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Barbara Le Moëne, Maisons

Maisons

 

Ce n'est pas la maison qui voit, c'est moi.
Derrière la vitre souvent, les jalousies parfois,
j'observe encore et encore. Je connais la célèbre
photographie de Picasso en pull marin, j'ai vu son
regard, ses yeux écarquillés. 
Depuis j'essaie de faire grandir la taille de mes
yeux. 
Vivantes plantes vertes.
Plus que d'un lémurien dont les yeux ronds
réfléchissent la lumière amoureuse, je voudrais
posséder les yeux d'un Picasso en pull marin.
Avec ces yeux-là, je n'aurais plus besoin de mes
jambes pour fouler le monde auquel je n'ai pas
accès. 

 

 

Un chemin de pierre traverse le jardin. Sur les
dalles où se posent mes pas me sont apparus
fugitivement les traits d'un visage naïf, puis deux
poissons, aussitôt enfuis. 
Je scrute à nouveau la pierre, mais cette fois-là je
ne vois rien. 
C'est que tu cherches, dis-tu, à percevoir quelque
chose. 
Ta soif est trop grande. 
Ignores-tu que chercher précède parfois perdre ?

 

 

Certains jours je rumine dans les recoins de ma
maison. Je passe entre les bras des mots,
dialoguant avec moi-même —  récits recomposés
du passé, scénarios imaginaires —­  conversations
à voix basse avec les morts. 
Un épuisant bavardage. Ne me laisse pas de répit. 
Je m'enfonce au profond des images. Une image
après l'autre. Se forment comme les nuages,
modèlent toute une ménagerie au ciel. 
Un épuisant défilé. Ne me laisse pas de répit.
Je m'égare.
Ces jours-là je n'entends pas l'appel du dehors. Je
ne vois pas le balancement de l'arbre derrière ma
fenêtre. Il m'appelle pourtant, me fait signe de ses
grands bras mouvants, tandis que je vacille
doucement.

 

 

Parfois, tapie dans l'ombre de la croisée, j'épie les
mouvements de la maison voisine. 
Est-ce le moi fraîchement né du jour ou bien celui
de l'époque enfantine qui me bouscule, me passe
devant et me supplante devant la fenêtre. 
L'enfant a pris ma place et gouverne. 
Epiant comme autrefois il épiait les autres enfants
jouant. 
Attiré, fasciné, par l'hypnotique ballet de ceux qui
font la ronde ensemble sur le théâtre des hommes. 
La blessure secrète est un ru qui court en découpant la
verte chevelure du pré. 
Elle est la sève du saule solitaire et robuste qui
échappe à la hache.

 

Respire la maison silencieuse. 
Une colline de chair au loin s'arrondit. 
Quelle est cette présence qui dénoue les mains de
celui qui dort ? 
Une évidence sourd comme eau fraîche dans
l'appartement clos et boisé. 
Un être se contente d'être.
Et nos simples vies alors dans son souffle passe et
se reconnaissent.

 

Présentation de l’auteur

Barbara Le Moëne

Barbara Le Moëne partage son temps entre Lyon, et le sud. Diplômée de l’EM Lyon, tour à tour cadre commerciale, professeure agrégée, formatrice, se rend compte qu’elle a vécu longtemps un peu à côté d’elle-même et décide enfin de se consacrer pleinement à la peinture et à l’écriture.

Cultive le respect du vivant, attentive à cueillir la moindre parcelle de beauté et d’intelligence dans un monde qui malmène trop souvent nature, bêtes et hommes. Poésie et peinture lui sont en cela indispensables.Expose régulièrement ses créations picturales depuis 2017. Ses poèmes sont une tentative de déchiffrement du monde et du mystère du vivant, en même temps qu’un chemin de découverte de soi. 

Recueils :

  • Exils, voyages, éditions L’Harmattan, collection Témoignages poétiques, 2017
  • Sur la poussière du chemin, éditions Léda, 2010
  • Passe et demeure, éditions Manoirante, 2009

Participation aux revues :

Traction-Brabant, Ecrits du nord, Contre-Allée(s), Cabaret, Verso, Bacchanales, Terre à Ciel

Ouvrages collectifs : La Cause des causeuses, Collection Vendanges poétiques (Aiguillages, La farandole des chaussures)

 

 

Site : http://barbara-le-moene.wixsite.com/artiste

 

Poèmes choisis

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