Jack. Mais c’est à propos de lui que j’écris, pas de Maureen, ma mère. Je l’ai à peine connu. Sucrait-il son thé ? Préférait-il la tarte aux pommes à celle à la rhubarbe ? La couleur de ses yeux ? Je n’en sais rien. Le temps que je grandisse assez pour comprendre que tout n’est pas rose en tout jardin, il avait disparu.

Il avait deux frères, Steven et Bill, de vrais jumeaux qui habitaient la ferme d’à côté, petite, elle aussi. La route du village passait entre nous et eux. Lorsque je les ai interrogés, des années après, quand la roue avait commencé à tourner, ils m’ont dit qu’il n’était pas fait pour les enfants. Je dis « ils » parce qu’ils avaient tendance à partager la même phrase. Le fait est qu’ils se ressemblaient tellement que c’est seulement lorsque Steven est mort que j’ai pu dire « Comment ça va, Bill » en étant sûr de ne pas me tromper. Un photographe de l’Evening Press avait entendu parler de leur ressemblance et les avait pris en photo. Un an après Steve, Bill s’en est doucement allé. Ils avaient couché dans le même lit toute leur vie. Jimmy, c’est comme ça qu’ils m’appelaient toujours, Jimmy. En vérité, mon nom de baptême c’est James John, d’après mon grand-père maternel, mais tout le monde m’appelait Seamus.

Nous vivions dans une petite ferme, culture et élevage, en bordure du comté d’Offaly. Ma mère disait que la terre était si bonne qu’elle valait plus que la plupart des exploitations deux fois plus grandes. Mon père aimait le progrès. Nous sommes l’une des premières familles du pays à avoir produit notre propre électricité. Avec les jumeaux et quelques voisins, ils avaient détourné la rivière vers un canal qu’ils avaient creusé pour amener l’eau à un bief. Une roue à aubes donnait l’électricité. On la conservait dans des accus en verre et il en arrivait assez chez nous pour une ou deux ampoules et un poste de radio.

Gamin, tout cela me dépassait. Ce que j’aimais faire avec lui, c’était aller à la pêche dans cette rivière qui apportait chez nous la lumière et le son. Les cannes en bambou refendu étaient accrochées dans la cuisine, là où on pendait jadis le bacon. Peut-être bien que c’est ma mère qui avait mis les crochets pour donner à la maison un air plus vieux que son âge. Elle avait accepté de se marier à condition de s’installer dans une ferme neuve. Le mariage avait été arrangé. Je crois bien qu’en ce temps-là c’était toujours comme ça chez les paysans.

Les deux cannes avaient cette élégante et légère voussure typique de celles qui ont servi ; les moulinets ronronnaient plus qu’ils ne cliquetaient quand on prenait du fil pour le lancer. Je ne sais pas si je suis demeuré ou non, mais je suis capable de vous poser une paire de mouches à trente mètres, exactement où je veux. J’ai ça dans le poignet. Mon père avait ça aussi mais, en plus, il lui suffisait de jeter un coup d’œil au ciel pour dire : ce soir ça ne mordra pas. Une ou deux fois j’ai pris ma canne et je suis descendu à la rivière après l’avoir entendu dire ça : ça n’a pas mordu, ce n’était que du « trempage de mouche », comme on dit. Les poissons passaient au-dessus de la mouche sans y toucher.

Avec nous, les gosses, il n’avait jamais été du genre bavard et le filet de ses mots avait fini par se tarir. Quand on partait pêcher et alors qu’on se rapprochait de l’eau, il disait « Chut ! ils vont t’entendre. » Je ne comprenais pas comment des truites, dans une rivière, pouvaient entendre deux êtres humains ; un seul, en fait : moi. Je n’arrêtais pas de jacasser ou de me faire des messes basses quand j’étais gosse. Arrivé sur la berge, il choisissait son emplacement et me soufflait : « Va jusqu’au fossé de Dwan », à environ cent mètres plus haut. « C’est aussi un bon coin. » Je remontais silencieusement jusqu’à la limite et me mettais à pêcher. Un martin-pêcheur passait dans un bruissement d’ailes et, plus tard, des chauves-souris faisaient de la voltige. J’ai toujours eu peur d’accrocher une chauve-souris au lancer. Je ne sais pas pourquoi, mais ça n’est jamais arrivé.

Quand je dis « pas bavard », je veux dire qu’il avait quasiment cessé de parler aux gens pour de bon, pour autant qu’il m’en souvienne. Il « avait ses nerfs », comme disait ma mère. Ses nerfs. Ses nerfs allaient mal. Je ne voyais pas comment des nerfs pouvaient aller mal ou comment on pouvait les avoir, mais je voyais bien le résultat.

Nous pêchions le soir. Les petits exploitants ne pêchent pas le jour, pendant les heures de travail. Les Chenevix Trench, eux, pêchaient dans la journée. Mon père, du temps où il parlait, m’avait raconté comment le sien avait racheté nos terres aux Chenevix Trench en 1875. Des années plus tard, je suis allé à la pêche avec le vieux Chenevix Trench. Lorsque mon premier recueil de poèmes a paru, il en a commandé six exemplaires et m’a demandé de les lui signer. Là, je me suis senti dans la peau d’un auteur.

Les soirs où mon père et moi on allait à la pêche m’emplissaient d’une béatitude si douce et si intense que je nous revois toujours traverser les herbages de devant pour aller à la rivière en évitant les bouses de vache un peu comme à la marelle, dans toute cette herbe nouvelle. Ça sentait un mélange de tout ce que pouvait offrir un soir d’été. À part son « Chut ! ils vont t’entendre » mes oreilles ne captaient que les borborygmes des bovins qui ruminaient. Nos vaches avaient toutes un nom.

On prenait toujours quelque chose. Avant de partir, Jack avait choisi les mouches qui intéresseraient les poissons : des Greenwell’s Glory, une Red Spinner ou, peut être une Black Midge. En juillet, il choisissait plutôt une paire de Green Drakes. Il n’a jamais eu besoin d’ouvrir un poisson pour voir ce qu’il avait dans le ventre. Dans le noir, les truites ont tendance à gober la mouche et ça ne fait guère de pli. Même pas une éclaboussure. Rien que la ligne qui se tend.

Quand on rentrait, il ne devait pas être très tard parce que ma mère en mettait toujours quelques-unes à la poêle, sur le gaz, à revenir dans du beurre de sa fabrication. Une pincée de sel et une tranche de pain blanc au bicarbonate. Et encore du beurre.

Et puis, on n’est plus allés à la pêche. Pas à cause de la saison ; ça s’est arrêté d’un coup. Enfant, je ne m’étonnais pas que maintenant, le dimanche, on aille à Clonmel (ou Borrissoleigh, ou Thurles, ou Cashel), avec notre mère, dans un hôpital qui soignait les gens pour « les nerfs ». Je ne trouvais pas bizarre qu’on nous laisse dans la voiture tandis qu’elle allait le voir. Nous étions les trois plus jeunes de cinq. Les deux aînés, qui faisaient des études, avaient des boulots d’été et n’étaient pas si souvent que cela à la maison. Une fois, j’ai vu mes parents se promener dans le parc de l’hôpital et je me suis dit qu’il allait me reconnaître, à l’arrière, et qu’il allait venir me dire quelles étaient les meilleures mouches pour la saison. Il n’a jamais tourné la tête de notre côté.

Quand Jack est revenu chez lui, la saison touchait à sa fin. On nous avait dit de ne pas « l’embêter » car il n’était pas encore remis. Comme je maudissais ces « nerfs » ! Mais j’avais douze ans et je savais très bien que, pour « les nerfs », il n’y avait rien de mieux que d’aller à la pêche. C’était le remède infaillible. Un soir, après souper, je suis monté en douce jusqu’à la porte de la chambre de mes parents. Il ne quittait déjà plus son lit. Je lui ai dit à l’oreille que je ne voulais pas que maman sache que je l’embêtais à lui demander si c’était un bon soir pour décrocher les cannes. Décrocher les cannes, c’était notre façon de dire qu’on allait à la pêche. Comme il me tournait le dos, je n’ai jamais su s’il avait les yeux ouverts ou fermés. Il a dit « Non ». C’est le dernier mot qu’il m’ait jamais adressé.

 

inédit

***

 

Seamus resta très proche de sa mère (qui devint vite aveugle). Vous remarquerez que le poème de Rilke lu à Paris (Shakespeare and Company, 2016) est étroitement lié à celui qui suit, extrait de Choix de poèmes.

 

 

 

Damas

 

À Maureen Hogan

Mince consolation peut-être de savoir que les villageois
déroulent un tapis de voix basses quand on te mène à l’église le
dimanche. Que, risquant un regard de biais vers ton banc, c’est un
aperçu de leur vie qu’ils gagnent
dans ce vide qui fait l’effet d’un miroir.
Quand tu entends ces prières pour les malades
sous l’ogive des mains du prêtre, que vois-tu ?
Qu’entends-tu ? La glace sur le chemin de l’étable
l’hiver dernier ou la chute de quelque pomme
d’octobre. Qui jamais plus ne craquera, jamais plus
ne traversera ton regard.

Un jour, te croyant seule, tu as eu le frisson.
Puis, tels des fruits transparents, deux larmes
se sont détachées de ta branche de souffrance.
Un sanglot –déjà trop lourd pour tes mains– a brisé le silence qui s’est
vite fendu jusqu’aux rivages de ma vue,
y a dévoilé un torrent d’impuissance.
Parfois, aux prises avec un pois rebelle dans mon assiette vide, où à dire :
« cette fille est vraiment jolie »,
j’ai le sentiment d’ouvrir une lettre
qui ne m’est pas destinée.

Choix de poèmes, 1996.

 

***

 

Advice

When you are drunk
Write away-
As much as you want!
You’ll sober up.
But remember,
What you’ve written will not.

 

Conseil

Quand tu en tiens une bonne,
Noie-la dans l'encre
Jusqu'à plus soif !
Tu dessoûleras.
Pourtant sache bien
Que tes mots seront toujours pleins.

 

(variante, pour qui verrait double)

 

Quand t'as trop bu,
Mets-toi à écrire
Jusqu'à plus soif !
Ça rince eul’ cochon.
Mais rappelle-toi,
Les mots, ça n’dessoûle jamais.

 

***

 

Heron, West Cork

Near a pool
Surrounded by crashed clouds of rock,
Stands a heron.
In its beak
The X of a frog
About to make his final ‘plop!’

The heron collects itself,
Tip of the beak first,
Then all the way down
To the tips of its claws
And draws itself up, up into air.

 

Héron, Cork ouest

Au bord d’un étang
Au creux de nuages de rocs écrasés,
Un héron est planté.
Dans son bec,
Une grenouille en croix
Va faire son dernier ‘gloup !’
Le héron se concentre :
Ça lui part du bout du bec,
Ça lui descend
Jusqu’au bout des griffes,
Et, d’un coup, il décolle. 

 

***

 

 Untitled (Mai 2006)

 

In the orchard
Our dog Mr. Lynch
Rolls in his own happiness.

Framed by Marybrook pond,
A heron.
Still life
On the easel of himself.

Across the river
Sunshine butters Knocknanuss  
With furze blossom.

 

 

Sans Titre

 

Sous les pommiers
Mr. Lynch, notre chien,
Se vautre en plein bonheur.

L’étang de Marybrook entoile
Un héron.
Nature morte
Et chevalet d’échasses

Sur l’autre rive
Le soleil roussit Knockanuss
Au beurre d’ajoncs.

 

***

 

Mizen Sky

 

From the upside down saucer
Of an evening in this July sky
A nearly full moon laps cloud.

An invisible boat
With propellers of starlings
Heads west.

As silent as smoke
Bats waft from the barn
Into Sunday evening.

 

Sur le Cap Mizen

 

À la soucoupe retournée
D’un soir dans ce ciel de juillet,
Une lune boit, presque pleine, son nuage.

Une nef invisible
À pales d’étourneaux
Met cap à l’ouest.

La grange en silence exhale
Des bouffées de chauves-souris
Dans la fin du dimanche.

 

 

***

 

Territory

For Hannah

 

Before settling for the evening
A cock pheasant
Hammers in stakes of sound.

Then applauds himself.

After a pause
Smaller birds
Trellis the in-between spaces.

 

Terrain

Pour Hannah

Comme des pieux que l'on bat
Un faisan clappe
Sa fin de journée.

Puis il s'applaudit.

Un ange passe
Et de moindres volatiles
La palissent de trilles.

 

 

***

 

 

Starlings

 

From their control tower
The nest of chicks
Guide in their parents
On a runway of cries.

Following the briefest turnaround
Take off across the backyard
Is over a broken white line
Of birdshite.

 

Étourneaux

De sa tour de contrôle
La nichée d'étourneaux
Piaille pour les parents
Les balises d'une piste.

 

Virage au plus court et
L’envol derrière la maison
Suit le pointillé blanc
d'une ligne de fientes.

 

***

 

En arrêt

Our train has stopped
But the platform seems to move.
Your book is closed
And that poem moves me still!

 

Gare

Notre train est à l’arrêt
Pourtant le quai semble bouger.
Ton livre est fermé
Mais, là, ce poème me remue !

 

***

 

Whoosh

A murmuration
Billowing black.
For whose sake?
A whiteness of swans
Wedge into flight
Above the lake.
Tilted by the wind,
Billowed white.

 

Fchouff…

Une nuée noire joue
Les houles de nuit
Pour qui, je vous prie ?
Une candeur de cygnes
Pointe sa flèche
Au-dessus du lac.
La rafale en lève
La houle blanche.

 

***

 

 

Cloghroe

For Trish

We pass each other
Between the walled and pleasure garden.
Flick a glance, flick it back.
Incline a smile
Incline it back.
Beguile those who may be watching
As we wander, pondering

 

Cloghroe

À Trish

On se croiseAu jardin entre murs et massifs.
Étincelle d’œil à œil.
Un sourire va
Un sourire vient.
On se promène, les curieux éventuels
En sont pour leurs frais

 

inédits

 

 

 

 

 

 

 

 

LESLEY WHEELER

Originaire des U.S.A. (New York) où elle enseigne et écrit, Lesley Wheeler a publié ses premières œuvres en 2002. Elle ne vient pas d’Irlande, mais Liverpool l’en rapproche car c’est à là que, la plupart du temps et des siècles durant, un pied irlandais se posait pour la première fois sur le sol grand-breton.

Publications :

Le Burren : Radioland, Barrow Street Press, New York, NY, 2015.
Pièce forgée/Forged, Chant des terres/Inland Song : Heterotopia, Barrow Street Press, New York, NY, 2010

https://vimeo.com/91520685

Lesley Wheeler

Le Burren est un spectaculaire désert de rocaille situé dans le Comté de Clare.

 

LE BURREN

 

Il t’arrive d’avoir la douleur sur toi comme un porte-billets
aux drôles de couleurs, ou un mobile.
Pour le Burren ce sera un torticolis. Un causse de l’esprit,
rappel de calcaire à lapiaz. Un paysage
karstique à ton image : gris déchirés, lichen blanc,
ciel pâle de lassitude. Debout sur un bloc, fais-toi
invisible, sous parfait camouflage de douleur.

Pourtant aux diaclases humides naissent petites fleurs roses,
et frondes en attente d’anthèse. Des bourgeons se desserrent
dans le jour nébuleux, poings finalement épanouis.
Parfois meurent des gens : des pères, bons ; des pères,
blessés ; et tu traînes ça avec toi : eau de bouteille,
goût de plastique, forcée de boire : tu as soif.
Guide épais et lourd, prolixe sur la région
mais nul sur les détails. Il est des fardeaux qui peu

à peu s’allègent, perdus ou consumés, devenus cadeaux.
Certains, tu peux les poser à terre. L’endroit sied
à qui marche. Passer d’île en île requiert
toute ton attention : saute de pierre arrondie
en table plate sans écraser l’orchidée ni te fouler la cheville ;
mise d’un champ entier tel que celui-ci
entre toi, la terre ouverte et les tristes ossements.

 

***

 

Pièce forgée

 

Pour elle, le feu c’est dans la cheminée,
gueule béante, noire de suie. Liverpool,
est pour moi une ville irréelle, expurgée,
inodore comme un conte de fées

ou un décor de cinéma, pourrie, desquamée
comme un vieux meuble d’occasion. Femme,
on pourrait, sans dommage, grimper dans les flammes
vives, maintenant rincées et mythiques,

copies refroidies. Je suis bien incapable
de situer la narration : est-ce dans une cuisine
que je pourrais parsemer de signes
de travail et de conversation, d’une mère

et d’une fille en larmes sur des oignons, ou dans
une voiture qui roule. Trop de méli-mélo
dans mes souvenir de ses souvenirs à jeter
au feu, brisés, morceau par morceau.

Ici, du moisi va fleurir sur les murs humides.
Ici, des gros souliers traînent et cognent
contre un pied de table. Ici, des boules horrifiées
de légumes à l’eau, naguère roses,

jade et jaune carotte. Éclat d’une voix
de ténor, odeur de laine qui ne sèche jamais.
Cet univers bombardé, affamé, filet de fumée,
m’a inventée : ses ardents mensonges

sont mon héritage. Il y a du vrai dans l’histoire.
Même la mienne. Elle est venue au monde.
Le soleil était chaud et l’annonce s’en fit
dans le charbon du feu.

 

***

 

Chant des terres

 

Certaines demeures aimables ne ferment
pas vraiment leur porte. Chaque table
s’orne d’une coupe d’œufs, bois
ou agate, frais au toucher.

Quelle vie peut prendre en un tel œuf ?
Une journée se fait histoire se fait oiseau,
mouette égarée qui se rétracte à chaque
description. Regarde-la refermer

ses ailes filigranées, se faufiler dans
la coquille. Son chant ne valait guère,
qu’elle tente pourtant de ravaler,
capable qu’elle est de se recadrer

en virtuel à l’état ornemental.
C’est impossible, même quand,
sur la terre ferme, le village s’appelle
Barnacle. Contente-toi d’effleurer

les œufs du bout des doigts en partant,
d’en mémoriser la texture.
Les sentiers regorgent d’orties,
mais si ça pique, arrache

une poignée de patience et frotte.
Douleur et apaisement gagnent
et voisinent, dans quelques aimables
contrées. Demeure et aile.

 

inédits

 

MOIRA LINEHAN

 

Bostonienne, Moira Linehan n’a publié que deux recueils de poésie : If No Moon, en 2005 et Incarnate Grace en 2015 (Southern Illinois University Press). Elle se consacre à l’écriture et a élaboré toute une poésie de deuil en mémoire de son mari, dont voici un extrait, fruit d’un pèlerinage aux Îles d’Ar

Boston est la plus grande ville irlandaise des États-Unis

http://www.moiralinehan.com/

 

 

Moira Linehan

REFUGE

 

« Terre et population inhospitalières »

                     Guide des Îles d’Aran

 

J’y étais allée voir les veuves,
ou leur tradition de veuvage,
leur concentration sur cette île
qui envoyait les hommes pêcher dans l’Atlantique nord
en solitaire, parce que la terre n’offrait que cailloux
à empiler. Chacun dans son coracle, à la rame––
des jours entiers parfois–– tandis que les femmes
attendaient leur retour. Pour repartir.
Un coin à rendre folle.

                                 J’y étais allée
voir des stèles de péris en mer
dressées au bord des routes, histoire de veuves
gravée dans la pierre. Atavisme
de crainte ––hommes présents, puis non––
transmis de mère en fille. Ces femmes
qui tricotent sur le pas des portes. Maille à l’endroit,
maille à l’envers. Des points
aux noms de terroir : graine, mousse,
mûre. Les pulls prennent forme.

                                 J’y étais allée,
veuve, quand les femmes tricotaient encore,
mais seulement pour les touristes, ces mêmes motifs
différents de famille en famille. (Sinon comment
reconnaître le cadavre rejeté à la côte ?) Ces femmes
qui tenaient des aiguilles) à la façon de leur mère
––et de sa mère avant elle–– qui donnaient forme
à leurs prières, faisaient de chaque rang
un chapelet, une litanie du cadavre.

                                 J’y suis restée
une semaine, mais je ne parlais pas
comme elles. Dans le temps, on coupait
le bout de la langue à quiconque
se faisait prendre à parler gaélique.
Cette terreur ––qu’y a-t-il à perdre si
le cœur s’exprime–– transmissible, peut
réduire un peuple au silence, faire qu’une pierre
(moi, veuve) se sente chez elle.

 

***

 

 

Vol d’oiseaux

 

Quiconque a dit À vol d’oiseau

ignore que les freux derrière chez moi,

 

d’arbre en mur de pierre et toit de garage, croassent,

zigzaguent, repartent de mur en branche et caniveau, hachurent

 

l’air d’une frénésie de lignes. Essaye de les déchiffrer

pour comprendre le monde, le fardeau sur le cœur,

 

ce qui te maintient en vol, t’empêche

de revenir à ton point de départ. D’un champ

 

autour de moi, sous moi, cette maison où la mort

de mon mari m’a laissée des années déjà, ces pièces

 

où je vais toujours de long en large, monte quelque force

des profondeurs ou de moins loin peut-être :

 

son corps, enterré à deux rues d’ici, ou ces jaillissements,

de désirs discordants qui s’égaillaient tout au long des mois

 

de son agonie. Et quand je me dis qu’ils sont partis,

les revoici qui s’abattent en masse, toujours aussi criards.

 

***

 

Vœu de stabilité

 

1.

En chaire, il est dit qu’il sert à rappeler que plus verte
est l’herbe sous nos pieds, le vœu de ces moines
endormis dans leur bure pour qu’à leur réveil,
quelle que soit l’heure nocturne prescrite pour la prière,
peu importe le lieu, ils soient en prise
directe avec leur tâche ––travail et prière, même combat––
ces moines qui essaient d’aimer écritoire et basse-cour,
autel et champs, ratisser, nettoyer,
chanter et jeûner, demain, la semaine prochaine
et l’an prochain du pareil au même, si bien que le lieu
seul importe, flou partage des eaux entre
promesse et intention, vêpres et bouquet
de violettes en bocal, ces moines, appliqués à gommer,
aujourd’hui comme hier, la frontière entre ailleurs et ici.

2.

Notre couple finit dans la routine :
mon mari qui s’éteint et moi sur ses basques,
qui le mets dans la douche, lui lave le dos,
le sors de la douche, lui essuie le dos, le ramène
dans la chambre, l’aide à s’habiller, descendre
marche à marche, déjeuner, qui le cale avec des oreillers,
téléphone et télécommande à portée, qui rentre du travail
à midi, le nourris à la petite cuillère, de bribes
de nouvelles de son monde peau de chagrin,
de base-ball pour avoir au moins quelque chose à nous dire,
et le soir c’est l’inverse : tout à défaire, déshabiller
et donner les somnifères ––c’est mon rôle
d’épouse, santé ou pas–– linge, déchets,
factures à trier, fermer à clef.

 

inédits