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Gorguine Valougeorgis, χoros

Ce jeune auteur que j’ai découvert sur internet, puis grâce à la revue Décharge et à la collection Polder (matin  midi  soir sorti en 2021) et dont on peut lire un entretien sur Terre à Ciel : (https://www.terreaciel.net/Valougeorgis-Gorguine#.Y20EPHbMKM8), confirme tout le bien que nous sommes certains à penser de son travail poétique.

Le titre souligne les origines grecques paternelles tout en appelant à la danse et au chant. En exergue une citation de Fernando Pessoa qui dans les poèmes jamais assemblés d’Alberto Caeiro dit ceci : « Ce n’est pas du navire, mais de nous, que l’on ressent le manque. »

Car on le sait la poésie, son espace de lecture et de réception comme d’écriture, est cet espace où les manques de l’auteur mêlés à ses désirs rencontrent ceux du lecteur en ce point intime d’où sourd l’envie jusqu’à donner aux pieds l’énergie de danser, à la voix de chanter, pour faire chœur, afin de s’extraire  de sa peau ;  autrement que par la langue  précise l’auteur. (Mais quelle langue, se demande-t-on, quand on sait que Gorguine parle le farsi, langue de sa mère, le grec, langue de son père, et qu’il est français ... la réponse serait donc : toute langue) S’extraire de sa peau : mouvement obligé si l’on veut partager, et pour partager, c’est-à-dire aussi accéder au plus grand que soi, il nous faut réaliser, constater que les mots sont pauvres en comparaison de l’intensité des sensations, des émotions, des intuitions … On le sait l’auteur écrit avec son corps, avec sa vie, il témoigne d’une singularité mais en utilisant les mots de tout le monde qui ne renvoient pas à son expérience exactement. Le mot de tout le monde rogne, rabote, rétrécit ce qui dans nos sensations et notre vécu intime, déborde le général. Aussi se heurte-t-il à une forme d’impossibilité. Heureusement la poésie et son espace de liberté permettent malgré tout de faire l’expérience de cet indicible. On le frôle, on le tangente, et parfois, même si brièvement, il y a coïncidence, alors tout s’ouvre…

Alors on suit comme une trajectoire circulaire. La danse ou le voyage avec leur force centrifuge, expulse : ce qu’on en saisit est un condensé, un asséché, un  présent réduit  quand  tant de temps dedans.

Gorguine Valougeorgis, χoros, éditions Lunatique, collection Les mots-cœurs, 101 pages, 12 euros.

Chez Gorguine Valougeorgis, la rythmique de l’écriture trace comme un cercle, et tout comme le carré est inscrit dans le cercle, les négations (ne que répété sur plusieurs pages) contiennent une affirmation :

Les mots ne suffisent    que le temps de les
dire    et beaucoup manquent    d’oxygène ou
manquent    Il me faut une lumière    qui
éclaire sans brûler    mais vacille    comme la
flamme dessine les ombres. 

Ici le rythme ménage le suspens, fait entendre l’hésitation, la distance et la rupture bien qu’il berce également.

« Ma vie est un voyage solitaire ! Mais mon bagage est lourd de nostalgie » disait Shan Sa dans les quatre vies du saule.  Camus lui affirme que « la pensée d’un homme est avant tout sa nostalgie ». Gorguine n’est pas loin d’éprouver cela qui retrouve des objets témoins de la vie des grands-parents grecs, souvenirs bien rangés sortis de tiroirs comme intacts. Au travers des souvenirs et de la nostalgie, ce nous qui manque, ce territoire perdu, c’est l’enfant que nous avons été, c’est l’enfance. Cependant quand le manque n’est pas insurmontable, quand il provient d’un espace qui a nourri, le manque est aussi une aide, un guide pour la vie adulte à mener, même loin. Et plus encore, ces souvenirs qu’on porte et qui nous portent, génèrent une fidélité à la mémoire, à une histoire, à ses origines, ils sont les racines dont nous avons besoin tout comme l’arbre.

Ces portes qui promettent sans tenir
ouvrent sans ouvrir    mes pieds    ne les
croient plus les    franchissent sans rejoindre

Partout
Ils ne marchent que dedans

Les mots du poète font sentir l’épaisseur et la transparence du temps. On voit à travers jusqu’à l’enfance, mais sans jamais pouvoir y retourner bien que le chemin soit visible. Comme sur un tapis roulant dans une salle de sports, on reste sur place mais la machine enregistre des kilomètres. Et pour mesurer le temps qui passe, juste un peu de sable piégé dans les chaussures qui s’échappe au fur et à mesure qu’on s’éloigne. Les pieds partis pour d’autres paysages, urbains en l’occurrence, loin du bleu de la méditerranée. Les pieds … comment enfermer ce qui les gouverne ? Cette interrogation trouve son écho plus loin avec : qu’ai-je     si peur de perdre ? Quel inconnu effraie, quel risque accepte-t-on, quelle urgence ou quel danger met en mouvement, quel besoin de survie exige le départ, la rupture, l’exil ? Et l’ailleurs, même si désiré, n’est souvent qu’une forme d’exil. Ici  sensible est le paradoxe entre deux élans contradictoires, le manque et perdre, entre le sol et les airs, entre ce que vivent les pieds et ce que les rêves imaginent… Et fait-on un voyage ou est-on voyagé ? Qu’est-ce qui voyage en nous et jusqu’où est-on capable d’accompagner, se suivre des yeux et du cœur ?

Dans la nuit noire     un couloir ouvre    la
peau de la mer    pour en extraire des
organes

La cicatrice sera interne

L’image d’une césarienne s’impose devant les yeux, tout comme l’image des migrants en perdition. Mer mythique, mer mythologique parsemée d’îles enchanteresses, la méditerranée, berceau de notre civilisation ainsi qu’il est dit communément, fut, est aussi le témoin de guerres et d’invasions, de colonisations,  témoin de régimes dictatoriaux. Polluée, poubelle,  lieu stratégique à haute valeur géopolitique, cette mer est enfin le cimetière de milliers ou de millions de gens rejetés par les pays qui bien souvent ont exploité leurs parents et grands-parents et arrière-grands-parents …  de quoi donner la nausée… De quoi, à peine sorti de l’enfance, se sentir très vieux et très lourd, malgré le réservoir inépuisable d’amour d’une grand-mère, malgré les bras solides du grand-père.

Dans ce livre, ô combien attachant, émouvant, bien que tout en retenue et ne cherchant jamais à jouer de l’émotif, certaines remarques transmettent bien « l’âme grecque », si imprégnée de tragique, si intensément consciente de la condition humaine, de la solitude, du dérisoire, de la fatalité…  ainsi que de de la cruauté innocente de l’enfant :

Pour son      simple plaisir il      lance son
hameçon     troue la bouche     d’un poisson
pas plus gros    que son sexe moulé     dans
un maillot rouge vif kangourou     avant de le
remettre à l’eau     noblement un instant    il
s’est même trouvé     héroïque

Et c’est parce qu’on a, chevillée au corps, cette âme grecque,  qu’on est présent, par exemple, au coucher du soleil : on ne laisse pas la mer mourir seule. D’autres remarques en appellent au kairos (καιρός), à l’instant opportun, afin de savoir saisir ce qui s’offre et savoir se laisser aller, à être mer sans bord, à être horizon au plus près du sol, à savoir que sortir c’est mourir et qu’entre naître—qui  serait entrer—et mourir, on est dedans, toujours et partout dedans.  Que toute notre vie : on entre un peu plus loin.

Accompagné de 3 œuvres de Fariba Nourdeh et d’une photographie de Lâkis, ce livre, et donc la voix de Gorguine Valougeorgis, nous conduit un peu plus loin, un peu comme sur le chemin de l’éternel retour où l’on s’efforce de vivre en souhaitant que chaque instant se reproduise éternellement, ainsi, bien que nous en sortions un jour, le monde ne meurt jamais.

Présentation de l’auteur

Gorguine Valougeorgis

Gorguine VALOUGEORGIS est né à Paris en 1990. Dentiste spécialisé dans l'urgence sociale, il parcourt la Seine Saint Denis pour offrir ses soins dans les zones du 93 qui en sont le plus dépourvues. Il a publié dans les revues Décharge, Traction-Brabant, Comme en poésie, Nouveaux Délits, Gustave. Il est l’auteur de matin midi soir (Gros Textes / Décharge, collection « Polder »), et de deux autres recueils de poésie à paraître courant 2022, L’âcreté du kaki chez Mars-A éditions et CHEESE !!! chez Plaine Page.

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Gorguine Valougeorgis, TEMPS MORT

Temps d’arrêt

 

Quelquefois un papillon se pose

Sur un doigt en silence

 

Comme si c’était une fleur

 

Il n’y a plus besoin de parler alors

 

Ni d’écouter

 

Il n’y a plus besoin de respirer

 

Juste de sentir sur ses joues la légère brise qui effleure

Qui tient cet instant

 

En éveil

 

Et regarder patiemment les millions d’années

Qui se logent dans ces ailes

Si frêles

 

Si on a su disparaître suffisamment

 

Les ocelles vibreront

Comme des mains qui applaudissent

Pour dire

 

Merci

 

Puis

 

Comme des mains qui remuent 

Pour dire

 

Adieu

 

Avant de s’en aller tranquillement

Remercier

Une autre fleur

 

Extrait de matin midi soir, Polder 189
Ed Gros Textes / Décharge

 

Ça fait longtemps

 

 

Ça fait longtemps que je n’allume plus mes nuits

pour mieux éteindre mes jours

 

Somnambule

tu passes d’un bar à l’autre

d’un verre à l’autre

d’une fille à l’autre

d’un rire à l’autre

jusqu’au moment où l’autre

 

c’est toi

 

Alors tu cherches au fond des cendriers

le reflet des souvenirs

mais n’y trouve

que des cendres de rires bruyants

 

La jeunesse est de mauvais conseil

ses épaules larges

elle a le temps

vénère les muses

sacrifie tout pour le geste pour

l’instant

 

La nuit a encore consumé

dans sa fumée abyssale

les peurs évaporées

 

puis la terreur au réveil

de ne pas voir de traces

 

Assis au bar

un inconnu par le col

me chope cherche

moucheron à écraser

après je ne sais rien

la vie est belle

un papillon dans le coin

sourit il offre

les clopes mais vend le feu

le bleu

mon identité interroge

mais je la cherche depuis

si loin

la vie est belle

un papillon dans le coin

sourit il offre

les clopes mais vend le feu

fait la chanson de mon enfance

 

Ça fait longtemps

que je ne mange plus

au kébab de ma rue

à 4 heure du mat’

et que je n’entends plus

les oiseaux à l’aube

m’indiquer

le chemin pour rentrer

dans le lit me coucher

les chaussures aux pieds

 

Ça fait longtemps que je n’invite plus

de parfaits inconnus

rencontrés

au hasard des rues

aux arrêts de bus

au marché aux puces

à la maison boire

un coup

et me faire les poches

quand j’ai le dos tourné

pour servir des verres

à la santé

de la fraternité

et à la mort éternelle

des fachos

aux crânes rasés

de près

 

Ça fait longtemps que mes mains sont blanches

comme mes yeux

ne sont plus rouges

de la fumée

de mes errances

 

Ça fait longtemps que je ne sème plus

dans n’importe quel troquet

squat

ou banc de la ville

des morceaux de sommeil

des briquets des portables des bonnets

des papiers le code

de ma CB l’anniversaire

de pépé

Que je ne parsème plus

le sol

de mes os mes poumons mes années

en riant

en riant jusqu’au ciel

en riant et en toussant

à m’en fendre le gosier

à en fendre des poiriers

entiers

 

Ça fait longtemps que je ne ris plus tout seul

 

Que je ne ris plus jusqu’au ciel

en toussant

à m’en fendre le gosier

à en fendre des poiriers entiers

 

tout seul

 

Ça fait longtemps que je n’oublie plus

mes rendez-vous chez le psy

 

Il dit que je progresse

qu’il y a de bons signes

que c’est une question de temps

 

Ça fait longtemps que le temps ne compte plus

ne me manque plus

 

Que les traces

laissées derrières

ne comptent plus

ne me regardent plus

 

Que tout ce qui importe

est de retrouver

au pied de la porte

tes chaussures mal rangées

aux côtés des miennes

 

Géométrie variable

 

On nous apprend d’abord

A définir un carré

Comme une forme géométrique

Différente du rectangle

Du cercle ou du triangle

De par ses côtés de même longueur

Et ses angles de 90 degrés

 

Puis on nous apprend

A définir le cube

Solide à six faces carrées égales

Utile pour mesurer les volumes

 

Puis on apprend

A multiplier les cubes

En centaines de milliers

De petits cubes

Pour pouvoir y ranger

Comme des boites à outils

Tout ce que la vie nous apprend d’autre

 

Puis on se rend compte

Que pour le rangement

Ikea est ce qui se fait de mieux

En matière de cubes

 

Et que le seul qui prévale vraiment

Pour la vie

Est le petit cube blanc

Avec des points noirs sur chacune de ses faces.

 

Alors

On sort de nos cases

Et le cercle s’élargit.

 

L’arbre à linge

 

Elle étendait son linge

Sur l’arbre à linge

Les chaussettes à côté des chaussettes

Les culottes à côté des culottes

Les tee-shirt à côté des tee-shirt

Et ainsi de suite

Se répétaient sans passion ni musique

De façon ordonnée et logique

Comme elle avait appris petite

Les mouvements robotiques

Presque inconscients

Répétés depuis des années.

 

Soudain

 

Elle remarqua que la chaussette

Qu’elle plaçait à côté de sa chaussette

N’était pas la sienne.

 

Elle prit du recul

Et s’aperçut que l’arbre entier

Etait un mélange de ses habits

Et des siens,

Celui avec qui elle partageait

La machine à laver.

 

Elle l’entendit ranger la vaisselle.

 

Un bonheur immense la traversa

D’un coup

De part en part

Une ombre imperceptible

Et évidente

L’ombre de toute ces années

Passées à ses côtés

Où elle ne se rendait même plus compte

Qu’elle étendait son linge à côté

Du linge de celui avec qui

Elle partageait sa machine à laver.

 

L’arbre à linge

Prit la forme

Du plus bel objet du monde

Et même le visage

Du meilleur ami

Fidèle et fort

Qui porte années après années

Sans broncher

Sur les mêmes épaules

Aussi fiables que propres

Côte à côte

Leurs secrets les plus intimes

Leurs secrets les plus secrets

Sans jamais les salir

Sans jamais les souiller.

 

Puis elle revint à sa chaussette

Qui n’avait pas son double.

 

Elle sourit

En pensant à sa rêverie.

 

Puis termina d’étendre le linge.

 

Et l’arbre ne perdit pas une feuille

Une fois encore.

 

 

Fleurissons les arbres morts

 

Je vois avec tristesse

Les arbres tous les ans

Pleurer leurs feuilles

Tombées à leurs pieds

 

Les temps de bonheur

Sont comptés

Et leurs traces

Emportées par les vents

 

Même si l’arbre est

Plus sage que moi

Et plus profond, beaucoup,

Par ses racines

 

Je ne peux m’empêcher de croire

Qu’à chaque automne sa sève

Est amère

De la chute de ses cheveux

 

J’en veux aux saisons alors

D’exister si brutalement.

Mais pas avec autant de douleur

Qu’à l’Homme

Et ses abatteuses

Qui démolissent les branches

Sur lesquelles fleurissent

Les arbres morts

Et pépient

Les nids vides.

 

Présentation de l’auteur

Gorguine Valougeorgis

Gorguine VALOUGEORGIS est né à Paris en 1990. Dentiste spécialisé dans l'urgence sociale, il parcourt la Seine Saint Denis pour offrir ses soins dans les zones du 93 qui en sont le plus dépourvues. Il a publié dans les revues Décharge, Traction-Brabant, Comme en poésie, Nouveaux Délits, Gustave. Il est l’auteur de matin midi soir (Gros Textes / Décharge, collection « Polder »), et de deux autres recueils de poésie à paraître courant 2022, L’âcreté du kaki chez Mars-A éditions et CHEESE !!! chez Plaine Page.

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