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Bernard Desportes, Irréparable quant à moi/André du Bouchet

 

Ce très beau livre cerne très bien la poésie d’André du Bouchet qui toujours nous échappe. Mots clairs et précis, pensées nettes et pénétrantes s’associent pour éclairer un des rares poètes à pouvoir vraiment porter ce nom. La poésie n’y est pas hasard mais profonde réflexion sur la vie et sur ce qui la transcrit : la langue. Cette poésie qui nous fait exister  nous projette en avant par tous ses moyens et laisse au fond de nous un goût d’inaccompli, d’un commencement toujours à commencer, d’une étendue vierge où la blancheur nous sert de guide en même temps qu’elle obscurcit notre présence. Ce livre fort est aussi l’expression d’une amitié et d’une empathie dont le choix de lettres témoigne. Approcher l’homme était comprendre que la poésie et la vie d’André du Bouchet n’étaient qu’une seule présence.

Comment parler d’André du Bouchet sans parler de la parole qu’il a tant questionnée pour aboutir à cette parole traversée, inscrite dans un non moins excellent livre critique de Jacques Depreux, qui devient double : son propre écho et sa nouveauté, nouvelle parole alors qui dit le monde et le monde dans sa différence, cette parallèle.

La rupture est la parole entendue sur son interruption qui la relance : elle surgit de ce qui est hors langue dans la langue. Voici tout du Bouchet : cela n’est pas le cri, mais la part inaccessible, inadmissible, étrangère, insensée qui traverse la langue dans la langue même… Là sous le soleil, langue qui est et n’est pas, monde à nouveau autre, présent absent, cette parole, comme couronnement de l’être dans sa précarité, frappe par son parler au quotidien. L’éclat n’est éclat que d’un  moment quand la parole fuse ajustée à l’instant qu’elle aura dépassé. Nous sommes alors au plus loin de nous dans la proximité d’un dire qui ne subira nulle contradiction, excepté de notre part. Face qui à nouveau surprise libérera l’autre face dans sa part d’acceptable, monde alors à soi supportable.

Poète de l’inachèvement de la phrase et de la dislocation du poème brusque en éclats, il s’acharne à reconstruire, à serrer ce que la parole, et ce qu’elle représente c’est-à-dire la vie, fait éclater. Travail incessant, inutile – qui ne trouve son utilité que dans le poème sans cesse repris- comme consolidé par apports successifs, changements, remise en chantier autre, bref vivant lui aussi d’une non fixation, d’un combat, en fait, projeté dans un infini qui en est peut-être le terme. Le poème est ce fini qui ne finit pas par nature et par nécessité d’être. Véritable engagement pour et dans un calme provisoire, nous sommes jetés à la face du monde qui nous ébranle et nous révèle vivants.

Ce livre de Bernard Desportes n’explique pas la poésie d’André du Bouchet, mais la fait surgir dans ce qu’elle a de présent et d’intemporel dans la réalité du monde. Cette vue d’ensemble ne se laisse pas prendre, c’est un éclair sur une œuvre profonde qui n’est énigmatique qu’en apparence. C’est la traduction de notre présence dans ce qu’elle a de tragique parce qu’elle est résistance, vouloir être sur le chemin, le même compact et disloqué, chemin sans cesse perdu, sans cesse gagné et qui ne s’achève pas. Dans la matité de l’écho, cette poésie nous frappe parce que l’homme y côtoie l’éternité. Poésie sans désir et sans dégoût, elle est comme « ciel est », constatation qu’aucune explication ne soulage dans sa véracité.  C’est le nous sommes, affirmé dans une audace discrète et non pas une volonté de partage. En fait, c’est une mise à distance de la vie soulevée à bras le corps. Le chemin, dès lors, peut se traverser car il n’est rendu à aucune nécessité. Le monde j’y suis sans moi avec moi et au total s’y gagne une fraternité parce qu’elle peut briller sans cause. Ce qu’a trouvé André du Bouchet c’est l’homme par-delà les mots dans sa nudité simple : vivre au jour le jour, sans artifice, au point zéro sans espoir, sans souci d’être que d’être détaché de toute forme de domination, dans la complicité de la main tendue et d’un espace à occuper au seul souci de la présence.

Du Bouchet aura recadré l’homme face au monde en lui rendant sa place, certes éphémère, mais réelle. On n’escamote pas la parole d’André du Bouchet, elle nous accompagne dans une réalité qui n’appartient qu’à nous. La force du moulin est de nous rendre le grain  inentamé et de laisser chacun à sa vie : il ne délivre que cette parole en pure perte qui seule donne accès – « Ne te retient que ce que tu ne peux saisir », affirme du Bouchet. Le tout dans le poème toujours à écrire, à réécrire.

Desportes, complice de la poésie de du Bouchet, laisse un champ de réflexions ouvertes. Il nous guide à travers l’œuvre par une approche précise et rationnelle à sans cesse gravir dans ce qu’elle a voulu : une forme à l’image de son dire. L’auteur souligne bien qu’il y a incohérence et lisibilité du récit. Le monde existe bien mais il est inabordable, le seul espoir qui reste est celui de la parole  dans laquelle il faut s’enfoncer et peut-être s’y terrer, tel à quoi se réduit la poésie. Il nous reste bien  une histoire, un signe humain : « Je vais droit au jour turbulent » celui d’une marche dans le présent du monde-un monde neuf, vibrant, infini.

Desportes a su resté au-dessus du commentaire, celui qui altère la poésie, elle qui ne s’enracine nulle part, d’un coup présence où un récit ne précède pas.

Les mots n’accèdent à la parole que par dépossession. Ils ne donnent rien. Ils montrent. Les paroles qui se heurtent interdisent toute pensée, c’est un souffle qui passe, à peine saisissable. L’écriture de du Bouchet est sans mémoire et sans avenir, elle est parole et écho de la parole. Le lecteur a l’impression d’être sur un retard, c’est l’écart qui nous surprend. Notre vigilance se perd, nous acceptons le poème comme la meule de l’autre été, présente mais introuvable. Légèreté et densité, dit et non dit, parole et silence, se partagent le blanc comme une résurgence dans un poème qui n’est qu’une formulation provisoire. « Wege nicht Werke », nous dit Martin Heidegger, mot qui n’indique ou n’éclaire rien d’extérieur au mot. André du Bouchet crée les conditions de l’hospitalité, sa poésie traverse le monde, traverse le poème et ne s’y attarde pas.

Poésie lumineuse, vivante, il est impossible d’en parler, presque, c’est-à-dire d’y ajouter. Poésie seule et à l’exclusion de toute autre chose. Le vocabulaire y est simple, clair, mais le poème nous dépasse. Nous sommes dedans et en dehors à la fois. Comme toute poésie, elle échappe au code du langage ordinaire, mais ici aussi, au code du langage poétique lui-même. Ancrée dans le réel, elle s’en écarte. Il y a un au-delà de la parole qui rejoint quelque chose devant nous de prégnant, d’insaisissable par l’intellect. Poésie qui brille indépendamment de ce qui la fait naître et de ce qu’elle dit. Laissons le dernier mot au philosophe  Henri Maldiney : «  La poésie d’André du Bouchet, étrangère au savoir, ne signifie pas ce qu’elle désigne. Elle l’appelle avant la langue. »

Jean-Marie Corbusier a publié Georges Perros / Un pas en avant de la mort, chez Recours au Poème éditeurs