Abbas Kiarostami, Des milliers d’arbres solitaires

Les œuvres poétiques complètes du cinéaste persan, réunies et traduites par les Editions Po&psy, ne manquent pas de susciter la fascination d'une rencontre exclusive avec le Verbe. Et qui, mieux que la lune, saurait ouvrir le bal de ce recueil raffiné ? Car c'est avec elle que nous pénétrons le monde délicat du poète, qui fait honneur à l'astre des nuits à l'instar d'une compagne fidèle. « Comme je sortais de la maison, il y avait moi, et la lune » déclare-t-il, comme enchanté par le disque de la déesse Makh qui « se baignait, loin des regards », offrant à sa vue le plus précieux des spectacles. Suivie par la neige, sa blanche sœur, l'enfant, le messager et l'arbre, elle est le premier symbole d'un majestueux et archétypique cortège. 

Des milliers d'arbres solitaires, Abbas Kiarostami, éditions Po&psy, 2014

Des milliers d'arbres solitaires, Abbas Kiarostami, éditions Po&psy, 2014

Le haiku de Bashô s'y marie à l'âme persane d'un Rûmi, donnant ainsi naissance à cette magnifique fille aînée qu'est l'oeuvre de Kiarostami. Tandis que le rêve déploie ses secrets sous l'auspice des plus beaux cauchemars, un « soldat décapité » nous apparaît avant de se dissiper dans les brumes de la mémoire - candeur joyeuse du regard contemplatif. Lorsque le corps, au soir, s'endort, la vie poétique reprend son cours, et c'est alors que renaît au monde une vision nouvelle, teintée d'éphémère : « Au point du jour, mon poème a fané, au lever du soleil, mon poème a passé ». A la faveur d'un mot, au détour d'une page, l'art de Kiarostami égrène les instants comme autant de grains de sable dans un désert océanique.

A « sept heures moins sept », « avec le vent », hurle « un loup aux aguets », pour laisser place à ces œuvres complètes en trois actes à l'esthétique soignée, où le quotidien se mue en merveilleux, suspendu à l'éternité par le fil fragile des mots. « Le chien errant remue la queue pour le passant aveugle », passants que nous sommes tous, distraits et rappelés à prêter attention aux signes discrets de l'existence – à ces innombrables trésors que nous laissons se faner sans regrets sous le joug de l'habitude. Car la poésie, pour Kiarostami, si elle est havre de paix et refuge, n'en reste pas moins une véritable manière d'être au monde."

Présentation de l’auteur




Abbas Kiarostami. Choix de poèmes établi par Danièle Faugeras et Pascale Janot

 

Extraits du recueil 7 heures moins 7
traduit du persan par Tayebeh Hashemi et Jean-Restom Nasser

 

ce soir j'ai rendez-vous
avec la lune
avec la lune pleine
à sept heures
moins sept

*

entre la lune et moi
il y a une conversation
que ni la lune
ni moi n'entendons

*

insomnie
par une nuit de lune
vaine conversation
avec moi-même
jusqu'au matin

*

sous l'essuie-glace de ma voiture
un morceau du poème " hiver "
avait gelé

*

sur un terrain couvert de mines
des centaines d'arbres
couverts de bourgeons

*

l'herbe nouvelle
ne reconnaît pas
les vieux arbres

*

dans les temps morts du marché aux agrumes
comment se portent-ils
les orangers ?

*

le premier vers
s'est élevé du cœur
s'est posé sur la feuille
les lignes suivantes
laborieuses inutiles

*
au bureau de l'état civil
on s'est enquis de tout
sauf de mon état

*

le choc des vagues contre les rochers
jusqu'à quand ?

*

il ne savait ni lire
ni écrire
mais disait une chose
que je n'avais jamais lue
ni que jamais personne n'avait écrite

*

d'accord
les roses de la vie...
mais dans quel vase ?

*

jour merveilleux de la naissance
jour amer de la mort
quelques jours au milieu

*

le fin mot de ce brillant spectacle
en définitive
est dû
à d'obscurs figurants

*

aujourd'hui
est le fruit d'hier
et demain
le fruit d'aujourd'hui
le fruit de la vie
c'est la mort et la mort
est fructueuse

*

quand je n'ai rien dans la poche
j'ai la poésie
quand je n'ai rien dans le frigo
j'ai la poésie
quand je n'ai rien dans le cœur
je n'ai rien

*

dans ma paire de chaussettes blanches
on a trouvé
un pur distique

*

face au joug du temps
le havre du poème
face à la tyrannie de l'amour
le havre du poème
face à la criante injustice
le havre du poème

*

ce rivage
le même rivage
cette mer
la même mer
ce moi
pas le même moi

*

les relations
un choix
le retrait un destin

*

j'ai dit :
je suis prêt à toutes les questions
il a demandé l'heure

*

mille réponses sur mes lèvres
et personne ne questionne !

*

tous
terrassés par l'ivresse
moi par la lucidité

*

craindre le vent ?
j'ai les racines bien en terre

*

en quête d'origine
je suis parvenu à la source
une source boueuse

*

je suis le héros d'une histoire dans laquelle
il n'y a ni histoire
ni héros

* 

 

Extraits du recueil Avec le vent
traduit du persan par Niloufar Sadighi et Franck Merger

 

le soleil d'automne
luit à travers la vitre
sur les fleurs du tapis
une abeille se cogne à la vitre

*

sur la corde à linge
on a étendu de la neige
par ce froid
la neige
ne sèchera pas de si tôt

*

la nuit
                      longue
le jour
                      long
la vie
                      courte

*

la pluie de printemps
tombe à verse
sur les assiettes sales
une jeune fille
s'essuie les mains
sur sa jupe fleurie

*

le chemin de terre
finit dans le ciel nuageux
quelques gouttes de pluie
sur la terre

*

premier automne de solitude
un ciel sans lune
et cent bribes de poèmes
dans le coeur

*

pour la lune la question est :
ceux qui la contemplent
sont-ils les mêmes
qu'il y a mille ans ?

*

je n'ai qu'une certitude
la fin
de la nuit
et du jour

*

le ver abandonne
la pomme véreuse
pour une pomme fraîche

*

ni orient
ni occident
ni nord
ni sud
seulement le lieu où je me trouve

*

en poursuivant le mirage
j'ai atteint l'eau
sans même avoir soif

*

 

Extraits du recueil Un loup aux aguets
traduit du persan par Niloufar Sadighi et Franck Merger

 

un poulain blanc
est né
d'une jument noire
dans la blancheur de l'aube

*

j'ai accompagné
la lune
au cœur d'un nuage sombre
j'ai bu du vin et j'ai dormi

*

un rêve :
je suis inhumé
sous les feuilles d'automne
mon corps germine

*

deux feuilles d'automne
se sont cachées
dans la manche de ma chemise
sur le fil à linge

*

un ruisseau court
dans un désert sans herbe
à la recherche
de quelqu’un qui a soif

*

dans le désert brûlant de ma solitude
ont poussé
des milliers d'arbres solitaires

*

sur ma langue
le goût amer de la patience
quelle douceur
l'effacera ?
*

toi absente
je discute et tombe d'accord
avec moi-même
sur tout
facilement

*

en ton absence 
je parle
avec toi
en ta présence
avec moi

*

de ma solitude
j'attends plus
que de toi

*

en ton absence
la journée
a vingt-quatre heures exactement
en ta présence
parfois moins
parfois plus

*

être avec toi
me fait souffrir
être avec moi
m'angoisse,
comment être sans moi ?

*

matin blanc
nuit noire
dans l’intervalle
une douleur grise

*

sitôt franchie la frontière de la folie
comme la route me parut facile !

*

dans la pleine clarté du jour
personne ne remarque
le ver luisant

*

comme il est difficile
au plus chaud de l'été
de croire en la neige

*

le vert
est devenu jaune
l'air
froid
moi
j'ai pensé à la mort

*

le ciel se morcèle
dans le miroir en morceaux

*

le premier jour de l'année
le soleil s'est levé
tout comme le dernier jour de l'année

*

avec quelle facilité nous avons accepté
de ne pas voir
une seule colombe
dans la volée de corbeaux !

*

aux yeux des oiseaux
l'occident,
c'est où le soleil se couche
l'orient,
où il se lève,
point

*

je fabrique
une idole de cendre
que je brûle à nouveau
dans le feu

*

quelques pas devant moi
le noyau de la cerise
sur ma langue
le goût de la cerise
derrière moi
le cerisier

*

j'ai peur de l'altitude
je suis tombé de haut
j'ai peur du feu
je me suis brûlé plusieurs fois
j'ai peur de la séparation
j'en ai souffert ô combien
je ne redoute pas la mort
je ne suis jamais mort
pas même une fois

*