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Berlin, 1980

 

À E.K

Un fruit éclaté en deux il saigne sur l’asphalte
écorce fendue d’un coup  au plein de l’été

L’homme y pense le matin en ouvrant les yeux
puis embrumé de fatigue et de nuit quand il les referme
il écarte en grand les rideaux face à la ligne qui barre le ciel
et pose machinalement la main sur le poêle de faïence
froid comme il fait froid
ça aurait pu être ailleurs
aurait pu ? pourrait ? oui, pourrait…

Perpendiculaire grise la rue naufragée obstruée condamnée
aveugle au jour fermée aux sourires fluides à l’eau bleue des regards
parfum de lilas en mai et feuilles de menthe fraîche en été
murée artère bouchée no future
tessons brisés sans issue dead end

Station Osloerstrasse, Pankstrasse, Gesundbrunnen
enfouie dans le tunnel
loin dans le ventre de la baleine la ligne du mur
comme si on pouvait  l’oublier
regards d’eau bleue sourires limpides rêves de lointain et d’ailleurs
ils se ferment dans la lumière éclipsés de leur être
doigts repliés les mains se crispent au fond de leurs poches de laine
certains jours l’épaisse nuée de février
éloigne le mur pulvérulence jaunâtre
il se dissipe s’évapore
une trêve décidée par le ciel

L’homme debout à la fenêtre arrose fièrement sa plante verte
méticuleux essuie la poussière sur ses feuilles
efface-t-on une suite de jours
ensevelis un par un dans la suie ?
il tourne emprunte la perpendiculaire grise
remonte la rue barrée son destin scellé
ciel balayé de nuages - maintenant on a toujours froid -
grimpe les marches face au mur
de l’autre côté comme si de rien n’était
entre-deux de friches no man’s land
le mirador un échassier de métal qui s’accroche à la rive
une ombre en uniforme et des jumelles qui s’entêtent
poids de l’œil braqué qu’il ne voit pas et qui ne le quitte plus
des lapins jouent dans l’herbe drue
courent d’un bout à l’autre  de l’étrange prairie
surface tranquille de terres minées embroussaillées de barbelés
entendent-ils sous le sol herbeux
le fracas des machines le grondement des foreuses
là où les hommes ont séparé
ce que le ciel ne peut diviser
étrange labyrinthe
les rails polissent leurs lames
et transpercent la nuit
fabriquée à coups de pics et de giclées de béton

L’homme debout à la fenêtre arrose sa plante verte
en détache une feuille recroquevillée
Schönholz Wollankstrasse Borholmer Strasse
il n’y voit plus rien dans la brume
frotte du doigt la vitre brouillée
tendu vers l’instant brève échappée
son bonheur du soir lorsque tombe l’obscurité
la façade crépie de gris triste biscuit qui s’émiette
de l’autre côté du mur là-bas
des fenêtres pour planètes
lampes pâles des cuisines qui s’éclairent
cette tiédeur que l’on couve de ses paumes
chauffées de murmures et de mots
elle est penchée sur la table et pose les assiettes
il a juste le temps d’apercevoir
ses cheveux clairs et souples noués sur sa nuque
puis très vite
un grincement d’essieux quand le train ralentit
sans s’arrêter
la sentinelle armée métronome brun sur le quai
le train ne s’arrête pas
l’homme glisse dans sa poche
un caillou blanc le serre entre ses doigts

deux rails côte à côte ne se rencontrent jamais
même s’ils peuvent se voir
en admettant que des rails puissent se voir
ils en ont voulu ainsi…
en veulent ainsi ?

la gare est déserte à Schönholz
aujourd’hui bois d’herbes folles
et de pierres disjointes
près de la voie deux bottines de cuir noirci
refuge des pissenlits
avant leurs migrations stellaires
et personne pour se rappeler
personne pense l’homme
dans l’escalier aux carreaux brisés
station Schönholz sous la bruine

à sa fenêtre il prend la plante verte
la pose doucement sur la table près du fauteuil
se prépare à fermer les rideaux
aurait pu ? pourrait ?  pourrait…