Jean-Claude Goiri – le poète de l’éveil et de l’unité

Nous sommes déjà nombreux à connaître le talent d’éditeur du créateur de Tarmac, base d’envol de nouveaux talents, de plumes de rare qualité. Peut-être connaissons-nous moins l’œuvre remarquable de Jean-Claude Goiri. Or, c’est un fait – ce dernier excelle la plume à la main !

Les quatre œuvres1 qui feront l’objet de cette étude, derrière la diversité de la forme – nouvelles, poèmes, textes de réflexion en prose – portent une pensée, une tension dont le lecteur s’imprègne et qu’il prolonge dans la durée en mûrissant ce Verbe.

La solitude est un thème que nombre de poètes ont évoqué, et nous la trouvons en effet dans ses écrits. Mais le lecteur est frappé par l’originalité avec laquelle il la met en scène. Nous trouvons par exemple dans La Part Ductile de l’Être plusieurs personnages repliés sur eux-mêmes, seuls, monologuant. Ce qui rend ces récits tout à fait différents des larmoiements romantiques est le ton enjoué, souvent absurde, voire grotesque, avec lequel le narrateur nous plonge dans leur intériorité. Entre un voyeur, une femme acariâtre même avec son fils, ou le beauf vulgaire, ces êtres esseulés nous apparaissent dans la vie la plus intense, concrète, humaine. Le narrateur de L’enterrement du voisin d’en face en fait l’aveu : « Je ne suis pas adorable. La preuve : je n’ai aucun ami. »

Permanence, Jean-Claude Goiri lu par Jacques Bonnaffé. Poème.

Jean-Claude Goiri fait en effet ressentir une diversité essentielle. Il y a d’une part les solitudes négatives, comme celle de la mégère des Vibrisses, qui vomit l’existence d’autrui jusqu’au ressentiment le plus rance, ou encore de La Prisonnièreoù le déferlement de haine se déchaîne sur son fils, un jour particulier de la semaine : « « Elle rit uniquement le samedi parce que le samedi, son fils lui ramène les courses pour la semaine et qu’elle peut enfin vomir sa haine sur quelqu’un. Il se montre toujours de marque de lessive ou de café. Il oublie toujours quelque chose. Alors elle gueule et ça lui fait du bien. Elle rit uniquement le samedi parce que le samedi, c’est le seul jour où elle peut voir un être humain, c’est le seul jour où elle peut voir un vrai con d’après elle, c’est le seul jour où elle voit celui qu’elle a mis au monde et qu’elle a laissé dehors. Quand il part, elle referme les quinze verrous de sa prison, râle et braille. Et recommence une semaine où elle ne respirera que l’air qu’elle expire. » Enfin, nous avons le quotidien du beauf mis en scène dans Le Feulement, sorte d’imbécile borné, bas de plafond que la satire réussie nous peint d’une façon amusante.

À ces portraits déplaisants, malgré l’humour, vient s’opposer une palette fascinante de solitudes rarement choisies, mais lumineuses. Nous ne pouvons que recommander la lecture de La maison morte, véritable pépite, proche de l’univers fantastique – mais combien de nouvelles s’en rapprocheraient sur ce point – qui fait de ce lieu fascinant une vision de rêve. Et puis, comment ne pas évoquer ce marin d’Alteration, voyageur épris de solitude mais ne ressentant désormais celle-ci – sentiment si clair dans l’expression « se sentir seul » – que depuis la rencontre d’un autre dont, pourtant, il ne comprend pas la langue. Le début du voyage s’apparente à un rêve poétique de liberté : « Si l’on veut prendre la mer, il faut avoir le désir de l’horizon. L’horizon. Cette limite qui n’en est pas une. » Mais que l’expérience de l’altérité se fasse et, soudain, tout oubli se volatilise : « Je ne m’étais jamais senti seul avant de le rencontrer. Mais, depuis son départ, je me sens différent, je me sens un autre. Ce qui est troublant, c’est que je ne sais pas s’il s’agit d’une autre présence ou d’une absence nouvelle. Depuis ce jour, j’ai envie de dessiner autre chose que des lignes et des ronds. Je décore mes topographies avec des bémols. Finalement, la solitude, c’est la conscience de l’autre. Et l’avenir, c’est le désir de l’autre. »

 

Tectonique de l'aube, Jean-Claude Goiri. Subductions et autres glissements tectoniques permettant un soulèvement efficace de l'autre et de chacun.

 

Cette belle prise de conscience de notre humanité la plus profonde aux prises avec le réel est la pierre de touche de la poésie de Jean-Claude Goiri. En effet, poète du lien, de la fusion, Jean-Claude Goiri fait la distinction entre l’impression cauchemardesque d’être, comme dans le fascinant et étouffant Procès de Kafka, collé, fusionné aux autres, et le fait d’être relié à autrui. Déjà, dans Monsieur Plomb, le lecteur est hanté par la vision d’enlacement infernal, d’emprisonnement créée par la hantise de ne plus être libre : « Il se retrouva seul, flottant directement sur les eaux : c’est alors qu’il réalisa que cette île n’avait pas de terre. Elle n’était composée que de personnes emmêlées. » Le recueil Ressacs laisse aussi apparaître la compression insupportable venant de l’enfermement dans la dictature. Jean-Claude Goiri a lui-même grandi dans l’enfer du franquisme, et ce texte en est l’écho : « c’est quand on veut sortir un bras, rien qu’un bras pour toucher un peu ce qu’il y a autour, on ne sait jamais si quelqu’un passe par là il vous aidera un peu […] de la douleur au bras ou du soulagement de l’après-douleur ou de cette rencontre qu’on voudrait honorer parce qu’on vous a sorti de quelque chose d’autre que la vie ». Cette vie que chante la poésie et que déteste, par essence, le despotisme.

Vient s’opposer à cette perception aliénante l’œuvre poétique elle-même. Le plus ancien, Ce qui berce, ce qui bruisse, chante l’harmonie universelle rendue possible tout en portant au plus haut l’exigence de se réapproprier le plus proche, le plus intime. Ce besoin se visualise magnifiquement à travers la métaphore du regard : « Tout ce qui tombe n’est pas chute, ainsi mes paupières affaissées relevant le défi de raccorder toutes ces choses découpées le jour […]. » Cela se complète avec la fusion – cette fois libératrice – avec celle qu’il aime et de laquelle naissent ces magnifiques lignes : « Déraciner ces baisers ancrés sur tes lèvres et en planter un tout neuf pour que ça dure, mordre tes tympans de mots si surprenants qu’ils épuisent ta fatigue pour que ça dure vraiment, […] ne plus penser en toi mais penser en nous pour que ça dure vraiment beaucoup ». Jean-Claude Goiri ravive cette vérité déjà énoncée par André Gide, dans Les Nourritures terrestres, proclamant avec justesse : « Que l'importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée. » Cette injonction porte en son sein la responsabilité du contemplateur chez qui l’acte du voir n’est pas sans conséquence sur l’univers dans lequel il évolue. Cette vérité se reflète dans le passage suivant où le corps et l’âme ne font qu’un vers le réel : « Au large, l’ombre lie mes vœux mes vagues à mes rêves d’oreilles collées au mur, rien qu’un murmure, entendre descendre par la cheminée un bout de moi par la voix d’un autre comme une offrande à réchauffer mes charnières[…], ramasser bras et jambes vers l’oreille, tout coller vers le concentré, s’en remettre au mur qui saura confier tout ce qui parle dans les racines de l’ombre ». Ces lumineuses « racines de l’ombre » sont l’objet d’une quête à la fois universelle et tournée vers autrui, et cela passe par le Verbe, ce « verbe-lierre agrippé aux choses / tant d’essences cachées par tes feuille-langues / pourtant les murs / se sentent bien seuls en automne. » La contemplation n’est pas simple regard, parole vide, mais acte vers l’univers – et vers l’autre : « l’ample langue […] s’étend vers l’un l’autre étant / comme ce soi ductile / rejoint l’autre ».

 

           

Le lecteur attentif se laisse de même gagner par une vertu essentielle inhérente à tout grand poème : la lucidité. Celle-ci sait distinguer le silence créateur duquel naît le poème, et l’autre, noir, de la chape de plomb. Sous Franco – symbole, dans le dire du poète, de toute dictature – l’altérité véritable est détruite. Entre soi et l’autre, « aucun […] pont d’échange n’est possible. On retrouvait ainsi la dissonance du silence, les agrégats du "taire" ». Cette mise entre parenthèse du « dire » permet à Jean-Claude Goiri de mesurer la valeur de chaque mot. Il y a les mots sans profondeur, notamment ceux qui reposent sur l’ignorance : « on chante mal le vide / quand on confond le vide avec le rien », dit-il dans Ressacs. Aussi décrit-il avec justesse cette pourriture que constitue le bavardage ne reposant pas sur le poème : « Tout dehors, tout est dehors, tout cracher dehors, hors la langue aussi, cette planche à repasser les mots, à les blanchir, dans le palais pour rien ils errent les mots blanchis repassés pour rien […], alors il ne reste que les glaires alors, cracher les glaires d’un monde trop dehors ».

Le remède est l’élan poétique, autant regard qu’acte libératoire de la plume, « cette paupière que tu inventas pour vivre ta nuit même en pleine lumière » dit-il dans Ce qui berce. Cette métaphore de la « lumière » traverse sa notion de la poésie. Dans le même recueil, il y revient pour, fidèle à la perception grecque du terme, faire dévoiler l’être même : « Il n’y a plus de noir, il n’y a que la lumière pour assouvir ma soif […], il n’y a que le clair pour me servir de chemin, il n’y a plus rien à faire pour me sombrer dans le sombre, car si je te vois, c’est que la lumière t’enrobe, et la poésie, c’est assembler, assembler tes ramures éclairées, la poésie, c’est TE reconstituer, et puis la poésie c’est surtout… surtout… la restitution, l’essence de l’acte poétique est là : / Je TE restitue. / Nous ne sommes que lumière. » La poésie dévoile, en effet, et forge dans la même « gestuelle », comme l’exprime le recueil du même nom que l’on peut comprendre – à l’aide de son nom complet – par Gestuelle pour la prolongation spatiale et spirituelle d’une vie. En effet, comme Marcel Proust déjà l’avait expérimenté, l’acte d’écrire nous crée nous-mêmes en même temps qu’il met à jour une œuvre. D’où l’émergence, dans le mouvement de l’écriture, de ces idées qui surgissent malgré nous : « Tous les mots ne passent pas par la langue. Certains, primitifs, sont agglomérés derrière le cerveau. Et à force de les oublier, ils surgissent au détour d’une idée, avec des revendications qu’on ne peut plus assumer seul », ce qu’il précisera dans Ressacs en rappelant « cet arrière-pays où les mots se forment ». Or, la poésie n’est justement réelle que dans l’action même. Le rêve, le projet, la simple idée s’évaporent sitôt projetés. La poésie, elle, est au contraire dans l’action : « La poésie n’est pas une promesse, elle concrétise la singularité, la diversité, et permet de les unir dans un élan d’échange. » En cela, nous devinons qu’avec Jean-Claude Goiri, nous avons affaire à un auteur qui connaît le prix à payer que constitue tout acte authentique de création. Il ne s’agit pas d’écrire, peindre ou autre pour, comme disent les médiocres, passer le temps ou s’occuper. C’est un « divertissement » au sens pascalien qui réclame que les veines s’écoulent sur la page, que l’on écrive « avec son sang » comme le dit le Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Nous en trouvons l’illustration dans La Part Ductile de l’Être, avec le récit intitulé « La boîte à tête » : L’art est une entreprise vitale qui tout à la fois prolonge et renverse le réel, et condamne nécessairement l’artiste authentique au bannissement. L’artiste, une fois terminé son œuvre, le contemple : « Je le posai sur un tronc, m’éloignai un peu, et avec la distance, je me rendis compte que c’était tout à fait moi dans la splendeur de ma solitude. » Cette émergence symbolisée de lui-même – seule possibilité d’échange universelle par-delà l’inévitable incommunicabilité – n’est transmissible que pour ceux qui peuvent se mettre à l’écoute. Mais c’est une entreprise pénible, donc rare : « Hé bien toi, tu vois un cube noir, alors qu’en réalité, c’est moi, c’est tout moi parce que j’y ai mis tous mes doigts, toutes mes tripes, toute mon âme, j’y ai mis tout mon corps, j’y ai mis tout mon regard, c’est moi, c’est moi !! Tu comprends ? Ce n’est pas un mensonge, c’est un prolongement de moi-même et peut-être même de toi, c’est le prolongement nécessaire pour t’atteindre, pour t’intégrer en moi et inversement ». L’acte créateur, pour être véritablement, n’est jamais gratuit. Il est enchâssement universel.

 Ainsi, quiconque plonge dans la durée dans l’œuvre de Jean-Claude Goiri connaîtra la joie de découvrir un univers intérieur fascinant, source d’éveil, en même temps que le style d’un poète réellement authentique.

Note

  1. Ces quatre livres sont les suivants : Ce qui berce, ce qui bruisse, paru en mai 2016 dans la revue ficelle chez Rougier V. éd., avec des gravures de Claire Illouz ; La Part Ductile de l’Être, Nouvelles et récits, Éditions Douro, 2022, avec des illustrations de l’auteur et de Jacques Cauda ; Gestuelle, Z4 Éditions, 2018 et enfin Ressacs, Z4 Éditions, 2018, avec Ysabelle Voscaroudis.

Peinture de couverture  © Nathalie Oso.

Présentation de l’auteur




Un Festival Permanent des Mots : entretien avec Jean-Claude Goiri

Nous écrivons pour déterritorialiser nos frontières afin de topographier nos émois parce que rencontrer l’autre, c’est se soulever tout à fait.

Je pensais faire un compte rendu de ma lecture de la revue fpm, Festival Permanent des Mots, mais ces quelques mots mis en exergue de ce périodique m’inscitent à visiter le site femepo. Quelle merveille, que de découvrir un empire sans souverain ni territoire autre que celui du monde !

 

La revue « Festival Permanent des Mots », pourvue d’un paratexte attractif, laisse libre cours aux auteurs publiés. Une courte biographie figure dans les dernères pages. Pas de discours critique, ni explicatif, et des rubriques qui rythment cette publication de très bonne qualité : « Permanence », en guise d'édito, « Ouverture » , un invité ou le texte le plus frappant, « Libres courts » , poèmes, « Braquages » , pour les chroniques, « De long en large », pour les nouvelles & récits, « Regards posés », qui propose de restituer les impressions que font naitre une œuvre littéraire ou plastique (cinéma, peinture, musique... etc), c’est à dire de découvrir des productions, sans aucun discours critique, mais en accompagnant le lecteur dans sa découverte, et en lui offrant un accès à l’œuvre, dont il découvrira certains aspects à même de le guider vers une lecture plurisémantique de l'oeuvre.

De nombreux poètes et auteurs contemporains offrent aux lecteurs des bribes de leurs productions. Pour le numéro de juin, une pléiade époustouflante sera proposée dans cet écrin de papier blanc, de beau format, dont la couverture, noire et blanche, offre des productions graphiques d’une étonnante originalité. Ce numéro de juin laisse rêveur, car on pourra y trouver entre autre :

Antoine Basile Mouton, Annabelle Gral, Arthur Fousse, Benjamin Bouche, Sara Bourre, Céline Pieri, Louis Raoul, Fabien Drouet, Christine Guinard, Arnaud Forgeron, Ema DuBotz, Marthe Omé, Céline Walter, Miguel Ángel Real, Khalib El Morabethi Anne Duclos,  Sandy Vilain,  SNG, Issia Bouhali, Margueritte C., Lo Moulis, Valère Kaletka, Murielle Compère-Demarcy (MCDem), Caroline Bragi, Marc Guimo, Benoit Camus, Jacques Cauda, Frédéric Dechaux, Jacques Jean Sicard, Régis Nivelle, Dominique Boudou, Grégory Hosteins,  Antoine Ménagé, Christian Schott, B. Dorsaf, Mathieu Jaeger. Illustrations : La Demoiselle Hurlu...! Les couvertures laissent parfois apparaître l’urbanité décharnée d’un paysage contemporain, un lieu, sans identité, qui pourrait être n’importe où, et qui ne permet pas à un horizon d’attente déterminé de s’installer, ou bien des productions graphiques, toujours en noir et blanc, d'une très belle tenue. La liberté est offerte de lire, détaché des attentes d’une topographie quelle qu’elle soit, carte d’une histoire littéraire qui cloisonne le texte dans une historicité signifiante, pays, époque, ou bien d'une iconographie dévolue à une mimésis déterminée…La liberté, voici ce qu'annonce FPM, dés l'avant lecture !

 

Et c’est bien de cela dont il s’agit, de découvertes, de laisser aller les propos, les poèmes, les textes, quelle qu'en soit la catégorie générique, sans en orienter la lecture ; territoire de la littérature, alors, me dis-je. Je m’oriente vers le site femep, qui arbore le même discours, celui d’une liberté, de créer, de découvrir, d’exister, hors tout cadre déterminé. Des rubriques apparaissent : « Créations littéraires, Poèmes, Nouvelles, Récits, chroniques….et autres tentatives d’expression ». Elles signalent la même volonté de ne pas commenter le texte, de l’offrir dans l’immanence des déploiements de ses potentialités sémantiques. Car nous le savons, la poésie est plurisémantique, le texte un palimpseste, c’est un espace ouvert à toutes les réceptions, pour ne pas dire interprétations.

 

Je connaissais déjà Tarmac, maison d’édition associative. Et puisque j'ai cheminé émerveillée dans les avenues tracées par FEMEPO, je poursuis mon voyage vers ce lieu. Je découvre un dispositif adopté, ici encore, pour conserver une liberté de choix et offrir aux lecteurs la possibilité de lire et de découvrir de nouveaux auteurs. Des poètes y trouvent leur place, qui peut-être n’auraient pas pu souhaiter mieux que cet espace ouvert et qui produit des recueils d’une plastique appréciable.

Je souhaite alors vivement parler au musicien premier, car il n’aimerait pas je pense que je dise chef d’orchestre. Jean-Claude Goiri, avec une simplicité et une mdestie exemplaires, accepte de répondre à mes questions :

 

Jean-Claude Goiri, le site qui soutient votre revue Festival Permanent des Mots propose sur sa page d’accueil ces quelques lignes en manière d’entrée en matière :

« Créations littéraires
Poèmes, nouvelles, récits, chroniques... 
et autres tentatives d'expression »

« Créé en 2014, le Festival Permanent des Mots, FPM, est une revue littéraire exclusivement réservée à la création contemporaine. Aucun dossier, aucune critique, une trentaine d'auteurs dont un collectif de 6 chroniqueurs nommé Braquages. Vous serez donc les seuls juges face aux textes que j'ai souhaité distincts et singuliers mais réunis par une réelle "nécessité" de dire et de décentrer. Une sorte de topographie du territoire écrit contemporain avec la seule prétention de transmettre une différence et c'est déjà pas mal. »

 

1- Quel lien et quelle différence faites-vous entre la revue numérique et la revue papier ?

Le lien entre le site et le papier est l’auteur, c'est-à-dire que chaque auteur qui sera publié dans le site, le sera aussi en version papier. Pour chacun d’eux, je choisis des textes différents à publier sur les supports distinctifs. Le nouvel auteur accueilli est diffusé auprès de mes « abonnés au site » pour qu’ils se fassent une idée du style sans retrouver le même texte en achetant la version papier.
La différence est que tous les auteurs ne peuvent pas être publiés sur le site.
Les deux supports sont donc complémentaires dans un même objectif : diffuser les textes.

 

2- Quelle distinction entendez-vous entre une « critique » et une « chronique » ?

La chronique est un récit de faits distincts écrits dans l’ordre du temps lié par une même thématique mais n’ayant pas forcément un regard critique sur la thématique, ou, n’ayant pas comme « critique » le concept central de l’écrit. La chronique peut être un simple rapport objectif sur certains événements. La critique, elle, est un regard subjectif. Mais ceci n’a rien de négatif, la subjectivité apporte des ancrages culturels. D’ailleurs, je lis les critiques et je pense introduire une rubrique critique dans la revue papier.

 

3- Que voulez-vous dire par « transmettre une différence » ?

Ce serait de transmettre une « dissimilitude », c'est-à-dire des textes qui n’entrent pas dans une matrice prédéfinie, qui ne répondent pas à des normes, qui ne complètent pas une série déjà inscrite partout, des écrits qui se distinguent par une identité unique et non reproductible. Je voudrais que la revue soit un recueil d’identités distinctes pour prouver aux lecteurs que la diversité est riche et que sans elle, notre culture serait si pauvre.

 

4- Les textes que vous proposez sont entourés d’une pluralité de vecteurs de communication, qu’il s’agisse de chroniques ou d’autres formes de création artistique. Comment envisagez-vous la dynamique entre ces différents moyens d’expression ? S’agit-il d’une illustration du texte, d’une explication, ou bien tous ces supports sont-ils complémentaires ?

Ces différents moyens d’expression sont complémentaires, je les souhaite imbriqués pour former un ensemble cohérent autour des courbes éditoriales de la revue : décentrer pour dire le centre et, la création comme une nécessité d’exister autrement, de se désembourber, de sortir du « seuil ».

 

5- Cette mise en œuvre du texte dans un contexte diversifié, qui convoque l’espace contemporain de sa production, qu’il soit artistique, sociologique ou historique, permet-il d’offrir au lecteur un maximum d’outils pour qu’il soit « seul juge face aux textes » ainsi que vous le proposez ?

Il est certain et visible que dans notre société, l’autonomie de pensée est étouffée par une volonté politique de tout faire et de tout penser à la place du citoyen. Il semble ainsi à ce dernier avoir besoin de tout un attirail d’orthèses intellectuelles et culturelles pour pouvoir comprendre les choses et notamment pour pouvoir accéder à la littérature et lire de la poésie. Mais c’est faux, cette capacité, l’autonomie de pensée, existe, il faut la stimuler, l’exciter, la réveiller. Et ce constat fait suite à une expérience bien concrète et déterminante dans mon engagement : j’ai travaillé au Centre d’Auto-Apprentissage des Langues de Pachuca (Mexique) et j’y ai constaté que tout le monde peut être l’acteur de ses apprentissages en réveillant des facultés endormies : repérage (d’éléments distinctifs…) ; différenciation, organisation des données ; comparaison ; analyse d’ensembles ; constructions par mimétisme ; personnalisation par opposition… Ces comportements naturels devraient être appliqués dans tous les domaines, non seulement dans la lecture, mais aussi dans l’approche de la littérature et dans la construction d’une culture personnelle. Ces capacités se libèrent instinctivement quand on leur en donne l’occasion grâce à des structures et à des conseillers tels que ceux du CAAL de Pachuca (je n’en connais pas d’un tel acabit dans notre pays qui soit public et gratuit). J’ai vu des « apprenants » étonnés de découvrir qu’ils possédaient des aptitudes leur ouvrant les portes d’un jugement autonome ! Et, c’est bien cette nécessité « d’être seuls juges » qu’il faut réactiver pour ne pas se laisser noyer par toutes les « utilités hypnotiques » qu’on nous assène et qui n’ont plus rien à voir avec nos intimes pensées, notre intime nature ou une quelconque construction de soi.

 

6- Pensez-vous que cette mise en œuvre des productions littéraires, qui visent à offrir au lecteur des outils variés pour enrichir son appréhension en plaçant les textes dans une perspective multi-dimentionnelle, soit un acte politique ? Entendons par là qu’en permettant d’éclairer les multiples potentialités sémantiques d’un texte quelle que soit sa catégorie générique vous permettez au lecteur d’en appréhender la portée critique.

Oui, il s’agit bien de proposer au lecteur d’activer son jugement et son sens critique par lui-même. D’abord par la littérature et l’art, puis, à lui de transférer au plus large.

Mais je ne pense bien sûr pas changer le monde, si cela était possible par la littérature ou l’art, il y a longtemps que ce serait fait, au moins depuis Artaud. A mon humble niveau, je ne peux qu’apporter de l’eau fraîche aux lecteurs qui en demandent pour raviver ainsi leurs sens.

 

7- Cette perception synchronique, c’est à dire du texte dans son contexte contemporain, peut-elle faire l’économie d’une mise en perspective du texte envisagé dans son lien avec une histoire littéraire qui participe de sa production de manière implicite ? Ne pensez-vous pas que couper le texte de son lien historique avec les œuvres qui l’ont précédé n’est pas l’amputer d’une certaine dimension ?

Je ne pense pas que publier uniquement de la littérature contemporaine soit une amputation à quoi que ce soit ou un handicap. Je choisis les textes pour leur engagement « intime » et pour la clarté de leur verbe. Je rêve que le lecteur puisse y trouver une source quelle que soit sa culture. Je rêve que le lecteur trouve sa propre dimension.

 

8- Quelles sont les raisons pour lesquelles vous avez créé FPM, puis Tarmac, qui est une maison d’édition associative ? Quelle a été votre motivation première ?

Ma première motivation se déclencha quand j’animais des ateliers d’écriture. Certains textes étaient tellement singuliers et innovants que j’ai pensé qu’ils méritaient d’être connus et publiés, déjà dans leur établissement, puis dans leur entourage. Alors j’ai créé la revue Matulu en 2002. Et j’ai intégré d’autres textes d’auteurs externes aux ateliers par la suite.

Puis j’ai arrêté les ateliers d’écritures.

C’est alors que ma motivation première s’est activée : montrer que la littérature (et par son biais, l’Art et la culture) n’est pas un produit manufacturé avec un seul code-barres pour distinction (je n’ai jamais mis de code-barres dans mes revues ni dans les livres d’ailleurs).

Donc, j’ai créé une autre revue, le FPM, pour assouvir ce besoin. Et cette fois-ci, je voulais lui donner une autre ampleur, je voulais qu’elle déborde de ma région. Et elle l’a fait au-delà de mes espérances pour l’instant.

Pour Tarmac, sa création est due aux envois réguliers de manuscrits des auteurs publiés dans le FPM et j’avais très envie aussi de répondre à ce besoin puisque je le pouvais. Pour moi, Tarmac un prolongement logique du FPM.

 

9- Quel serait l’objectif à atteindre si vous deviez un jour vous dire que votre engagement a mené à la réalisation de ce projet de longue haleine ? Et comment définiriez-vous ce projet ?

Sincèrement, je n’ai d’objectif ni intermédiaire, ni final, car ce combat pour la reconnaissance du « singulier » (voire étrange) de l’Art et de la culture me paraît sans fin. Il faut juste le défendre et c’est déjà pas mal.

Mais j’ai une kyrielle de projets pour soutenir ce « non objectif sans fin », et, bien sûr, tous liés à l’activation de la créativité ou à son renouvellement : Résidences d’auteurs ; Festivals de poésie et autres formes d’expressions (cirque ; sculpture ; théâtre etc…) ; Maison de la poésie ; plus d’ouvrages qui font collaborer auteurs et artistes pour Tarmac ; librairie-théâtre… etc…

Sans fin.

 

Un grand merci, pour l’accueil que Jean-Claude Goiri a réservé à recours au Poème, mais aussi pour la poésie, qui peut, hors de toute contrainte, poursuivre sa route et emprunter les chemins d’un renouveau attendu et souhaité.

 

http://www.tarmaceditions.com
http://www.fepemos.com
https://fepemo0.wixsite.com/eltoriljournal
https://alteratioblog.wordpress.com




Jean-Claude Goiri, Aux charnières de l’utile

… notes sur une gestuelle

Et je ne sais que chanter les éloges du vent aux charnières de l'utile. Mais je rêve d'oreilles. Je rêve de pouvoir aider. Jusqu'au bout du crâne, j'en rêve. Juste aider. Aider juste.

***

Premier mouvement

Ce qui bruisse…

***

Aujourd’hui (et encore aujourd’hui), j’ai eu l’envie de planter un clou. Cela n’était d’aucune utilité. Mais comme je suis poète, je l’ai planté quand même. Pour voir…

Pourvoir à l'inutile... l'utilité étant une obligation sociale, le geste inutile devient ainsi un mouvement de l'intime, donc utile.
En fait, on s'évade avec l'inutile, on sort de cette prison de la fonctionnalité.

***

Tout d’un coup ce matin mes filles étaient si belles
C’était à n’y pas croire, à n’y plus rien comprendre
Non pas que d’habitude elles ne le soient pas
Mais là c’était trop Il y a des limites à tout
J’ai dû ouvrir la fenêtre pour respirer un peu
Et là je me rends compte qu’elle est magnifique
Un bois exceptionnel Vraiment époustouflant
D’un arbre d’au moins mille ans si ce n’est un peu plus
Je me suis servi un verre d’eau pour calmer mon émoi
Et quand j’ai vu le verre j’ai failli m’étrangler
Un verre de première main soufflé à la bouche
Par un homme sans doute qui n'est qu'un demi-dieu
J’ai dû prendre une serviette pour essuyer ma bouche
Et les bras m’en tombèrent quand je vis ce chef d’œuvre
Ce n’était plus une serviette c’était de l’Art Total
Un résumé du monde en trois coups d’aiguilles
Je la déposai sur la table et quand je vis celle-ci
Je ne peux pas vous dire l’émotion qui me prit
Je versai une larme de la voir si splendide
Mais toujours à quatre pattes pour pouvoir me servir
En essuyant la larme que j’avais fait tomber
Je me rendis compte d’un coup comme le carrelage était
Quelque chose d’hors-norme qu’on ne devrait pas faire
Et je pris la décision de ne plus marcher dessus
Je sortis de la cuisine pour aller n’importe où
Une fois dans le couloir je fus bien perdu
Tout était si beau que c’en était impossible
J’arrivai même à marcher c’est pour vous dire un peu
Je suis resté comme ça dans le couloir sans jamais bouger
Quand celle qui m’accompagne est rentrée du travail
Je lui ai tout raconté sur les beautés du monde
Elle m’a prise dans ces bras puis m’a aidé à marcher
Un peu jusqu’au lit puis beaucoup allongé
Elle m’a parlé beaucoup de quelque chose de très simple
De je ne sais plus quoi Sa voix était trop belle
C’était quelque chose d’inhumain tellement profond et tout ça
Elle m’a tellement comblé que je me suis endormi.
Et des rêves si beaux ont envahi mes paupières
Que j’ai refait le monde juste un peu partout
La terre était si ronde qu’elle tournait sur elle-même
Et l’Homme se mit à faire exactement pareil.