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Bons baisers de la grosse barmaid de Dan Fante

 

Le titre de ce recueil n’est pas sans évoquer le roman noir : Bons baisers de la grosse barmaid. Mais immédiatement la dichotomie s’articule, dès la couverture, lorsque ces quelques mots tutélaires sont suivis de « Poèmes d’extase et d’alcool » : dès l’orée du texte ils annoncent la scission existante entre ces deux horizons d’attente que sont celui du roman et celui de la poésie. Ils annoncent aussi l’alliance générique tentée et réussie par Dan Fante. Cet ensemble de textes produits entre 2003 et 2008 est introduit par un prologue dans lequel l’auteur, qui évoque le processus de création romanesque, pose en phrase liminaire à cet énoncé introductif : « La poésie est pour moi un cadeau ». Pour nous, lire ces pavés à la page l’est également. Et ce qui se dessine ici dans cette tentative annoncée par le paratexte de dépasser les frontières des catégories génériques se présente comme une offrande tonique et salvatrice. Parce que nous savons, nous, lecteur, que  percer les couches épaisses du sens et de la littéralité des signes est aventure qui demande des envolées motivées par ce qui fait que la littérature existe.

La mise en page des textes du recueil est à n’en pas douter celle du poème. Paragraphes aériens et mots qui s’égrainent de ligne en ligne, de rejets en enjambements. Ce qui semble à première vue se passer ici c’est bel et bien le traitement brut de la langue, et la volonté de l’ôter de sa persistance à énoncer autre chose que son chant lexical. Mais une fois encore l’appartenance générique est contredite par le paratexte : les titres déposés en début de poème nous ramènent à l’univers romanesque. Lire « Et encore un gros mardi », « Sa dernière tournée », « Pour la dame à la raie sur le côté », ou encore « Une célébrité » fait pencher l’abord de ce qui va suivre vers une énonciation narrative assumée par on ne sait quel personnage capturé dans cette galerie de portraits au vitriol brossés par Dan Fante au fil des textes. Servis par un langage familier et qui revêt la parlure de ces êtres croisés au quotidien, les textes offrent des tableaux qui ébauchent des décors au sein desquels s’annonce une trame diégétique. Le lecteur, mené par un narrateur sur les chemins d’une prose entrecoupée de blancs déposée en paragraphes de quelques lignes, peut y voir des incipits qui ouvrent à l’imaginaire la trame d’univers fictionnels dont l’épaisseur se laisse capturer par l’amplitude des perceptions de l’auteur. C’est alors que l’énonciation poétique côtoie et relaie la posture narrative, et ouvre la voie à un univers sensible et décrypté par un regard acerbe qui permet de donner existence à l’envers de ce réel capturé, à sa profondeur,  à ses gouffres elliptiques de froideur factuelle :

« Et encore un gros mardi
 

Anna Banana vient de m’appeler en pleine cuite
Pour m’informer qu’il y a trois semaines
Elle a passé soixante-douze heures à l’hosto de
Culver City
 

Elle était encore bourrée comme une vache
Et a fait une nouvelle chute
Cette fois elle s’est assommée
Pour le compte
Sur le perron de ciment derrière sa baraque
et elle s’est pété les incisives du haut
et troué la lèvre
Quelques heures plus tard
En se réveillant dans une épaisse marre de sang
Elle a appelé le 911 et les mecs du SAMU
se sont pointés pour nettoyer »
 

 

Dan Fante passe allègrement la frontière qui sépare narration et énonciation poétique. C’est ainsi qu’il nous dévoile les encablures cachées de son univers. Car en somme qu’est-ce qui fait que se tricote ce si prégnant univers poétique ? Où est la poésie ? Comment affleure l’envolée, existante, efficiente, qui ouvre aux dimensions cachées du signe. Dans la prégnance et la sensibilité de ce est perçu du réel dans son absurdité incroyable, et est transcrit dans un langage dont la littéralité est métaphore. Et sûrement aussi dans la juxtaposition des textes mis en pages, lorsque se glisse parmi ces ébauches de fresques noires de la modernité les envolées lyriques du poète qui ponctuent le recueil :

 

« Le 2 avril 1993
 

Des morceaux de moi
Barrés depuis longtemps
Sont de retour
 

-des endroits
enfoncés trop loin en moi
pour que j’aie voulu y toucher
 

Des mélodies oubliées
font peau neuve
en retrouvant leurs paroles
 

Je suis redevenu ce gamin ivre de printemps
qui fonçait à vélo dans les petites rues de New York
devant les bornes d’incendie ouvertes
-trempé jusqu’aux os
lançant ma vie vers un ciel
où Dieu sautait à la corde
 

Je ne sais trop comment
à cet âge vénérable
j’ai appris à croire
totalement
dans
l’ici
et
le
maintenant »
 

 

Fi de la rime, de la fonction autotélique du langage. Pourtant le puzzle dessine un paysage d’envolées de signes vers un univers poétique d’une force inouïe. Une énonciation des arcanes du réel appréhendé avec une stupéfaction que Dan Fante sait nous transmettre en brossant ses ahurissants détours aux aberrations crues du quotidien, et en nous offrant le miroir qui en dévoile les contours à travers la sensibilité et l’acuité de son regard.

Un univers romanesque en énonciation poétique, un univers poétique énoncé par une voix inédite, ces bribes, ces jets, ces incipits nous laissent latitude d’imaginer l’après. L’après romanesque et le destin de ces personnages épais et palpitants aux tableaux brossés par Dan Fante, et l’après lecture du poème qui est ce moment unique de création du sens lorsque le signe énonce autre chose que ce qui est entreposé au lexique. C’est tenter, écrire c’est tenter. Et l'auteur déploie un univers inédit qui laisse trace une fois la lecture achevée. Alors son silence continue de porter l’escalade. C’est tenter, et cela, il le sait :

 

« C’est pas à moi
qu’il faut demander ça
 

Mon pote Bill
fin
très fin poète
et sinoquement ex-poivrot dingoïde
de New York
 

M’a envoyé un e-mail
 

Bill semble à court d’inspiration
et ce qu’il pond
lui paraît pompé ailleurs
il aimerait savoir
 

Comment je m’y prends quand ça m’arrive
nom de Dieu
 

Mes doigts lui répondent d’eux-mêmes
par retour
-je vais de l’avant
j’écris à travers les murs de briques et les conneries
qui m’obstruent l’esprit
que ce soit bon mauvais ou nul
je vais de l’avant voilà tout
parce que
c’est la pure vérité
 

j’ai la trouille d’arrêter
 

Si j’arrêtais je pourrais
recommencer à me saouler la gueule
ou flinguer mon chien
ou avoir à baver le monstre
assoupi derrière mes yeux
 

J’écris parce que c’est ce qui me sépare de la mort
et putain de merde
je veux pas crever
un instant
avant d’avoir été reconnu
comme le plus grand génie de ma génération
et voilà exactement
ai-je donc répondu à Bill
à quel point je suis atteint »