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Et tout le reste…

Juillet 1978. J’avais vingt-deux ans. Contrairement à Paul Nizan, je laisserai sans doute dire que c’est le plus bel âge de la vie. J’étais étudiant en lettres modernes à la Sorbonne. Je n’affirmerai pas que ma vie a changé cette année-là mais j’ai appris ce que le mot « rencontre » signifie. J’étais  en vacances en Martinique pendant deux mois. Un privilège certes. Une chance également pour qui veut la saisir. Je logeais dans la famille d’un ami martiniquais de mon âge. Que connaissais-je de la Martinique? Rien. Enfin si, des livres : André Breton et surtout Aimé Césaire…

Etait-ce suffisant pour découvrir ce département d’outre- mer qui devint français en 1635 soit plus d’un siècle  avant la Corse ?  Je l’ignore. J’avais lu Césaire avec l’enthousiasme et la candeur  d’un jeune homme épris de littérature et d’absolu. Le beau-père de mon ami travaillait à la mairie de Fort - de -France. A l’époque, dans tous les foyers martiniquais, il y avait une photo du maire de Fort- de –France dont j’admirais l’écriture,  le lyrisme, la révolte… Que sais-je encore ? Sans hésiter, j’ai demandé à mon hôte s’il pouvait m’obtenir un rendez-vous avec Aimé Césaire. Charles n’a pas paru étonné. « Je vais voir ce que je peux faire » m’a-t-il répondu et ce fut tout.

Au cours de mes promenades,  je voyais  parfois le maire de Fort- de- France et son chauffeur dans une DS noire. Les gens le saluaient de loin ; il répondait toujours amicalement à leurs signes.

Un jour, Charles est venu à ma rencontre avec un sourire entendu : «  Tu as rendez-vous avec l’homme que tu voulais voir, demain à quatorze heures, à la mairie ». J’ai tout de suite apprécié la périphrase.  Ainsi, Ilm’attendait. Je ne savais quoi penser. J’avais emporté   Les armes miraculeuses  en vacances, un de mes livres préférés. Je décidai de le prendre avec moi. Que pouvais-je faire de plus ?

A 14 heures précises, j’entrai dans la mairie. « Vous êtes attendu » me dit-on avant même que je me présente. On m’introduisit dans un bureau. Césaire se leva et me tendit la main en souriant. Ce qui me frappa tout d’abord, ce fut son amabilité et cette manière spontanée de mettre son interlocuteur à l’aise.  Je n’éprouvai aucune timidité. Je me sentais de plain-pied avec lui. De quoi avons-nous parlé ? A ma  grande confusion, je ne m’en rappelle plus exactement. Je n’ai pas pris de notes, je ne peux donc restituer notre dialogue avec précision. Il m’écoutait parler de littérature, de Paris et de son œuvre avec attention. Je me souviens d’une phrase qu’il a prononcée en souriant : «  Je ne suis pas le roi Christophe ». Je pensai fugitivement à une autre affirmation de Césaire (je cite de mémoire) : «  L’indépendance conquise,  commence la tragédie ». Ce fut vrai pour Haïti, pour l’Algérie et pour bien d’autres pays. Pensait-il alors à la Martinique ? Je ne lui ai pas demandé.

Parfois, on frappait à la porte. Lorsque la personne entrait, il faisait signe qu’il ne voulait pas être dérangé et notre conversation reprenait.

Et maintenant, plus de trente ans après ?...  C’est trop tard, me dira-t-on. Curieusement, je n’ai pas cette impression même si je suis bien incapable de restituer le contenu de cet entretien. L’avouerai-je ? Je n’en éprouve aucun regret La page est tournée.

C’était en juillet 1978. J’avais vingt-deux ans. Et tout le reste est littérature.

 

Ils sont revenus les visages en exil
Je les ai vus se refléter sur les chemins
Détrempés de sang
Ils me rappellent sans cesse
Que j’ai raison de voir la mort en filigrane
De ma vie.

Je les ai vus se profiler sur les ombres
Des déportés du monde
Sur la douleur d’une femme que je n’ai pas su abolir
Ils marchent tous dans la même direction
Avant de se rassembler au cœur du monde
Pour se réchauffer
Autour d’un brasier fantôme.

Personne ne voit les visages en exil du monde
Et je détourne aussi les yeux
Pour vivre encore un peu.
La nuit
Leurs yeux rouges mettent le feu à mon sommeil

Ils sont revenus des carrefours de la douleur
Les visages en exil.
Ils s’appellent Abraham ou Boris
Et portent d’autres noms que le monde
A oubliés
Ou grattés furieusement sur les stèles de la mémoire

Ils se rassemblent toujours au carrefour du monde

 

A Delphine Haslé

La nuit se penche vers nous
Par-dessus votre épaule
En nous tendant la main.
Les mots que vous prononcez s’ accrochent  à vos cheveux.
J’ aimerais en cueillir quelques-uns avant qu’ils disparaissent
A jamais

Mais je n’oserais pas les dissimuler dans ma paume
Ce serait vous faire offense
Le temps ne le permettrait pas.
La nuit avale doucement nos  pensées
Au rythme de nos pas.
Je voudrais inscrire notre rencontre dans
Les battements de mon cœur.

La nuit se penchait vers nous.
Grâce à vous
J’oubliais la face tuméfiée
Du monde

 

Denis EMORINE, Auteur de « Teatru » ( Editura Ars Longa http://www.arslonga.ro/ , français/roumain, 2013)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




A propos d’Aimé Césaire (1)

Aimé Césaire, La poésie

 

Au bout du petit matin, une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une maison minuscule qui abrite en ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence de mes six frères et sœurs, une petite maison cruelle dont l’intransigeance affole nos fins de mois et mon père fantasque grignoté d’une seule misère, je n’ai jamais su laquelle, qu’une imprévisible sorcellerie assoupit en mélancolique tendresse ou exalte en hautes flammes de colère ; et ma mère dont les jambes pour notre faim inlassable pédalent, pédalent de jour, de nuit […]

 

Tout le monde la méprise, la rue Paille. C’est là que la jeunesse du bourg se débauche. C’est là surtout que la mer déverse ses immondices, ses chats morts et ses chiens crevés. Car la rue débouche sur la plage, et la plage ne suffit pas à la rage écumante de la mer.

L’éditeur, le Seuil, nous fait entrer par la grande porte : le Cahier d’un retour au pays natal, texte incroyable que traversent des vents d’une grande violence, mais qui offre aussi de belles accalmies.

Né dans la pauvreté dont il est question ci-dessus, Aimé Césaire a regardé au-delà de la maison délabrée où il vivait enfant. Ses yeux se sont posés sur la terre : la terre où tout est libre et fraternel. Et cela l’a poussé à partir, à voyager.

 

Aimé Césaire, La poésie, Éditions du
Seuil, 2006, 552 pages, 25 €.

Dans le long poème qu’est ce Cahier d’un retour au pays natal, on rencontre Toussaint Louverture et Léopold Sédar-Senghor, on part pour le Congo, le Zambèze, on se retrouve dans la cale d’un bateau. Coups de fouet, révoltes et cadavres. Mais ce qui monte, peu à peu, dans ce texte, est moins la colère que l’allégresse et l’amour. Parce que le poète s’est lancé – très tôt – un défi : trouver la force de se relever afin de voir son horizon grandir. Aimé Césaire a vingt-six ans quand une première version du texte est publiée à Paris, en 1939, dans la revue Volontés.

debout sur le pont
debout dans le vent
debout sous le soleil
debout dans le sang

                     debout
                                 et
                                      libre  

 Il faut vingt-six années et un long poème de cinquante pages pour passer de la misère à l’espoir, de la souffrance de l’esclave à la joie de l’homme libre, pour être capable de chanter le monde. Passer de l’un à l’autre ne revient cependant pas à oublier.

Que de sang dans ma mémoire ! Dans ma mémoire sont des lagunes. Elles sont couvertes de têtes de morts. Elles ne sont pas couvertes de nénuphars. Dans ma mémoire sont des lagunes. Sur leurs rives ne sont pas étendus des pagnes de femmes.
Ma mémoire est entourée de sang. Ma mémoire a sa ceinture de cadavres !

Ce sang, jamais Aimé Césaire ne l’oubliera, mais il se mêlera à des choses lumineuses. Aimé Césaire n’est pas le poète du désespoir. Le désespoir est une petite mort, il n’en veut pas. Il s’ébroue quand il la sent monter en lui. La lumière, le sel, le vent ou la voix fabuleuse des forêts lui viennent alors en aide, le font revenir à la vie.

Les notes en fin d’ouvrage attirent notre attention sur les variantes, d’une édition à l’autre. Souvent, le poète profite d’une réédition pour écarter des poèmes et en épurer d’autres. La note écrite au sujet du recueil intitulé Soleil cou coupé nous permet de comprendre qu’à l’occasion de la seconde édition du recueil, Aimé Césaire a choisi de s’éloigner des préoccupations qui étaient les siennes au moment de l’écriture – politiques ou autres – comme s’il voulait, ainsi, « atteindre à l’universel ». Tout le monde associe – à juste titre – Aimé Césaire à la négritude. C’est lui en effet qui a forgé ce concept. Certains oublient qu’il était aussi l’auteur d’une poésie moins ancrée dans l’histoire – et la tragédie – de son peuple.

surtout emporte mes rives
élargis-moi 

Et il souhaite à son peuple la même chose :

peuple d’abîmes remontés
peuple de cauchemars domptés
peuple nocturne amant des fureurs du tonnerre
demain plus haut plus doux plus large

 

 Il est à la fois enraciné par les cinq sens à la terre et au ciel de son île (parfums, oiseaux, arbres et fougères arborescentes, brumes, fruits et soleil sont bien ceux de la Martinique) et homme parmi les hommes, de toutes les latitudes, assoiffé d’absolu, rêvant, aimant, ayant parfois du mal à y croire et à dire, et souhaitant alors écrire sur ses incapacités. On ne s’étonne pas de trouver, placée en exergue dans le recueil Moi Laminaire, une citation de Goethe – une phrase tirée de Faust. La phrase va bien à Aimé Césaire :

Je grimpe depuis trois cents ans
Et ne puis atteindre le sommet

Il y a sur l’homme, en lui, des cicatrices, des traces de profondes déchirures.

cette grande balafre à mon ventre

 

 La terre en exhibe aussi quelques unes après le passage des cyclones. Comme sa terre, Aimé Césaire se montre tour à tour fragile et fort. Fort de ses mots surtout. Les mots de la colère, quand tout semble perdu ; les mots de l’espérance, quand tout frémit de nouveau et renaît du désastre.

Le livre se referme sur des poèmes restés inédits ou ayant fait l’objet d’une édition à tirage limité.

Ne pas désespérer des lucioles
je reconnais là la vertu.
les attendre les poursuivre
les guetter encore.

Ces petites lueurs qui, tour à tour, apparaissent / disparaissent me semblent dire ce qu’est la poésie. La parole du poète se gonfle de silences qui la rendent encore plus précieuse ; la lumière qui naît de l’obscurité – même si son éclat est faible et éphémère – est son alliée.




A Propos d’Aimé Césaire (3)

Deux extraits du recueil La Poésie

Et nous sommes debout maintenant…

Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main petite maintenant dans son poing énorme et la force n’est pas en nous, mais au-dessus de nous, dans une voix qui vrille la nuit et l’audience comme la pénétrance d’une guêpe apocalyptique. Et la voix prononce que l’Europe nous a pendant des siècles gavés de mensonges et gonflés de pestilences,
car il n’est point vrai que l’œuvre de l’homme est finie
que nous n’avons rien à faire au monde
qu’il suffit que nous nous mettions au pas du monde mais
l’œuvre de l’homme vient seulement de commencer
et il reste à l’homme à conquérir toute interdiction immobilisée aux coins de sa ferveur
et aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force
et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête et nous savons maintenant que le soleil tourne autour de notre terre éclairant la parcelle qu’a fixée notre volonté seule et que toute étoile chute de ciel en terre à notre commandement sans limite.
Extrait du Cahier d’un retour au pays natal

Pascale Monnin.

Pasko.

C’est moi-même, Terreur,
 c’est moi-même

 

Les rêves échoués desséchés font au ras de la gueule des
rivières
de formidables tas d’ossements muets
les espoirs trop rapides rampent scrupuleusement
en serpents apprivoisés
on ne part pas on ne part jamais
pour ma part en île je me suis arrêté fidèle
debout comme le prêtre Jehan un peu de biais sur la mer
et sculpté au niveau du museau des vagues et de la fiente
des oiseaux
choses choses c’est à vous que je donne
ma folle face de violence déchirée dans les profondeurs
du tourbillon
ma face tendre d’anses fragiles où tiédissent les lymphes
c’est moi-même Terreur c’est moi-même
le frère de ce volcan qui certain sans mot dire
rumine un je ne sais quoi de sûr
et le passage aussi pour les oiseaux du vent
qui s’arrêtent souvent s’endormir une saison
c’est toi-même douceur c’est toi-même
traversé de l’épée éternelle
et tout le jour avançan
marqué du fer rouge de choses sombrées
et du soleil remémoré

 

Extrait du recueil intitulé Ferrements




A propos d’Aimé Césaire (2)

Nimrod,Visite à Aimé Césaire suivi de Aimé Césaire, le poème d’une vie

La visite a eu lieu en juin 2006. Nimrod accompagnait Daniel Maximin à Fort-de-France. Ce que raconte Nimrod est bien plus que la visite d’un lecteur fidèle à l’un de ses auteurs favoris. C’est le récit d’une rencontre avec un homme et avec sa terre.

Être plongé dans le paysage qui a inspiré Césaire, un paysage à la fois beau et menaçant, comble Nimrod. « À présent j’ai du poème de Césaire une connaissance charnelle. »

Nimrod, Visite à Aimé Césaire suivi de Aimé Césaire,
le poème d’une vie
, Éditions Obsidiane, 2013, 78 pages, 14 €.

 

Césaire est « mal fichu » – ce sont ses dires. Il monte difficilement l’escalier qui mène à son bureau. Nimrod voit ensuite en l’homme ce qui est partout présent dans ses textes : des opposés qui coexistent. Malgré son âge avancé, ses problèmes d’audition qui obligent ses interlocuteurs à parler fort et sa petite forme, il a le regard vif, la parole claire et le style raffiné. Ensemble, ils parlent de Senghor, que Nimrod aime aussi.

De retour à l’hôtel, Nimrod réfléchit à la question des influences. « Césaire est le seul de nos poètes dont on ignore la filiation. Il ne sort pourtant pas de nulle part. De tels écrivains n’existent pas. » Nimrod, comme Léon Gontran Damas, pense que certains poèmes d’Aimé Césaire entrent en dialogue avec ceux de Charles Péguy. Cela peut paraître étonnant. Mais Nimrod a quelques arguments.

À la fin de l’ouvrage, Nimrod explique ce qu’entendait Césaire par négritude – concept que d’aucuns ont compris de travers, en pensant par exemple que Césaire se proclamait ainsi l’ennemi de l’Europe. Nimrod rappelle le contexte : « La négritude est la réponse que deux jeunes étudiants de la Sorbonne opposent au racisme. Exilés loin de leurs familles, vivant chichement (et pour cause : ils claquaient leur modeste bourse dans l’achat de livres), ce ne sont pas des bâtisseurs d’idéologies. Ils découvrent dans leur chair la douleur qui est celle des sujets coloniaux. Ils voient bien qu’ils ne comptent pas pour la France ; l’Afrique et les Antilles non plus. Les voilà choqués, révoltés. […] Aussi fondent-ils la revue L’Étudiant noir (1935-1936) pour faire connaître leurs idées. »

Nimrod insiste sur le fait que l’image figée que certains ont gardée d’un Césaire en colère ne correspond pas à la réalité.

  Le Cahier d’un retour au pays natal est un kaléidoscope de tons, de rythmes, de tempos. Le réduire au cri de révolte, c’est avouer ne rien y comprendre.

Et Nimrod referme son livre sur un mot qui sied mieux à Césaire : l’espérance.