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Gérard Pfister, Le Livre, suivi de L’expérience des mots

Ce livre est dédicacé au petit-fils de l’auteur, Achille.
« Lire / n’est rien // que le travail d’une naissance »

Ce Livre nous renvoie aux multiples visages du monde, dont celui de l’enfant nouveau-né, ouvert à tous les possibles  ̶  un livre qui interroge aussi notre emploi des mots, notre rapport au langage et notre aliénation, par le malin pouvoir des méthodes de « manipulation des masses » et de désinformation.

A la suite des Hautes Huttes (2021), recueil divisé en mille quatrains, on entre dans Le Livre, cette fois déployé en cinq temps, chacun divisé en cent tercets, et c’est une coulée chiffrée qui vient poser ses mots comme des maximes qui se cherchent, poèmes légers et méditations ouvrant des questions qui restent en suspens au fil d’une rythmique à la fois réfléchie et intuitive. On notera le rappel verdoyant de la couverture du recueil précédent, ici un détail du tableau de Klimt : Étang du château à Kammer am Attersee.

 « Ce n’est pas du livre / qu’il faut parler // mais de l’expérience » nous dit d’emblée Gérard Pfister. L’expérience est-elle toujours première sur l’écriture ? De quelle expérience nous parle l’auteur ?

Gérard Pfister, Le Livre, suivi de L’expérience des mots, Editions Arfuyen, (parution le 9 mars 2023), 228 pages, 17 €.

Toute la durée musicale de la première partie de ce grand Livre nous délivre ses modulations infinies. L’écriture fait l’expérience directe des mots – le Livre est une partition musicale, un chemin de pensées qui roulent les unes sur les autres, s’enroulent, se déroulent, se tressent, sur un fond apaisé, ouvert, généreux, qui a recours au vide pour trouver sa respiration – fait entrer de l’air entre les lignes des tercets pour rendre audible la vibration de la langue, « comme un chant très lointain ».

Ce sont les mots qui vivent leur expérience en tant que mots dans l’écriture, cela plus que l’auteur ; ce sont les mots qui fondent et sondent notre expérience vécue du monde. Ce sont les mots qui nous vivent mais si nous ne vivons que par eux, le risque est grand de nous perdre. Gérard Pfister se met à leur diapason et les écoute. Les mots sont leurs propres acteurs du sens qui se donne ; ils sont vivants dans un « jeu perpétuel » lorsqu’ils sont libres, ont la « grâce » dans toutes leurs résonances.

Avoir de l’expérience est un savoir-faire, un savoir user de ses acquis ; mais pour l’écriture poétique, cette expérience n’est pas un avoir, ni un métier, ni une recherche au sens d’expérimentation. L’expérience des mots, « c’est autre chose » ; elle nous anime, nous enveloppe, nous délivre du carcan de nos habitudes de penser, mais peut aussi nous séparer du monde, bien que cherchant son contact, pour éviter de se noyer dans cette « sorte d’aliénation mentale qu’on appelle le langage ».

Les mots ont deux faces nous rappelle Gérard Pfister : ils peuvent nous protéger « par la magie du Verbe », ils peuvent aussi être destructeurs : « les mots ont sur le réel un effet prédateur ». Cette intrusion qu’ils font dans notre vie, au risque de se substituer à la réalité, constitue un réel danger. De leur capacité de description à celle de déformation ou celle d’inventer une autre réalité, nous nous retrouvons « victimes » ou « étrangers au monde ». La désinformation numérique, le fanatisme religieux, la catastrophe écologique, sont engendrés par les mots et « nous en sommes complices ». Mais bien sûr « C’est de notre crédulité qu’il faut nous méfier bien plus que des mots eux-mêmes ».

Pourtant nous dit Gérard Pfister cette matière des mots peut être « noble », « précieuse de possibilités affectives, sensorielles, spirituelles ». Les mots peuvent nous procurer un « ravissement ». Il entre en eux une matière musicale qui constitue la matière verbale. Et d’évoquer le théâtre dans la Grèce antique accompagnant de musique la parole poétique, ou Monteverdi liant ses sonorités au rythme des poèmes chantés. Musique et poésie sont inséparables dans un déroulement temporel toujours transitoire et « infiniment renouvelable » - dans ce continuum se jouent de « merveilleuses expériences », toujours jaillissantes et précaires.

Avec la diversité des mots et des sons, Le Livre se compose en sections de temps pour garder la fraîcheur de son élan poétique et le suspens de son déroulement, par variation d’intensités, comme sur la palette d’un peintre.

Lire est aussi faire l’expérience du Livre, participer au trajet de son écriture, être son témoin actif et son « auditeur ». On entre dans les mots et les mots nous traversent ; l’échange est continu, et la pensée suit (une pensée qui, comme l’expérience, « n’est peut-être // qu’un rêve). Elle naît à ce point de rencontre où ce qui parle rejoint le silence même de « l’expérience des mots ». La pensée ne précède pas la gestation ni le travail de mise au monde du Livre, elle vient juste après, comme son fruit. « L’expérience des mots » est une décantation, « le moindre mot suffit ». Mais toujours surviennent le vertige, la rencontre, par l’effort des yeux qui « tentent de lire » sur l’horizon, à la vitesse de nos questions, au rythme de nos pulsations.

Transmettre la transparence des mots, avec ce qu’ils reflètent du monde, au plus près de la réalité et non en usant du mot pour le mot. Préserver la fluidité et l’ouverture de la fenêtre qu’ils sont chacun et ensemble pour permettre le passage du sens, du sensible et nous délivrer avec eux des définitions convenues, des significations fixées, pour retrouver une liberté souveraine, celle d’une conscience libre de ressentir et d’exprimer. « Le livre / n’est là // que pour nous délivrer », « Le livre / n’est là // que pour nous accorder ».

Marie Alloy

Beaugency, 8 mars 2023

(Livre reçu en avant-première)

Présentation de l’auteur




Gérard Pfister, Vertiges de hautes huttes

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sur la crête
de l’illumination
d’un instant à l’autre
toujours près de sombrer

Gérard Pfister s’inscrit dans la veine des poètes métaphysiques ; comme Traherne (qu’il a publié), il a d’ailleurs ses Centuries. Après les mille fragments poétiques de « Ce qui n’a pas de nom » (2019), mille autres strophes, dix sections de cent fragments, viennent dire un nom : Hautes Huttes.

L’altitude des Hautes Huttes, hameau cher au poète, fait écho à d’autres points élevés, d’où le regard porte plus facilement sur un horizon bien sombre. Celui de l’Atlas, le titanesque « Porteur » chargé du poids du monde, comme la conscience malheureuse, mais aussi celui de Lu-shan, la montagne des Huttes, temple naturel du taoïsme, où Li-Po, choisi pour patronner le recueil, se retira un temps. Qui dit élévation dit aussi abîme, et tout le propos de Hautes Huttes est justement, tout en désignant les gouffres qui nous entourent, de nous aider à trouver un équilibre sur les lignes de crêtes, de surmonter nos peurs, d’affronter et même d’aimer le vide.

C’est aussi un écho, une paronomase, de la locution adverbiale signifiant « avec force et autorité » que suggère le titre du recueil. Hautes Huttes résonne de la violence du combat mené, d’une certaine façon, contre le désespoir. Une telle « autorité » se traduit d’ailleurs dans le recueil par une auctoritas graduellement émergente : après une forme d’effacement de la référence à l’écriture, qui paraît céder la préséance à la peinture dans la capacité à retenir et fixer le temps, le pouvoir du poème s’esquisse aux deux tiers du volume, puis s’affirme peu à peu pour l’emporter, en définitive, de haute-lutte.

Gérard Pfister, Hautes huttes, Arfuyen, 2021.

Précisons d’emblée que l’érudition qui sous-tend cette œuvre est d’autant plus solide et nourrissante pour le poème qu’elle est gommée. Sous-jacente, elle distille ses images dans les mots mais ne se prétend pas la garante du sens de cette longue et lancinante méditation métaphysique, qui peut s’entendre sans elle. Néanmoins, un détour par les « Résonances » finales favorise, comme dans Ce qui n’a pas de nom, une compréhension plus grande du dessein qui présida à l’œuvre et, pour ainsi dire, des images à la source de l’invention. Ces clefs interprétatives sont précieuses, elles sont une manière de refuser l’hermétisme d’une lecture pour initiés et de proposer une entrée libre dans l’œuvre. Faites comme chez vous, voici les clefs de la maison. La démarche de Gérard Pfister est exemplaire : elle met à la disposition du lecteur une boîte à outils conceptuels, une réserve d’images, l’atelier du peintre ou le cabinet-bibliothèque de l‘écrivain, comme pour nous dire : ceci est né de cela et de bien d’autres encore, d’un couvercle de pyxis, d’une lecture de Li Po, transmutés par la pensée et la sensibilité. A notre tour, nous emportons Hautes Huttes dans nos propres Résonances, elles y trouveront leur place au sein d’annales personnelles qui sont aussi celles de l’Âme du monde.

 

Partout, Méduse

Le constat désespéré du chaos présent et la nostalgie de l’or(dre) du temps perdu trouvent ici un mode d’expression particulier, celui de l’interrogation horrifiée, question oratoire adressée à nous tous,

 

Qu’est-il arrivé
à nos vies
qu’est devenue
la terre de notre enfance (290)

 

Scandant les deux tiers du poème, la montée au calvaire est marquée par des stations, pendant lesquelles l’interrogation et la révolte contre soi ressassent le temps gâché à ne pas s’émerveiller : « pourquoi », « comme si », « qui »

 

Pourquoi
toujours la vie
est-elle si mal aimée
si mal servie (523)

 

Ce questionnement désespéré, forme de reproche à l’humanité aveugle, traverse tout le recueil, plaçant en son centre exact ce cri de détresse :

 

Qu’est-il arrivé
à notre vie
que nous sachions
si mal l’aimer  (500)

 

Expressions du regret et de la déploration, ces interrogations accusent notre maladresse à vivre, nos mauvais choix, notre incapacité à porter sur le monde le regard admiratif et reconnaissant qu’il mérite. Ce mode interrogatoire constant convient particulièrement à l’expression du doute, filigrane puissant du recueil : tout flageole, rien n’a d’assurance, les promesses de ne pas oublier s’envolent au vent, et c’est bien normal, puisque rien n’est sûr, pas même ce que l’on pense être soi-même :

 

De qui voudrait-on
se souvenir
jamais je n’ai su
qui j’étais  (641)

 

Si le poème est si sombre, c’est qu’il n’impute pas seulement à la folie meurtrière des hommes ou à leur déraison les causes du désespoir. L’existence en soi est égarement dans les brumes, incompréhension du pourquoi, absence de contours de nos identités, elles-mêmes soumises à caution. L’illusion domine, les assises de l’être, qui lutte pour sa verticalité, ont perdu toute tangibilité, elles ne sont que « souvenirs de souvenirs » (643).

L’attitude du sage, ou plutôt la leçon du recueil consiste à proposer un autre regard, qui est un revirement : il s’agira de passer d’un désespérant constat d’inanité à la joie du sans-nom, de transmuer la peur de l’abîme en célébration du vide.

L’enfer qu’il est si difficile d’affronter, c’est la violence du monde, des guerres et des épidémies qui y sévissent, c’est aussi l’enfer intime du corps rendu méconnaissable. C’est le souffle qui manque en altitude, mais aussi dans les hôpitaux (échos très contemporains) où des corps machines sont eux-mêmes reliés à des machines. Le bouclier de Persée nous fait défaut, réflexion de l’enfer, qui finirait presque par le nimber de grâce

debout face au miroir
de cet enfer  (565)

 

Voir et ne pas voir : du bon usage du bouclier

La colère et la peur, suscitées par le désespoir de n’avoir pas su vivre, sont renforcées par le dépit de n’avoir pas su comprendre le privilège que constitue le seul fait de vivre. « Comment n’avoir rien vu » (240), « pourquoi n’avoir pas vu » (243)

A qui la faute ? Moins à la vie qu’à notre façon de la voir et de traverser les épreuves qu’elle nous impose. Pour avoir surestimé nos forces, nous nous sommes pris pour des Titans, des demi-dieux ou des surhommes. Penchés vers l’avant, tendus vers le haut, jamais présents à l’hic et nunc, nous avons commis l’erreur essentielle :

sans même commencer
à vivre
tellement
nous pensions être éternels  (241)

 

L’exil de nous-même, de l’enfance, s’apparente à une folle course sur les crêtes, tendant vers un but que nous attribuons illusoirement à quelque transcendance (626). De peur de regarder dans l’abîme, nous nous prétendons guidés par et vers un but élevé, que nous nous sommes inventé pour échapper à notre humanité.

 

toujours nous voulons fuir
à quel exil contraints
par un oracle
de nous-mêmes inconnu  (626)

 

La fuite en avant, cette course éperdue sur la pointe des pieds (634) et sur celle des montagnes, est une manière de ne pas voir l’horreur mais ce n’est pas la bonne. Pour affronter Méduse, Persée avait utilisé son bouclier réfléchissant, et c’est là un modèle qui nous est proposé pour réenchanter le monde.

Central et spéculaire, le bouclier-miroir de Persée rappelle combien il est dangereux de voir sans précaution, car regarder l’horreur méduséenne pétrifie. Le détour par l’or du miroir projette un peu de lumière, enjolive les choses et les êtres d’une auréole sacrée. Car il s’agit de ne pas se tromper d’aveuglement. Voir dans le miroir est voir la beauté du monde. Et c’est là un autre des enseignements du poème : la beauté est dans le reflet, et sans doute aussi la vérité.

Nous ne savons pas regarder la merveille du monde, sur laquelle nous posons des « yeux sans regards » (293, 574, 829, 874). Klingsor est pourtant passé par là, posant sur le monde un « manteau de magicien que nous ne savons voir (951), ou que nous regardons sans voir (« tu vois et ne vois rien ») (931)

Ce bouclier protecteur, par déviation, on en cherche l’équivalent dans le miroir et dans le portrait. Le peintre pourrait fixer, sur sa palette, autre bouclier, les couleurs vives de nos traits avant qu’elles ne pâlissent, autant dire figer la vie (561), éterniser l’instant.

 

si l’alchimie du peintre
au mercure
du miroir
quelque temps ne les sauve  (562)

 

Petite unité sémantique du fragment, qui contient tout un monde ! Arrêtons-nous sur celui-là. Le « quelque temps » ne laisse guère d’illusion sur le rêve de pérennité, pas plus que la précision de « miroir au mercure », qui, comme le bouclier, réfèrent à un contexte historique précis et limité. Mais la verticalité même du fragment fait se surimposer « alchimie » et « mercure ». Il y a dans Hautes Huttes comme une recherche du principe en même temps qu’une réalisation du Grand Œuvre : le livre peut se lire comme un parcours vers la quintessence, parcours inauguré dans la douleur et l’incompréhension, la colère aussi de toutes les occasions manquées, puis l’acceptation et l’élévation. Le bouclier de Persée permet de « transmuer » le regard terrifiant de Méduse (536), d’inaugurer un élan ailé vers l’âme du monde, l’éther (qui n’est pas le ciel : la fascination du ciel, comme le rappelle un fragment, est aussi illusoire). L’alchimie est salvatrice, mas elle est plus que le mélange réussi des couleurs du peintre, elles aussi destinées à passer. Il s’agit de trouver la quintessence. Du sang de Méduse naissent des créatures ailées, comme Mercure.

Les boucliers photophores de Persée mais aussi d’Athéna nous protègent et nous éclairent dans l’obscurité du monde, mais ils ne le feraient s’ils ne portaient l’horreur de Méduse. C’est aussi de ce monstre que naissent les ailes et l’épée d’or du guide Chrysaor, ailé comme son frère. Nous le suivons dans l’or mais aussi dans la boue, car le jeune homme nu à l’épée d’or est aussi, à ses heures, sanglier, et se plaît à l’obscurité et à la boue des sous-bois. Il faut nous guider à l’or de ces reflets et réflexions, suivre ces alchimies tout au long d’un procédé initiatique conduisant à la révélation, au dévoilement, à l’apocalypse.

 

rien ne nous est
révélé
qu’à la surface opaque
du mercure  (815)

 

Les deux dernières sections du recueil ne posent plus de questions inquiètes mais leur répondent. On peut penser que la révélation poursuivie par la quête philosophique – philosophale – ne peut faire l’économie de l’opacité, en l’occurrence du tain des vieux miroirs. Il faut bien que l’étain se mêle au mercure pour produire le tain, et c’est de ce mélange seulement que naît l’alchimie (du verbe). Il faut bien que Méduse soit tuée par un procédé tortueux, de biais, pour que de sa mort naisse Pégase, le cheval ailé, symbole de la poésie, mais aussi monture de Bellérophon pour tuer... la Chimère.

Hautes Huttes raconte la peur d’être au monde, condamnés à naître et condamnés à mourir, dépeint en couleurs sombres l’effroi de l’homme qui se cherche un Persée pour pouvoir enfin détourner son regard de la terreur qui fascine.

le cercle d’or reflétait
le hurlement
et nous n’avions plus peur  (528)

 

A la fin des troisièmes et quatrièmes sections, quand la centurie s’achève, l’ange noir et or revient diffuser son évangile d’apaisement. A défaut de bouclier, nos paupières fermées détourneront nos regards de l’horreur de vivre. L’ange ouvre et referme la centurie,

 

De quoi avions-nous peur
avec tant d’amour
il ferme
sur nos yeux les paupières  (300)

De quoi aurais-tu peur
les images
nous tirent du noir
nous rendent à l’or de la terre  (398)

 

La seule façon de vivre est de considérer le reflet, l’image dorée d’une réalité sombre. A ce stade du texte, le poème, pourtant en train de se constituer, ne s’est pas encore proposé lui-même comme moyen de produire l’image. Pourtant là réside l’une des solutions : le poème-bouclier, reflétant la réalité, du moins celle que notre illusion commune donne comme telle, pour en extraire la beauté, avec la boue faire de l’or.

A mesure que nous cheminons, des visions de lumière apportent un peu de douceur et de clarté dans l’obscurité. L’apaisement passe l’acceptation de la part nocturne, cette nuit étoilée oxymorique contenant la joie mystique, l’exultation (316), la paradoxale joie de la plainte (314), la nuit plus éclatante que le jour (317).

La joie retrouvée ne fera pas l’économie de l’acceptation aimante de la fragilité. Fragilité de l’homme subissant le joug des souffrances d’exister, écrasé de tâches inhumaines, ou plutôt surhumaines, mourant de ne pas accepter sa faiblesse et de vouloir porter la misère du monde.

Vertige de l’impossible renaissance

Le vertige sur les hautes cimes naît aussi de l’impossibilité à revenir en arrière, sur le chemin de crête. Le recueil dépeint l’illusoire désir d’analepse comme resaisie, reprise. Le désespoir de devoir vivre dans le chaos et la destruction se conjugue au regret de n’avoir pas su prendre le temps pour porter le regard sur ce qui en valait la peine. L’homme cherche son salut hors du temps de deux façons possibles : en rêvant de l’arrêter ou en rêvant un impossible retour à l’origine. Ces deux modalités de sortie de l’impasse sont aussi déraisonnables l’une que l’autre, mais ce sont celles que nous empruntons.

Fixer le temps et l’espace, convoqués sous les espèces de l’intervalle et de la vitesse, est voué à l’échec, dans cette constante fuite en avant. Les fragments évoquant cette hypothétique issue sont d’ailleurs de nouveau des interrogations rhétoriques, tant l’espoir est vain.

 

Comment fixer
ce qui n’est que vitesse
course infinie
des ondes dans le vide  (582)

Qui pourrait
arrêter
ce qui n’est que vitesse
cascade incessante dans le vide  (745)

 

La fin du recueil dira précisément la nécessité de laisser partir, de ne plus tenter de fixer le flux qui s’écoule.

Face à la désespérance de cette poussée à grande vitesse vers l’avant, la tentation peut être grande de se tourner vers l’autre branche de l’alternative, de chercher le salut dans un retour aux sources qui défierait les lois du temps, ferait coïncider le baptême dans le Jourdain et le Golgotha, en somme. 

il faudrait ne faire
que commencer
qu’à commencer déjà
tout soit accompli  (376)

 

C’est un autre rêve impossible que celui d’une régénération, d’un retour à l’innocence baignée d’eau lustrale du « nouveau né »

Pour cela, il faudrait connaître l’alpha et l’oméga, maîtriser le terminus a quo et ad quem. Il faudrait d’une certaine façon tourner en boucle dans l’éternel retour, en espérant un jour toucher l’infini.

 

Quelque part
existe-t-il
l’océan extérieur
où serait la limite 

Où tout serait atteint
et viendrait le retour
ce terme
où tout peut commencer (516-517)

 

Ce n’est pas dans la palingénésie que se tient le miracle possible car elle impliquerait une maîtrise… titanesque, une force surhumaine aux antipodes de ce que le poème propose en revanche comme aide : l’acceptation de la fragilité, de la plénitude du vide.

Or s’initier, entrer dans le processus de compréhension, c’est justement ne plus tenter de maîtriser, d’assurer, de dominer, c’est renoncer à être ancré dans la terre ferme, c’est accepter le vertige et le tremblement. La vie n’est pas brève, c’est notre façon de la vivre qui est insensée, c’est la vie qui a perdu sa vocation à chercher le sens, tant elle s’est perdue dans des considérations domestiques et matérielles données comme ersatz d’amour (210), tant nous avons continué à vivre en étant mort déjà.

 

À quel âge
avons-nous
cessé de vivre
par quel précoce ennui (216)

 

Tout est question de savoir-vivre… Il faut savoir recommencer à vivre, ce qui ne veut pas dire revenir à l’origine, mais inaugurer constamment un nouveau départ

si vivre
sans cesse
n’était que commencer
qui pourrait regretter  (211)

 

il faudrait savoir
ne faire que commencer
pour s’initier enfin
à toutes choses  (391)

 

Il ne s’agit donc pas de re-commencer, mais de commencer l’initiation, de réussir son entrée dans l’obscurité pour voir, enfin, l’essence des choses, accéder aux arcanes. Il s’agit non de ne faire que commencer, mais de ne faire que « commencer pour s’initier enfin », et c’est un acte d’amour (qui rappelle l’évolution spirituelle d’un Milosz).

 

mystérieuse
amoureuse initiation
dans l’arcane
la semence des choses  (387)

 

Porter le poids du monde ?

L’homme (« on ») ne troque pas sa finitude contre l’immortalité en se rêvant dieu. A force de penser qu’il peut envisager l’insoutenable et supporter la douleur du monde, le fragile composé de si peu de matière sent au contraire s’appesantir encore plus lourdement sur ses frêles épaules les poids de l’existence. C’est que « si pesants déjà, un rien nous fait pencher » (547).

Plus que l’angoisse, gorge qui se serre, c’est l’accablement qui s’empare de l’être exposé au vertige. Pour dire ce sentiment de pesanteur ontologique, l’imagerie titanesque rappelle la folie de vouloir porter un fardeau trop lourd. Il faut être Hercule ou Atlas pour porter le monde sur ses épaules, d’autant plus que le poids des maux de la terre est plus pesant que l’argile légère (262) du potier antique. On ne se déleste pas du poids des épreuves, ces travaux herculéens (329), pas plus qu’on n’évite l’éternel retour sisyphéen de l’épreuve (Sisyphe n’est-il pas aussi proche des Titans, lui l’époux de la fille d’Atlas ? et n’a-t-il pas été châtié pour avoir, aussi, défié Thanatos ?),

 

à chaque arrivée
la charge retombe  (414)

Ce globe
sans relâche
il nous faut le soulever
au risque de nous rompre  (368)

 

Le poème dit et redit cet orgueil insensé

 

Debout
dans l’infini des mondes
dérisoire titan
portant à bout de bras la terre  (51)

Dérisoires titans
rêvant de soutenir
à bout de bras
la terre (261)

 

Ce refrain du poème n’est pas ressassement, car le poème se construisant, et se suggérant peu à peu lui-même comme bouclier possible, propose précisément une forme d’allègement du poids du monde. Car la différence entre l’homme et les dieux, demi-dieux ou titans est que l’homme n’est pas assuré d’une immortalité plus ou moins grande. La brièveté du temps qui lui est imparti empêche qu’il ne cède à l’hybris : comment se charger si pesamment lorsqu’il nous faut en même temps avancer, et encore ! avancer en peinant sur les chemins ascensionnels, rêver de monter vers les Huttes en portant sur son dos le poids du monde ?

 

Jour après jour
gravir la montagne
sur les épaules
tout le poids du monde  (413)

Où cherches-tu
encore à t’élever
tout est si haut
ne sens-tu pas le vertige (470)

 

Comment ne pas vaciller ? Mais précisément, le poème, qui s’affirme alors, et de plus en plus, comme épée d’or, nous indique la voie, dans la célébration de ce vacillement même, et non dans l’effort surhumain.

Nous avons en outre les enfants de la terreur, nés du sang de Méduse, pour nous éclairer sur le ténébreux chemin. La peur disparaît, la mélancolie aussi, « nous ne craignons plus l’ange noir. Il marche à nos côtés, le jeune homme ». (539-540). L’ange noir à l’épée dorée, c’est Chrysaor, le frère de Pégase, né aussi du sang de Méduse. La double apparence du frère de Pégase, tantôt sanglier tantôt précieux métal, autorise une méprise puis un soulagement, réconcilie l’homme avec sa nature double, le ramène aux mystères de la terre et des bois. Chrysaor va alors guider le lecteur – disons, la figure de l’être dans son cheminement initiatique – pour le détourner de sa peur originelle. Dans ce grand poème de formation, l’ange noir à l’épée d’or est une sorte de figure tutélaire, d’abord effrayante, ensuite protectrice, en lien direct avec son frère.

L’affirmation progressive du pouvoir du poème rappelle que Pégase, symbole de la poésie, finit par triompher de l‘adversité. Le règne de Pégase, qui succède ici au rêve du règne des Titans,  montre où est la vraie force herculéenne, dans la puissance du véhicule spirituel, qui, dans une certaine acception hermétique, permet l’accès à la connaissance.

Éloge du vacillement et du vertige

C’est du rêve surhumain que naît la désillusion, mais le poète ne se contente pas de constater le triste spectacle de l’humanité tanguant au bord du gouffre, escaladant péniblement les cimes en portant une trop lourde charge. Il montre la beauté de ce déséquilibre, de cette fragilité, il nous ramène au spectacle de notre chétivité, nous rappelle le composé de matière que constituent nos corps, ni purs esprits ni force herculéenne

 

De si peu
de matière
par tel hasard
notre corps tient ensemble  (318)

Comment porter le monde
heureux déjà
si nos pieds
peuvent nous porter  (549)

 

Au poète de montrer l’unique beauté du tangage sur la ligne de crête. C’est ce vacillement que l’on entend à la fin dans le « timbre voilé » du « violoncelle comme vacillant », non au bord de l’abîme mais au « au bord des larmes » (801). La beauté n’est pas dans la tentation du surhumain, mais dans l’aveu de la vaine réalisation de ce rêve.

 

marchant sur la terre
si vacillants
pour quelle revanche
le rêve d’être titans  (319)

 

Ce motif salvateur s’affirme dans la troisième partie, avec l’image de l’oiseau. Athéna, qui à l’occasion sait se faire oiseau de nuit, a su quelle intelligente récupération faire de la tête de Méduse. D’un bouclier l’autre, devenu simulacre, la tête effrayante n’est plus que masque sur l’égide de la sagesse, mais elle pétrifie encore. Entre réalité et apparence, vie et mort, ici-bas et au-delà, les territoires de l’entre-deux dévoilent la beauté de leur vacillement. L’égide au masque reflète à son tour la réalité du monde, qui est « souveraine apparence » (337) aperçue dans le tremblement du reflet.

 

Dans l’œil d’or
de la chouette
tout est pure apparence
où la lumière se joue  (817)

 

À la cécité associée à Méduse, qui plonge une partie du recueil dans l’obscurité, s’oppose l’or des épées et des boucliers. Autre opposition fondatrice : à la lourdeur des souffrances infligées par la vie, à la cruauté du geste libérateur de Persée, s’oppose la légèreté ailée de l’autre fils de Méduse. Mais précisément, le poète n’oppose pas frontalement et schématiquement le poids et la légèreté. Il compose au contraire un éloge de l’entre-deux, de la fragilité, des êtres qui oscillent, vibrent, hésitent au bord du gouffre.

C’est la titubation de l’enfant, c’est aussi l’image du vacillement qui s’empare de l’être au moment de faire le grand saut final. Mais cette hésitation n’est pas uniquement mauvaise, au contraire. Et c’est là la grande leçon d’espoir de Hautes Huttes : il est possible de s’arrêter sur ce moment de bascule, d’en extirper la quintessence, comme un gage d’éternité dans l’instant. L’importance de ce constat se marque dans la répétition du même fragment au sein du recueil :

Comme si la vie
n’avait de prix
qu’au bord
de la quitter  (66)

Comme si la vie
n’avait de prix
qu’au bord
de la quitter  (530)

 

Fragment caractéristique, tant par l’emploi si récurrent de la locution conjonctive « comme si », formulant un regret en même temps qu’une hypothèse, que par la préciosité (de l’or !) de ce vacillement. Le fragment revient d’ailleurs avec des variantes, toutes mettant en relief la térébrante beauté de cet instant de basculement :

 

Comme si la vie
n’avait jamais
cette beauté poignante
qu’au bord de la quitter  (754)

 

Plus qu’en l’assurance d’on ne sait quel lendemain, c’est sur ce point de jonction entre deux mondes (le bouclier d’Athéna, le bord du gouffre) que se trouve le secret du temps retrouvé. Tout le prix, toute la valeur de la vie se trouvent cristallisés en ce moment suprême de basculement.

 

comme si rien ne valait
qu’en ce vertige  (67)

 

qu’en cette titubation au bord de l’abîme, des « corps en équilibre sur l’arête » (544 ; 633).

Là où la désespérance initiale fait fausse route (et la suite du poème sera justement une reconnaissance de cette erreur), c’est dans son refus de l’instabilité. Le « pourquoi » et le « comment » n’en étaient qu’à regretter la fragilité de notre condition, « comme si », précisément, les incertitudes et revirements de la vie rendaient cette dernière impossible, alors qu’ils en sont la condition.

Accepter la métamorphose

 Voir la beauté de la vie est accepter que tout frissonne, tremble, vacille et se transforme. Partout la branloire pérenne nous rappelle sa loi, à nous d’y voir une bénédiction, non une malédiction. Il faut que la couleur vire et s’écoule (584, 586), que la clarté vibre et s’éteigne (587), que l’art s’accomplisse dans la fragilité de la matière (588), que les sons du chant tremblent (590), que la voix chancèle pour être vraie (591), que celui « qu’a revêtu la force de la loi » frissonne (592).

La recherche du temps perdu, que l’impossible fixité de l’instant et l’impossible retour aux sources rendent aporétique, trouve également une résolution possible dans la vacillation. Il ne s’agit pas de renaître le même, mais d’accepter sereinement et joyeusement le travail de transformation, de transmutation

 

et à nouveau
venir au monde
au jeu tremblant
des métamorphoses  (147)

tout est métamorphose
tout s’enfuit
immobile
dans le flux du monde  (458)

 

Cette capacité à se métamorphoser, à accepter de ne plus être fixe et immuable est aussi ce qui nous sauve.

 

tout ne vit
que de mourir
ce qui demeure
a-t-il jamais vécu  (742)

 

La grande leçon est l’acceptation de la fragilité et de la disparition qui n’en est pas une, car elle est foi en une métamorphose, abandon progressif de ce que nous croyions être nous-mêmes, à commencer par le nom. Ce qui n’a pas de nom, le sans-nom, est aussi ce caractère protéiforme, multiforme et fuyant qui nous permet d’échapper au monstre, c’est l’épisode d’Ulysse devenu « Personne » pour l’homérique cyclope

 

Celui qui n’est personne
qui pourrait
l’atteindre
quel dieu saurait l’emprisonner  (843)

 

Accepter la métamorphose est consentir à la transmutation. Quelques insectes rejouent la scène du cimetière de Hamlet, remplaçant esthétiquement les vers attendus.

 

Oribates
et collemboles
vois comme ils s’activent
à faire le vide  (739)

 

Dans l’humus qui nous rappelle la pourriture finale, dans le sous-bois où l’on peut apercevoir la biche qu’est le poème, il y a ces auxiliaires du grand débarras, ces petits êtres qui aident le néant à se faire. La vision n’est pas horrifique : les insectes aux noms euphoniques, auxiliaires de la vie comme du poème, sont les agents de la vie et de la mort. « Faisant le vide », ils sont la preuve de l’impossibilité à assimiler le vide au néant, le vide est toujours plein, durant toutes les étapes de la transformation.

 

Se laisser tomber

L’être ne peut se fixer, il est lui-même métamorphose continuelle, passage, transition. En lui aussi tout coule mais le tout est de laisser agir ce que nous ne pouvons maîtriser, et, comme Li Po, de laisser le vent faire le travail de l’éventail. C’est quand la respiration manque que vient l’émerveillement devant ce corps qui semblait respirer seul, « le flux le reflux dans les veines » (481) réglé par une machinerie invisible.

L’impossible recommencement nous convie à accueillir au contraire l’unicité de chaque vie, chaque naissance étant chance, « chute » dans le monde, et la fin du recueil nous révèlera que notre venue au monde par l’effet d’un hasard bien informé est une manière de passer du néant à l’être, de l’éternité au temps, du silence au poème qui dit la beauté des naissances, ces chutes.

 

À travers les naissances
les chutes
écoute le silence
produire le temps  (935)

 

Le passage des interrogations inquiètes aux injonctions bienveillantes (sans doute émanant de quelque ange noir et or) souligne cette nécessité de se laisser porter par cette force sous-jacente, de même que le baigneur n’est pas conscient de l’eau qui le porte (551).

 

Comme tout est suspendu
au bord du vide
écoute
chanter le temps

laisse agir
invisible dans l’abîme
l’impeccable machinerie
sans personne  (479-480)

 

C’est se remettre à la chance, à l’horloger invisible, grand joueur de dés devant l’éternel… Dans la 8e section, l’adresse semble délivrer le conseil de toutes les antiques sagesses : cueillir ce qui tombe, la « chance », le jour, accueillir ce qui « tombe » comme si on l’avait désiré. A l’homme sur sa ligne de crête, fasciné par l’abîme comme par Méduse, il convient de rappeler que la chute est littéralement une chance.

 

tente
la chance
n’attends
que ce qui vient 

Cela
tu n’attendais rien d’autre
ta chance
est ce qui vient  (725-726)

 

L’acceptation et l’amour de la chance conduisent à un éloge de la Fortune (730-733), le coup de dé ici abolit le hasard, lui substitue l’image d’une bienveillante omniscience.

 

Vois les dés
comme ils tombent
à chaque instant
entre les mains du hasard  (730

Comme le jeu
est juste
et toujours vient
ce qui devait venir  (732)

 

Mais cette chance est aussi la survenue du poème.

 

Le poème pour bouclier

 

tu vois
le poème était là
ta chance est là
qu’attends-tu  (728)

 

La fragilité, le vertige, sont donc reconsidérés, non plus comme déplorable faiblesse mais comme force, formant la matière même du poème. La boucle est bouclée quand la poésie naît justement en célébrant l’évanescence de l’être, quand le chant proclame la richesse de l’infiniment fragile, qui contient des univers en puissance.

 

Quels mots
pour dire enfin
la seule réalité
ces semences ces pollens  (683)

 

Le chant est lui-même marqué par la vibration, l’oscillation, la mutabilité, des mots « versatiles », « d’air et de feu » (684). Or paradoxalement, c’est ce poème instable qui est destiné à perdurer, étonnant écho au « monument plus durable que l’airain » d’Horace,

 

les mots seuls demeurent
et les pierres
dans le ruisseau
tout s’enfuit  (743)

 

Quand le chant s’élance, dit le chant lui-même à la fin, l’oxymore métaphysique se réalise, la plénitude est trouvée dans le vide :

 

il s’élance
et si vide cette plénitude
si libre
cette harmonie  (924)

 

Pourquoi ? Parce que le poème sait remonter à la source tout autant que poursuivre l’écho en avant. Il abolit les intervalles de l’espace et du temps car dans le présent du carmen tout est déjà contenu. C’est pourquoi l’ « exegi monumentum » est exempt de forfanterie.  Le carmen résonne dans le vide des abîmes, il l’emplit, lui donne de la matière.

 

le chant contemple
la semence des choses
entend dans le vide
les résonances  (934)

 

Mais le poème n’est pas seulement écho sonore donnant consistance au vide, il est aussi le bouclier réfléchissant, celui qui sait introduire la médiation de l’image du réel. Or Hautes Huttes nous a appris à considérer le réel dans le reflet du miroir. Au prix d’un renversement de perspective, métamorphose supplémentaire due au reflet, l’apparence devient la vérité

 

le miroir
en sait plus que les choses
le reflet seul
peut dessiller les yeux  (810)

 

Le poème va en effet jouer ce rôle de réflecteur, il tend au lecteur une image inversée. Du même coup, les valeurs s’inversent, « l’image seule est véridique » (811), l’effrayant devient protecteur (807-808), la révélation passe par l’occulte.

 

rien ne nous est
révélé
qu’à la surface opaque
du mercure  (815)

 

C’est une double invitation : à ne considérer que l’image, car c’est finalement l’image (icône) qui sauve, et à faire confiance au poème, réservoir d’images, pour nous dire le vrai. Ce bouclier tant espéré, ce rempart contre la peur, c’est en fait le poème qui le forge

 

Ce qui aveugle les yeux
c’est au miroir
du poème
qu’on peut le voir (806)

 

C’est ainsi le poème qui chasse la peur originelle du poème. Le procédé poétique est doublement actif, puisque le poème évoquant le poème se reflète lui-même, et nous donne « in process » un exemple de réalité transfigurée ! Arrivant au terme de Hautes Huttes, le lecteur a sans s’en rendre compte contemplé par le poème un reflet de la réalité. Et de fait, il sort du livre en ayant une autre vision du monde, faite de tendresse, d’acceptation, de rejet de la peur et de courage d’affronter du regard le vide sous ses pas.

 

Laisse partir

Les questions oratoires jalonnant le poème renvoient le lecteur à un « nous », un « vous », un « tu » qui outrepasse le drame individuel et touche à la grande interrogation métaphysique. Car c’est un peu le drame de chacun, de faire longtemps semblant de croire que le temps ne passe pas, d’en gâter les précieux moments, puis de pousser des cris d’orfraie quand il est trop tard. Mais la pénultième et la fin font entendre un tutoiement familier, écho du « laisse agir […] l’impeccable machine » du milieu du recueil (480). Ici, il ne s’agit plus de « laisser agir » mais de « laisser partir » (991-993) :

 

– laisse
maintenant
partir –
dit la voix 

 

La seule façon de réduire l’intervalle, de se poser fermement sur ses deux jambes, et non sur la pointe des pieds, au bord du précipice, c’est d’accueillir l’idée même du vide.

Mais ne nous y trompons pas : il y a ici bien plus qu’un « lâcher prise », qu’un carpe diem rehaussé de sagesse orientale ou de petite voix thérésienne, qu’une Gelassenheit mystique, car si la leçon de la pénultième est :

laisse le vide
envahir ta vie
laisse ta vie
n’être plus que maintenant  (999)

 

l’hésitation sur le rythme à imprimer au dernier fragment décide du sens à donner ultimement au recueil : s’agit-il de « laisser partir maintenant », employé absolument, sans complément d’objet, suggérant donc un abandon total, une remise les yeux fermés à ce destin qui joue aussi bien aux dés que le hasard, ou convient-il d’entendre « laisse partir (le) maintenant », ce qui, si la vie n’est plus que maintenant, revient à accueillir sereinement la mort (si « la vie » est « maintenant », « laisser partir maintenant » est accepter le grand départ) ?

 

– laisse
partir
maintenant
laisse – (1000)

 

Mais surtout, ce tutoiement, s’il se réfère au chant qu’est le cantique, nimbe de sacré la fin du livre. Si nous suivons le conseil de regarder le réel dans le reflet, ce Nunc dimittis rappelle qu’il est temps de partir, maintenant que l’enfance originelle, celle qui tanguait dès l’incipit, a été reconnue dans sa divinité. Partir en paix, c’est avoir enfin vu comme il fallait voir, et ce qu’il fallait voir : l’auréole, cette transposition du cercle d’or du bouclier. Il est temps de partir, en paix, « Quia viderunt oculi ». C’est aussi une façon de passer de l’autre côté de la ligne de crête, d’aller jusqu’au bout du vacillement, jusqu’à sa résolution. Et c’est enfin l’explicit du livre lui-même, la dernière page tournée sur cet ultime conseil de sagesse, sur cette bénédiction.

 

Vent de bout

Notre humanité fragile se dresse pour se grandir, nous prévenait le liminaire, nos vies s’obstinent à atteindre ce « qui les dépasse », s’arcboutent pour tendre vers le haut, pour se dresser comme les rochers et les pins, ou les échelles que représentent les lettres capitales de Hautes Huttes. Pourtant dès l’enfance (2) l’humain penche, s’incline, se dresse contre ce « simple coup de vent » qui l’abattra, au lieu de se laisser bercer par ce même vent, comme le suggère l’épigraphe tutélaire. Ce manque de souplesse est refus des métamorphoses, fixation obstinée, vent debout, pour éviter la mort ; ce n’est qu’une façon de fuir la vie. Mieux vaut pourtant, métaphore maritime oblige, avoir le vent en poupe que le vent de bout.

L’enfant « penché en avant », « peinant pourtant à se tenir debout » (4) est néanmoins déjà « tendu vers un ailleurs » (6), préfigurant l’image de l’adulte qu’il sera au temps des catastrophes (début de la septième section) :

Penché en avant
un homme
touche son front
on dirait qu’il va tomber  (606)

 

Platon et Ovide l’avaient dit, ce qui distingue l’homme de la bête est qu’il se tient debout à regarder vers le ciel. Cette attitude verticale est bien celle des hautes luttes, du cavalier portant les colonnes du monde, la tête « tournée vers le ciel » (405), des titans triomphant des épreuves, défiant le divin. Le poème nous apprend toutefois à voir la beauté non dans la force mais dans sa fragilité, à l’image du frêle pin « debout contre le blanc du ciel », mais beau parce que frêle (871, 878). Parce qu’on dirait qu’il va tomber, et qu’il est penché en avant, l’homme vacille, et c’est cette fragilité qui le sauve. Encore faut-il le reconnaître. C’est cette beauté du périssable que le recueil nous apprend à voir. Il trouve significativement sa résolution dans l’humilité du Nunc dimittis : il est temps de partir, l’enfance a été reconnue pour ce qu’elle est : sacrée dans son innocence et sa vulnérabilité mêmes.

 Hautes Huttes, c’est le drame d’Atlas porté par Pégase et transcendé par Syméon. La Lumière révélée, le carmen/cantique/poème chanté, l’apaisement  peut venir du vertige lui-même.

 




Gérard Pfister, Hautes Huttes

1000 poèmes en 10 sections de 100 poèmes. Des « centuries » de 4 vers, en deux distiques, à chaque fois. Dans ce livre impressionnant par sa densité philosophique et poétique, par sa force vitale et spirituelle, les poèmes de Gérard Pfister s’enchaînent, se poursuivent, se reprennent et se prolongent comme sur une partition de musique sérielle.

Ces poèmes ouvrent nos sens, l’ouïe d’abord, l’œil, le toucher, le goût, tout au long d’une séquence d’images (ou de récits gigognes) dont Gérard Pfister nous donne la source à la fin de son recueil dans « Résonances » (pp.373-374), auquel le lecteur peut ou non se référer.

Sur la couverture, le titre Hautes Huttes est à lui seul déjà tout un programme musical et pictural : ainsi les deux H, comme deux échelles de traits ancrés dans la typographie qui, suivies du son O et du son U et des trois t, scandent ce titre, en font tambouriner l’écho et la hauteur de ton, gagnée aussi de « Haute lutte ». Nous apprendrons à la fin du recueil qu’il s’agit d’un lieu situé à Orbey, dans les Hautes-Vosges Alsaciennes et que cette musique que nous entendons à l’approche du livre est une musique de clarines (101-118). Nous voici donc dans la montagne à écouter ces notes verticales et fragiles qui « font résonner le silence » (Mahler a eu un temps une maison – et sa première cabane (ou hutte) de composition – sur les bords de l'Attersee. Ce sont ses longues randonnées dans les montagnes peintes par l'autre Gustav qui lui ont inspiré ses premières symphonies.)

Gérard Pfister : Hautes Huttes,
éditions Arfuyen, 2021, 385 p., 19.50€

Le détail du tableau choisi par Gérard Pfister pour la couverture est lui-même composé d’une mosaïque de touches verticales, vertes, jaunes, bleues, traversées par une forme horizontale qui évoque une feuille d’arbre mais qui est, en fait, une prairie entre deux collines. Le Litzlberg am Attersee1 peint en 1915 représente un pan de montagne au bord d'un lac autrichien. Cette toile fait partie de l'ultime période de Gustav Klimt (1862-1918). Le bas du tableau, avec ses maisons et les bords de lac, a été supprimé par le recadrage. L’image ainsi resserrée fait le choix d’une approche à la fois abstraite et pointilliste qui donne tout son sens à la construction du livre de Gérard Pfister. Le tableau devient tissu végétal, paysage de montagne, peinture all-over, bruissement du monde, champ de ponctuations évocatrices des centuries pouvant se poursuivre à l’infini, mais ici calculées pour donner un cadre à l’illimité.

 

*

I - L’auteur s’interroge sur le sens de l’écriture, sur la quête qu’il mène avec elle, par la main qui écrit, par l’écoute, par le regard qui contemple, et toute son écriture semble tendue vers une sorte d’ailleurs, ouvert et secret qu’il ne peut nommer. Il se laisse porter par un flux (qui est aussi un creusement) dont les mots sont les jalons provisoires et il les pose dans la page avec un souci de justesse et de mouvement continu. S’il se sent assailli par le temps qui fuit, il le rythme et l’écoute, l’interroge, entre dans sa vibration, respire avec lui et entraîne le lecteur à sa suite. Ici pas d’autre ponctuation que le décompte jusqu’à 1000 des poèmes de 4 vers, disposés en deux distiques, ce  qui aère et allège la lecture, l’épure, nous emporte comme sur les rails d’un train. À chacun son voyage, mais ne cherchons pas à retourner sur les traces d’Orphée car « Le dieu des mots / est un être cruel // qui n’admet pas / que nos voix rêvent ».

Dans le remuement de sa vie intérieure, l’auteur suit une pente de dénuement, à la recherche d’un sens originel, peut-être l’éclat d’un premier jour. Mais comme dans un rêve, l’auteur est saisi par des ombres et se tient en équilibre dans un récit qui de page en page va vers la lumière, puis il se retourne, retisse autrement ses pensées quand tout à coup … il voit passer un chevreuil ! léger, fluide, irréel, sorte de messager - mais n’est-ce pas l’écriture elle-même ce chevreuil ? N’est-il pas ce « poème / sans mots // plus vrai / que toute peine » ? Le lecteur entre à ce moment précis dans un autre espace, à la croisée des mots, des images, dans le frôlement fugace de la réalité, qui, si concrète et charnelle qu’elle soit, paraît illusion, féérie « éblouissante / d’absence ».

Cette nudité qui caractérise le recueil de Gérard Pfister, cette décantation qui ne se présente jamais comme une ascèse mais comme un mouvement pacifique, nous déploie et nous accueille dans son rayonnement profond. Rien ne semble séparer la réalité du rêve, le poème de la prière, ou le murmure d’une voix plus ferme, le doute d’une confiance. Chaque poème part à sa propre recherche, se creuse et se prolonge entre présence et absence sans atteindre le fond pur de la conscience. Questions et réponses sont transitoires. Mais peut-on encore appeler poème ces méditations qui sont chant, même dans la peine ou la révolte ? L’auteur recherche les mots de l’enfance qui peuvent l’éclairer, lui redonner joie et grâce - un présent. Aussi nous ne comprenons pas le choc soudain avec la mort ni comment nous « aimons si mal la vie ». Est-ce un jeu ? Et comment supportons-nous « malgré-nous / d’en être les témoins » ?

On croirait que la vie / n’est pas digne de nous.

II. Les sons vivants nés du poème, même « abandonnés », même « désaccordés » se répondent. Ils inventent un temps sonore pour l’espace où « nulle présence », « nulle absence », ne viennent troubler la libre « plénitude » du vide. C’est là que « les timbres varient », à toutes hauteurs et, dans ce jeu musical qui scande les durées, leur musique résonne contre les intervalles de silence, et se répand de page en page, rebondit sur le ciel, dans l’air et les lieux de notre écoute.

C’est un vertige de suivre chaque proposition, ces quatre vers libres et chiffrés, d’entrer dans la marche de la lecture sans s’arrêter, reprendre souffle sur un vers puis se sentir emporté, relancé sur le suivant, qui est sa suite et un pas de côté, un autre temps de la pensée et du regard, d’autres images, des présences animales qui croisent des questions sur le désir, sur nos souvenirs, sur ce que nous avons fait de notre vie, ce qu’il en reste – qui n’est peut-être plus « que la pure joie / d’exister » (186).

Poème et méditation sur l’existence nous interrogent sur la manière dont nous ressentons « l’unité souveraine / du sensible », comme pour un peintre ou un musicien. Et c’est un défi pour le lecteur d’entrer dans cette façon d’avancer le dé du poème sans dévoiler le sens profond qui fait lien entre toutes ces étapes, ces visions. Il nous faut retisser les images, tordre le cou au sens premier pour atteindre cette musique qui libère, sans déchiffrer les signes du hasard  ̶  mais en consentant à nous juger, s’il le faut, puisque « Nous l’avons troqué / le pur diamant // contre quelle / pacotille » (199), puisque cette joie, « nous l’avons bradée » (200). Ce livre serait-il un livre de sagesse taoïste ? L’écriture ne va pas sans une éthique rendue publique. Mais l’écriture ici sait aussi combien, malgré les chiffres auxquels elle se raccroche, elle est sans prise ni mesures.

III. Dans ce jeu trouble du mystère avec l’étrangeté, de l’ignorance avec la terreur, comment vivons-nous, si c’est cela vivre ? « Tant nous chérissons / nos manières domestiques // nous avons cru / que c’est aimer la vie » (210). Chaque jour est unique, en sa lumière, mais « comment avons-nous / cessé de vivre // par quel précoce ennui » ? (216).

Pourtant « être encore là » est pour le poète « un privilège », face à l’inéluctable, face à l’inconcevable (245). L’auteur nous tutoie tout à coup et nous n’avons plus qu’ « une urne vide / pour tout corps ». Ainsi l’homme serait toujours le grand absent, à commencer de lui-même.

L’oubli, la cruauté, la bestialité, « qu’est-il arrivé / à cette vie // qu’on ne sache plus / l’aimer » ? (Ici j’ajoute un point d’interrogation, mais l’auteur ne l’inscrit jamais dans ce recueil, c’est le lecteur qui donnera voix à la question. Ici tout reste ouvert, aucun signe de ponctuation ne vient rompre le déroulé rigoureux des mille poèmes – le tissu sans couture de la voix humaine. L’indicible est le premier chiffre et le dernier de cette somme.)

IV. Le chant est source de plaisir, le chagrin chanté peut l’être aussi ; la plainte a son chant, son timbre de violoncelle. C’est le paradoxe de la voix, sa douceur, qui peut aller jusqu’aux larmes : « Chaque parole / dit l’adieu // sans cesse la voix / est naissance » (315) ̶̶  paradoxe de la nuit où surgit la lumière - paradoxe d’être « Si près / de n’être rien » (321). Joie et plainte ne cessent d’apparaître et disparaître « Sont-ils joie sont-ils / plainte les mots » (325) ? et « Quelle taie couvre / nos yeux // quelle poussière / notre corps », puis la couleur, l’homme « travaillant à se perdre » (357), mais comment commencer à vivre à chaque instant accompli ? (376)

V. Les cavaliers de Marino Marini traversent quelques poèmes, le cheval montre ses dents, le garçon « le sexe érigé / droit vers la ville » (406), est tout en tension dans l’espace, nous sommes pour un temps à Venise et recevons cette évocation rayonnante de L’ange de la cité « comme un soleil » (409) souriant et tout s’éclaire, le cœur s’apaise. Mais nous sommes petit à petit réimmergés dans le flux du monde, là où la mort peut venir, quand « tu vois / et tu ne vois rien « (467), « Tu écris / tu n’écris rien » (468). Il faudrait « laisser résonner / la semence des choses » (490) ou encore tels l’enfant qui cherche le lait maternel, se souvenir que « Notre bouche / pressée contre la chair // du monde / reste assoiffée » (499).

VI. Qui pourrait réparer blessures et abandons ? Pourquoi cette répétition du mépris de la vie ? Comment vivre ? Où trouver « ce terme / où tout peut commencer » (517) ? « Comme si vivre : était impossible // et mourir seul / nous sauvait de la mort » (519). Et regardant Méduse peinte par Caravage, ses cheveux « des vipères qui se tordent » (531), son regard qui pétrifie, l’auteur nous convie à apprendre à regarder le monde dans cet autre miroir que le peintre nous présente mais « est-il le seul / voyant » (564) ? Les couleurs de la chair, celle de cet homme torturé, acéphale, peint par Francis Bacon, nous posent cette question : « Jamais l’art / peut-il s’accomplir // que dans l’inguérissable / fragilité de la matière » ? L’inguérissable aussi dans le poème.

VII. A propos d’un autre tableau La peste sur la place du Mercatello, peinture de Micco Spadaro  (Museo di san Martino, Naples), l’auteur nous en décrit succinctement les civières et cadavres, le bûcher et sa fumée, sous le ciel « d’un beau jour d’été » (607), puis il poursuit son chemin de vie, songe aux « Pauvres huttes / hantées par nos morts » (609) et goûte un peu de vin, précisant qu’il s’agit du sancerre et du falerne » (615) et cette précision est bonne à entendre, dans ce temps où l’on se demande si nous ne sommes pas nous-même des « pulsations d’ombres » (654)  ̶   pourtant « Nos traits / enfin sauvés du temps // à jamais immobiles / dans la lave durcie » (672)  ̶  cette évocation de Pompéi revient à plusieurs moments dans ce livre comme une injonction à vivre.

VIII. Depuis le chœur grégorien de la cathédrale de Strasbourg, « le temps devenu chant » (716), le présent est donné sans attente, il est une chance, remise « entre les mains du hasard » (730).

Tout ne vit / que de mourir //ce qui demeure / a-t-il jamais vécu  (742) 

Léonard de Vinci peint le sourire de Mona Lisa mais avec « cette beauté poignante / qu’au bord de la quitter » (754). Images, souvenirs, peintures, portent tous en eux une étrangeté d’apparence. Il est bon d’en revenir aux choses simples, à la « pure joie d’exister » (793). Odeurs, couleurs, épices, le goût des choses de l’enfance, comme par exemple « les poches pleines / de calots et de billes » (796).

IX. La toile du peintre, le miroir, le reflet, « L’image seule / est véridique » (811), mais où allons-nous si tout devient indistinct si, « sans fin la brume / ne s’ouvre // que sur la brume / nous n’allons nulle part » (819). Nous ne serions personne, sinon « tatoués / du honteux matricule » (840). Et pourtant le chant comme une consolation « S’il pouvait / nous être un baume // tant de fois les mots / nous ont blessés « (854).

Et toujours cette question qui revient « Pourquoi toujours / retardons-nous la joie » ? ou encore « à quoi bon le poème / où ne vibre // cette lumière / que certains jours révèlent »

Ici est notre seul séjour » (884) mais « nous avons manqué / seulement de courage.

X. Fresque de la villa Julia Felix, Pompéi : peintures de fruits, raisins, grenades, pommes, noix, dattes, baies qu’« on croit sentir / dans la bouche » (910). Le chant, « notre patrie », l’harmonie, la musique de Luciano Berio, puis la neige sur les pins noirs et les rochers, puis des barbelés, les baraques, un contraste toujours plus saisissant «  ̶ Même dans un camp / dit la voix // il faut un chant / pour dire cette vie-là  ̶ ».

Repris plusieurs fois en refrain : « la terre est lasse / de votre tristesse  ̶   ». La voix qui parle n’a « Pas de serviteur pas de maître » (972). Rembrandt peint son fils Titus à son pupitre, (Rotterdam), dans une lumière cuivrée, et son regard est dans « l’abîme de ses rêveries ».

Aller vers l’abandon, laisser partir, laisser venir le silence dans la voix : « Laisse le vide / envahir ta vie // laisse ta vie / n’être plus que maintenant » (999), « Laisse / partir // maintenant / laisse  - » (1000) Le chant ne cesse pas mais lâche prise, ne devient plus que l’infime murmure de la voix entrée dans le silence, avec le lecteur.

*

L’auteur nous ouvre à la condition même de l’instant qui passe, nous rend disponible à sa révélation ; il dégage de la gangue des souvenirs l’éclat du présent. La perspective donnée par chaque poème n’est pas oblique mais frontale (il n’y a pas de point de fuite mais comme dans une peinture de Rothko, un face à face dans une étendue ouverte). Le choix de la numération reconstitue le temps et relie les lieux avec les instants pour sauver les sensations éprouvées et conjointes de la beauté et de la souffrance du monde. L’auteur nous propose un autre temps non seulement de lecture mais de manière de vivre (pas de poésie sans éthique).

Toutes les créatures et les œuvres rencontrées, musicales, picturales, littéraires, sont des témoins en perpétuelle réinvention. La gravité des questions soulevées est comme allégée par la mutation constante qui s’opère d’un poème à l’autre. Et dans ce mouvement continu dont les changements de tons et d’images se font sans rupture, il y a parfois comme la mise en abîme d’une situation dans une autre, rendant solidaires les lieux, les œuvres, les questions et les blancs intervalles de silences. On ne sort pas indemne de cette lecture qui est une expérience spirituelle pour qui s’y donne entièrement. Nous en devenons à notre tour « la voix » et le silence.

Présentation de l’auteur




Ce qui n’a pas de nom : la chance des mots

  Quel poète
enfin libre du poème

marcherait
dans les pas de l’Éléen 

 

Gérard Pfister s’inscrirait-il à la suite de Zénon et de Pyrrhon, moins pour les paradoxes du premier (quoique d’une certaine façon la flèche immobile traverse les poèmes de Ce qui n’a pas de nom) que pour le refus de définir propre au second ?

Le paradoxe est redoublé par l’idée d’une aphasie de mille poèmes, et pourtant, la liberté se dessine au terme du chemin. Si le recueil s’ouvre sur une invitation décourageante :

 

Ce qui est sans nom 
n’essaie pas de le nommer

Ce qui est sans forme
N’essaie pas de le voir

 

 

Gérard Pfister, Ce qui n'a pas de nom, Arfuyen.

il s’achève sur la possibilité du signe, donc du sens du sans-nom, même si ce signe est… indéchiffrable.

Il s’agit donc de suivre un parcours qui s’ouvre sur de sombres auspices, sur une impossibilité à dire, à voir, ou plutôt sur le constat que les invocations litaniques qui tournent autour de l’In-nommable ne peuvent se dire qu’en creux. A l’origine était l’a-privatif, et les poèmes poursuivent le nom de ce qui n’en a pas, courent dans l’avant et l’après des formes. C’est dans cet indicible en mille éclats que tout se joue. Les flammes, l’esprit, soufflent régulièrement sur l’informe et les ascensions se produisent tout au long de ce parcours.  Rouge et or servent de toile de fond comme dans l’Assomption du Titien le rouge s’élève des hommes à Ce-qui-n’a-pas-de-nom en passant par la robe de Celle qui a trop de noms. A ces flèches ascensionnelles répondent des images de submersion et consomption totales (135-136) au fascinant vertige, et ce jusqu’au plongeon final, qui est aussi Assomption. Et nous voilà renvoyés au tableau dans lequel le bleu est cette zone intermédiaire entre l’humanité levant les bras et le sans-Nom auquel elle aspire. Sauf que l’ordre peut s’inverser, les couleurs se mêler, les formes et les teintes se fondre et l’apothéose finale se résumer au blanc d’une (demi-) ombrelle sur un autre tableau. Blanc dans lequel tout se résout, silence dans lequel s’éteignent les cris des hommes tout en bas. Mais ils ont, nous avons, toujours les bras tendus vers le haut. Tout s’est figé dans une « assomption immobile » (958). C’est peut-être le moment de bascule final, le point immobile des mystiques, le « still point of the turning world » de T.S. Eliot.

 

Nommer

Ce parcours entre mer et terre, bas et haut, plein et vide, est aussi réflexion sur le sens et son absence. Il y a le sans-nom qui est plus que le nom et qui est peut-être le mystère suprême, mais aussi le mot qui n’a rien du nom. Le mot, les mots, quelle nécessité et quel fléau aussi ! Les mots fatiguent, paraissent souvent usants (peut-être trop usés), et c’est un pari audacieux que d’utiliser les mots pour dire la beauté du « sans-mot ». Le poème rappelle que le mot blesse à l’occasion (168-170), qu’il revient comme une infection (392), que la fascination pour noms et formes à satiété a quelque chose de mortifère (129-130). Les noms sont un bazar/hasard, les mots quittent, leur charpente est vermoulue et nous étouffe.

La question essentielle, cratylienne, est posée tout au long du recueil : faut-il nommer, « dire » les choses et les formes ? Exemplairement : faut-il donner un nom au papillon ? Faut-il tenter d’en faire un mémorial (389 / 545 /905) par le nom ? Mais oui, si c’est le myrtil, car son nom rappelle un autre nom, celui du fruit dont il est fait bouquet. Au passage, ce sont justement ces échos, ces clins d’œil, qui invitent à faire une lecture suivie de l’ensemble avant la relecture en morceaux de choix, car le myrtil, que serait-il sans la myrtille ? Il en fait mémoire. Et un nom n’est pas un mot comme un autre.

 

Vide au miroir

L’absence, le vide, l’envers des choses, l’avers de l’apparence, le jeu sur la disparition et la mémoire sont au centre de tous ces mots. Le vide est central, et au cœur physique du livre, avec un apogée en son milieu même.

 

Au cœur de l’espace
au cœur du temps

il y a ce vide
que le vide seul contemple
  (555)

 

Et ce vide spéculaire, ce vide que le vide contemple, c’est comme une quintessence du livre, un concentré, un élixir. C’est aussi un moment de suspension au cœur du recueil, même si la fin apporte une résolution, une forme de plénitude qui répond harmonieusement au vide sans pour autant chercher à le combler (au contraire). Ce vide est vertigineux aussi, il nous maintient dans l’entre-deux, suspendus. Il rejoint les images de seuil, de bascule (181-183). Les mots restent sur le seuil, aussi (342). C’est d’ailleurs la même image d’entre-deux ou de basculement entre mort et vie qu’on retrouve dans les très beaux vers sur l’eau qui lave mais noie aussi, le feu qui réchauffe mais brûle aussi.

Les mots figent le temps, empêchent d’accéder à l’éternel présent qui ne cesse pourtant de jaillir.  Ils renouvellent le supplice de Tantale, et nous mourons de soif près des fontaines (224, 416). L’Éternité est maintenant, constate Gérard Pfister en formulations lapidaires et condensées qui rappellent le « It is eternity now. » de  Richard Jefferies. Le présent est saisi comme fulgurance, éclair, contre la durée : apparaître et disparaître ne sont qu’un, il n’y a ni commencement ni fin. Le temps est aussi l’infini de la vibration (67-531, bel écho), la respiration et le battement au cœur du vide.

Ce vide qui se contemple est donc quelque chose, comme l’absence est aussi présence. Et Gérard Pfister dit et écrit admirablement cette présence de l’absence, en dehors des truismes d’usage. Le recueil peut se lire comme un jeu sur l’apparence, à la fois présence et reflet, illusion d’être. L’apparence prend aussi la forme de l’image, en mots ou en couleurs. Images de nature, peinte ou réelle, mais c’est la même chose, jardin dans le tableau ou jardin devant la page en train de s’écrire, qui est tableau à sa façon. Un bouquet de myrtilles est « au centre de tout », mais l’image n’est pas fixe, car le bouquet vit et meurt, et le lecteur se pose la question : « mais qu’est-ce donc qui l’a fait croître et dessécher ? » Rien de plus concret et sensuel, mais rien de plus métaphysique que ce bouquet-là (ou l’absente de tout bouquet).

 

Mots creux, noms en creux, et chemin du silence 

L’éloge de l’art au détriment des mots invite le poème à ne plus être l’esclave du discours et de l’illusion. Les mots détachés du sans-nom sont vains, autant de livrées chamarrées et de bicornes galonnés (339), insignes et signes de vanité comme de préciosité stylistique. Les jolies apostilles et cavatines (613-614) sonnent bien, mais ne sont que chatoyances baroques, écriture chantournée, mots-pierreries. Métaphysiquement parlant, ces mots perdus signifient apophasie et apostasie.

Le poème s’écrit sans cesse contre la vanité du langage. Pourtant nourris de références, mythologiques par exemple, les vers ne les délivrent qu’en creux, ils les concèdent. Tout au plus quelques indices culturels parmi d’autres sont-ils donnés à la fin. Cette discrète « solution des énigmes », clin d’œil ludique, est apportée par les « résonances » ultimes, occasion pour le poète de glisser quelques pistes interprétatives. Mais on devine que par discrétion il en tait bien d’autres, dont la présence se ressent. On ne saisit pas forcément mais on devine ces noms en creux, cachés par modestie. On en surimpose d’autres, ceux qui vous viennent subjectivement à l’esprit. Mes propres échos, par exemple, voix que cette voix m’évoque : Parménide, Héraclite, Mallarmé, T.S. Eliot donc, Valéry, Hölderlin, mais aussi le Hofmannsthal de La Lettre de Lord Chandoset le Beer-Hofmann de La Mort de Georges.

En somme, le « pèlerin aphasique » (696) serait la définition idéale du poète, qui « fabrique » à partir du vide. Mais on apprécie, dans la poésie de Gérard Pfister, l’absence de pose, la noble humilité. On évitera donc à notre tour de broder sur le « poiein », ce lieu commun de l’exégèse, même si en l’occurrence il s’agit bien d’une fabrique, d’une création à partir d’une matière qui se dérobe, insaisissable comme le souffle, la matière de Ce qui n’a pas de nom. De dénégation en dénégation, la poésie se constitue de ce qu’elle n’est pas. On a beau se sentir fleurir, se sentir voler : « une rose non », « un oiseau non » (701). Leçon de faire poétique ? : deux vers, puis deux autres, et ce vide, et le silence. C’est tout le contraire de « l’illusionnisme du discours » (591), des mots de théâtre (608) revisitant la métaphore baroque de la vie. Il faut que le mot tombe, et on peut comprendre de deux manières ce constat, comme dépouillement des feuilles ou « chance » étymologique, la chance du mot juste, le seul. Mots (noms ?) comme feuilles et pétales tombés (201), la chance des noms en somme. C’est cela, ces mille poèmes : la chance des mots, les mots qui tombent bien, le pari gagné.

Devant le silence les mots s’inclinent, eux qui ne sont là que pour l’écouter. Et le dit du silence est particulièrement frappant, un silence qui est bien plus que le fait de se taire (210), un silence qui a de l’épaisseur et de la consistance. C’est là le secret de la liberté de l’Éléen, qui est aussi la transmutation du mot en chant, grâce au vide, y compris au cœur des versets.

 

Quand le mot est chant : montrer l’apparition

Dans le liminaire une fin est donnée au projet poétique : faire voir, sentir, entendre une parole rivalisant avec les éléments, mais au risque ou au prix du mirage, du vacillement des apparences. Il s’agit de faire sentir l’apparition, le chatoiement, ce qui « semble ici » et qui se définit par la négation du nom. Le but est atteint au terme de la lecture, mais il est même dépassé, car au-delà du tremblement, du reflet sur la lagune, se devine la terre ferme. Le lecteur bercé par le tangage et menacé d’engloutissement trouve des amarres, mais le voyage ne saurait s’oublier, et l’on est durablement chaviré par cette navigation sur des entre-deux, à nos risques et périls.

Les sections IX et X constituent une éblouissante variation sur l’apparence, ce qui n’est pas étonnant, dans la foulée de l’Éléen et des raisonnements pyrrhoniens sur les conséquences incertaines des illusions ! Mais cette plongée dans les fonds bourbeux de la lagune, et cette assomption qui va bien plus loin que la simple ekphrasis, conduit le lecteur à être sauvé des eaux de manière subtile et particulièrement bouleversante. Anabase et catabase, descente dans l’obscurité et le vacarme pour réveiller les vivants et les morts, puis… le miracle du chatoiement, du miroitement, du sourire aux mille nuances, d’un apaisement enfin trouvé. La fin et le commencement s’inversent comme l’eau et l’air, pour une plongée à rebours. Résolution de l’incandescence de la robe sans-nom, la flamme blanche de la robe de la jeune fille de Monet, à la fin du livre, nous emporte vers le ciel.  Visage tourné, « happé » dit le poème, vers le ciel et pieds ancrés dans le sol d’un jardin, le lecteur se retrouve dans la position  de l’ « os homini sublime » des Métamorphoses d’Ovide, cette face tournée vers le ciel étant peut-être le signe d’une dimension sacrée au sein même de l’humanité.

Le sourire innombrable n’a plus rien du sourire moqueur devant l’illusion de toute chose, et l’on se « réancre » en ce jardin bien concret, même si ses marais sont souvenirs de lagune et ses prés souvenirs de la candide jeune fille à l’ombrelle. La lumière sur les tiges est réelle, elle fixe l’instant dans un paysage bien terrestre quoiqu’aérien, les éléments se mêlent et sortent du cadre strictement pictural. Les ondulations des plis de la robe Virginale, au début, ne sont plus désespérantes comme autant de parures de noms et de formes qui n’en purent saisir que le contour. Le regard peut désormais se reposer sur ces ondes sans chercher à les traverser pour saisir une présence derrière l’apparence, puisque l’apparence, finalement, est déjà en soi le signe de la Présence. Que le signe soit indéchiffrable est reposant ; le pèlerin aphasique peut retourner au silence en ayant donné du sens à toutes les privations et négations initiales. Toutefois l’ouvrage est subtil, et ne propose pas une interprétation restrictivement dialectique. On ne résout pas les contradictions du haut et du bas, du creux et du plein, de l’alpha privatif et de l’oméga de la résolution. De toute façon en haut il n’y a rien, c’est tout en bas qu’est la colombe (466-467).

 

« The way upward and the way downward are the same », « le chemin qui monte et celui qui descend est un seul et même » : ce fragment d’Héraclite était placé en tête des Quatre quatuors de T.S. Eliot. Et eux aussi font écho à Ce qui n’a pas de nom, même si l’éblouissement final du recueil, point fixe où beauté et sagesse irradient, ressemble bien à une assomption de pure lumière sans la menace d’une chute.




Gérard Pfister, Ce que dit le Centaure 

L’ouvrage s’ouvre sur un avant-propos où les limites du langage sont mises en évidence. Dès lors, le titre du livre n’est pas étonnant : « Ce que dit le Centaure ».

Le Centaure est un être mythologique, mi-homme, mi-cheval, le fils d’Ixion (prince Lapite) et de Néphélé (un nuage auquel Zeus donna l’apparence de sa femme). C’est dire les limites du langage dans ces légendes (« car rien // n’a de nom / que par moi », p 20). Le vers est bref (d’un mot à quatre, le plus souvent) disposé en tercets. Restent les mots, la matière des mots qui font le poème. Reste cette façon d’écrire le poème, ahurissante, qui remet en cause le vers habituel, même si les répétitions sont signifiantes. N’y a-t-il pas une contradiction entre la prose de cette lecture et ce poème parcimonieux, économe de ses moyens ?

Mais il y a cette affirmation :

je nomme
et je suis

je parle
et toutes
choses

sont
il suffirait
que je me taise »
(pp. 56-57)

 

Ce que dit le Centaure, Gérard Pfister, éd. Arfuyen, 2017, 16€

Gérard Pfister, Ce que dit le Centaure, Éditions Arfuyen, 200 pages, 16 euros. En librairie.

Le poème serait-il « chant / sans paroles », ou « sans harmonies ». Ou encore « page blanche ». Le sens n’est pas donné ; Gérard Pfister, à son corps défendant, rappelle que la poésie est multiple : concrète, visuelle, spatiale, sonore, réflexive, que sais-je encore ? : « rien // ne résiste / à l’assaut / du centaure » (p 79) : à voir. Pfister lutte contre la tyrannie de la communication qui aliène les hommes… 

Pfister se situe dans la mouvance du dadaïsme. C’est dire que ce dernier est un point de repère pour la lecture de ses livres. Ce que dit le Centaure se caractérise par la mise en crise des conventions poétiques : ce n’est pas un hasard si l’écriture de ce recueil se manifeste par des tercets de vers très brefs, même si cette écriture semble classique. Gérard Pfister reprend à son compte le mot écrit par Hugo Ball et Richard Huelsenbeck :

Nous ne sommes pas assez naïfs pour croire dans le progrès

Ce qui explique bien des aspects de ce livre : la référence au Centaure, les personnages principaux du poème (comme le Songe, le Temps, le Chant)… À ajouter à son profil, ce goût pour la suppression de toute référence à la beauté poétique ! Cependant, Pfister ne se contente pas recopier les vieilles recettes de Dada, il innove en massacrant l’illusion du langage.

Je n’aurai rien dit des crimes qui parsèment ces pages, de la sombre beauté qui se dégage de maints passages (à mes yeux), ni du mélange des genres (s’agissant de ce que dit le Centaure, un oiseau « s’accroche / à l’affût de canon », p 137), ni encore de la géométrie qui débouche sur des perspectives inouïes… J’espère avoir proposé au lecteur quelques hypothèses que je n’aurais fait qu’effleurer : il faut lire « Ce que dit le Centaure » : pour paraphraser Gérard Pfister, je dirai que chaque mot est une flèche qui n’épargne pas la parole poétique (p 161) …




De l’étrangeté : à propos de “Ce que dit le Centaure” de Gérard Pfister

L’étrangeté occupe une place importante dans l’esthétique, au moins depuis Freud et son unheimlich, jusqu’à la distanciation de Brecht pour le registre du théâtre (qui mettait en valeur ce qui était caché à la narration sur la scène pour éveiller, dans le cas de Brecht, la conscience politique qui en découle). C’est un concept qui permet à l’esthète d’explorer des continents improbables de la connaissance, qui autorise des aventures littéraires qui dépassent le connu, le déjà-connu, le déjà-écrit. Et c’est là, à notre sens, un point d’appui possible pour se livrer à la lecture du dernier recueil de poésie de Gérard Pfister. Oui, un intérêt principal pour reconnaître l’excentricité salvatrice du livre, qui va loin au-delà des idées reçues sur ce qu’est la poésie.

Ce que dit le Centaure, Gérard Pfister, éd. Arfuyen, 2017, 16€

Ce que dit le Centaure, Gérard Pfister, éd. Arfuyen, 2017, 16€

 Étrangeté donc, de l’incertain, de l’inconnu qui gagne le connu, de l’étrange qui défait le su, n’est-ce pas la fonction essentielle de ce que nous attendons de la littérature  ? Il y a dans la poésie une grande pente vers l’intriguant, qui à notre sens pourrait être une des définitions du mystère que reste le poème. Car cette saisie de deux choses bizarres entre elles - la mise en relation des éléments du poème (qui pour Walter Benjamin est le principe poétique) - réunit la totalité, et la poésie cherche la totalité.

Cette poésie serrée, corsetée, s’appuie sur des principes ternaires  : 3 actes – qui sont des repères pour cette pièce mi poétique/mi baroque -, 3 scènes – qui permettent au lecteur de respirer dans le continuum de l’écriture -, 3 personnages – qui nous séparent du «  réalisme  » de la réalité – et 3 vers – mesure qui n’est pas sans faire appel à la musique postmoderne. Poésie élégante et sobre, distinguée en un sens, et qui cependant n’hésite pas à descendre dans l’arène des batailles, dans le cœur sanglant des combats. Mais n’en disons pas plus pour que le lecteur se fasse sa propre idée lors de la découverte du recueil. On peut dire quand même que cette poésie tend vers le principe dada, dans le sens où elle détruit le raisonnement poétique pour faire place à la poésie.

l’empereur
impassible
chevauche la licorne

la bataille fait rage
mais
il ne la voit pas

l’empereur
ne dort jamais
l’empereur

est un fou
qui se prend
pour un enfant

Trois grands thèmes (encore une idée ternaire)  : la guerre, le théâtre, le vide. Ainsi, pour aller l’amble du poète sur le théâtre imaginaire de ces batailles où le langage fait le vide, on devine une réalité à cette représentation illusionniste du monde. On y voit autant des influences de Shakespeare ou de Calderon, ou encore de l’Arioste, enfin une forme épique (qui n’aurait pas déplut à Brecht), et une littérature qui s’approcherait peut-être de la Paroi de Guillevic.

LE TEMPS

c’est une scène
de théâtre
et tout

est réel
au centre se dresse
un arc de triomphe

derrière lequel
une autre arche
se voit

et au-delà encore
des points
de fuite

Et cela n’est pas une question de pure forme, mais interroge, oblige à chercher, permet de se guider, d’aller vers la sagesse gréco-latine, le monde gréco-latin ici pour défendre l’Être (ce qui en 1500, aux abords du Concile de Trente, aurait défendu Dieu).

juste
un corps
parmi les corps

parmi
la mort
qui les pousse

et les retient
sans cesse
au bord de rien

Il n’est plus temps, maintenant qu’il nous faut conclure, de disserter sur l’incipit en prose de l’ouvrage, sinon à dire brutalement ce qui fait que le langage est une illusion (alors que pour Walter Benjamin, il est mimétique)  ; ce qui veut dire qu’il y a des débats de grande importance qui sous-tendent ces textes.

ma parole
te scrute
te sculpte

trait pour trait
mes mots
te donnent l’être

 




Chronique du veilleur (15) – Gérard Pfister, Présent absolu

  Gérard Pfister vient de publier le troisième et dernier oratorio de sa grande œuvre intitulée : La Représentation des corps et du ciel. Après Le grand silence paru en 2011, Le temps ouvre les yeux paru en 2013, c’est Présent absolu qui vient donc achever cet ambitieux et impressionnant triptyque.

  La note qui suivait le texte du premier volume nous parlait d’entrée d’une « phrase musicale ». C’est bien de cela en effet qu’il s’agit et l’on pourrait presque dire qu’une phrase unique se déroule musicalement, symphoniquement, tout au long de cette œuvre. « La phrase est le seul personnage et le seul décor. Elle porte en elle-même tout l’espace et tout le drame. » Dans la postface qu’il donne à Présent absolu, Gérard Pfister insiste également sur les « résonances » et les « métamorphoses » infinies qui se font entendre dans ce très vaste ensemble. Sans doute ce choix s’est-il imposé au poète dès l’instant où il a plongé dans cette singulière rêverie sur les morts, le temps, les corps, l’humanité entière. Comment dire en effet, comment évoquer autrement le foisonnement invisible, les grouillements « d’énergies », « de viscères » ? Comment ne pas reprendre sans fin les litanies et les danses, les souffles et les haleines, jusqu’à une forme d’ivresse de la parole, d’extase du chant ?

Gérard Pfister, Présent absolu, Arfuyen, 188 pages, 14 euros

Gérard Pfister, Présent absolu, Arfuyen, 188 pages, 14 euros

ce qui vit
dans le chant
ce n’est
pas moi
ce n’est
personne
c’est la matière
sonore
les ondes
me portent
comme une mère
l’enfant       

Cet oratorio, dédié précisément à sa mère « démunie et souveraine », pourrait ne pas avoir de fin. Il n’en a pas, puisque son chant « dans le ciel » demeure, « présent absolu ». Il efface les mots au fur et à mesure qu’ils apparaissent comme les notes sur la partition, mots qui « se nient », « se dilatent », « s’espacent », « disparaissent dans le chant ». Et il nous faut reprendre la lecture, encore et encore, toujours poussés par les merveilleuses pulsations du poème, toujours sous le charme d’une vision fugitive, d’une invocation splendide sur le parvis du silence :

ô seigneur
du chant
comme admirable
est ton silence
dans l’éternelle
enfance

  Ainsi, tout continue, rien n’est perdu, « un inconnu » nous parle, c’est une « présence sans visage ». Nous ne sommes pas seuls, nous sommes entraînés dans la longue chaîne des morts. Le « seigneur du chant » est aussi « seigneur des corps ». Gérard Pfister exprime toute sa foi en lui, lui qui parle sans mots, souffle et chair à la fois. Le poète a su ici rester l’enfant qui sait tout depuis toujours et qui "chante comme en silence".

Chronique du veilleur

Retrouvez l'ensemble de la Chronique du veilleur, commencée en 2012 par Gérard Bocholier




Rencontre avec Gérard Pfister

 

propos recueillis par Jean-Claude Walter

 

Poète, traducteur de Maître Eckhart et de tant de poètes, éditeur de nombreux mystiques rhénans dans votre collection des Carnets spirituels, vous faites référence à leurs écrits dans votre roman Le Livre des sources. Pourquoi cet actuel retour aux textes mystiques du XIVe siècle ?

Maître Eckhart représente l’accomplissement de ce que le Moyen Âge a apporté à la civilisation. Son œuvre réalise une géniale synthèse des courants philosophiques et spirituels les plus divers, du néo-platonisme à l’aristotélisme redécouvert à travers les textes conservés par la tradition arabo-islamique. C’est un esprit ouvert sur l’universel, épris de liberté et, en même temps, profondément enraciné dans une expérience intense et singulière. Sa pensée dépasse les clivages entre philosophie et spiritualité, Occident et Orient, action et contemplation, et on peut se prendre à rêver ce qu’il serait advenu si la condamnation de 17 propositions extraites de son œuvre ne l’avait tout entière reléguée dans l’ombre jusqu’au siècle dernier. Nietzsche énumérait toutes les chances manquées qui ont conduit l’Europe à s’enfermer dans des névroses nationalistes dont on a vu encore au XXe siècle les conséquences meurtrières et dont elle n’est aujourd’hui pas vraiment sortie. L’occultation de la pensée de Maître Eckhart est certainement la première de ces occasions ratées. Là précisément se situe le point de départ de mon roman. 

 

 

On trouve dans votre livre, selon vos propres dires « documents, lettres, témoignages » entretiens et citations. Pourquoi avoir choisi d’écrire ce roman – imposant par sa vision, son érudition et sa dimension (425 pages), si ce n’est pour favoriser l’accès aux grands mystiques des lettres européennes ?

Choisit-on vraiment d’écrire ce qu’on écrit ? Le premier texte que j’ai publié était un long poème, intitulé Faux. Dans cette suite de distiques brefs et heurtés étaient mis en relation la fausseté de notre rapport au monde – et à la langue même – et la faux sans cesse suspendue sur le fil de nos jours. D’autres formes d’écriture poétique sont apparues ensuite, en vers ou en prose. D’autres genres se sont présentés comme l’essai ou le théâtre. Avec Le grand silence, oratorio (2011), puis Le temps ouvre les yeux, oratorio (2013), une expérience très inattendue s’est fait jour, un mode de composition typiquement musical ouvrant à la langue de nouvelles possibilités d’exploration de notre présence au monde. Écrire, c’est découvrir sans cesse des formes, des rythmes neufs. Mais l’homme ne change guère, ni ses obsessions. Ce Livre des sources, est-il dans son secret propos si différent des premières lignes publiées en 1975 ? Eckhart, Tauler et les mystiques rhénans sont avant tout pour moi les figures d’une réflexion qui concerne notre époque, cette terrible et passionnante fin d’un monde à laquelle nous assistons, et participons.

 

 

Vous montrez, textes à l’appui, cette double utilisation d’un même langage : d’une part les écrits des Sages du XIVe siècle, authentiques et confirmés, sur lesquels repose votre démonstration ; d’autre part ce qu’en a fait la propagande d’intellectuels inféodés à la politique du pire – celle de Hitler. Comment cela fut-il possible ?

Les écrivains sont bien placés pour savoir l’extraordinaire plasticité de la langue, et particulièrement les poètes dont l’oreille est attentive aux infinies possibilités de chaque mot, chaque phrase – connotations, références, accentuations, sonorités – et qui, d’en faire usage avec lucidité, aident leurs lecteurs à en prendre conscience et en désamorcer les maléfices. « Donner un sens plus pur aux mots de la tribu » : c’est ainsi que Mallarmé voyait le rôle du poète. On en voit aujourd’hui plus que jamais l’urgence, dans une société où la langue est à tout moment prostituée au service des idéologies, des religions, des groupes de pression et de tant d’entreprises qui ont des produits miracles à nous vendre… On a vu bien des fois au cours des années récentes de solides intérêts économiques se parer de justifications humanitaires. Mais le pire est atteint, on le constate aujourd’hui à nouveau, lorsque des visées politiques se masquent d’un langage religieux. Car sont touchés alors des ressorts psychiques  tellement profonds que tous les fanatismes apparaissent possibles. 

 

 

Entre la communauté du Haut-Pays, et les mystiques, les manuscrits du philosophe Serge Bermont – personnage central de votre récit – et les commentaires de sa veuve, servent-ils de guide et de relais entre Histoire et fiction ?

Où est l’Histoire ? Où est la fiction ? On a pensé pendant des siècles que la communauté des Hautes-Terres avait réellement existé et, du jour au lendemain, sur la foi des travaux d’un philologue de la fin du XIXe siècle, on se convainc que tout cela n’a pas eu lieu Après la bulle pontificale de 1329, la philosophie d’Eckhart est oubliée pendant des siècles, et lorsqu’elle réapparait au XXe siècles elle est presque aussitôt récupérée par des idéologues totalitaires. Chaque époque écrit son présent et réécrit son passé selon l’image qu’elle souhaite avoir d’elle-même, et l’ « Histoire » n’est que la somme de ces constructions et ces réécritures. En mai 1968, je venais d’avoir 17 ans et j’étais au Quartier Latin comme tous mes camarades : qu’en ai-je vu de plus que Fabrice à Waterloo ? Le regard est partiel et passionnel, les souvenirs imprécis et biaisés, les documents douteux et lacunaires. Événements, légendes, fictions se mêlent de manière inextricable. Et, à tout prendre, sans doute le « mentir-vrai » du romancier, en montrant comment se tissent les récits, permet-il de mieux comprendre les frontières dangereusement mouvantes entre ce qui fait le quotidien et ce dont l’Histoire se souvient.

 

 

Et l’Ami de Dieu ? A-t-on des textes, preuves de son rayonnement ? Et Rulman Merswin ? Vous soulignez l’ambiguïté du personnage… Peut-on se fier à ses écrits, en particulier son Livre des neuf rochers que vous avez publié, traduit du moyen haut-allemand, dans les « Carnets spirituels » ?

Le corpus littéraire que nous ont laissé l’Ami de Dieu et Rulman Merswin est abondant et accessible. Il  a eu au XIVe siècle un bien réel et très large rayonnement. J’en donne la liste complète en annexe de mon roman. Une partie de ces textes a été traduit en allemand moderne. Seulement deux d’entre eux ont été traduits en français, grâce au Jury du Prix du Patrimoine Nathan Katz, qui a attribué sa Bourse de Traduction 2010 à Jean Moncelon et Éliane Bouchery pour l’édition française du Livre des cinq hommes, de l’Ami de Dieu de l’Oberland, et du Livre des neuf rochers, de Rulman Merswin. L’ensemble des textes de l’Ami de Dieu est actuellement en cours de traduction et sera publié en un seul volume à la fin de l’an prochain. Sur la base du travail accompli, il sera possible alors de mieux comprendre ce qui s’est réellement passé et quel a été le rôle de l’étrange banquier Merswin dans cette aventure. Mais, là encore, il est probable que la part de réalité, de légende et de fiction reste longtemps indémêlable…

 

 

A travers ce foisonnement de personnages – réels ou fictifs – que vous animez ou à qui vous donnez la parole, citant les textes et les commentant, peut-on dire du Livre des sources qu’il s’agit d’un roman historique ?

Tout roman est historique. La Princesse de Clèves (1678), qui se passe à la cour d’Henri II, est un roman historique. Et La Chartreuse de Parme (1839) tout autant, dont l’action  se déroule entre 1796 et 1815. Et pareillement La Recherche du temps perdu, même si le temps de l’action et le présent du narrateur finissent par se rejoindre. Tout roman est nécessairement inscrit dans une époque, ancienne, récente ou contemporaine, qui lui donne forme et couleur. Dans le Livre des sources, les personnages appartiennent à trois époques très différentes, dont le contexte politique et social est à chaque fois évoqué de manière bien précise. D’une époque à l’autre pourtant, les lieux sont les mêmes, dans une lumière inchangée, et les destins des personnages présentent souvent de telles similitudes que l’histoire semble bégayer. Comme le rappelait le neveu du prince Salina dans le Guépard de Lampedusa, « il faut que tout change pour que rien ne change ». Les cavaliers de l’Apocalypse parcourent l’Histoire en semant la frayeur et la mort, mais sur leur pesant heaume est posé immobile un oiseau bleu. C’est le sens que je donne à l’image de couverture représentant le minnesänger Goesli d’Ehenheim (aujourd’hui Obernai), si fameux en son temps et aujourd’hui oublié…                                                                                                                                                            

Dans votre « Note finale » vous posez la question : « Ont-ils existé ces hommes des Hautes-Terres, ou ne sont-ils que la projection de notre désir ? Ont-ils habité ces lieux terribles, ces repaires de solitude et de splendeur, ou bien les avons-nous rêvés pour eux, pour nous, comme un choix nécessaire, l’horizon inaccessible du livre ? »  Par votre vision, érudition, écriture poétique, connaissance des textes fondateurs, vos personnages mis en scène et cet entraînant tempo romanesque, votre Livre des sources apparaît comme un guide indispensable pour affronter tant de problèmes en nos sociétés inquiètes, en ébullition ou profondément désorientées.

                                                          

Gérard Pfister, Le Livre des sources,
éditions Pierre-Guillaume de Roux, Paris, 2013.

 

Entretien paru dans la Revue Élan, 3e Trimestre, septembre 2013, Strasbourg.

 

Jean-Claude Walter a publié des romans et récits, des recueils de poésie ainsi qu’une étude sur Léon-Paul Fargue (Gallimard, 1973). Il a récemment donné un essai intitulé Le Rhin : un voyage littéraire de Jules César à Guillaume Apollinaire (Place Stanislas, 2011). Cofondateur de la Revue Alsacienne de Littérature, il est l’auteur de trois anthologies sur les poésie alsacienne d’expression française. Il a reçu de nombreuses distinctions parmi lesquelles les prix Charles Vildrac et Cesare Pavese. 




Gérard Pfister, Le temps ouvre les yeux

A la suite du recueil précédent, Le grand silence, la marche continue, aveugle, et il n'y a " rien d'autre / à dire  / que l'évidence ", à savoir, sans doute, la poésie elle-même. L'économie de moyens de la phrase unique composée de distiques très brefs est là encore au service, cette fois, de neuf chants.

Ici, entre " le cri muet " et  " la bouche / d'ombre / qui parle ", le paradoxe est, une fois de plus, une leçon à méditer. La force de cet opus et de la musique qui l'accompagne tient aux multiples répétitions et récurrences qui, à la fois, aident le lecteur et le déroutent en lui imposant le poids du destin puisque " il n'y a /  pas / de recours ".

Le poète c'est un funambule, son fil c'est une phrase, ce sont des mots qui " tremblent " incertains. Le temps, " marcheur immobile " l'emporte sur l'espace car, dans cette longue incantation, "  il n'y a / pas / d'horizon " ni de sol ni de chemin. Dans ce monde étrange ne reste que le " tremblement" du poète. Les verbes de mouvement renforcent ce constat jusqu'au chant 3 où à " l'angoisse / de tomber " fait contrepoids le temps personnifié qui " sourit " avec ses jours "  limpides " de septembre.

Alors peut renaître le poète, phénix enfin qui " compose / un bouquet  / un jardin / comme on /  invente / un monde ". Son inquiétude est surmontée par la joie d'une écriture discrètement lyrique et caractérisée par la ronde haletante des mots les plus simples. Et bientôt dès le chant 4 apparaissent, avec, enfin, le paysage, la vie et l'espoir.

Grâce au regard du temps, on entre dans " l'ouvert ", celui dont parle Rilke, on entend " le  lamento / de la nymphe ", " le chuchotis / de l'eau ", on voit " une  couronne / d'arbres noirs " et tout cela au milieu du bleu. Les noms d'arbres rythment le texte comme autant d'instruments qui sont nommés pour accueillir l'enfant qui " chante ". De ce fait la tentation de la narration est évidente et correspond à la part de réalité vécue à côté de celle du rêve.

En effet, le chant 5 montre comment le temps, qui ressemble à l'enfant, s'apprivoise pour devenir à lui-même la musique essentielle et c'est alors que, dans la présence de cet orchestre, " l'espace s'organise " comme un " écho " et la nature offre ses couleurs.

Puis reviennent encore les répétitions et les paradoxes puisque " tout commence /  tout / finit " à la fois dans le chant et dans le silence qui définissent la poésie intense et sobre de Gérard Pfister. Grâce à l'oubli de soi : " j'apprends / à m'oublier ", la beauté de la réalité et du rêve celle de l'or, celle de la mémoire, se font plus prégnantes, celle aussi du temps car " l'iris / de son regard / est un diamant /  noir "  et il y a enfin l'ouverture " dans la lumière / de l'autre ", avec l'emploi généreux du pronom " tu ", comme l'ultime don , message d'espoir, que permet l'écriture.

Reste la chute magnifique du dernier chant qu'il faut laisser découvrir au lecteur.