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Barry Wallenstein, Tony’s blues, textes choisis et traduits par Marilyne Bertoncini, gravures Hélène Bautista

Un volume élégant, pour cette maison d'édition qui s'ouvre à l'internationale et propose un catalogue d'une qualité non négligeable. Pourquoi viens-tu si tard, PVST, publie cette fois-ci un recueil signé Barry Wallenstein, en version bilingue, avec un choix de textes et une traduction signés Marilyne Bertoncini. Superbe couverture, blanche, avec un paratexte monochrome, gris bleu, pour ce volume titré  Tony's blues, accompagné du témoignage de la poète Chantal Dupuy-Dunier qui connaît bien l'auteur et d'une préface d'Emmanuel Desestré. Les gravures d'Hélène Bautista qui ponctuent l'ensemble des poèmes.

Le blues, genre musical, vocal et instrumental venu des chants de travail des populations afro-américaines subissant la ségrégation raciale aux États-Unis, est un style dans lequel le chanteur exprime sa tristesse, ses déboires, mais qui est aussi éminemment politique. Que l'on songe à ces codes et références cachés dans nombre de textes des chants appartenant au genre. Parmi ces traits distinctifs on trouve des figures récurrentes, comme Stagger Lee, qui exprime un concept, celui de la révolte,  qu'elle ne met en scène à travers  un personnage quelconque  et le récit anecdotique de son aventure. Stager Lee, l'homme qui se bat pour un couvre-chef, apparaît dans cette  tradition musicale, et réapparait, du blues au rock. Son histoire a fait l'objet de tant de reprise au cours du vingtième siècle  que l'on a du mal à les compter... Cette figure de résistance abat un de ses semblables obéissant aux instances politiques et se pliant aux lois édictées par la ségrégation, pour lui prendre son chapeau, autrement dit son couvre-chef (que l'on s'arrête sur la polysémie du groupe nominal "couvre-chef", c'est à dire attribut de celui qui est en position de commander). Stagger Lee devient le symbole de la résistance contre la ségrégation. 

Barry Wallenstein, Tony's blues, textes
traduits par Marilyne Bertoncini, gravure
d'Hélène Bautista, éditions Pourquoi viens-tu
si tard ? , 91 pages, 10 €.

Tout un champ sémantique ancré dans ces codes et dans un fonctionnement antiphrastique court dans les indénombrables versions de cette histoire (qui d'ailleurs viendrait d'un fait divers ayant eu lieu au début du XXème siècle). Ce personnage s'inscrit dans une liste d'autres figures symboliques.

Cette référence à une tradition culturelle qui représente la résistance d'un peuple face à l'oppression place, dès avant la lecture, le recueil sur le terrain d'énonciation d'une parole dissidente, d'une voie off, et d'une lecture réflexive de la siociété américaine. Tony's blues est, aussi, le titre d'un album de Tony Fruscella, accompagné par Hank Jones, Wendell Marshall et Shadow Wilson, enregistré en 1952 à New York, et réédité dans la collection The jazz factory de Discoforme en 1999. Une lignée donc, une tradition sous les auspices de laquelle Barry Wallenstein  réunit l'ensemble des poèmes qui constituent ce recueil.

Le choix éditorial soutient la portée politique, sociologique, engagée, et critique des poèmes, car le recueil est scindé en deux parties, la première laissant le champ libre à la version originale, suivie par les traductions, le tout scindé par les gravures d'Hélène Bautista. C'est fort, ce choix, car l'impact est puissant et permet une plongée immédiate dans l'univers d'une société américaine qui imprègne particulièrement les textes de Barry Walleinstein, Blues oblige... Le poème liminaire donne le ton, ça cogne et percute comme cette musique qui résonne comme le battement d'un sang réfractaire dans les veines...

 

1.
Tony (To Himself)

Tony-You're a slick/sick mother-hubba
money in your ears
& your eyes are seeing halves-hlaf
what the gold, so-called, is worth

(...)

you're a dull toad, Tony
in a left-over stew ;
you've stopped reading the news
'cause it's bad-even the comics are sad

Wake up !

 

Tu es un beau gros salaud de ta mère, Tony -
de l'oseille plein les oreilles
& tu imagines des moitiés-moitié
de ce que l'or-soi disant-est coté

(...)

t'es un crapaud terne, Tony
dans un reste de ragoût ;
tu ne lis plus le journal
car il est nul-même les BD sont tristes

réveille-toi !

 

Pas besoin de comprendre l'anglais, assonances et allitérations rythment le poème, qui sonne comme une de ces interjections  utilisées par les crieurs publics pour attirer l'attention sur le discours qui va suivre. Sorte de présentation, ou d'entrée en matière, on sent bien que ce qui va suivre sera dense, virulent, fort... La traduction de Marilyne Bertoncini permet de parfaitement restituer les effets d'entrechoquement des mots, grâce à un choix de vocabulaire savamment orchestré. Le rythme qui ponctue les deux versions convoquent la musicalité du blues, tout comme le positionnement qui désormais ne laisse plus place au doute : Tony's blues est un recueils engagé, critique, politique.

L'horizon d'attente est donc celui d'une plainte portée par une visée critique de la société, dont l'énonciateur serait le personnage éponyme, Tony. Il n'en est rien, la parole est retirée de la bouche de ce supposé sujet, et c'est le poète qui dresse les multiples tableaux de la vie de celui-ci. Une immersion dans les pensées de ce dernier, et des passages discursifs lorsque sont relatées ses aventures. Tout ceci bien sûr au vitriol, mais ne faisant que décrire, finalement, une certaine catégorie de la population américaine, comme elle peut être mondiale. Les titres des textes ne laissent pas de doute sur le fait qu'il s'agisse de sortes d'instantanés comme des photos, images, cartographies de l'individu "Tony" représentatif d'un groupe, élevé au rang de figure symbolique de ce groupe. 

Alors, là est le tour de force et  aussi une certaine manière d'ouvrir à un horizon littéraire et discursif nouveau : Barry Wallenstein interroge aussi le blues, et les siècles de tradition musicale et discursive productrices d'une parole dissidente. Le recueil revêt toute sa portée symbolique quand après la lecture on a accès à  l'acception antiphrastique du titre... Le lecteur a constaté que le prétendu sujet producteur du discours, Tony, est dépossédé de la parole. Plus, il est l'objet d'un regard, d'un discours réflexif éminemment critique, il devient un type, il représente une typologie, tout comme Rastignac est l'incarnation de l'arriviste chez balzac... Dès lors, le blues et Tony sont sujets à caution, et interrogés grâce au point focal adopté par le poète. C'est également ce que nous disent les derniers vers du recueil... 

 

On parle de ces choses-
granulés de chaleur, pour soir d'hiver où les étoiles
abattent le réconfort.

 

Le blues de Tony est un discours de plus produit après des lustres de paroles dédiées au genre. Ces derniers vers, qui ouvrent vers l'avenir, et interpellent le lecteur : tu viens de lire les aventures de Tony, tu es d'accord avec ces constats, et tu vas refermer le recueil, et maintenant, tout va continuer ? Que vas-tu faire, toi, lecteur, de ces siècles de tradition artistique qui te montrent ce qui ne va pas, qui te disent ce qu'il faut balayer pour un monde meilleur ? Vas-tu encore pleurer sur du blues et continuer à laisser perdurer une société qui va à l'encontre de ce qui pourrait permettre à l'humanité et à la fraternité de s'exprimer...?

C'est ça, Tony's blues.