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Questionnements politiques et poétiques 4 : Quelques poètes italiens à Paris (2009), Jolanda Insana

Il y a dix ans – mais que cela semble loin, au vu de la vie parisienne étriquée et si entre soi d’aujourd’hui ! –, à l’initiative du dramaturge Maurizio Scaparro et d’un certain nombre d’intellectuels des deux côtés des Alpes, auprès du Théâtre des Champs-Élysées (et aussi à l’Institut Culturel Italien de Paris) fut organisée une série de rencontres, lectures, débats autour de la poésie et de l’écriture dramatique italiennes au XXème siècle juste alors écoulé.

Occasion aussi de diverses dégustations plus terrestres, hélas impossibles à ressusciter ici, en un temps où le Slow Food (invention piémontaise comme son nom ne l’indique pas) se répandait de par le monde. Nous en proposons ci-après une toute petite trace, telle que retrouvée, en fait, dans l’ordinateur de l’un de ces intervenants (et donc éminemment partielle et sans doute partiale… pour qui en aurait conservé son propre souvenir). Où, avec un détour surprenant par la Belle Époque – mais un précédent épisode de cette rubrique ne portait-il pas sur Pascoli et son formidable Gog et Magog au tournant du siècle ? – nous pouvons bien toucher du doigt l’implication éminemment politique de la poésie la plus exigeante au plan linguistique et littéraire. Tel était le sens d’une présentation par Edoardo Sanguineti, dont nous n’avons pas réussi à retrouver la trace, mais que ses nombreux écrits engagés laissent imaginer sans peine. (Telle aussi l’intention des extraits théâtraux, dont il ne sera pas fait état). 

Rencontre avec Jolanda Insana, à Messine en novembre 2017.

À méditer encore, au delà de l’occasion et de l’anniversaire, alors que la « rentrée littéraire » occupe l’essentiel des médias culturels, comme chaque année désormais – pendant que nombre d’écrivains et en particulier des poètes cherchent en vain un éditeur digne de ce nom…

Cela étant redit, et écrit noir sur blanc, sans animosité aucune ; avec, tout au plus, peut-être une certaine tristesse. Et le regret de ne pas voir disponibles sur papier, en France, les textes d’un certain nombre d’auteurs étrangers considérables, qui n’ont pas eu la chance de s’exprimer dans une langue aussi répandue que l’anglo-saxonne par exemple. Citons encore Pascoli, s’il faut n’en citer qu’un ; ou Saba lui-même, dont Gérard Macé vient de redonner un choix des proses-récits des émouvants Ricordi, racconti. Mais bon : que de grandes maisons d’édition cherchent à préserver l’environnement en économisant les ressources premières nécessaires à la fabrication du papier, doit-on supposer, est tout à leur honneur. Les publications en ligne, après tout, sont faites aussi pour pallier la frilosité de ces vertueux et prudents opérateurs.

Pour des raisons d’espace et de lisibilité, cet ensemble est présenté aujourd’hui en trois épisodes. Il complète, en quelque sorte, l’anthologie Amont dévers qui a également paru ici entre 2016 et 2019

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Jolanda Insana

I

 

les mots aussi vers leur calvaire
portent la croix
et sortent morts du dictionnaire

 

jamais senti autant le froid
et je noue à mon cou les fichus des jours de deuil
pour les tenir au chaud qu’ils ne se refroidissent pas
si jamais elle revenait et avait froid au cou
comme en rêve elle revient et son menton tremble et elle claque des dents
et pas de chaleur d’août qui la réchauffe et l’anime

 

ailes grand ouvertes elle volette la petite pie
qui se gave jamais rassasiée d’insectes et de rongeurs

l’année finit
et les baleines grises laissent l’Alaska
et se mettent en voyage
pour la longue route de la mer
et nous perchés sur ces chaises de bonne assise
nous ne bougeons pas d’un millimètre
pour procréer et conserver
aussi n’allons-nous nulle part
et sommes craintifs de tout

à la baisse est la foi et l’espérance

 

je suis ici
à une distance de cinq cents milles
et je pense à toi qui penses à moi
et dans le rêve tu approches la main de mon nez
et tu as un tremblement de cils

 

tu as les pieds tu as les chaussures qui puent
amour déchanté
et pourtant jamais je n’ai dégainé l’épée

m’éblouit et obscurcit la lumineuse créature
qui devient ténébreuse et dresse la muraille

 

poussé le long des grillages à coups de rame
le thon entre dans la chambre de la mort
sans chansons ni hourras

 

comprendre où s’est enfoncé ce moi éreinté
qui à temps perdu fit échec à son univers

 

plus facile de sauver la vie
que sauver de la vie

 

elle est perturbée la résidence du cœur
et les nerfs oscillent du dedans au dehors
quand en navette entre le passé le plus lointain
et le présent bloqué dans son cours
des échos retrouvés de pensée se cognent aux parois
et des voix rendent des jugements sans appel
et demandent qu’on barricade portes et fenêtres
ricanant et murmurant
qu’il n’est pas question que l’on ne peut que l’on ne doit
ou pour appâter putassent
et empestent le chaud morceau
qui reste là sur le plat du jour à refroidir

mutilés tous nous sommes mutilés
par le super-censeur qui coupe les fils
avec ses cent-treize dents
et rumine et se tache en restant à la garde
de l’égout conservatoire de merde et autorité
Cerbère œillu et dévoreur

mais palper la blessure qui menace
et soigner le mal en renouant le dialogue
exactement au point qu’il s’est interrompu
où et quand il sortit des rails

 

il sautille se balance
reste pendu à la branche et fait de l’œil
à la prune juteuse avant de la becqueter
le moineau gourmand qui attendit tout l’hiver
en rêvant de graines joyeuses

 

ne se mettra plus en route la nuit
pour le pèlerinage à la Vierge Noire
ou au sanctuaire de l’Antenne-en-mer
ni n’allumera de cierges contre le mal
et les diables qui sous forme de vers
entrent dans le ventre de chaque mortel
et lui ôtent la lumière des yeux
excitent son esprit le rendent fou
mortuaire sous son suaire

 

et plus ne me nourrira
de pain-perdu et blanc-manger
ni ne découvrira la marmite
avec le pot-au-feu de chèvre
la bonne soyeuse viande de chèvre
que je ne mange plus depuis des lustres

 

 

 

Jovana Insana, Da dove mi venne quest'amore Selene (D'où venait cet amour Séléné), 2009.

II

 

on peut même écrire avec du jus
d'échalote ou de citron ou d’autre fruit aigre
et aucun signe ne sera visible
tant qu’on ne l’expose au feu
et qu’il redevienne mot
pour disparaître loin du feu

 

le requin mort
continue d’avaler
vivants poissons

 

la fenêtre claque
change décor et réplique
aussi après tant d’énervement
j’ai envie de brailler des chansons
parce que le dernier mot n’est pas dit

voix de silence est la voix du père et du fils
pendant que le patron crie
à moi tous les micros

raidis par le gel cet hiver les oiseaux tombèrent

 

 

dans la plénitude de l’heure chaude
rongée par les acides de la sueur
méprise l’esprit oublieux
puisque derrière le mur la vie continue à respirer
harassante
et j’existe en équilibre à cette hauteur
pour ne pas être dé-tournée

 

 

la douleur qui par le corps se meut
et n’est jamais en certain lieu
diversement remue
encombre la vue
fracasse les membres
et quand le col s’affaisse
comme si défaits étaient les nerfs
peine à soutenir la tête qui tombe morte
et ne veut pas tomber

 

tremble le balcon avec tous les jasmins
et les guirlandes d’oignons
mais je ne suis pas proche parente de la mort
et ne veux pas embrasser qui s’en va

 

l’ennemi est archi-victorieux ?
mais le dernier mot n’est pas dit
et je m’en irai par le monde
avec mon petit caillou en poche
parce que la vitrine ne m’attire pas
ni la boucherie où pendent boyaux et malecordes

 

 

 

III

 

tu l’infibules et la lorgnes
la courtises et réévoques et la soufflettes
presses décharnes et te la fais – la langue

 

oppressé par ce qui travaille dans la nuit
il ne pleure ne hurle et se désespère en dormant
rêvant qu’il s’écroule
et son goût est brûlé par trop de soif
et ce voile devant les yeux
il tombe si tu ne le serres pas à la taille

 

il n’est précaution qui vaille contre la peur
à trois ans lorsque s’ouvre le premier gouffre
et que sous les bombes on perd terre et eau
mais je crains que ce ne fut pas là le dernier avis
expédié par le patron

personne ne saura quel mal ce fut
d’avoir blessé l’ouïe

 

je suis ici et tu dis non au baiser enchanteur
parce que tu veux que l’on voie combien la mesure est sans comparaison
mais je peux témoigner que ce ne fut pas illusion et que la vue
dura aiguë pendant deux nuits
puis la vision pendant plus d’un mois et maintenant au froid
l’extase perd en envergure et s’abat en stase

 

contre l’outrecuidance de l’empire
l’âme se lève et dit
– donnez-moi une gorgée d’air et je renierai l’ennemi

quelque chose
il doit y avoir quelque chose
contre les assaillants des barrières du moment
et donc ce n’est pas une chose bizarre
que l’irrespectueuse distance de ce lieu à ici
où je me consume dans un incendiesoleil
apercevant en procession les porteurs de reliques
qui ne savent jamais comment s’étend outre mesure
l’arrogance de camoufler la mort
mais aveuglée je ne reconnais pas la bête fauve qui engloutit ma vie
alors que je voulais à petites gorgées

 

 

 

Jolanda Insana, Frammenti di un oratorio (Fragments d'un oratoire).

 

IV

 

je suis marionnettiste
et je fais mon petit théâtre avec deux seules marionnettes
elle et elle
elle s’appelle vie
et elle s’appelle mort
la première elle pourainsidire a des couilles
la seconde est une petite conne
et quand il arrive que compénétration s’ensuive
la vie meurt carrément de plaisir

 

mais qui pense à te foutre
bêtasse d’une truie
toute en rogne après la vie

 

c’est moi la vie
et je t’enfourche
mort foutue
toute en tremblotement

 

semblant qu’elle me voit pas
suffit d’un revers de main
et adieu pain et plaisir
le strict nécessaire
pour subsister

 

nous ne finirons jamais de faire
bagarre amère
aucun copain n’y mettra
son mot de paix
tu souffles les bougies
que je rallume

 

la vie sent bon la vie
si douce
qu’elle décolle les saints
de leur croix

 

 

V

 

que veux-tu Sibylle ?
– je suis voix et ne veux r’mourir
– parle-parle pendant que j’t’emmielle et survole

 

à la poésie point de remède
qui l’a se la gratte comme gale

 

et pourtant le poète infortuné
ou se pend ou est tourmenté

 

et de toi les autres diront
il est mort et va chantant

 

je me retranche et ne me déboîte pas
là où le pain est le plus salé
et je laisse la mélasse aux fourmis

 

quand ça vaut la peine
je baisse ma visière
et frappe des coups de beauté

 

(d’un recueil en construction)

à suivre

 

Présentation de l’auteur

Jolanda Insana

Jolanda Insana était une poète et traductrice italienne. Née à Messine, en 1968, Insana a déménagé à Rome où elle est diplômée en littérature ancienne avec une thèse sur La quenouille d'Erinna. Elle est décédée à Rome en 2016.

http://www.italian-poetry.org/jolanda-insana/  

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

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