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Chronique du veilleur (36) : François de Cornière

Chronique du veilleur (36) : François de Cornière

Je lis les livres de François de Cornière depuis plus de trente ans,  je me suis demandé pourquoi. Pourquoi, alors que je fuis cette poésie dite « du quotidien », qui fut à la mode dans les années 80-90, de manière assez furieuse ? On a tellement écrit de poésie « jetable » sur les ustensiles de cuisine et les tracas ménagers, dans un style oral, se décousant, se décomposant à mesure !

Je sais pourquoi je lis François de Cornière avec une émotion qui n’a rien de factice. Ça tient à quoi ?, son nouveau livre, m’ouvre les yeux. Ce poète aime l’humanité, sincèrement, vraiment. « Des petits blocs d’instants / suspendus dans le vide » n’ont de valeur poétique que parce qu’ils recèlent un secret profond que seul le cœur humain peut atteindre.

 

                                  toutes ces traces d’émotions

                                  s’enfuient de mon poème

                                  et je colmate ma faiblesse comme je peux :

 

                                  se serrer un instant

                                  se lâcher

                                  et tout laisser filer

 

 

François de Cornière, Ça tient à quoi ? 
Le Castor Astral, 2019, 197 pages, 13 euros.

 

Le poète confie en effet sa « faiblesse » à son écriture, comme pour la conjurer et en ressaisir les fibres trop sensibles, pour la charmer aussi d’une sourde musique de nostalgie. La fin des poèmes me frappe particulièrement, elle ne retombe jamais dans la platitude de l’existence, elle tend vers un horizon, un ciel, un monde plus léger ou plus lointain, une lueur d’ailleurs , aperçue « dans la fente du présent. » C’est là le plus touchant et le plus fort de la poésie de François de Cornière : sans en avoir l’air, partant d’un bout de phrase entendue au hasard des promenades, d’une irruption de souvenirs qu’il croyait enfouis, d’une soirée de lectures de poèmes, le poète n’a pour seul recours que d’écrire, sans jamais être bien sûr de l’efficience du poème écrit. Ces « moments pris sur le vif » dépassent la circonstance banale où ils sont apparus, ils nous parlent dans une langue simple et sensible, sur un ton de confidence presque amicale. Ils deviennent alors, par la magie du poème, de portée universelle et intemporelle.

François de Cornière est déjà un « classique »,  pour toutes ces raisons. Il est surtout une voix singulière qui se fait  toujours chaleureusement  proche.

 

                                     j’ai le cœur transpercé

                                     par ces simples choses

                                    qui vibrent entre mes doigts :

 

                                    des poèmes

                                    des instants qui durent

                                    fragiles

                                   et l’ombre qui gagne du terrain

                                   doucement sur le jardin.

 

Présentation de l’auteur

François de Cornière

François de Cornière est un poète français né en Normandie en 1950 . Il  milite pour une poésie ouverte sur le quotidien, la vie réelle.

Il vit à Caen où il organise des « Rencontres pour Lire » depuis quinze ans. Il a publié une quinzaine de livres, en prose comme en poésie, parmi lesquels Tout doit disparaître (1984, Prix R.T.L.-Poésie 1) et Tout cela (1992, Prix Georges Limbour et Prix Apollinaire) aux Éditions le dé bleu.

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures




Fil autour de Jean-Claude Caër, François de Cornière, Jean-Pierre Boulic

 Quand on est poète, que dire d’un voyage qu’on a fait au Japon ? « Je n’ai rien à raconter », nous dit Jean-Claude Caër, retour du Pays du soleil levant. « Pas d’histoires, pas d’anecdotes/Seulement des sensations diffuses, des malaises,/Une solitude appuyée ». Car son nouveau livre, en effet, est un récit fragmenté (on se gardera bien de parler de carnet de voyage) à la manière des grands maîtres de la poésie japonaise. Jean-Claude Caër se met dans leurs pas, visite à leur manière les campagnes comme les villes et n’hésite pas à se rendre sur la tombe des plus illustres d’entre eux (Saigyô, Sôseki…). 

Jean-Claude Caër, Devant la mer d’Okhotsk,
Le Bruit du temps, 96 pages, 18 euros.

 

Et, au bout du compte, appréhende le monde comme ils le faisaient. Avec distance. Dans la contemplation des êtres et des choses. 

En allant à« l’étang du bas », au « jardin des mousses », au« mont Koya », « dans une barque », « à la petite cabane »… Mais, toujours, sans trop se faire d’illusion sur un monde qui est aussi, nous dit Jean-Claude Caër, « un enfer ». Et nous reviennent en mémoire ces vers de Kobayashi Issa : « Nous marchons en ce monde/sur le toit de l’enfer/en regardant les fleurs ».

Dans la lignée de cette « impermanence » soulignée par le bouddhisme,  Jean-Claude Caër nous dit encore que « tout nous échappe/Et file entre nos mains ». Et quand « la montagne fume après la pluie de la nuit », on a le sentiment d’entrevoir une estampe japonaise. L’esprit du haïku est là, aussi, quand il écrit : « 27°/Au bord de la rivière Kamo/On joue de l’éventail » ou encore ceci : « Une croix/sur un bâtiment gris/perdue dans Tokyo »

Mais au-delà de cette profonde imprégnation de la culture japonaise par l’auteur, il y a, ponctuellement, dans ce livre, un subtil va et vient entre deux mondes. Celui de l’Extrême-Orient où Jean-Claude Caër pérégrine et celui de cet Extrême-Occident où il est né (sur la côte sauvage du Nord-Finistère). Devant cette mer d’Okhotsk, au nord du Japon entre Sakhaline et Kamtchatka, à quoi pense-t-il ? A« la plage de Keremma/Couverte d’algues brunes en septembre ». Et quand il se rend aux « jardins de sable » du Daitoku-ji à Kyôto, « dans ce désert miniature à taille humaine »,  il pense à nouveau à cette plage de Keremma « quand la mer se retire à l’infini du sable ». A Keremma, comme devant la mer d’Okhotsk, une même sensation d’infini, de puissance brute de la nature et des éléments.

Ailleurs, voici l’auteur dans un temple où « dès l’aube quatre moines récitent  les sûtras » et « où les tambours résonnent dans le monastère » ? A quoi pense-t-il ? « A ces années de collège, où nous allions à la messe avant le petit-déjeuner ». Ici, dans ce monastère, la langue lui est « inconnue » comme l’était « le latin d’Eglise ».

Ce retour par la pensée à la « terre natale » le rattache à sa mère dont il évoque la figure à plusieurs reprises et qu’il croit découvrir un jour sous les traits  d’une paysanne japonaise au travail. « Je t’ai peut-être vue, penchée vers la terre,/Travailler ce matin dans les champs/Près d’Abashiri ou de Obihiro/Sous ton grand chelgenn/Dans la campagne paisible sous le soleil de mai » (ndlr : Chelgenndésigne une coiffe du Haut-Léon). Universalité du labeur paysan que l’on soit d’Abashiri ou de Plounévez-Lochrist, commune de naissance de Jean-Claude Caër.

« Mère, j’ai traversé des cercles de douleur/L’écriture et la vue de la mer me calment ». Devant la plage de Keremma comme devant la Mer d’Okhotsk

 

François de Cornière : Ça tient à quoi ? 

 « Mon émotion est toujours là./Je me demande/ça tient à quoi ?/ça tient à quoi ? » François de Cornière écrit comme il vit et vit comme il écrit. Dans la lumière des jours et parfois leur noirceur. Ses poèmes sont abonnés à la simplicité, à l’absence d’éloquence. Le poète dit « je » pour nous faire partager sa vie, mais il dit aussi « l’homme ».

 

Ce qui donne leur piment à ses textes, c’est cet inattendu et ce merveilleux qui se glissent dans l’ordinaire des jours et dont sait témoigner le poète. A partir d’un point minuscule, François de Cornière ouvre toujours des perspectives. Voici que, dans une salle de cinéma, il imagine (non pas la possibilité d’une île) mais la possibilité d’un poème qui serait « d’art et essai ». A un autre moment, c’est un feuillet qui glisse d’un livre de sa bibliothèque et le voici embarqué – nous avec – dans la découverte de son auteur (le poète Jean Rousselot). Comme François de Cornière le dit lui-même, il accorde sa bienveillance « à tout ce qui peut échouer dans un poème un jour » : sur une terrasse en Crête, lors d’un lever matinal, pendant une promenade nocturne, à l’écoute d’un disque de jazz… « Je poursuis ici, confie le poète,  le parcours qui a été toujours le mien : celui de la vie, traversée par des instants notés au vol parce qu’ils m’ont touché ».

François de Cornière, Ça tient à quoi ?,
préface de Jacques Morin, Le Castor
astral, 198 pages, 13 euros.

 

Mais voilà un poète aux allures de diariste ou de nouvelliste. A tel point qu’après une lecture de ses poèmes, une femme s’est approchée de lui pour lui dire : « Pendant que vous lisiez vos textes/je me suis plusieurs fois demandé/si c’étaient des poèmes/ou de très courtes nouvelles/vous voyez ce que je veux dire ? ». François ne sait plus ce qu’il a répondu mais il se dit sûr que ses poèmes ne sont pas « de vrais beaux/ou modernes comme il faut ». On n’y trouve pas, en effet, ces images poétiques (métaphores, métonymie, analogies… ) que l’on rencontre chez la majorité des auteurs. François de Cornière en apporte la démonstration à l’écoute enthousiaste de la bande son d’un film. « C’était formidable/sans les images j’avais tout vu/tout ressenti./Je m’étais dit qu’écrire ainsi de la poésie/sans ce qui fait la poésie/serait un sacré beau défi ». Beau défi qu’il relève depuis des années, nous faisant penser à cette belle remarque du poète palestinien Mahmud Darwich : « La prose est la voisine de la poésie et la promenade du poète. Le poète est perplexe entre prose et poésie » (Présente absence, Actes Sud)

Sans rechigner, partons donc  dans le sillage de ce Nageur du petit matin (La Castor Astral, 2015) qu’est François de Cornière, poète des sens en éveil, à l’écoute des battements de son cœur (surtout quand la mer est fraîche). Il témoigne, sans faillir, des « minutes noires comme des minutes heureuses », fidèle en cela à l’injonction du poète suisse Georges Haldas qu’il a eu le bonheur de rencontrer à Genève et donc il évoque, dans ce livre, la mémoire.

Avec François de Cornière, les questions, les remarques, les confidences ou les exclamations - celles qui ponctuent son livre et qui sont celles de tous les jours - ont une étonnante densité dans leur simplicité. C’est pour cela qu’elles nous touchent et peuvent, mine de rien, nous mener très loin. « Tu as vu la lune ? », « Il y a combien d’années déjà ? », « Je t’aime bien sur celle-là », « Tu crois que c’était où ? », « J’ai pas été trop longue ? », « Lui, tu le reconnais ? », « A ton avis, on a fait combien de kilomètres ? » « Cette nuit tu as parlé en dormant », « ça a passé vite », « Tu veux que je prenne le volant ?», « A quoi Tu penses ?… Eh ! Oui, tout cela « ça tient à quoi ? »

   

Jean-Pierre Boulic : Laisser entrer en présence 

 

Faire advenir, accueillir, se mettre à l’écoute : il y a dans la poésie de Jean-Pierre Boulic cette inlassable « quête de signes au cœur d’un monde qui  ne demande qu’à répondre » (Philippe Jaccottet). Le poète breton le manifeste dans un nouveau recueil où « joie » et « souffrance » se répondent, dans une tonalité parfois sombre quand sont évoqués l’hôpital, la maladie, la mort. Chaque fois qu’il voit « une âme livrée à la douleur ».

Mais on retrouve aussi dans ce recueil la toile de fond géographique – disons plutôt « cosmographique » - de l’œuvre de Jean-Pierre Boulic : ce pays d’Iroise, au bout du bout du Finistère, avec « le vaste grondement de l’océan », « l’haleine du large » et « les goélands parés de blanc ». Le poète est un homme du rivage, un homme du seuil, dans la lumière des saisons. Voici « l’automne écorché », « la fraîcheur d’avril », « l’été déchiré ». Et il nous dit : « Entre en présence/De ce silence/Où palpite la source/De l’inépuisable printemps ».

C’est sous ces cieux-là qu’il importe, nous dit-il,  de «Converser avec/les humbles choses muettes/Bleuets capucines ». De déceler « signes » et « traces » d’un autre monde dans le monde qui nous enveloppe.

Jean-Pierre Boulic, Laisser entrer en présence, 
La Part Commune, 107 pages, 13 euros

Et de se mettre à l’écoute de l’oiseau qui « grisolle »  comme de la voix qui « brasille ». Jean-Pierre Boulic aime les mots qui chantent pour mieux enchanter le monde. « Tu lèves les yeux/Vers un pays irrigué » et « Ce grand ciel est d’étoiles/Miettes sans tourments ».

Le malheur peut venir écorcher cette félicité. « Il tombe des cordes depuis des heures/On enterre la jeune morte/Au bout du chemin d’herbes et de pierres ». Ailleurs le poète nous parle d’une mère « qui vacille/De laisser partir l’enfant » ou de l’hôpital « où s’entend la souffrance ». Ce qui sauve ? « La salvatrice parole de l’amitié/ Plus incisive que celle d’un bistouri ».

Jean-Pierre Boulic nous laisse alors « entrer en présence » de figures charismatiques. Celles qui ont cultivé cette amitié féconde appelée fraternité. Voici la « sœur du réconfort/Parmi les chiffons de la ville immense ». Voici Thérèse, « Inépuisable auréole/Au cœur du présent ». Voici « Tibhirine/Cet étonnant visage/D’homme aux regards sans prises/Et le cœur sans entraves ».

Rapprochant en définitive l’écriture poétique de l’exercice spirituel (ainsi que l’a défini Gérard Bocholier), Jean-Pierre Boulic peut affirmer au bout du compte : ton poème « n’est point de toi/Il est ce que dit l’indicible/Du verbe créateur ».