Entretien avec Jean-Pierre Siméon : de possibles Avenirs

Figure incontournable de la poésie française, on le connaît avant tout pour son "militantisme poétique", ses nombreuses interventions pour faire connaître la poésie hors les murs, Du Printemps des poètes où il a été directeur artistique à la direction de la collection Poésie / Gallimard, Jean-Pierre n’a cessé de questionner le rôle de la poésie et la place du poète dans nos sociétés à l’air du tout numérique. Aujourd’hui c’est bien le poète aussi dramaturge qui se livre et qui nous revient avec un nouveau recueil chez Gallimard, Avenirs suivi de Le peintre au coquelicot. Jean-Pierre s’entretient avec nous de son ascèse par l’écriture, d’une passion qui ne cesse de grandir, nourrie par une belle exigence.

Vous dites lors d’un entretien que « le poète détient une part de la vérité et que la méconnaître c’est perdre beaucoup, qu’un peuple qui perd sa poésie perd son âme ». Est-ce pour vous une crainte en vous projetant un tant soit peu dans l’avenir ?
Il n’est pas besoin de se projeter dans l’avenir pour craindre que les peuples perdent leur âme : c’est malheureusement un processus à l’œuvre aujourd’hui un peu partout sur la planète. La poésie et l’art sont en effet de mon point de vue le lieu d’expression de ce qu’on appelle l’âme humaine, la meilleure part de ce qui fonde l’humanisme, le questionnement incessant, le goût de l’inconnu, le sens de l’ouvert, la réfutation obstinée de ce qui clôt le sens, toutes choses qui fondent une conscience altruiste et vivante. L’oppression violente aujourd’hui d’un rapport au réel productiviste, égoïste, d’un matérialisme à courte vue, tout cela avec les moyens d’une technologie qui ne doute pas d’elle-même, va de pair évidemment avec le mépris croissant dans lequel on tient la poésie, l’art et toutes les formes d’une pensée indocile et créatrice. Lire, écrire, penser en poète, c’est donc s’opposer frontalement à cette logique mortifère. Soyons donc quant à nous, par objection, poètes inlassablement.
Dans votre dernier recueil intitulé justement « Avenirs » suivi de Le peintre au coquelicot vous déclarez de nouveau votre flamme à la poésie, on pourrait parler ici d’un acte de foi, le courage dont elle en est l’expression face à un monde voué à disparaitre un jour ou l’autre. Pouvez-vous nous en parler ?
Je ne vois pas comment vouer son existence à la poésie comme je le fais, et comme le font tant d’autres, ne s’appuierait pas sur une foi résolue dans les pouvoirs de la poésie. C’est le contraire qui m’étonne, de voir tant de poètes, écrire, publier, lire en public leurs poèmes et tenir un discours minimaliste à ce sujet, comme s’excusant d’être poètes. La foi en la poésie que je professe en effet, et sans état d’âme, n’est pas une lubie personnelle, elle s’argumente de la présence constante de la poésie, de son rayonnement, dans toutes les civilisations depuis le début de l’histoire humaine. Elle n’est pas seulement ce que notre modernité occidentale en a fait, un genre littéraire parmi d’autres pour exégètes savants, elle relève d’une position existentielle fondamentale, qui propose depuis toujours à l’homme une alternative quant à la pensée de son destin et de son rapport au monde. Cette position a toujours été à contre-courant des valeurs dominantes en toute société, la grandeur, la force, l’avoir et le pouvoir, elle est donc un contre-ordre. Il faut pour tenir cette position effectivement le courage d’aller contre l’opinion courante et les valeurs admises. 
Pourquoi ce choix du titre Avenirs au pluriel ? Faites-vous la distinction entre différents possibles, un monde avec et sans poésie ?

Pourquoi un S à Avenirs ? pour que justement vous me posiez la question, pour que le lecteur se pose la question… Cela en effet ne va pas de soi, ce qui va de soi, c’est avenir au singulier, tel qu’il a été pensé, ressenti par tous depuis le début de l’histoire humaine : un avenir, un seul, comme une ligne droite dans l’éternité avec certes des avancées et des reculs, mais sans limite. Or, la grande mutation dans la conscience collective s’est faite ces dernières décennies, puisqu’on a enfin mesuré ce que la science dit depuis longtemps, qu’il n’y a pas d’éternité, pour notre planète. Ce que je dis dans ce livre, c’est que nous pouvons ou non hâter notre fin et qu’il y a au moins deux avenirs possibles…Et que le seul monde qui serait viable avec un avenir lointain à peu près garanti serait un monde gouverné par l’inverse de ce qui le gouverne aujourd’hui et qui amène la catastrophe. Ce dont je parlais plus haut : la volonté de pouvoir, l’exploitation éhontée de son environnement par l’homme, l’anthropocentrisme qui implique une jouissance du réel au seul profit de l’espèce humaine. Il ne s’agit pas donc seulement d’un peu plus ou d’un peu moins de poésie : il s’agit d’inventer les moyens d’un monde dont le principe serait comme un diapason un art d’habiter poétiquement la terre.

Vous avez déclaré à ce propos : « J’appelle ici beauté tout ce qui en l’homme, par l’homme et hors de l’homme, exhausse le réel et offense la mort (…) à elle de promouvoir, poème à poème, une politique de la beauté dont le principe est d’incandescence dans la nuit. » De recueil en recueil et même dans vos essais (dont le plus connu La poésie sauvera le monde), vous continuez à croire en ce pouvoir de la poésie d’éclairer la nuit. La voix du poète est-elle encore intelligible avec ce déploiement d’informations un peu partout sur les réseaux sociaux, ces images qui se consomment à la chaîne ?
 La poésie est à mes yeux, l’exact contraire de l’information et de la communication telles qu’elles sont véhiculées par les réseaux dont vous parlez. Un des grands malheurs de notre temps, qui est un malheur ancien mais amplifié et accéléré par les supports technologiques, c’est la façon dont la langue dominante, telle qu’elle est exigée par ces supports, accélérée, tapageuse, sans nuances ni précautions, est l’instrument de la perte du sens…c’est une langue qui, malgré ce qu’elle prétend, perd le réel, n’en donne qu’une représentation scandaleusement réduite, partielle et fragmentée. Elle se donne toutes les apparences du vrai mais on a ici l’exemple de la confusion entre le vrai et le vraisemblable. Il se trouve que les réseaux sociaux qui ne sont pas nocifs a priori ou par principe, porte en eux les moyens du désastre intellectuel et moral dont ils sont le vecteur. Ils privilégient l’instantané, donnent légitimité à des paroles qui ne sont que l’effet d’une impulsion voire d’une pulsion et de l’émotion du moment : or il n’est je crois de parole légitime que si elle est le fait d’un minimum d’élaboration, d’une prise de temps qui est une prise de distance, que si elle naît d’une sorte de silence intérieur où la pensée prend le temps de se retourner contre elle-même, de se peser. La poésie donc est l’exact contraire du vite-pensé, vite-écrit, vite-publié, puisqu’elle ne peut naître que dans la lenteur et le silence premier d’une longue et intérieure élaboration, où tout est saisi dans une interaction entre la conceptualisation, le savoir acquis, l’expérience vécue, bref, dans un aller-retour intense entre la pensée et la sensation. Ceci dit, nous pourrions dire paradoxalement que la poésie prend ainsi toute sa valeur d’objection, qu’elle est l’échappatoire du système répressif à l’œuvre. Non, seulement, elle ne risque pas de disparaître, mais sa valeur de contre-pied ou de contrepoint n’a jamais été aussi flagrante et aussi utile.

 

Je crois avoir lu que vous n’étiez pas croyant mais je perçois vos poèmes comme des prières. Quelle place occupe votre éducation, votre culture religieuse dans votre pratique de l’écriture ? Ne pensez-vous pas que la poésie relève d'une forme de spiritualité, qu’elle permet d'accéder à une transcendance dans l'immanence ?
 Oui, je suis plutôt du genre mécréant et un laïque militant. Ce qui ne m’empêche pas évidemment de m’intéresser à toutes les spiritualités et de m’en nourrir. J’ai eu une éducation chrétienne et mes parents étaient disons des chrétiens laïques, proches un moment par exemple des prêtres ouvriers. Mais j’ai une forte aversion pour toutes les religions dans la mesure où elles ont été historiquement des instruments d’oppression tant morale que physique. Les institutions religieuses, comme tous les pouvoirs temporels, sont corrompues par le goût du pouvoir et ses ornements. Mais le dialogue avec des croyants de tout bord me passionne et j’ai le plus grand respect pour des théologiens qui le plus souvent sont des esprits ouverts dont la foi n’exclut pas le doute. Pour en revenir à la poésie, il est évident qu’elle a partie liée avec la spiritualité, et je crois comme vous le dites qu’elle est la manifestation d’un désir de transcendance, qui ne postule pas un au-delà hors du monde, mais comme le disait Paul Éluard, dans le monde…il y a un autre monde, disait-il, mais il est dans ce monde. C’est cet au-delà de l’expérience immédiate et de la première vue qu’investit la poésie, elle sauve l’homme de l’emprise vite totalitaire du besoin et des demandes du réel immédiat. Mais la poésie relève d’une spiritualité si je puis dire, incarnée, charnelle même, qui ne nie ni n’oublie jamais l’inscription de l’être dans le concret du monde :  c’est en quelque sorte l’esprit en corps à corps avec le monde. Comme elle ne fait pas le pari de cet au-delà que promettent les religions, elle fonde une spiritualité laïque en quelque sorte, partageable par tous. J’ai écrit quelque part que la poésie était l’espéranto de l’âme humaine, cette formule résume je pense assez bien ma pensée dans ce domaine.

Ton poème - Jean-Pierre Siméon, Les Belles Personnes.

Pour revenir à votre dernier recueil ainsi que sur les précédents, je constate que vous ne boudez en rien un certain lyrisme, un travail sur la musicalité, entre le chant et la prière, une passion certaine pour Péguy, pour le poème dramatique. Comment travaillez-vous vos recueils, les mettez-vous en bouche, en les incarnant dans votre corps avant de les fixer sur le papier ?

Mon apport à l’écriture a évidemment beaucoup évolué, au fil des décennies. Même si j’ai toujours été dans mes lectures (qui ont toujours été très diverses, sans exclusive et très nourries depuis mon plus jeune âge de la poésie étrangère) attiré et porté par la poésie disons lyrique pour faire simple, ce n’est qu’au fil des années que j’ai mieux pris en compte l’oralité dans ma propre écriture. Nul doute que mon travail au théâtre à partir des années 90 y a contribué, mais aussi, et cela ne me concerne pas seul, le fait que dès des années 80, nous avons été nombreux dans ma génération, à multiplier les lectures publiques de poèmes, à une époque où la poésie avait quasiment disparu de l’espace public. C’était une manière de renouer avec les lecteurs, une nécessité donc, mais je suis sûr que cela a eu un effet sur l’ensemble de la production poétique.

 Pour répondre plus précisément à votre question concernant mon propre travail d’écriture, il est absolument vrai que je prends en compte désormais comme une donnée première la part vocale du poème, je veux plus que jamais que le poème soit une parole adressée. Mais le défi que je me propose est au fond celui de la poésie depuis toujours : ne rien céder sur la densité particulière de la langue, qui est le fait même de la poésie, sur la densité de la pensée aussi (car la poésie n’est pas qu’un affect) sans rien perdre de l’élan de la parole.

 

J’aimerai que vous nous parliez du travail de la scène. La poésie se déclame beaucoup (Festivals, rue, café, Marché de la poésie, Maison de la poésie, Printemps des poètes…), voyez-vous ça comme un retour à son essence première ?

Votre question me permet de rappeler une chose : cette multiplication des occasions de dire le poème en public, n’est pas née spontanément. Elle est le résultat comme je l’ai dit plus haut de l’effort militant et résolu de très nombreux poètes de ma génération et de celle qui l’a précédée, des nombreux petits éditeurs pionniers des années 70 (Rougerie, Cheyne, Jacques Bremond, Louis Dubost, Obsidiane, Jean Le Mauve, Yves Prié, pour n’en citer que quelques-uns). Ce qu’on voit aujourd’hui n’existait pas dans les années 80/90, il a fallu se battre contre les préjugés, l’indifférence, l’opinion communément admise que la poésie n’intéressait personne, opinion hélas alors partagée par la plupart des médiateurs et responsables culturels. Je sais de quoi je parle puisque j’ai été un acteur parmi d’autres de ce combat. La création du Printemps des poètes est venue opportunément au début des années 2000 pour donner légitimité à ce travail jusqu’alors souterrain et invisible, et pour amplifier et structurer cet élan collectif. Disons donc que cela est d’abord venu de la volonté des acteurs de la poésie abandonnés par la critique nationale et par les grands éditeurs pour l’essentiel, de rejoindre les lecteurs. Il y avait aussi chez la plupart cette idée politique que la poésie ne devait pas être l’affaire de quelques-uns mais n’avait de sens et de valeur que dans sa présence sociale. 

Ceci dit, comme vous le suggérez, cela était l’occasion aussi de renouer avec la plus ancienne tradition poétique, qui n’avait disparu au vrai que dans le monde occidental mais pas ailleurs, tradition qui veut que la poésie soit une parole partagée par tous. Exigeante certes, mais fondamentalement populaire. Il faut rappeler aussi à ce propos que nous n’avons rien inventé : on disait déjà des poèmes dans les bistrots du temps de Villon, des romantiques, du surréalisme, etc. et si par exemple le slam a pour antécédent immédiat la poésie protestataire américaine, on peut voir par exemple un Jehan Rictus déclamant ses poèmes rimés en argot parisien au Chat noir à la fin du XIXe siècle comme un ancêtre direct de nos slameurs…

Vous êtes également dramaturge, quelle différence faite-vous entre l'écriture théâtrale et l'écriture poétique ? 
C’est une question très vaste et qui mériterait une longue réponse. Je dirais simplement qu’il y a plusieurs traditions d’écriture théâtrale, la tradition du théâtre d’art français dans lequel je me situe est fondée dans la poésie. C’est un poète, Paul fort, qui a inventé, à 20 ans, à la fin du XIXe siècle le terme de Théâtre d’art. Les plus grands textes du répertoire français et international, sont le fait de poètes : par exemple Racine ou Shakespeare, Musset, Hugo, Claudel, ou Brecht, Beckett ou Jon Fosse… la question de fond est de savoir comment on peut concilier une écriture poétique assumée et les nécessités de la représentation théâtrale qui exige une réception immédiate, ce qui, d’une certaine façon, contredit la nécessité d’une latence pour la compréhension du poème. J’ai essayé pour ma part d’inventer une poésie de théâtre qui tienne compte de cette contradiction, c’est-à-dire qui reste de la poésie mais qui puisse être incarnée et ne sature pas l’écoute du spectateur… la grande différence donc c’est que quand j’écris des poèmes, je sais que la lecture peut en être lente, rémanente et récurrente, que le lecteur a le livre le plus souvent dans les mains, ce qui ne sera pas le cas du texte écrit pour le théâtre.
Vous êtes également un passeur important, alors je vous le demande pour conclure : un conseil ou plusieurs que vous aimeriez donner aux jeunes poètes en herbe qui aimeraient se lancer à leur tour et écrire de la poésie ?
Pour ma part, je donne un seul conseil : il faut lire, lire et relire sans cesse les poètes qui nous ont précédés, ceux qui, comme dit René Guy Cadou, " sont passés avant nous au guichet". Lire de la poésie d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs. Je fais remarquer aux jeunes que je rencontre qu’ils n’imagineraient pas écrire une chanson sans connaître aucun des chanteurs de leur époque, devenir un joueur de football professionnel sans regarder toutes les semaines les exploits de leurs joueurs préférés. Je ne crois pas à la poésie spontanée. Les griots africains qui improvisent ont la mémoire de siècles de tradition poétique, et n’oublions pas que Rimbaud lisait à 15 ans les poètes de son temps et qu’il avait une culture hors du commun.

∗∗∗

Extraits de Avenirs suivi de Le peintre au coquelicot :

23

Le soleil un jour avalera le monde

Regardons-nous mon Dieu quel hiver
Dans les visages quel froid dans les bouches !
Si jeune encore et déjà vieux le monde
Déjà le grand âge qui tremble
Plus que le corps le cœur défait
Et lui chercher un avenir
C’est chercher des fruits aux arbres dans la neige
Hommes et ciels tout usés
Il fait si nuit dedans
Qu’un moindre rire est un printemps mais
Moi qui suis vieux de beaucoup de pluies et de pas
Je vous le dis comme l’enfant
Qui voit la mer dans une flaque
Laissez le froid aux effarés
Laissez le froid manger leurs lèvres
Prenez le premier vent qui passe
Sautez du lit trouvez l’échelle
Volez leur nid aux hirondelles
Dansez dansez sur les toits
Dansez riez défiez le vide
Que votre rire éclate comme une orange qu’on égorge

41

Grâces ultimes

Nous ne saurons jamais ce que voulaient de nous
La terre ni ce bleu infini qui la retient
Comme un visage le miroir
De qui l’aventure humaine sera-t-elle le souvenir ?
De quoi la trace déchirée ?
Oh je sais la question aussi vaine
Qu’un clou planté dans l’eau
Mieux vaut parler peut-être
Du repas de demain ou
Du vieillissement du jour à la terrasse puis
Lacer ses chaussures et descendre au jardin
Et pourtant
L’homme n’existe
Que de tenir tout entier dans la question
Nous ne saurons jamais pourquoi
Toucher des lèvres de ses lèvres
Ou un cœur du regard
Est de siècle en siècle
La seule vérité qui tienne
Comme toujours revient comme une grâce
La fleur mille fois piétinée

Présentation de l’auteur




Jean-Pierre Siméon, Une théorie de l’amour

Ne pas se montrer, c’est s’enterrée vivante.
Les gens vous pardonnent tout, sauf de vous tenir à l’écart.

Marina Tsvetaïeva

C’est maintenant, oui, comme dans une envie dont rien ne pourra me détourner, ni la tendre malachite de l’herbe sous le soleil engoncé du printemps, ni le caprice de perdre la tête dans les artères des sous-bois, que m’est venue la belle audace de relire ce livre.

Quelque chose de l’ordre d’un désir. Avec le courage d’ouvrir encore aujourd’hui la fenêtre de la première page pour la lumière et le grand air. Puis aussitôt de répondre par contagion à la lettre par une lettre. À cet homme qui, de toutes ses forces s’adresse à nous, à travers ce prénom comme brodé en   dédicace et en filigrane sur tous les autres livres, Véronique.

Mais à travers elle aussi, par ricochets sur l’eau claire de son âme, à toutes les femmes. À tous les amants. À tous les couples et leur infini. À tous ceux, éprouvés ou blessés daimer.

Cest comme une lettre furieuse écrite les yeux fermés, du bout des lèvres qui embrassent, du bout des doigts qui caressent, un élan longuement façonné pour quil entre vivant et sans se froisser dans une enveloppe. Lenveloppe de notre corps et de notre âme, sous le même papier.

Une théorie de l'amour comme un coup de poing sur la table des audaces, un coup de sang. Un point dhonneur. Un sang dalliance. Un tremblement sur la terre du papier.

Aimer n’est-ce pas trouver
Ce qu’on ne cherchait pas ?

 

Jean-Pierre Simeon, Une théorie de l'amour, Gallimard, 2021, 112 pages, 12 €.

Une inspirante théorie en fait, un souffle et un parfum, une décision et un abandon à l’évidence, prétextes « À la transparence d’un regard / À la transparence d’une caresse / Cette transparence donne-t-elle corps à l’infini ? »

Je me suis réchauffé dans cette froidure dAvril et du soleil qui ne revient pas, dans cette grande clique des guerres et des désastres détoiles, cette contagion dindifférence envers toutes les morts qui frappent à notre porte, je me suis ranimé, revivifié contre les parois de ce livre chaud et lumineux, pardon, jusquà le serrer contre moi comme un bouclier de papier.

Jean-Pierre Siméon, frère adoptif de tant de poètes depuis tant dannées, « Debout, épaule contre épaule, sur le versant solaire » lutte et bataille mot à mot, du premier au dernier souffle, contre vents et marées des préjugés, contre et avec tout ce qui a été dit et non-dit avant lui sur lamour, comme sil exhumait de sa propre chair, de sa propre quête, une raison décrire par-delà les mots, une raison de vivre par-delà la vie. Un sens qui surgirait enfin de nos existences aveugles.

Un ciel dans lâme certes
Mais un ciel aux mains de feu

On en veut beaucoup à ceux qui osent. À ceux qui prennent des risques. À ceux qui nous atteignent. On aimerait détourner le regard de tout ce quils pourraient ressusciter en nous.

Lamour nest-il pas une autre forme de la pensée
Où tout peut arriver
À la jonction du vide et de l
éclair ?

Cette concision quasi aphoristique d’un René Char, ce Marteau sans maître de la phrase nous laisse béant, vacant, abasourdi, plus conscient et plus fragile aussi, poreux à ce qui cherche à nous rejoindre, franchissement permanent des contours, des limites mentales, dans la pleine conscience sensorielle du vivant, jusquau réel fraternel du poème, accomplissant main dans la mains avec des maîtres comme Juarroz ou Pessoa, une lucidité à l’exigence solaire irrigant les écorces d’une écriture singulière, totalement Siméonienne, phrasé de haute humilité reconnaissable entre tous, et qui nous cueille, nous emporte du plus rugueux de notre être, vers plus d’ampleur et de regards, n’est-elle pas aventure dans la paume du grand livre des poèmes, une audace contagieuse qui sans cesse nous rassemble vers une utopie du geste d’écrire : la beauté apaise, relie, la beauté est amour.

Une vie libérée delle-même
comme le monde dans la nuit
est délivré de lui-même

Il en faut du culot pour oser cette écriture, cette thématique, ce geste de la même ampleur quune Politique de la beauté, ou que linsensé dune Lettre à la femme aimée au sujet de la mort et enfin de cet essai quantique despoir, La Poésie sauvera le monde.

Cest la belle audace dun aventurier créateur du printemps des poètes, dun voyageur de lintime qui a consacré sa vie à fraterniser avec la poésie des autres, à adopter des poètes de tous les pays, à ouvrir des espaces de rencontres et de lecture, de transmission et de partage, à libérer chacun de nous de ses impossibles pour lui ouvrir dautres espaces à franchir.

Ce livre est parfumé. Du boisé de celle qui nous cherche, nous trouve, nous contourne. « Un soleil de hanches et dépaules » nous réchauffe le cœur, lâme et serre notre solitude contre lui. Nous nous jetons dans les bras du ciel qui « sétire comme un rêveur au matin qui ne comprend pas la lumière. »

Il est temps de faire la fête
De ne pas en croire ses yeux
(...)
Après tant de nuits infiniment
et qui furent fleuves. 




Jean-Pierre Siméon, La flaque qui brille au retrait de la mer, suivi de Matière à réflexion

Ce petit livre, dont le premier titre est issu de l’aphorisme 127 de la seconde partie, se présente en deux sections différentes, sur le même sujet : pourquoi la poésie, pourquoi des poètes, qu’est-ce que la poésie, à quoi est-elle utile, en quoi consiste un poème, comment devient-on poète, suffit-il pour l’être d’affirmer qu’on l’est et d’avoir éventuellement fait imprimer une plaquette de vers, etc., etc. ?

Dans la première partie, des pages de prose réflexive s’attachent à exposer le retour d’expérience du poète Jean-Pierre Siméon sur sa propre évolution en poésie et les questions qu’il se pose à ce propos, avec des tentatives de réponses lucides, parfois dubitatives ou hasardées, généralement convaincantes. Ce qui m’a semblé le plus digne d’être médité par tous les apprentis-poètes, dont je suis, c’est le souci qu’a l’auteur de voir la poésie (son exercice, sa présence dans la collectivité, sa place dans la pensée), justifiée. Le point sur lequel notre poète insiste, c’est sur le fait de la relation aux autres qui se manifeste à travers le poème, la publication, le besoin d’expression sociale inhérente à l’acte de publier. Plutôt qu’un mauvais commentaire à ce sujet, je préfère laisser la parole, limpide, à notre auteur : « Que quiconque ait le droit d’écrire des poèmes, voire de s’autoproclamer poète, ne se discute pas. La poésie n’appartient à personne, chacun a droit au risque éventuel du ridicule et finalement les lecteurs et le temps sont des arbitres sûrs. Mon propos ne vise ici qu’à identifier les causes d’un malentendu tenace qui veut que l’intention suffise à faire le poète et fait omettre le forcené travail qu’il faut pour y parvenir. On admet sans discuter qu’un long et exigeant apprentissage soit nécesaire pour se revendiquer chorégraphe, comédien, compositeur ou cinéaste, mais tout se passe comme si cette contrainte ne valait pas pour la poésie. » J’arrête ici car bien sûr je ne veux pas déflorer la suite. Il faut se plonger dans le point de vue passionnant de l’auteur sur le désir, sur le rythme dans le vers, sur le rapport de la voix du poète à la langue, sur la gestion de la « situation poétique » - j’en parlais à l’instant - par rapport à la société. Je crois que quiconque lit des poèmes, et davantage encore, quiconque aura entrepris d’en écrire - ce « chemin de vie » dont parle Siméon - tirera bénéfice à lire cet essai simple et franc autour des questions essentielle qu’on peut se poser à propos de l’affaire de la Poésie. 

Jean-Pierre SIMÉON – La flaque qui brille au retrait de la mer, suivi de Matière à réflexion, Editions Project’îles, 80 pp., 14 €.

De l’analyse de son élan de jeunesse vers le poème, jusqu’à celle d’un parcours de vie de bientôt trois quarts de siècle, avec les enseignements qu’un constant souci de la poésie a pu lui apporter, ces pages concentrées d’un auteur à l’oeuvre abondante et largement reconnue (sans pour autant qu’elle l’ait poussé à délaisser une saine humilité), méritent la plus intime attention. Il est probable que la majorité des poètes de notre temps s’y reconnaîtraient, et que ces pages peuvent constituer un sain garde-fou, si l’on me passe l’expression, pour de futurs écrivains que tente la poésie.

La seconde section de l’essai rassemble 152 aphorismes que Jean-Pierre Siméon a rassemblés sous le titre « Matière à réflexion ».  Et cette matière est d’une évidence assez foudroyante par les observations brèves qu’elle énonce, j’en cueille quelques-unes, mais toutes méritent réflexion précisément : 1. Mieux vaut un poème sans poète qu’un poète sans poème. 3. Vouloir être poète pour être connu, c’est partir en randonnée avec des tongs. 10. Il arrive que pour un vers, un poème, un recueil, le poète ait eu l’oreille absolue. Pour le lecteur, ça saute aux yeux. 18.Ne jamais douter de la poésie, mais de son poème, oui, toujours. 33. Le dessus des mots fascine mais c’est toujours dessous que ça se passe.  34. Poème : tissage, métissage. Surtout pas broderie. 60. Usage des adjectifs : pas comme des briques, comme des vitres. 64. La poésie est très précisément matière à réflexion. Elle nous réfléchit autant que nous la réfléchissons. 89. La poésie peut penser bien sûr mais il faut que cette pensée ait du vent dans les cheveux. 110. Pas de poème sans un « je » fut-il fantôme. Le moindre choix énonce un affect, une pensée, une humeur. Voire une insuffisance cardiaque. 136. Il arrive que des poèmes obscurs soient éclairants – mais jamais ceux obscurcis à dessein. 142. Le mauvais poète est celui qui préfère sa poésie à toutes les autres. 152. Aucun poème au monde ne serait justifié si la poésie n’était pas le sens ultime du devenir humain.

Si je cite de larges éclats de cette « matière », ce n’est pas que j’aie sélectionné le plus intéressant, seulement voulu montrer l’éventail des intérêts et, autour de la question poétique la diversité des questions qui se posent à un poète de long cheminement, qui en ce mince livre s’est appliqué avec bonheur à offrir un condensé transparent de son expérience. Il est des poètes qui s’expliquent, d’autres qui soit ne le veulent pas pour des raisons qui leur appartiennent, par exemple désir (suspect) d’entretenir un certain mythe, soit ne le peuvent simplement pas. Jean-Pierre Siméon fait ici partie de ceux qui mettent cartes sur table, même si certaines d’entre elles, précisément pour des raisons qui tiennent à l’essence de la poésie, nous interrogent à la manière de ces lames du Tarot dont on n’a jamais le sentiment d’avoir épuisé leur réserve de significations !

Présentation de l’auteur




Jean-Pierre Siméon, Politique de la beauté

Que dire de plus à la préface de Jean-Pierre Siméon, sauf une question : la beauté peut-elle disparaître ?

On ne peut que constater son absence dans l’art officiel d’aujourd’hui, pourtant elle était là, elle a existé et ce manque nous fait peur, voire nous angoisse dans la mesure où elle est une réalité qui émerveille, un contrepoids existentiel, une sauvegarde qui permet de conserver un espoir quand on traverse le guet sans savoir où on va. La beauté se situe du côté de l’intuition, du désir, des émotions, du bonheur, de la vie qui évolue sans cesse, qui se recrée à chaque instant… Non pas que le raisonnement et la logique soient à éliminer, mais, comme en toute chose, quand une méthode devient un dictat, une unique façon de penser, il y a danger.

La beauté n’est pas une invention humaine, mais un élément primordial de la vie, les fleurs en sont le témoignage, agréments de séduction pour attirer les insectes, et les fruits doux et savoureux pour les oiseaux aussi, et les couleurs magnifiques chez les poissons exotiques, et le sourire chez l’être humain qui perdure encore mais souvent dépouillé de son innocence pour se parer d’une ironie soi-disant intelligente.

 

Jean-Pierre Siméon, Politique de la beauté, Cheyne éditeur, août 2017

Jean-Pierre Siméon, Politique de la beauté, Cheyne éditeur, août 2017

« L ‘envie nous prend de monter sur les épaules du vent », oui, pour goûter toutes les saveurs du monde, pour sentir le frôlement d’une aile, en se perdant dans l’infini beauté de notre planète où l’être n’a plus besoin de preuves pour exister. La beauté est une ouverture, c’est la liberté qui prend le pouvoir alors que la laideur est rétrécissement, enfermement, impasse, dont les rouages mortifères nous broient inexorablement ou nous fait fuir. Peut-être avons-nous peur de la beauté car elle nous rend immobile, subjugué et donc animalement vulnérable.

Dans la « Politique de la beauté », on devine le sens de la vie de la cité, du vivre ensemble dans un nous se retrouvant autour de cette beauté qui nous tient un instant hors de l’extrême solitude dans laquelle nous plonge notre monde technologique. L’air se réchauffe, la brume des visages se dissipe. « Regardez cette lumière au cou d’une colline », belle invitation à la nature, à sa présence, à reconnaître un cadeau que fait le ciel à la terre, à renaître dans notre environnement premier quand on découvre « sur ses mains le bleu du ciel ».

Aimer la beauté est un acte politique, une valeur en soi, contre le nihilisme, la vulgarité, la bêtise, elle tient la main d’un côté à l’humanisme et de l’autre à une certaine innocence dans une époque qui se croit tellement intelligente qu’elle en a perdu cette forme d’amour et de curiosité. La beauté n’est pas que dans le langage, elle est là, souvent invisible dans sa grâce quotidienne, dans un geste simple, enchanté.

Beauté je t’embrasse pour alléger ma langue des lourdeurs de la nécessite.




Jean-Pierre Siméon, Lettre à la femme aimée au sujet de la mort et autres poèmes

Je n’insisterai pas sur la bibliographie considérable et variée de Jean-Pierre Siméon, mais si je devais partir sur une île déserte avec un livre de lui, j’emporterais celui-ci, qui rassemble trois recueils significatifs de son œuvre.

 Ce qui les rend particulièrement accessibles et efficaces poétiquement, est qu’il s’agit manifestement d’une écriture qui n’a pas oublié qu’elle peut avoir à passer par l’oralité. Elle en a la simplicité des images, l’harmonie sonore de la formule, la qualité dans « l’attaque » qui fait que chaque poème accroche d’emblée. Bref, Jean-Pierre Siméon n’a pas renoncé aux moyens classiques mais discrets des prestiges de la rhétorique, sans que les poèmes en souffrent. Ils y gagnent au contraire une sorte de théâtralité de bon aloi, une économie dans la mise en scène d’une éventuelle récitation, ou déclamation, qui poursuit secrètement une longue tradition de la parole en poésie. Du coup, les poèmes de ce livre sont un plaisir à lire à haute voix, pour soi-même, solitaire en forêt par exemple. L’autre qualité de ces poèmes qui bien sûr touchent souvent au thème de l’amour, mais pas seulement, c’est leur ton. Ce ton est ressenti comme celui d’une sincérité toute directe à l’égard et à l’intention des êtres humains et en particulier, de la « gardienne des baisers ».

Jean-Pierre Siméon, Lettre à la femme aimée au sujet de la mort et autres poèmes. (NRF Coll. Poésie/Gallimard – préface de J.M. Barnaud).

Jean-Pierre Siméon, Lettre à la femme aimée au sujet de la mort et autres poèmes. (NRF Coll. Poésie/Gallimard – préface de J.M. Barnaud).

Le livre fourmille ainsi d’expressions qui enchantent et sont des trouvailles, disons, laconiques, qui étincellent au détour des vers. Mais ces expressions, si brillantes qu’elles soient, ne voilent pas de leur éclat l’intime profondeur du propos, et c’est pour cela que la poésie de Jean-Pierre Siméon est au plus haut point émouvante. Elle est une poésie sous-tendue par une vie constamment reliée à notre insu – car il n’évoque point la chose de façon ostentatoire, comme certains dont c’est le fonds de commerce ! - à ce que j’appelle volontiers l’humaine tribu, la communauté des bipèdes, voire des vivants en général, que - à la faveur de l’amour de « l’aimée » - nous voudrions consanguine, fraternelle (« se reconnaître défait/ dans chaque homme qui tombe... » ). Et d’autant plus que la vie de cette humanité dont chacun est un atome, se découpe sur fond de mortel mystère. Pour toutes ces raisons, et d’autres que je laisse au lecteur le soin de découvrir, je recommande vivement ce beau petit volume et le trésor de tendre sagesse qu’il recèle. En des temps aussi durs que les nôtres, une parole ajustée au monde et qui, ni ne le fuit dans un enchantement béat, ni ne se laisse dévorer par lui en marinant dans ses affres quotidiennes, mais se tient à distance de « for-intérieur » et d’équilibre, mérite que nous entrions volontiers en résonance, en sympathie, avec elle, comme on le dit des « cordes sympathiques » des violes d’Amour !