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Jeanine Baude, Île corps océan — Isla cuerpo océano, Le Chant de Manhattan, (extraits)

3 fragments

 

C’est vouloir et ne plus connaître              
Rien est absolument Tout                          
Le corps l’océan la figure                          
d’un poème effacé

Esto es querer y no ya no conocer
Nada es absolumente Todo
El cuerpo el océano la figura
de un poema borrado

Attouchements d’espaces                      
Autant de sable dans la mie du pain      
Le paysage se met à table                      

Sur anatomie d’oiseau en vol              
le suprême banquet

Contactos de espacios
tanta arena en la miga del pan
El paisaje se pone a la mesa

En la anatomía de pájaro en vuelo
el supremo banquete

 

L’eau hennit lourde langue de bleu    
Accuse ton passage                             

La mitoyenneté serait île corps océan   
L’osmose de ce nu à la cheminée        
et de ton rêve mâcheur d’abeilles

El agua relincha pesada lengua de lo azul
Acusa tu paso

La medianería sería isla cuerpo océano
la ósmosis de este desnudo frente a la cheminea
y de tu sueño mascador de abejas

∗∗

 

 

 

traduction de Porfirio Mamani Macedo,  Belgique
L’Arbre à Paroles, 2007 ; réédition juin 2013.

Le Chant de Manhattan (3 extraits)

Ça s’étire : les longues jambes jusqu’à l’océan, les bras vers le ciel. Un corps, une ville, une étrange composition totalement imaginée par l’homme blanc. Le Peau-Rouge lui vendit pour vingt-quatre dollars cette boue, ces collines, ce fleuve. Etrange transaction si l’on sait que pour un Indien la terre ne nous appartient pas. Seulement prêtée le temps d’une vie et ainsi de génération en génération. L’homme noir, ce fut une autre histoire. Le vent se glisse entre les tours, avec fracas. Il raconte : New York is black, New York is red, New York is yellow.

Auréolé, ce qu’il reste de nuit dans ce jour fade caresse la peau du survivant qui passe. Cela gonfle jusqu’au soir sur le zinc où la mousse d’un verre de bière déborde. La fille jette sa tête en arrière sur un rire de gorge. L’ennui, le ballet charnel croisent le chant, le rossignol, les notes. Le trompettiste souffle. La chanteuse écrase sa robe d’organdi entre les mains d’un “ guy ”. Les doigts, les jambes, le plancher, la houle dessinent, tracent sur Broadway ce sentier apache, défient la grille implacable de Manhattan. Sweet Brazil.

Dans les tunnels s’engouffrent les rails, sous la ville, la ville. Les piliers se dressent foisonnants. Diamant qui se renverse, complice suit les gestes quotidiens, lianes et racines touffues s’enchevêtrent aux courroies d’acier, aux vérins, aux mains qui se caressent. Le temple et les autels, les femmes s’asseyant leurs yeux bridés levés vers d’autres nuits. Les travailleurs ankylosés, le shit, une rame qui roule. Dieu est mort. Le manque et l’iris, les genoux qui se cognent. Les vitamines, les tranquillisants dans les poches, l’enveloppe de chair qui éructe sur les gravats, les immondices, les tags, la plainte d’un saxo. La foule se presse, regarde les horloges. L’express et le local suivent leur course, la rivière, les courbes, les collines, la puanteur. Les faïences, les mosaïques de Cortland Street, les coulures, Ravenne et Bursa, la mosquée verte, les tapis de prière, la septième année, le septième jour, le sabbat, une respiration qui se retient. L’enfant, ses yeux rieurs, sa peau, la couleur et la peur, la gangrène, la galère assis côte à côte et devisant. Sur les poumons qui s’étiolent, la brûlure des talons, la tempête sans bornes, l’argument d’une journée que l’on doit accomplir. Les signaux rassurent, immergent leurs faisceaux, cèdent à l’homme sa part de jeûne, aimantent ce qui reste de lumière dans les chairs, les vaisseaux.

 Éditions SEGHERS, 2006




Jeanine Baude : Soudain

De Jeanine Baude, les éditions la rumeur libre publient un des derniers recueils, Soudain, (l’autre, Aveux simples, étant publié par Voix d’encre) et le tome I des Œuvres poétiques, préfacée par José Manuel de Vasconcelos : « Une femme qui cherche son devenir », dit-il à juste titre, et qui le cherche à travers le devenir de sa poésie. De fait, la distance semble bien grande entre les premiers recueils repris en volume, Ouessanes (1989), C’était un paysage (1992), Incarnat désir (1998) et Soudain. Quel saut de la brièveté des premiers textes, de la syntaxe minimaliste et souvent nominale, dans les limites d’un vers libre de quelques syllabes :

La sève
la chambre
la quête

(Ouessanes)

Incarnat désir
glaïeul à mes lèvres

(Incarnat désir)

à ces « Neuvains » et « Onzains », dont le vers tourne autour de dix syllabes, et s’étire dans les « versets » de clôture ! Entre temps, évidemment, il y aura eu Le Chant de Manhattan et Juste une pierre noire.

Les premiers lieux du poète sont l’île, mais aussi la campagne, le temps de la ville viendra plus tard, et malheureusement aussi l’expérience de la douleur. C’est l’émerveillement qui domine devant le « pollen d’été » ou la douceur de la nuit, et devant la « gerbe d’étincelles » de l’écriture. Les « pierres dressées » à la fin d’Incarnat désir n’ont pas encore pris la couleur noire de la maladie.

C’était pourtant déjà une exultation traversée d’éclairs de crainte qui se lisait : le sacré n’est-il pas ambivalent, fascination et terreur ? À « la cime du roc », « l’usure », et la « perte » de l’homme est « inexorable ». Cependant l’horizon était vaste, et l’espoir sans nuages :

L’île silencieuse
marche

vers le destin
que j’ai choisi

Jeanine Baude, Soudain, La Rumeur Libre, 2015, 141 pages, 18 €.

clamait autrefois la poète. La vie s’est chargée d’emporter les illusions : à coup sûr, le seul destin qui ait été choisi est celui de poète. Car comment « la dame au cigarillo » pourrait-elle avoir décidé de sa vie dans un monde de guerres, de violence, de « chambre à gaz fumante », de maladie et de « faille dans les os »  ? « Soudain tu plantes ta détresse en hommage à la mer » : le monde est toujours là, dans sa splendeur et son indifférence, et la « jouissance » est toujours chantée, mais le chant n’est plus aussi allègre.

Restent évidemment des constantes, la musique, Xenakis, autrefois et maintenant, Venise, le désir, « les accords du plaisir », d’autant plus précieux qu’ils sont plus fragiles, et l’écriture. Depuis les débuts en poésie, la réflexion sur le langage et la poésie est toujours présente : la main transcrit le feu des sables, dit Ouessanes, à quoi fait écho le limpide « Soudain écrire encore ». La méditation est plus explicite dans « Soudain », et il n’est guère de poème dont elle soit absente car elle « interfère » avec les choses du monde :

Soudain l’interférence de l’amour
Soudain la réalité d’une œuvre

Soudain les variations et le temps du poème
Soudain une pomme rouge

Le principe même de ces textes dont tous les vers commencent par un « Soudain », renforcé dans les onzains en « Soudain ô solitude » à l’orée de chacun, est en soi la marque du retour de la poésie sur elle-même au travers de la forme. Dans Le Fleuve Alphée, Caillois, dont Jeanine Baude est une grande admiratrice, évoquait le mouvement de ce fleuve qui remonte vers sa source. Le mouvement poétique depuis les débuts est un peu à l’image de ce fleuve : si les premiers textes appartiennent bien à une modernité soucieuse d’éviter les règles, avec les derniers, la contrainte, strophe, vers, est au contraire revendiquée et elle s’ajoute à la répétition architectonique qui structure les poèmes et le recueil. C’est retrouver la mesure, le nombre, dont Mallarmé et Claudel, pour ne citer qu’eux, disaient l’importance dans la lutte contre le hasard. Ici, le hasard serait plutôt le chaos, qu’évoquent ces énumérations disparates, « chaotiques », selon l’expression qu’employait le grand philologue Leo Spitzer à propos de la poésie moderne :

Soudain les sonorités pures
Soudain un jet de pierres

Soudain une date
Soudain un atlas des voies fluviales

Le vers, ainsi agencé, impose son ordre au désordre :

Soudain l’ordre et le poème (7 syllabes)

Soudain le vers et la prose (7 syllabes)

et l’écriture discipline la colère, l’indignation, qui, depuis toujours, font de Jeanine Baude un poète engagée au service de l’humain. Le mot « éthique » figure d’ailleurs dans un vers du recueil.

Ce désordre apprivoisé, c’est aussi celui d’une vie où la lecture a tenu une place essentielle. Dante, Baudelaire, Aristote, Homère, surgissent au détour d’un vers, comme la musique, Varèse ou Jean-Sébastien Bach. C’est celui d’une vie tissée de jouissances et de drames, rassemblée sous le signe du cerceau de l’enfance et du cercle d’encre, et victorieuse de la solitude dans « la flamme perpétuelle » de la poésie.

Le fleuve Alphée a coulé vers sa source et le poème vers le mètre et une forme de régularité. C’était pour repartir aussitôt vers d’autres formes, comme celle du verset, cette unité intermédiaire entre le vers, qu’il soit mesuré ou libre, et la prose. La phrase resserrée dans les limites du vers des neuvains puis des onzains s’étale – groupes nominaux, participes, propositions simples – sur trois, quatre lignes qui disent la toute puissance de la vie :

Soudain si le corps est un temps le destin restant éveillé tu rugis sous le mot son écorce d’aubier sa coque de granit tu suis de ta lente mémoire la route de sang la nef des orbes pures tes doigts sur les cosses émiettant la robe et la chaleur du fruit

Ainsi, ce qui aurait pu se révéler une psalmodie fastidieuse, une recherche formelle monotone, (« invocations sans suite et palabres taiseux ») est à la source d’un vertige, d’un tourbillon où le lecteur est pris, comme devant la diversité du monde, sa beauté et son horreur, et où la seule branche à laquelle il puisse se raccrocher est l’écriture.

De ses premiers poèmes à ses derniers recueils, les variations de Jeanine Baude ne cessent de chanter la poésie, et le poème est comme « un arbre […] planté au plein cœur de la page ». Son devenir de femme est bien celui d’une œuvre généreuse en mouvement :

Soudain le tout ensemble et le lien : le poème




Jeanine Baude, Oui

Oui, le chant 

Oui, un titre, qui dit bref et fort la déclaration d’adhésion à la vie que décline le livre foisonnant de Jeanine Baude. Adhésion malgré la douleur de vivre indissociable de sa joie, la violence trop souvent du monde, la conscience de finir, mais adhésion intense, que déploie ce chant lyrique dans le sens premier de ce terme

Car ce recueil est chant - « le chant, seul recours, étincelle à l’oreille/ du labyrinthe, ton congé de clarté, ta nuit sereine » - chant liturgique même construit autour de la répétition et de la variation, « rêvant de formes fixes » et s’employant à en inventer : ce sont les poèmes de deux strophes de sept vers balançant entre non et oui et terminées par un envoi de la première partie, les Proses vénitiennes s’ouvrant par « Si Venise en hiver » et se terminant par un quintil justement nommé d’acquiescement, les treize vers des poèmes d’Epilogue en treize vers, les reprises sémantiques du Chant d’Adrienne, dont chaque fragment s’ouvre sur un « Et je te parle, Adrienne » ou bien le « Ô solitude » augural des poèmes en prose de Ô solitude, l’île ou encore la scansion finale de chaque poème d’Antiphonaire par le mot « lectures », sonnant comme un amen. Ces reprises formelles, dans ce qu’elles ont de rituélique, constituent l’unité des six ensembles, qui composent le recueil, dont la richesse thématique s’étoile autour d’un axe central tressant l’éloge du corps amoureux à l’histoire collective, la louange de la présence sensuelle au monde à l’élan spirituel, la méditation sur le poème à sa mémoire insistante. 

Jeanine Baude, Oui, Éditions La Rumeur Libre.

Le premier « chant » - car ainsi pourrait-on nommer chaque partie- donne son titre de Oui à l’ensemble et fait alterner les plateaux de la balance entre refus et acquiescements. À la première strophe le rôle de dire non, à la seconde, qui débute toujours par « mais », celui d’un oui, qui « vague après vague roule l’acquiescement ». Mais ce balancier ne distribue pas mécaniquement la dualité, les non sont aussi « brulants de révolte », de juste « rage » quand, par exemple, dans « la ruelle embrasée » « tête et poing dressés » résonne « le chant qui monte des visages », célébrant une fraternité et une aspiration à la liberté qui emportent adhésion. Impossible et inutile d’énumérer ces oui et ces non, qui font résonner « le cri de l’enfant enchaîné à la guerre », « les décombres anonymes/ que les hommes poudroient », avec, en contrepoint, le oui proféré « sur la différence des langues, des couleurs, des emplois », sur « la brume d’un corps d’à côté éclairant de ses courbes la brillance d’un ciel », sur « le vertige des hommes, toujours monter plus haut », égrenant un « poème de joie » à dire « le corps et le corps encore/ le centre et la chute amoureuse » et la beauté du monde, celle de « l’univers, le vaste », celle de la houle, des dunes, du soleil, celle  du « désir attelé », de la chair à son épanouissement quand la dune évoque « une hanche de femme, son rut » comme celle de l’élan spirituel loin des dogmatismes semeurs de carnages et puisant aux sources de Patmos. La parole de St Jean - l’amour est plus fort que la mort- semble résonner allusivement à l’arrière de ce livre habité par des voix, qu’il convoque explicitement et implicitement, d’Homère à Nietzsche, de « la tour abolie » de Nerval aux « fleurs du mal » baudelairiennes ou au « loriot » de René Char. Entre la prophétie et le laurier de l’oracle pythique, le poème, « déversant son ruisseau secret, sa clarté, sa lumière », éclaire le flot emporté de la vie. Car océanique est aussi ce chant s’élevant aux confluents de mers, rivières, ruisseaux, dont il brasse le tourbillon contradictoire.

Une même eau baigne chacune des Proses vénitiennes  et leur quintil final, invitant à la contemplation. Ce sont tableaux précis de la ville - ses rues, des places, ses monuments- qui se déploient et semblent se refléter, éclatés, réinventés dans les tableaux des peintres évoqués, Tintoret, Tiepolo, Jérôme Bosch, Ruskin, Caravage, Le Bernin, Kandinsky… À moins qu’à l’inverse la ville ne reflète la peinture dans un réel inventé par l’art qui, tableau ou poème, en construisent l’image, paysage extérieur et intérieur confondus, où, de même que précédemment, se met en scène un colloque imaginaire joignant Villon et Rimbaud, Pound, les élégies à Duino et Robert Browning, l’infinito de Leopardi et « la libre Marianne entre les mains d’un peuple heureux ». Si le poème joint temps et espaces disparate, c’est parce qu’il se fait  méditation sur la destinée humaine en même temps qu’introspection. Venise semble devenir cette femme prise dans des plis d’eau et de pierre, mer et draperies mêlées, dont « les longs cris sont appel d’air ».

L’intime de la vie devient allégorie et l’art et le poème disent le monde. Si la poète « emprunte à Fontana sa lame » c’est  pour la hausser, « pli après pli, sur la vergue tendue, lisant la comète, la joie, l’audace qui déferle » et délivrer son art poétique : « la phrase roulant sensuelle sur la page, l’écrivaine séduit son verbe, l’envoûte et le place en un lieu toujours indéfini car peu importe l’azur, la nuit ou l’ensoleillement des termes, la vigie, celle qui dirige le chant, implose puis explose, et suivant le fleuve, le canal et la mer qui les brasse, s’expose souveraine, fuyant le port, l’arrivée, caressant les coraux d’une plage et jusqu’aux fonds marins étirant sa demeure, enlace l’univers… » et la phrase continue, une seule phrase-vague marine d’une demi page, qui dit l’amplitude du geste et de la geste du poème contant celle des hommes.

C’est encore de l’histoire humaine, de son tragique, que « parle » le chant d’Adrienne  (toujours lui, le chant)  s’élançant depuis « les rivages de cette mer qui encercle la terre » (toujours elle, la mer) et ramène à la mémoire les temps d’horreur concentrationnaire, ranimant la figure des déportées. « Si le diadème était pour vous cette fumée noire qui faisait cercle autour de vos têtes » dit le texte liminaire dans une inversion les couronnant et auréolant d’une mandorle de sainteté ces femmes martyres. Adrienne, la Résistante, reprend vie au poème qui la nomme et se fait récit, évoquant sa jeunesse insouciante puis « le temps démesuré de la souffrance » dans un requiem où s’unissent les deux visages de la sacrifiée et de la poète qui « épelle Ravensbrück sous le dais des saveurs » car, affirme-t-elle, « je le sais, même dans la boue de ce torrent, mélasse et merde exsudant leur foutre inutile et vert, suint sans clarté, ici, tu espérais ». Au plus profond du mal qui ronge l’histoire humaine, Adrienne, Germaine T. et Charlotte d’Auschwitz sont figure d’espoir et d’humanité : « Oui, ton geste résistant accomplit un enfantement… »… Dans la douleur, dans l’horreur s’enfante encore et malgré tout ce « oui » qui titre l’ouvrage. Le oui d’une ténacité, d’un courage, d’une espérance disant notre humanité, le oui du poème dans sa «clameur de kermesse l’inondant » quand cette adresse à Adrienne, à la fois descente aux enfers et résurrection, se clôt sur une scène de fresque unissant « ceux enterrés et ceux renaissants » « le livre et le corps », l’Eunoé et le Léthé, « l’architecture de la révolte » et « le son de la lyre ».

On pourrait continuer d’explorer de même les trois autres parties de ce livre, Ô solitude, l’île, Antiphonaire et Désert, qui réservent mêmes dédales de sens et des sens conjugués. Ce sont les douzains de Ô solitude, l’île qui enserrent dans leur forme, elle-même insulaire, le parcours de l’enfance à « l’homme dernier », « liant les hommes à ce courant d’amour » qui les emporte, « mains plongées dans l’épaisseur des langues et des algues », habités comme la poète par « la passion, son courroux, ses veines tendres », « une mesure d’espoir grêle sous la peau ». « Fontaine sous mes doigts, le feu, l’eau liés ensemble », le poème explore « l’églogue et l’épopée », « la ruelle qui ouvre sur l’océan en son entier »  le « qui suis-je » de « l’étrange bête humaine », le « chemin giboyeux des anciens lus sous la lampe » comme « l’appel du plus haut que toi ». Ce sont les « Lectures » d’Antiphonaire dont chacune égrène un « épisode de vie », interrogeant « ce pourquoi en cerceau qui danse sur l’humaine traversée » en « cantique » et « prière » à l’éphémère entonnée par « un danseur cannibale ». C’est Apollinaire, Michaux, Artaud qui viennent se joindre à l’ivresse et à la beauté. Et si Désert il y a, au final, c’est non stérilité, mais dans l’analogie des dunes et des vagues, pour y « reprendre marche à l’avant », entonner de nouveau le « chant » au confluent de « l’Orient blessé » et de « l’Occident en perte de formes, de sens », jouer sur le geste de l’archéologue - « creuser » -  refaisant parcours de « la naissance à la mort ». « La nuit reste à éclaircir » et cela fait le poème quand il « nomme », creusant la langue, qui charrie ensemble l’étreinte sous « la yourte nuptiale » et les charniers des massacrés.

Lyrisme ai-je dit. Oui, car c’est chant, solo d’une voix qui s’élève en multiples tonalités et chœur de voix qui résonnent à travers elle. Chant, psaume, mélopée, cantilène, prière, antienne, ces mots et d’autres encore ponctuant le texte, donnent une des clef de ce recueil à la fois bilan, somme et profession de foi, qui charrie le tout de notre condition humaine énigmatique et contradictoire dans sa houle océane. 

 




Jeanine Baude, Oui

Oui, le chant 

 

Oui, un titre, qui dit bref et fort la déclaration d’adhésion à la vie que décline le livre foisonnant de Jeanine Baude. Adhésion malgré la douleur de vivre indissociable de sa joie, la violence trop souvent du monde, la conscience de finir, mais adhésion intense, que déploie ce chant lyrique dans le sens premier de ce terme

Car ce recueil est chant - « le chant, seul recours, étincelle à l’oreille/ du labyrinthe, ton congé de clarté, ta nuit sereine » - chant liturgique même construit autour de la répétition et de la variation, « rêvant de formes fixes » et s’employant à en inventer : ce sont les poèmes de deux strophes de sept vers balançant entre non et oui et terminées par un envoi de la première partie, les Proses vénitiennes s’ouvrant par « Si Venise en hiver » et se terminant par un quintil justement nommé d’acquiescement, les treize vers des poèmes d’Epilogue en treize vers, les reprises sémantiques du Chant d’Adrienne, dont chaque fragment s’ouvre sur un « Et je te parle, Adrienne » ou bien le « Ô solitude » augural des poèmes en prose de Ô solitude, l’île ou encore la scansion finale de chaque poème d’Antiphonaire par le mot « lectures », sonnant comme un amen. Ces reprises formelles, dans ce qu’elles ont de rituélique, constituent l’unité des six ensembles, qui composent le recueil, dont la richesse thématique s’étoile autour d’un axe central tressant l’éloge du corps amoureux à l’histoire collective, la louange de la présence sensuelle au monde à l’élan spirituel, la méditation sur le poème à sa mémoire insistante. 

Jeanine Baude, Oui, Éditions La Rumeur Libre.

Le premier « chant » - car ainsi pourrait-on nommer chaque partie- donne son titre de Oui à l’ensemble et fait alterner les plateaux de la balance entre refus et acquiescements. À la première strophe le rôle de dire non, à la seconde, qui débute toujours par « mais », celui d’un oui, qui « vague après vague roule l’acquiescement ». Mais ce balancier ne distribue pas mécaniquement la dualité, les non sont aussi « brulants de révolte », de juste « rage » quand, par exemple, dans « la ruelle embrasée » « tête et poing dressés » résonne « le chant qui monte des visages », célébrant une fraternité et une aspiration à la liberté qui emportent adhésion. Impossible et inutile d’énumérer ces oui et ces non, qui font résonner « le cri de l’enfant enchaîné à la guerre », « les décombres anonymes/ que les hommes poudroient », avec, en contrepoint, le oui proféré « sur la différence des langues, des couleurs, des emplois », sur « la brume d’un corps d’à côté éclairant de ses courbes la brillance d’un ciel », sur « le vertige des hommes, toujours monter plus haut », égrenant un « poème de joie » à dire « le corps et le corps encore/ le centre et la chute amoureuse » et la beauté du monde, celle de « l’univers, le vaste », celle de la houle, des dunes, du soleil, celle  du « désir attelé », de la chair à son épanouissement quand la dune évoque « une hanche de femme, son rut » comme celle de l’élan spirituel loin des dogmatismes semeurs de carnages et puisant aux sources de Patmos. La parole de St Jean - l’amour est plus fort que la mort- semble résonner allusivement à l’arrière de ce livre habité par des voix, qu’il convoque explicitement et implicitement, d’Homère à Nietzsche, de « la tour abolie » de Nerval aux « fleurs du mal » baudelairiennes ou au « loriot » de René Char. Entre la prophétie et le laurier de l’oracle pythique, le poème, « déversant son ruisseau secret, sa clarté, sa lumière », éclaire le flot emporté de la vie. Car océanique est aussi ce chant s’élevant aux confluents de mers, rivières, ruisseaux, dont il brasse le tourbillon contradictoire.

Une même eau baigne chacune des Proses vénitiennes  et leur quintil final, invitant à la contemplation. Ce sont tableaux précis de la ville - ses rues, des places, ses monuments- qui se déploient et semblent se refléter, éclatés, réinventés dans les tableaux des peintres évoqués, Tintoret, Tiepolo, Jérôme Bosch, Ruskin, Caravage, Le Bernin, Kandinsky… À moins qu’à l’inverse la ville ne reflète la peinture dans un réel inventé par l’art qui, tableau ou poème, en construisent l’image, paysage extérieur et intérieur confondus, où, de même que précédemment, se met en scène un colloque imaginaire joignant Villon et Rimbaud, Pound, les élégies à Duino et Robert Browning, l’infinito de Leopardi et « la libre Marianne entre les mains d’un peuple heureux ». Si le poème joint temps et espaces disparate, c’est parce qu’il se fait  méditation sur la destinée humaine en même temps qu’introspection. Venise semble devenir cette femme prise dans des plis d’eau et de pierre, mer et draperies mêlées, dont « les longs cris sont appel d’air ».

L’intime de la vie devient allégorie et l’art et le poème disent le monde. Si la poète « emprunte à Fontana sa lame » c’est  pour la hausser, « pli après pli, sur la vergue tendue, lisant la comète, la joie, l’audace qui déferle » et délivrer son art poétique : « la phrase roulant sensuelle sur la page, l’écrivaine séduit son verbe, l’envoûte et le place en un lieu toujours indéfini car peu importe l’azur, la nuit ou l’ensoleillement des termes, la vigie, celle qui dirige le chant, implose puis explose, et suivant le fleuve, le canal et la mer qui les brasse, s’expose souveraine, fuyant le port, l’arrivée, caressant les coraux d’une plage et jusqu’aux fonds marins étirant sa demeure, enlace l’univers… » et la phrase continue, une seule phrase-vague marine d’une demi page, qui dit l’amplitude du geste et de la geste du poème contant celle des hommes.

C’est encore de l’histoire humaine, de son tragique, que « parle » le chant d’Adrienne  (toujours lui, le chant)  s’élançant depuis « les rivages de cette mer qui encercle la terre » (toujours elle, la mer) et ramène à la mémoire les temps d’horreur concentrationnaire, ranimant la figure des déportées. « Si le diadème était pour vous cette fumée noire qui faisait cercle autour de vos têtes » dit le texte liminaire dans une inversion les couronnant et auréolant d’une mandorle de sainteté ces femmes martyres. Adrienne, la Résistante, reprend vie au poème qui la nomme et se fait récit, évoquant sa jeunesse insouciante puis « le temps démesuré de la souffrance » dans un requiem où s’unissent les deux visages de la sacrifiée et de la poète qui « épelle Ravensbrück sous le dais des saveurs » car, affirme-t-elle, « je le sais, même dans la boue de ce torrent, mélasse et merde exsudant leur foutre inutile et vert, suint sans clarté, ici, tu espérais ». Au plus profond du mal qui ronge l’histoire humaine, Adrienne, Germaine T. et Charlotte d’Auschwitz sont figure d’espoir et d’humanité : « Oui, ton geste résistant accomplit un enfantement… »… Dans la douleur, dans l’horreur s’enfante encore et malgré tout ce « oui » qui titre l’ouvrage. Le oui d’une ténacité, d’un courage, d’une espérance disant notre humanité, le oui du poème dans sa «clameur de kermesse l’inondant » quand cette adresse à Adrienne, à la fois descente aux enfers et résurrection, se clôt sur une scène de fresque unissant « ceux enterrés et ceux renaissants » « le livre et le corps », l’Eunoé et le Léthé, « l’architecture de la révolte » et « le son de la lyre ».

On pourrait continuer d’explorer de même les trois autres parties de ce livre, Ô solitude, l’île, Antiphonaire et Désert, qui réservent mêmes dédales de sens et des sens conjugués. Ce sont les douzains de Ô solitude, l’île qui enserrent dans leur forme, elle-même insulaire, le parcours de l’enfance à « l’homme dernier », « liant les hommes à ce courant d’amour » qui les emporte, « mains plongées dans l’épaisseur des langues et des algues », habités comme la poète par « la passion, son courroux, ses veines tendres », « une mesure d’espoir grêle sous la peau ». « Fontaine sous mes doigts, le feu, l’eau liés ensemble », le poème explore « l’églogue et l’épopée », « la ruelle qui ouvre sur l’océan en son entier »  le « qui suis-je » de « l’étrange bête humaine », le « chemin giboyeux des anciens lus sous la lampe » comme « l’appel du plus haut que toi ». Ce sont les « Lectures » d’Antiphonaire dont chacune égrène un « épisode de vie », interrogeant « ce pourquoi en cerceau qui danse sur l’humaine traversée » en « cantique » et « prière » à l’éphémère entonnée par « un danseur cannibale ». C’est Apollinaire, Michaux, Artaud qui viennent se joindre à l’ivresse et à la beauté. Et si Désert il y a, au final, c’est non stérilité, mais dans l’analogie des dunes et des vagues, pour y « reprendre marche à l’avant », entonner de nouveau le « chant » au confluent de « l’Orient blessé » et de « l’Occident en perte de formes, de sens », jouer sur le geste de l’archéologue - « creuser » -  refaisant parcours de « la naissance à la mort ». « La nuit reste à éclaircir » et cela fait le poème quand il « nomme », creusant la langue, qui charrie ensemble l’étreinte sous « la yourte nuptiale » et les charniers des massacrés.

Lyrisme ai-je dit. Oui, car c’est chant, solo d’une voix qui s’élève en multiples tonalités et chœur de voix qui résonnent à travers elle. Chant, psaume, mélopée, cantilène, prière, antienne, ces mots et d’autres encore ponctuant le texte, donnent une des clef de ce recueil à la fois bilan, somme et profession de foi, qui charrie le tout de notre condition humaine énigmatique et contradictoire dans sa houle océane. 

 




Jeanine Baude : Soudain

De Jeanine Baude, les éditions la rumeur libre publient un des derniers recueils, Soudain, (l’autre, Aveux simples, étant publié par Voix d’encre) et le tome I des Œuvres poétiques, préfacée par José Manuel de Vasconcelos : « Une femme qui cherche son devenir », dit-il à juste titre, et qui le cherche à travers le devenir de sa poésie. De fait, la distance semble bien grande entre les premiers recueils repris en volume, Ouessanes (1989), C’était un paysage (1992), Incarnat désir (1998) et Soudain. Quel saut de la brièveté des premiers textes, de la syntaxe minimaliste et souvent nominale, dans les limites d’un vers libre de quelques syllabes :

La sève
la chambre
la quête

(Ouessanes)

Incarnat désir
glaïeul à mes lèvres

(Incarnat désir)

à ces « Neuvains » et « Onzains », dont le vers tourne autour de dix syllabes, et s’étire dans les « versets » de clôture ! Entre temps, évidemment, il y aura eu Le Chant de Manhattan et Juste une pierre noire.

Les premiers lieux du poète sont l’île, mais aussi la campagne, le temps de la ville viendra plus tard, et malheureusement aussi l’expérience de la douleur. C’est l’émerveillement qui domine devant le « pollen d’été » ou la douceur de la nuit, et devant la « gerbe d’étincelles » de l’écriture. Les « pierres dressées » à la fin d’Incarnat désir n’ont pas encore pris la couleur noire de la maladie.

C’était pourtant déjà une exultation traversée d’éclairs de crainte qui se lisait : le sacré n’est-il pas ambivalent, fascination et terreur ? À « la cime du roc », « l’usure », et la « perte » de l’homme est « inexorable ». Cependant l’horizon était vaste, et l’espoir sans nuages :

L’île silencieuse
marche

vers le destin
que j’ai choisi

clamait autrefois la poète. La vie s’est chargée d’emporter les illusions : à coup sûr, le seul destin qui ait été choisi est celui de poète. Car comment « la dame au cigarillo » pourrait-elle avoir décidé de sa vie dans un monde de guerres, de violence, de « chambre à gaz fumante », de maladie et de « faille dans les os »  ? « Soudain tu plantes ta détresse en hommage à la mer » : le monde est toujours là, dans sa splendeur et son indifférence, et la « jouissance » est toujours chantée, mais le chant n’est plus aussi allègre.

Restent évidemment des constantes, la musique, Xenakis, autrefois et maintenant, Venise, le désir, « les accords du plaisir », d’autant plus précieux qu’ils sont plus fragiles, et l’écriture. Depuis les débuts en poésie, la réflexion sur le langage et la poésie est toujours présente : la main transcrit le feu des sables, dit Ouessanes, à quoi fait écho le limpide « Soudain écrire encore ». La méditation est plus explicite dans « Soudain », et il n’est guère de poème dont elle soit absente car elle « interfère » avec les choses du monde :

Soudain l’interférence de l’amour
Soudain la réalité d’une œuvre

Soudain les variations et le temps du poème
Soudain une pomme rouge

Le principe même de ces textes dont tous les vers commencent par un « Soudain », renforcé dans les onzains en « Soudain ô solitude » à l’orée de chacun, est en soi la marque du retour de la poésie sur elle-même au travers de la forme. Dans Le Fleuve Alphée, Caillois, dont Jeanine Baude est une grande admiratrice, évoquait le mouvement de ce fleuve qui remonte vers sa source. Le mouvement poétique depuis les débuts est un peu à l’image de ce fleuve : si les premiers textes appartiennent bien à une modernité soucieuse d’éviter les règles, avec les derniers, la contrainte, strophe, vers, est au contraire revendiquée et elle s’ajoute à la répétition architectonique qui structure les poèmes et le recueil. C’est retrouver la mesure, le nombre, dont Mallarmé et Claudel, pour ne citer qu’eux, disaient l’importance dans la lutte contre le hasard. Ici, le hasard serait plutôt le chaos, qu’évoquent ces énumérations disparates, « chaotiques », selon l’expression qu’employait le grand philologue Leo Spitzer à propos de la poésie moderne :

Soudain les sonorités pures
Soudain un jet de pierres

Soudain une date
Soudain un atlas des voies fluviales

Le vers, ainsi agencé, impose son ordre au désordre :

Soudain l’ordre et le poème (7 syllabes)

Soudain le vers et la prose (7 syllabes)

et l’écriture discipline la colère, l’indignation, qui, depuis toujours, font de Jeanine Baude un poète engagée au service de l’humain. Le mot « éthique » figure d’ailleurs dans un vers du recueil.

Ce désordre apprivoisé, c’est aussi celui d’une vie où la lecture a tenu une place essentielle. Dante, Baudelaire, Aristote, Homère, surgissent au détour d’un vers, comme la musique, Varèse ou Jean-Sébastien Bach. C’est celui d’une vie tissée de jouissances et de drames, rassemblée sous le signe du cerceau de l’enfance et du cercle d’encre, et victorieuse de la solitude dans « la flamme perpétuelle » de la poésie.

Le fleuve Alphée a coulé vers sa source et le poème vers le mètre et une forme de régularité. C’était pour repartir aussitôt vers d’autres formes, comme celle du verset, cette unité intermédiaire entre le vers, qu’il soit mesuré ou libre, et la prose. La phrase resserrée dans les limites du vers des neuvains puis des onzains s’étale – groupes nominaux, participes, propositions simples – sur trois, quatre lignes qui disent la toute puissance de la vie :

Soudain si le corps est un temps le destin restant éveillé tu rugis sous le mot son écorce d’aubier sa coque de granit tu suis de ta lente mémoire la route de sang la nef des orbes pures tes doigts sur les cosses émiettant la robe et la chaleur du fruit

Ainsi, ce qui aurait pu se révéler une psalmodie fastidieuse, une recherche formelle monotone, (« invocations sans suite et palabres taiseux ») est à la source d’un vertige, d’un tourbillon où le lecteur est pris, comme devant la diversité du monde, sa beauté et son horreur, et où la seule branche à laquelle il puisse se raccrocher est l’écriture.

De ses premiers poèmes à ses derniers recueils, les variations de Jeanine Baude ne cessent de chanter la poésie, et le poème est comme « un arbre […] planté au plein cœur de la page ». Son devenir de femme est bien celui d’une œuvre généreuse en mouvement :

Soudain le tout ensemble et le lien : le poème




Île corps océan Isla cuerpo océano

 

 

3 fragments

 

 

C’est vouloir et ne plus connaître              
Rien est absolument Tout                          
Le corps l’océan la figure                          
d’un poème effacé

 

Esto es querer y no ya no conocer
Nada es absolumente Todo
El cuerpo el océano la figura
de un poema borrado

 

 

Attouchements d’espaces                      
Autant de sable dans la mie du pain      
Le paysage se met à table                      

Sur anatomie d’oiseau en vol              
le suprême banquet

 

Contactos de espacios
tanta arena en la miga del pan
El paisaje se pone a la mesa

En la anatomía de pájaro en vuelo
el supremo banquete

 

 

L’eau hennit lourde langue de bleu    
Accuse ton passage                             

La mitoyenneté serait île corps océan   
L’osmose de ce nu à la cheminée        
et de ton rêve mâcheur d’abeilles

 

El agua relincha pesada lengua de lo azul
Acusa tu paso

La medianería sería isla cuerpo océano
la ósmosis de este desnudo frente a la cheminea
y de tu sueño mascador de abejas

 

 

traduction de Porfirio Mamani Macedo,  Belgique
L’Arbre à Paroles, 2007 ; réédition juin 2013.




Juste une pierre noire

 

la vie son bouillonnement à découvert sur l’exil sa torpeur

le tremblé de l’être sa vocation à surgir du néant

tu prends dans tes mains son projet sa démesure

tu claques comme drapeau dans un ciel serein

tu affrontes et soulignes la rivière ses méandres

le soir qui vient le repos le son clair de la nuit

sous la lampe tu lis une comptine à l’enfant qui s’endort

tu reviens sur tes chemins lourds tu les effaces

tu rencontres les dieux sur un chemin de terre

 

 

Éditions Bruno Doucey




Le Chant de Manhattan (3 extraits)

Ça s’étire : les longues jambes jusqu’à l’océan, les bras vers le ciel. Un corps, une ville, une étrange composition totalement imaginée par l’homme blanc. Le Peau-Rouge lui vendit pour vingt-quatre dollars cette boue, ces collines, ce fleuve. Etrange transaction si l’on sait que pour un Indien la terre ne nous appartient pas. Seulement prêtée le temps d’une vie et ainsi de génération en génération. L’homme noir, ce fut une autre histoire. Le vent se glisse entre les tours, avec fracas. Il raconte : New York is black, New York is red, New York is yellow.

Auréolé, ce qu’il reste de nuit dans ce jour fade caresse la peau du survivant qui passe. Cela gonfle jusqu’au soir sur le zinc où la mousse d’un verre de bière déborde. La fille jette sa tête en arrière sur un rire de gorge. L’ennui, le ballet charnel croisent le chant, le rossignol, les notes. Le trompettiste souffle. La chanteuse écrase sa robe d’organdi entre les mains d’un “ guy ”. Les doigts, les jambes, le plancher, la houle dessinent, tracent sur Broadway ce sentier apache, défient la grille implacable de Manhattan. Sweet Brazil.

Dans les tunnels s’engouffrent les rails, sous la ville, la ville. Les piliers se dressent foisonnants. Diamant qui se renverse, complice suit les gestes quotidiens, lianes et racines touffues s’enchevêtrent aux courroies d’acier, aux vérins, aux mains qui se caressent. Le temple et les autels, les femmes s’asseyant leurs yeux bridés levés vers d’autres nuits. Les travailleurs ankylosés, le shit, une rame qui roule. Dieu est mort. Le manque et l’iris, les genoux qui se cognent. Les vitamines, les tranquillisants dans les poches, l’enveloppe de chair qui éructe sur les gravats, les immondices, les tags, la plainte d’un saxo. La foule se presse, regarde les horloges. L’express et le local suivent leur course, la rivière, les courbes, les collines, la puanteur. Les faïences, les mosaïques de Cortland Street, les coulures, Ravenne et Bursa, la mosquée verte, les tapis de prière, la septième année, le septième jour, le sabbat, une respiration qui se retient. L’enfant, ses yeux rieurs, sa peau, la couleur et la peur, la gangrène, la galère assis côte à côte et devisant. Sur les poumons qui s’étiolent, la brûlure des talons, la tempête sans bornes, l’argument d’une journée que l’on doit accomplir. Les signaux rassurent, immergent leurs faisceaux, cèdent à l’homme sa part de jeûne, aimantent ce qui reste de lumière dans les chairs, les vaisseaux.

 Éditions SEGHERS, 2006