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Giancarlo Baroni, Il nome delle cose

"Le nom des choses", titre du dernier livre de Giancarlo Baroni, intrigue dès l’abord, non pas tant pour son originalité - le problème de la dénomination est la base de la communication et a toujours été abordé par les poètes - mais plutôt parce qu’il amène le lecteur à se demander comment l’auteur aurait traité lui-même  la question.

La structure de l'œuvre est complexe : elle rassemble, ainsi que l’explique la rubrique « actualités », des poèmes inédits ou déjà présents depuis 1998 dans de précédentes publications, témoignant de la permanente présence de ce thème de la dénomination des choses dans la désormais longue expérience poétique de Giancarlo Baroni .

Le premier poème du recueil est très important pour mon exploration du recueil :

LES BAPTÊMES DU CONQUÉRANT

Montagnes lacs rivières
au fur et à mesure de son voyage, il les baptise
des noms de sa propre langue

A partir de demain il sera interdit
de nommer les choses d'une autre manière.

 

Giancarlo Baroni, « Il nome delle cose » puntoacapo editrice – 2020 (traduction/adaptation Marilyne Bertoncini).

La poésie avec cette briéveté, caractéristique de l'écriture de Baroni, parvient à nous transmettre une incontournable vérité :  nommer les choses, au sens large, appliqué ici aux attributs du paysage, est une forme du pouvoir.

Le concept de choses, dans ce recueil, apparaît très dilaté, il renvoie, comme on l'a vu, à des phénomènes du paysage, à des objets, à des images ainsi qu’à des concepts abstraits. C’est ce qu’illustre également le poème suivant :

 

CASTE

Prêtres priez
guerriers combattez
marchands négociez

Agriculteurs nourrissez-les

 

De nouveau, la dénomination détermine le sort des individus, des sociétés, et apparaît dans ce cas comme l’un des fondements de l'ordre établi.

En avançant dans la lecture, on voit s’élargir les sujets, et le thème de la nomination s'exprime sous la forme de la précision, de l’honnêteté du mot. C'est une autre caractéristique de la poésie de Baroni. Sont ainsi traités les thèmes de la frontière, de la limite, du doute, du miroir entre victime et bourreau. Des thèmes qui rappellent la poétique de Giovanni Caproni, toujours abordés ici avec une diction légère mais élégante, confirmant ici l’une des caractéristiques du style de Baroni : il sait éclairer une image, une histoire, une situation, un sentiment, un renversement en quelques mots, comme il est juste en poésie

 

DU PREDATEUR A LA PROIE

la distance est mince
un simple méprise. Le geste

de l'ennemi qui te déconcerte
tu l’apprends et le fais tien.

 

La deuxième section est, à mon avis, la plus intense du livre. Elle s'intitule "UNE GRAINE ENTRE LES MAINS" et traite du thème du passage, de la relation entre ceux qui partent et ceux qui restent. La mort, si douloureux événement qu’elle soit - avec le regard de pitié pour les survivants qui doivent surmonter le deuil - est vue comme une renaissance continue, comme un passage de témoin. À cet égard, la poésie éponyme me paraît paradigmatique, car elle unit ces thèmes à ceux de l'importance de la dénomination, du baptême.

 

UNE GRAINE DANS LES MAINS

on t’enterre avec une graine entre les mains
elle pointe hors du sol, germe, pousse
te fait de l'ombre en été

ses feuilles te couvrent en automne
nous le baptisons de ton nom

 

Les sections suivantes traitent  du rêve, envisagé comme espoir et consolation

 

UN GOLFE COUVERT DE VOILES

Elle regarde par la fenêtre
sirote un café tranquille
comme si en devant elle

il n’y avait pas l'avenue aux mille voitures
mais un golfe couvert de voiles.

 

Et puis l'amour pour les femmes, créatures à la fois sensuelles et angéliques, représentées comme des apparitions juvéniles, est traité dans des vers dont la touche élégante rappelle l'enseignement du poète de Parme lui aussi, Giancarlo Conti.

 

LES JEUNES FILLES PORTENT DES MONDES SUR LEUR TÊTE

Les jeunes filles portent des mondes sur leur tête
et dans leurs poches des rêves
qu'elles distribuent aux passants.
Certains les jettent
d’autres  les respirent
et redécouvrent les parfums.

Derrière ces yeux
courent des désirs comme des feux d’artifice
mais de leur trace
nous impressionne plus la lumière que la fumée.
La vie se promène sur leurs jambes
pour ne  pas s'ennuyer.

 

Parmi les deux dernières sections enfin, l'avant-dernière consacrée aux personnages littéraires bien-aimés par Baroni  qui les affronte avec ses armes habituelles, les décrivant de manière synthétique mais profonde, avec un éclairage cérébral lumineux.  Sont passés en revue : Beatrice, Laura, Orlando, Hamlet, Kurtz, K, Le Baron perché…

 

LE PARTISAN MILTON

Plus je te poursuis Fulvia, plus je parviens
à cette vérité, que malgré

les horreurs de la guerre reste vivante
celle qui aime d’un amour déroutant.

 

La dernière section, la plus importante, est intitulée "LES PIÈGES DE RAUSCHENBERG". Rauschenberg était peintre et photographe et cette partie du recueil est consacrée à une autre passion de Giancarlo Baroni, la peinture. Une passion cultivée avec un œil photographique (Baroni se définit poète par passion et photographe par plaisir) très éduqué - les photographies de Baroni sont particulièrement frappantes par leur conception de l'image et l'originalité des prises de vue. Des œuvres d'époques, de sujets et de techniques picturales différentes sont abordées ici, et le poète, toujours d’un trait rapide, tente d'en identifier les significations cachées.

 

PÉTALE APRÈS PÉTALE

la rose de Magritte
emplit la chambre,

tant qu'elle sera emprisonnée
combien de temps tiendront les murs ?

 

 

En conclusion, ce recueil de Giancarlo Baroni est une œuvre accomplie et riche de sens, qui rassemble, outre de nouveaux poèmes, le travail de plus de vingt ans,  tissée dans un langage poétique vertical et clair, tout en maintenant dans de nombreux passages une grande capacité d’évocation, riche d'une ironie, mélancolique et légère. Le poète manifeste une culture littéraire et artistique profonde, qui devient le substrat sur lequel il fait croître ses propres réflexions et offre une vision empathique de la vie, en se tenant dès le début en équilibre sur le fil entre réel et métaphysique, il le fait en maintenant la promesse du titre, en nommant honnêtement les choses (objets, images, concepts), honorant ainsi l'un des principes fondamentaux de la poésie.




Giancarlo Baroni : I Merli del giardino di San Paolo / Les Merles du Jardin de San Paolo (extraits)

traduction : Marilyne Bertoncini

Auteur reconnu, mais poète discret, et chaleureux, Giancarlo Baroni nous a confié cet autoportrait qui nous semble la meilleure introduction à la découverte de son oeuvre,  toute de légèreté, d'humour et de sagesse, à travers ces quelques poèmes tirés de l'ouvrage "I Merli del giardino di San Paolo e altri ucelli"((I Merli del giardino di San Paolo e altri uccelli, ed. Grafiche Step, 2016, 80p., 10€ - livre en cours de traduction. ))

 

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Une béatitude incertaine ((autoportrait de Giancarlo Baroni publié sur "Socio del mese dell'Associazione CulturaleCooperativa Letteraria che cura il progetto della rivista Fuori Asse"))

Mon premier livre en 1990, à 37 ans, était un recueil extravagant de poésie contenant quelques vers impertinents, dont le titre étrange était ; Enciclopatia. L'introduction du livre consistait en cette sorte de devinette : "Un poésie dans le tiroir est un morceau du tiroir. Que sera une poésie sortie du tiroir?" Après tant d'années, je ne le sais toujours pas, et même, mes idées sont aujourd'hui plus confuses qu'alors. Et puis, en vieillissant, il vaut mieux ne pas trop s'interroger ou se tourmenter, au risque de finir comme ce mille-pattes qui, après s'être longuement demandé comment se mouvaient simultanément tous ses petits membres, ne réussit plus à  marcher.

©photo by studio infraordinario

 

Il y a eu une période, aux alentours de la cinquantaine, où je me suis posé quelques questions, et donné quelques réponses à propos de ma passion pour l'écriture et la poésie. Parce qu'il s'agit bien de passion intense et réelle. Comme le sait chaque écrivain, pour l'avoir éprouvé lui-même, la passion pour l'écriture a le double visage de Janus, d'un côté, joie, plaisir, enthousiasme - de l'autre, fatigue, amertume  et stress ; d'un côté, la poésie te donne, de l'autre, elle te prend. Mais globalement, les satisfactions sont nettement supérieures aux désillusions. J'ai intitulé un petit volume de réflexions littéraire Une Incertaine béatitude. C'est tout à fait mon état d'âme quand j'écris : une béatitude incertaine, parfois instable et précaire, mais toujours une béatitude.

Une phrase de Thomas Mann qui me frappe par sa précision synthétique se réfère à la création artistique : "connaître en profondeur et représenter en beauté." Que peut-on ajouter? Connaissance et beauté, union idéale et dans le même temps presqu'irréalisable.  En littérature, je suis aussi très attiré par la légèreté, c'est elle qui m'a poussé à écrire tant de vers sur les oiseaux, sur ces créatures ailées messagères entre ciel et terre : poésies désormais dans le recueil récemment réimprimé, complété et illlustré, des "Merles dans le jardin de san Paolo et autres oiseaux". En observant les oiseaux, à la longue on capture la gamme de couleurs de leurs plumages, la variété des chants et des comportements. Parfois, ils sautillent sur un pré avec une telle légèreté qu'ils effleurent le sol, parfois ils se cachent dans l'épaisseur du feuillage, t'observent du haut d'une branche, et soudain s'envolent plus loin, et qui sait où. Grâce à eux, j'ai appris à multiplier les points de vue, les perspectives, les angles, les regards.

J'avoue que j'ai tendance à oublier facilement : à souvenir qui entre, un autre abandonne l'archive de ma mémoire  -  une archive-magasin archi-pleine et d'une piètre capacité. Les livres que j'écris, les photos que je prends, m'aident à me souvenir. Les livres retiennent et fixent sur la page des pensées, des sentiments et des réflexions, les photos (et photographier est moins une passion qu'un passe-temps) conservent des images, surtout de lieux, qui autrement s'effaceraient.

Dans mes vers, je n'aime pas parler de moi ouvertement. Ma vie n'est guère intéressante, ma mémoire assez lacunaire. Je préfère parler d'autres personnes et personnages, établir avec eux un contact, une relation, un échange, raconter des histoires et des événements qui les concernent, me confondre avec eux, me mettre à leur place, regarder le monde à travers leurs yeux et les faire s'exprimer directement. Ils peuvent être voyageurs et explorateurs (l'un de mes recueils s'intitule Les Âmes de Marco Polo), héros mythiques (Ulysse en premier), des scientifiques (surtout Darwin), une série de peintres (de Masaccio à Basquiat), des individus quelconques, comme la protagoniste de ces vers, aux prises avec le rite quotidien du café :

 

Elle se met à la fenêtre

sirote son café béate

comme si se trouvait devant elle

non l'avenue aux mille autos

mais un golfe aux mille voiles.

 

©Giancarlo Baroni

Il Peso dei vostri corpi

 

È cosi popolato questo giardino

di voi passeri che becchettate.

Saltellate di frequente, qualche volta vi rincorrete

sopra uno strato di foglie secche,

 

mentre il rumore che vi costringe a fermarvi

fissando davanti a voi

è quello dei passi, e del peso dei vostri corpi

quando sfiorata la terra neanche vi appoggiate.

Le Poids de vos corps

 

Il est si peuplé par vous ce jardin

vous passereaux qui becquetez.

Vous sautillez souvent, parfois vous poursuivant

sur une couche de feuilles sèche,

 

tandis que le bruit qui vous fait vous arrêter

les yeux fixés devant vous

est celui des pas, et du poids de vos corps,

quand vous frôlez la terre sans même vous poser.

*

 

Voci

 

Qualche volta vi nascondete dietro le nuvole

facendo finta di essere scomparsi.

Allora noi cerchiamo dappertutto

vi preghiamo di tornare

inventiamo mille promesse.

Là in alto intanto voi ve la ridete

di noi che gridiamo

che fingiamo di invocarvi comme ossessi.

*

ce ne infischiamo della nebbia

che foriamo col becco

oppure graffiamo con le unghie

così da volare dall'altra parte.

Attraverso la nebbia inviate

comunque fino qui le vostre voci

di cui a fatica comprendiamo

la vera provenienza.

 

*

 

Voix

 

Parfois vous vous cachez derrière les nuages

Feignant d'avoir disparu.

Alors nous vous cherchons partout

vous priant de revenir

nous inventons mille promesses.

Là-haut pendant ce temps vous vous moquez

de nous qui crions

qui feignons de vous invoquer comme des obsédés.

 

*

On s'en moque du brouillard

que nous forons de notre bec

ou que nous égratignons des ongles

pour voler de l'autre côté.

 

A travers le brouillard vous envoyez

de toute manière jusqu'ici vos voix

dont avec difficulté nous comprenons

la véritable provenance.

 

*

©Giancarlo Baroni

 

Sguardi

 

Vi porgete dal cornicione

e come un tuffatore

vi preparate al salto.

Dietro le finestre

riaprono gli occhi dopo quella caduta

i più giovanni fra i nostri spettatori.

*

Guardate distratamente altri colombi

fissare di fronte a se dai cornicioni.

Ma i nostri sguardi si scontrano più lontano

e rimbalzano sulle tegole come proiettili.

 

*

 

 

Regards

Perchés sur la corniche

comme un plongeur

vous vous préparez à sauter.

Derrière les fenêtres

ils rouvrent leurs yeux après cette chute

les plus jeunes de nos spectateurs.

Vous regardez distraitement d'autres colombes

les yeux fixés devant elles sur les corniches.

Mais nos regards se heurtent plus loin

et rebondissent sur les tuiles comme des projectiles.

 

*

Una Geografia celeste((Una Geografie Celeste richiama e commenta le immagini fotografiche dell'amico Giovanni Greci))

Il reticolo celeste definisce

una geografia inconsueta.

All'apparenza rette lanciate a perdita,

parallele ideali, spigoli levigati

e volumi quadrati e rarefatti. Ma dietro

una caterva di curve e deviazioni,

non un labirinto

ma una geometria di scarti

di gallerie sbocciate su radure

di crocevia e di fughe.

La morte qui non saprà scovarti.

*

Vuoi andare

inseguire le trasparenze delle nuvole

gli inviti rovesciati all'orizzonte

e i segnali in fuga sulle strade.

Scappando verso il cielo

la spirale servira

a disegnare il viaggio

infinita. Con te

aeroplano della tua vita.

*

 

 

 

 

 

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©Giancarlo Baroni

 

 

 

 

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In questo spazio senza un centro

né dei percorsi certi

il vuoto ti attraversa.

È una terra di crepe

con delle rocce incise dal disordine

e poca vegetazione

però il cielo

il cielo davvero come un aquilone.

*

Ai confini fra la terra e il cielo

galleggia il tuo sofà.

Quando lo sgomento per le cose ti cattura

o la vertigine faticosa di un addio,

volteggi dentro l'aria raggiungendolo.

Allora proietti sul sofà

l'angolo allegro della tua memoria

ogni volta finalmente ringraziando

quanti hai amato.

E un mattino intorpidito e ruvido.

La nebbia si propaga come un suono fangoso

la eco contenuta delle foglie

i loro brividi. Dentro l'aria

gli odori della terra si sollevano

a macchie e spirali. Nello sfondo

comincia adesso il tempo a dilatarsi.

 

Une Géographie céleste((Une Géographie céleste évoque et commente les images photographiques de l'ami Giovanni Greci))

 

La résille céleste définit

une insolite géographie.

En apparence des filets lancés à perte de vue,

parallèles idéaux, angles émoussés

et volumes carrés et raréfiés. Mais derrière

un fouillis de courbes et de déviations,

pas un labyrinthe

mais une géographie de déviations

de galeries ouvertes sur des clairières

de croisements et de fuites.

La mort ici ne pourra te découvrir.

*

Tu veux partir

suivre les transparences des nuages

les invites renversées à l'horizon

et les signaux en fuite sur les rues.

T'échappant vers le ciel

la spirale servira

À dessiner le voyage

infini. Avec toi

aéroplane de ta vie.

*

 

 

 

Dans cet espace sans un centre

ni des parcours assurés

le vide te traverse.

C'est une terre de fissures

aux roches incisées par le désordre

et une maigre végétation

pourtant le ciel

le ciel tout à fait comme un cerf-volant.

*

Aux confins de la terre et du ciel

flotte ton sofa.

Quand te saisit la terreur pour les choses

ou la fatigue vertigineuse d'un adieu,

tu volète dans l'air en le rejoignant.

Alors tu projettes sur le sofa

l'angle allègre de ta mémoire

remerciant haque fois finalement

ce que tu as aimé.

C'est un matin gourd et rude.

Le brouillard se propage comme un son fangeux.

L'écho contenu des feuilles

leur frisson. Dans l'air

les odeurs de la terre se soulèvent

sous forme de taches ou de spirales. Au fond

le temps maintenant commence à se dilater

 

©Giancarlo Baroni




Giancarlo Baroni et le langage des oiseaux.

Giancarlo Baroni nous offre un excellent petit volume de poésie avec I Merli del giardino di San Paolo e altri uccelli ((Les Merles du jardin de San Paolo et autres volatiles, préface de Pier Luigi Bacchini et Fabrizion Azzali, illustrations de Vania Bellosi et Alberto Zannoni, ed. Graffiche Step)). Le texte, très soigné,  captive le lecteur avec son  côté artisanal,  et nous met naturellement en contact avec les merles qui se font remarquer parmi tant d'autres oiseaux, discutant avec verve, et nous effleurant d'une sagesse rassurante. Trouvaille heureuse que celle des merles, qui ramène en mémoire des textes fondamentaux de notre culture millénaire.

Dans une page plutôt dense, Dario Del Corno((dans son introduction à la traduction des Oiseaux, d'Aristophane))affirme que l'existence intemporelle des oiseaux est le paradigme d'une dimension de la nature revendiquée comme antidote à la meule impitoyable de l'histoire.

La référence à une vie selon les lois et les rythmes de l'univers s'oppose à la corruption désastreuse suscitée par la volonté d'affirmation de soi, héritée de l'individualisme.

La nature est orientée selon les règles d'un temps cyclique, et non selon un temps linéaire, caractéristique du monde humain. Dans le vaste monde naturel, si l'on en croit Leopardi, la nature des oiseaux est bien supérieure à celle des autres animaux. L'oiseau dépasse tous les autres dans la faculté de voir et d'entendre, la vue et l'ouïe étant les deux sens plus spécifiques des vivants. L'oiseau exerce et déploie ses qualités à travers le mouvement "essendo il moto cosa più viva che la quiete, anzi consistendo la vita nel moto((« le mouvement étant plus chose plus vivante que le repos, la vie consistant d'ailleurs dans le mouvement »)). Par rapport aux autres animaux, l'oiseau a aussi "maggior copia di vita interiore ed esteriore ((« plus grande quantité de vie intérieure et extérieure »)).

Giancarlo Baroni, dans ce "monde"-là est tout à fait à son aise. L'autre, quand il existe, est autre, et rien de plus. Il n'a rien de menaçant.

Les merles parlent, et parlent par prédisposition "naturelle", et Baroni en décode l'harmonieux langage grâce à sa propre prédisposition, tout aussi naturelle, à cette musicalité qui métamorphose instinctivement le prosaïque en poétique. Quant à ce qu'il dit des merles, on n'y trouve rien de "pesant" - sinon le pondus du vol qui renvoie à la légéreté. Ainsi le matériel s'y perçoit-il comme spirituel, dans le sens spinozien du terme.

L'attention étologique, l'amour et la fréquentation du monde des oiseaux, permettent au poète de prêter sa voix à un point de vue différent de celui des humains, dans un langage qui n'est pas subalterne. Et même, à écouter Giordano Bruno (certes penseur aventureux!) si la nature est une, outre qu'éternelle et incréée, tout dans l'univers descend du même principe : et de même que le philosophe réfute la distinction entre esprit et matière, celle entre homme et animal doit aussi,  dans le doute, être réfutée. Giordano Bruno (anticipant Darwin et Lorenz sur le thème de l'intelligence animale, de leurs sentiments et dignité) dépasse l'anthropocentrisme. Selon lui, tous les êtres vivants sont des manifestations diverses d'une unique existence universelle, et entre la plante, l'animal et l'homme, il n'y a qu'une différence de degré, non de qualité, car  tous tirent leur origine de la même racine métaphysique. Pour Bruno, l'instinct est une "parole stupide", qui ne veut rien dire. L'instinct (par exemple chez les fourmis) est une sorte de sens ou bien (ce qui revient au même) un degré ou une branche de l'intelligence, dont nous sommes privés.

Soutenus (ou rassurés) par de tels maîtres, nous avons lu le recueil à plusieurs reprises, et pas toujours linéairement, mais souvent, volontairement, à vol d'ange. Voyage séduisant aussi, comme est séduisant et insaisissable, dans sa spécificité terrestre et maritime, le voyage de Marco Polo((Giancarlo Baroni est aussi l'auteur d'un recueil intitulé Le Anime di Marco Polo, book editore, 137p.))"Sur les arbres" ouvre tout le discours et rappelle la qualité spécifique d'un point de vue "autre" :

Spesso vediamo / le foglie dei più giovani / ippocastani del parco / diventare secchi / senza un motivo: (…) osserviamo i pidocchi / che succhiano dalle foglie / come vampiri lo suzcchero / (…) Quali uccelli verranno / dopo di noi? e quali piante?”((On voit souvent / les feuilles des plus jeunes / des marroniers du parc / sécher / sans raison : (…) on observe les pucerons / qui sucent les feuilles / le sucre comme des vampires / (…) Quels oiseaux viendront / après nous / et quelles plantes?))

Demandes qui contiennent d'amères réponses, fruit d'un oeil perspicace et attentif. L'oeil humain tente de rivaliser avec celui des merles, mais c'est peine perdue.

Les affirmations humaines ont nécessairement quelque chose de marmoréen, d'épigraphique, là où le bavardage des merles se meut, disant, médisant ou plaisantant à propos des autres oiseaux qui ne sont pas merles :

la melanina che scurisce il corpo / ci rende simili a fantasmi / fa paura all'allocco / Allora gonfiamo il petto : gli gridiamo te l'abbiamo fatta / un'altra volta, gioiamo / ma piano / come avessimo in gola dell'ovatta.“((La mélanine qui noircit le corps / nous rend pareils à des fantômes / fait peur à l'alouette / Alors nous gonflons notre poitrine : nous lui crions nous t'avons eue / encore une fois, nous jouissons / mais doucement / comme si nous avionsdans la gorge du coton .))

Mais ne pensons pas aux merles de façon superficielle, même si la vacuité ne peut manquer à force de tant de conversation :

“Il cielo oggi è come un negozio di parrucchiera, / pieno di chacchiere che gonfiano i capelli / e di pensieri inutili. Ma riflettere / senza accanirsi troppo o vedere / con uno sguardo appena è davvero / così deprecabile“.((Le ciel aujourd'hui est comme un magasin de coiffure / plein de cancan qui gonflent les cheveux / et de pensées inutiles. Mais réfléchir / sans insister trop ou voir / d'un regard à peine est vraiment / si méprisable.))

Or, là où se trouve la réflexion se trouvent aussi le déplaisir, l'ennui  : “La noia si spinge fino in aria / no n esiste solo quaggiù(( L'ennui s'étend jusque dans les airs / elle n'existe pas seulement là en bas.))

 L'anthropocentrisme abandonne brutalement valeur et centralité, mais l'homme (diaboliquement?) attribue aux volatiles non seulement l'exhibition de qualités naturelles mais aussi celle d''une sagesse caustique et ironique : “Da predatore a preda : il passo è breve / basta solo unsa svista. La mossa / del nemico che ti spiazza / impari e la fai tua.”((De prédateur à proie / la route est brève / il suffit d'une erreur. Le mouvement / de l'ennemi qui te désoriente / tu l'apprends et le fais tien.))

La diversité des volatiles permet à l'auteur de nou montrer un amour qui n'est pas expression de bravoure mais témoignage de beautés souvent négligées désormais et qu'il faut rendre visibles pour "sauver le monde". Ce n'est pas un hasard si la seconde partie s'ouvre sur une citation de Josif Brodskij pour lequel l'esthétique est la mère de l'éthique.

On ne peut hélas faire son "nid", ainsi qu'on le voudrait, sur tant d'autres compositions.

Entre aussi en scène, à un certain point, l'empereur Frédéric II, avec les merles du jardin de San Paolo. On imagine que ces merles sont les gardiens du traité d'ornithologie et de fauconnerie écrit par l'empereur. Le manuscrit "De arte venandi cum avibus" aurait semble-t-il été volé à Parme, où il a subi une défaite en 1248 :"Corre / a Cremona Federico col rammarico / del trattato perduto sugli uccelli / e la falconeria“.((Il court à Crémone, Frédéric avec le regret / du traité perdu sur les oiseaux / et la fauconnerie.“))  Traité d'une incroyable précision et beauté. Qui sait la fin qu'il fit entre tant de guerrière rapacité :

La badessa Giovanna che ha assegnato / il compito di affrecare una stanza / del proprio appartamento al Correggio / dicono custodisse / un libro miniato sugli uccelli. Sopra quei fogli / il timbro imperiale con l'effigie del falco!“((L'abesse Jeanne qui assigna / le devoir de décorer d'une freque une salle / de son appartement personnel  a Correggio / détenait dit-on un livre enluminé sur les oiseaux. Sur ces feullets / le timbre impérial à l'effigie du faucon !“))

"On raconte que l'abbesse Jeanne qui a assigné à Correggio le devoir de décorer d'une fresque son appartement personnel, conservait un livre enluminé sur les oiseaux. Sur ces feuilles se trouvait le timbre impérial à l'effigie du faucon!"

La conversation des merles est intarissable et continûment pleine de finesse et de distinguo. On parle de vautours et d'éperviers

Davanti agli avvoltoi / non arretrate. / Di cammini / diritti compiendo gesti sconci / con le ali. Ché nemmeno / una cincia un pollo quella / fiera fasulla sa uccidere.“((Devant les vautours / ne reculez pas. / Marchez droit / en faisant des gestes obscènes avec les ailes. Ni même / une mésange, ni un poulet, cette / fausse bête féroce ne saurait tuer.))

Le vautour, en somme, travaille sur les cadavres, ce qui le rend  meilleur pour les merles que l'épervier

„Eppure / preferiamo questo allo sparviero / ai falchi cacciatori / che sbranano le prede ancora vive.“(( Pourtant / nous le préférons à l'épervier / au faucon chasseur / qui déchirent les proies encore vives.))

Ils nous observent aussi,ces merles, et notent nos bizarreries : „Non le voliere ma la biblioteca / i piumati esotici conserva“.((ce ne sont pas les volières mais la bibliothèque / qui conseve ces emplumés exotiques.))

 Ah, ces humains ! "Si dice che un certo / Baudelaire in Francia abbia / paragonato il poeti a degli strambi / nostri parenti di mare“. ((On dit qu'un certain / Baudelaire, en France aurait / comparé les poètes à quelque étrange / notre parent marin".))

Réjouissants, certes, ces albatros, mais jubilatoire plus encore l'excellent petit volume avec lequel, oublieux de la pesanteur, nous pouvons, nous aussi, voler.

Enzo Ferraro

trad MB