Over and Underground in Paris & Mumbai — Rengas ferroviaires

Rengas ferroviaires

Over and Underground in Paris & Mumbai [« Paris/Mumbai/Aérien/Souterrain »] est un projet collectif poético-ferroviaire porté par quatre femmes : deux poètes, Karthika Nair et Sampurna Chattarji, deux illustratrices, Roshni Vyam et Joëlle Jolivet.

Le résultat est un livre objet tête-bêche comme une rame automotrice réversible : la 4e de couverture est aussi une 1e de couverture et la 1e une 4e de sorte que, tel le conducteur qui change de cabine de commande au terminus pour repartir en sens inverse, le lecteur, pour tout lire, doit renverser le volume.

[K.N.] And now, to end, to end or to begin –
for the two can appear well-nigh the same
dizygotic twins doffing wilfully
mismatched hats or helmets, that’s all – here be
a canticle for those who transmute stray
rocks (or maybe satellites, inert and
aimless) into swirling constellations
of lines and stations that sparkle and spin
by moonless sunshine as by night : the near
three thousand engine drivers that magic
many millions of us…

Voici en fin fin ou début
les deux peuvent paraître quasi pareils
jumeaux dizygotes coiffés, têtus,
de chapeaux ou casques dépareillés, voilà tout – voici
un hymne à qui transmue des rochers
errants (ou qui sait des satellites flottants,
inertes) en constellations tournantes
de lignes et de stations chatoyantes pivotantes
sous un soleil sans lune comme la nuit : les près de
trois mille conducteurs qui magient
plusieurs millions d’entre nous…

Karthika Nair & Sampurna Chattarji, Roshni Vyam & Joëlle Jolivet, Over and Underground in Paris & Mumbai, Context Westland Books 2018.

L’idée était de rapprocher l’Inde et la France par le biais des réseaux ferrés locaux de Paris et Mumbai, et des banlieusards d’ici et de là-bas, tous pris dans le flux sanguin des transports quotidiens on every freighted day [S.C.], « tous les jours affrétés ».

D’une fructueuse originalité, l’objet collaboratif, inspiré du renga, se présente comme un échange épistolaire entre les deux poètes, dont l’un, face 1, est lancé par Karthika, l’autre, face 2, par Sampurna – ou vice versa. Sur la face 1, K., par exemple, avait pour tâche de commencer un poème en reprenant le dernier vers du poème précédent de S. Alors que, sur la face 2, S. devait terminer un poème en reprenant le premier vers du poème précédent de K.

Le Peletier, Cadet, Riquet… there’s a near-dozen stations more before Porte de la Villette. However will I reach before tonight’s premiere ! Panic and bile rise in lilac swirls till ‘No sweat, we’ll sneak you through stage door, stretch the first song or somethin’. Yes, here is where and why I belong.

Le Peletier, Cadet, Riquet… encore près d’une douzaine de stations avant Porte de la Villette. Comment pourrais-je arriver à temps à la première de ce soir ? Panique et maussaderie croissent en torsades lilas jusqu’à : « Pas de soucis, on te fera passer par l’entrée des artistes, on fera durer le premier air, on trouvera un moyen. » Oui, voici où je suis et pourquoi j’y suis.

[S.C.] Where and why I belong was never clear to me
Until
I found myself landing feet first in Mumbapuree

je suis et pourquoi j’y suis ne m’est jamais apparu Nettement jusqu’à ce que
J’atterrisse les pieds les premiers à Mumbapuree

 

Sampurna avoue qu’un vers lancé par Karthika l’« a aiguillée vers une voie parallèle où, arrêtant d’observer attentivement les passagers, j’ai fermé les yeux et me suis mise à m’observer moi-même et à confronter mes peurs inavouées », ce qui ne serait sans doute pas arrivé si elle n'avait « pas été contrainte de parvenir à un vers particulier à la fin de mon poème ».

 

Écrit par Karthika Nair et Sampurna Chattarji et illustré par Roshini Vyam et Joëlle Jolivet, « Over and Underground in Paris and Mumbai » est un récit de voyage sous forme de poésie, d'illustrations et de conversations à travers les continents entre Sampurna Chatterji, de Mumbai, et Karthika Nair, de Paris. Entretien avec Karthika Nair.

Ainsi les poèmes de S. et de K. se croisent comme des rames, invitant les lectrices à vadrouiller entre les mots, entre les lignes et entre les usagers tour à tour du métro parisien…

[K.N.] By Châtelet, the ripple swells into torrent.
Legions and legions of heels pound steel-tipped concrete
stairs to the platform, some sidestepping, some near tripping on, an islet of quiet […/…], middle-aged, unshaven […/…] plastic tumbler in hand for handouts.

Vers Châtelet, l’onde gonfle en torrent.
Des légions de talons pilonnent les escaliers en béton à nez de marches en acier, jusqu’au quai, certains évitant, d’autres manquant de trébucher sur un îlot de paix […/…] d’âge mur, pas rasé […/…] gobelet en plastique à la main destiné aux aumônes.

… et le réseau de chemin de fer (sub)urbain de Mumbai, avec ses propres vocables et pressions.

[S.C.] Meanwhile at six thirty, between Matunga Road-Mahim Junction you would never live to rue the day you caught the five-thirty-seven fast from Churgate to Vihar, if only you’d waited for the next one, you might even have got a seat…

En attendant, à six heures trente, entre Matunga Road et Mahim Junction, tu n’eus pas l’heur de survivre pour regretter le jour où tu as pris le direct de 17h37 Churchgate-Vihar, si seulement tu avais attendu le suivant, tu aurais même pu qui sait trouver une place assise…

« Paris/Mumbai/Aérien/Souterrain » rapproche des réseaux ferroviaires tentaculaires qui cimentent, agrègent, font un tout de chacune de deux métropoles qui vivent, bougent, pulsent grâce à eux et à leurs incessants mouvements. Le recueil noue – de « nouer », comme dans : « nœud ferroviaire » et comme dans : entrelacement des regards, des visions, des points de vue. Sans oublier « resserrage » comme dans : resserrage des boulons et resserrage des liens.

On board, the sari-clad
gazelle-eyed beauty stares
thoughtfully at me from an
ARE YOU BEING HARASSED
poster, winsomely winning me 
over to her gentle way of resisting
every molester with a simple
phone-call.


A bord, la beauté en sari
yeux de gazelle me fixant
l’air pensif depuis une affiche
VICTIME DE HARCELEMENT ?  
me rallie aguicheuse
à sa manière douce de résister
à tout agresseur par un simple
appel téléphonique.

L’échange épistolaire des poètes est redoublé par l’entrecroisement des illustrations de Roshni Vyam et Joëlle Jolivet. Elargissant l’échange de perspectives, les poètes ont proposé à cette dernière, la visiteuse française, de se concentrer sur les rames de Mumbai : elle nous livre des portraits au trait énergique, d’une rare justesse, tout en postures et expressions individualisées saisies au vol ; de son côté, Vyam, visiteuse (pardhan) gond à Paris, s’inspirant des motifs (dighna, chowka) géométriques, pigmentés, vibrants dont les Pardhan(e)s couvrent traditionnellement murs et sols, transfigure les trajets R.A.T.P. en imposant un contrepoint antique, végétal et animalier au propos contemporain, (sub)urbain de l’ouvrage.  

Le quatuor réunit en un ouvrage deux foules que tout sépare sauf leurs schémas de déplacements confiés aux transports en commun – et désormais ces deux textes illustrés qui s’entremêlent, « faits de millions d’individus …

They are the freight
Ils sont le fret

The human cargo
La cargaison humaine

… et de moments où, quand la foule s’écarte, sont révélées des bribes d’histoires qu’on ne peut que deviner, inventer. 

From Sampurna to Karthika
De Sampurna à Karthik
(extrait)

It cannot be
That endurance knows
No limit
Impossible
Que l’endurance ne connaisse

No limite
No limit

To the number of men who will
Attach themselves
No limite
Au nombre d’hommes qui
S’agrippent

To the outer edges of each
Compartment
No limit
A l’extérieur de chaque
Compartiment
No limite

To their disregard
For death
It cannot be
A leur mépris
De la mort
Impossible

That two faces
Emerge
From this
Que deux visages
Emergent
De ce

Daily
Carnage
Wreathed in smiles
Carnage
Quotidien
Enguirlandés de sourires

There are twenty three names I must list
Not the thousand and eight names of Durga
The thousand names for reindeer
The ninety-six names for love
The fifty names for snow
Just the twenty-three names I hadn’t foreseen
Je dois lister vingt-trois noms
Pas les mille et huit noms de Durga
Ou les mille noms du renne
Les quatre-vingt-seize de l’amour
Ou les cinquante de la neige
Non : les vingt-trois que je n’avais pas prévus

How could I
As I sat waiting for my train to Pune to arrive
On a platform besieged by locals
Where the long-distance train is just another
Interloper
Another rude
Interruption ?
Comme aurais-je pu
Attendant mon train pour Pune
Sur un quai bondé de banlieusards
Où l’express interurbain n’est qu’un
Intrus supplémentaire
Un énième et grossier
Hiatus ?

Mukesh Mishra  Shubhalata Shetty  Sujata Shetty Sachin Kadam  Mayuresh Haldankar  Ankush Jaiswal  Jyotiba Chavan Suresh Jaiswal  Chandrabhaga Ingle  Teresa Fernandis  Rohit Parab  Alex Curia  Hilloni Dedhia  Chandan Ganesh  Singh Mushtaq  Rais Teli  Priyanka Pasarkar  Mohammad Shakil Shraddha Warpe  Meena Varunkar  Vijay Bahadur  Masood Aslam et Satyendra Kanojia who died, not with the others in the stampede on the footbridge connecting Elphinstone Road and Parel stations, not on September twenty-ninth, two thousand seventeen, but a whole day later, in hospital, succombing to internal injuries, taking the death toll to twenty-three.

Mukesh Mishra  Shubhalata Shetty  Sujata Shetty Sachin Kadam  Mayuresh Haldankar  Ankush Jaiswal  Jyotiba Chavan Suresh Jaiswal  Chandrabhaga Ingle Teresa Fernandis  Rohit Parab  Alex Curia  Hilloni Dedhia  Chandan Ganesh  Singh Mushtaq  Rais Teli  Priyanka Pasarkar  Mohammad Shakil Shraddha Warpe  Meena Varunkar  Vijay Bahadur  Masood Aslam et Satyendra Kanojia tous décédés non pas au moment de la cohue sur la passerelle reliant les stations de Elphinstone Road et de Parel, pas le vingt-neuf septembre deux mille dix-sept mais bien vingt-quatre heures plus tard, à l’hôpital, de leurs blessures internes, vingt-trois morts en tout.

3202 passengers died
and 3363 were injured
on the suburban rail
network in 2016
3202 voyageurs sont morts
et 3363 ont été blessés
sur le réseau
suburbain en 2016

                                              

                                                         While 8 people die
                                                     on the local train tracks
                                                                 every day. 31 %
                                                       per cent stay untraced
                                                             Tous les jours
  8 personnes meurent
                                                        écrasées sur les voies

                                                        
dont 31% non identifiées
…/…

                                                    As many as 1798 people
                                                                  (more than 50%
                                                                   of total fatalities)
                                                died while crossing the tracks
    1798 morts, pas moins
                                                                          (plus de 50%
                                                          de la totalité des décès)
                                                            en traversant les voies

Death from other reasons :
Falling from trains (657)
Hitting the pole (8)
Slipping through
Autres causes de décès :
Tombé du train (657)
Heurté un poteau (8)
En glissant

                                                    The platform gap (13)
                                                               Electric shock (34)
                                                           Suicides (33) Natural
                                                     Death (524) Others (133)
              entre le quai et le marchepied (13)
                                                                    Electrocuté (34)
                                                               Suicidé (33) Cause
                                                Naturelle (524) Autres (133)

                              I think about the Others.
                      What other reasons could there be,
                       too individual to be listed ?
               What were the causes of natural death ?
               Heart attacks ? Haemorrhages ? Strokes ?
Je pense aux Autres.
Quelles autres raisons pourrait-il bien y avoir,
trop individuelles pour être listées ? 
Quelles étaient ces causes de mort naturelle ?
Hémorragie ? Infarctus ? AVC ?
…/…
I am not surprised. How many of those I saw this morning
would have got home safe ?
Would not have lost their tenuous grip on doors or someone’s
 polyester shoulder, and fallen to their deaths ?
How many slipped right through the platform gaps ? 
Je ne suis pas surprise. Combien de ceux que j’ai vus ce matin
sont-ils rentrés chez eux ce soir sains et saufs ? Auront,
lâchant la portière ou l’épaule polyester de leur voisin, glissé e
t trouvé la mort en s’écrasant sur le ballast ?
Combien auront chuté en gare même, sautant du train
en marche, dans l’interstice entre la rame et le quai ?
*
What stays when you switch off the sound ?
                  Que reste-t-il quand on coupe le son ?

 

unforeseen grace
a pregnant woman
stomach wrapped safe
beneath her pallu
walking past
la grâce inattendue
d’une femme enceinte
passant là
ventre emmailloté protégé
par son pallu

                                                                              gleem
               of steel
                                                                              bench
                                                                                      riddled
            with light
               l’éclat
d’une banquette
   en aluminium
                                                                                     criblée
        de lumière     

dude in flip-flops
and distressed jeans
impatient to be off
peering engine-ward
as if to make it move
by sheer will alone
and yet when it does
he switches mood
and arches languid
at the door reluctant
to let his flippered foot
lose contact
with the ground
lifting in and off
at the very last moment
his arms wide yawns
his fingertips barely
brushing the silver ribbing
above the door
un type en tongs
et jeans délavé
à hâte que le convoi s’ébranle
regard rivé à la tête du train
comme pour stimuler la loco
par sa seule force de volonté
or quand elle avance
son humeur vire
languide il se cambre
bâille à la porte rechignant
à laisser son pied palmé
perdre le contact
avec le sol
il le soulève le rentre
au tout dernier moment
bras en croix
phalangettes touchant
à peine le rebord nervuré
au-dessus de la porte

the choreography
of bags
some men keep
their knapsacks
safe and snug
before them
pregnant men
with bulgy tums
in baby-pink shirts
others slipshod
with plastic bags
swing jewellers
and sweet-sellers
clothiers and tailors
bums and bats
into faces
as they board                                                                  
chorégraphie
de sacs
besaces gardées
bien à l’abri
serrées sur le ventre,
hommes enceints
bidon bombé sous la
chemisette rose tandis que
d’autres négligents brandissent
des poches en plastique
camelots de bijoux toc
marchands de bonbons
couturiers tailleurs
clodos et dingos –
contre les visages
en se ruant à bord

A Mumbai, le cycle métro - boulot - (bref) dodo n’est pas une activité exempte de risques mortels. A Paris, l’atmosphère est sinon apaisée, du moins, quoiqu’on en pense ou en dise, sensiblement plus confortable.

From Karthika to Sampurna
De Karthika à Sampurna
(extraits)

 [K.N.] Rambuteau
You stroll eastwards. I head north via Line 11, diving into a seat beside three blue-and-grey stripe-tied connoisseurs of game consoles, rapt notching the virtues of Wii U, Xbox One & PlayStation 4 on a window misted by earnest breaths.
Rambuteau
Tu pars à l’est au pas de promenade. Je vise le nord via la Ligne 11, plonge sur une place libre à côté de trois connaisseurs, cravatés bleu et gris, de consoles de jeu, encochant captivés les vertus de Wii U, Xbox One & PlayStation 4 sur la vitre embuée par leurs haleines appliquées.

 Arts & Métiers
A springy-haired young man in carmine circumaural headphones covers his eyes with a quiet hand and weeps.
Arts & Métiers
Un jeune homme à la tignasse élastique auréolée d’un casque audio stéréo carmin se couvre les yeux d’une main placide et pleure.

République : Change here for 3, 5, 8 & 9. Tangerine,
tangerine will sign the course of my lifeline.


       On knees abutting mine dance a woollen flat
cap and grey leather gloves ; the owner spells
aloud touch-typing dispatches on a new, silver
telephone, a single quivering letter at a time :
his eyes hold the sparkle his fingers have no more.


République : Changement pour les lignes 3, 5, 8 & 9.
La ligne orange, l’orange signera le tracé de ma corde de sécurité.

       Sur des genoux accolés aux miens dansent un béret en
laine et des gants en cuir gris ; leur propriétaire tapote des
messages sans regarder les touches d’un portable neuf chromé,
épelant chaque lettre tremblante cliquée une à la fois :
ses yeux conservent le pétillement que ses doigts n’ont plus.

Jacques Bonsergent

And just across the aisle, a barely teenage couple sample
kisses, discover the calligraphy of courtship : an inky index
finger drawing whorls in fuchsia from the well
of a neck, while unlearned, eager lips gild the down
stroke from cheekbone to cleft on chin, and his hand cursives
desire in two scripts along her stocking-clad shin.


Jacques Bonsergent

 Et juste de l’autre côté du couloir, un couple à peine nubile
s’essaie aux baisers, découvre la calligraphie de la drague :
un index noir d’encre tire des volutes fuchsia du puits du cou,
tandis que d’ardentes lèvres inexpertes dorent
  une caresse plongeante de la pommette à la fossette du
menton et que la main du garçon écrit le désir en attaché et
 en deux graphies sur le bas luisant du tibia de la fille.

Et ainsi de suite à la faveur de déplacements et de changements à telle ou telle station. « Paris/ Mumbai/Aérien/Souterrain » peut se lire comme un roman, en prenant le volume dans un sens puis dans l’autre comme on tente de comprendre un plan du Métro de Paris ou de la Central Line ou de la Western Line à Mumbai, d’un trait ou pas, en aller simple ou en aller-retour, en droite ligne ou en faisant des détours, en sautant d’une ligne à l’autre, de nuit comme de jour comme on entre dans un tunnel et en ressort.

Le thème est riche.

 

Karthika Naïr et Joëlle Jolivet sur les lieux du métro : au-dessus et sous terre à Mumbai et Paris. Karthika Naïr et Joëlle Jolivet évoquent leur nouvelle collaboration Over & Underground à Mumbai et Paris, un regard sur le fonctionnement artériel de deux villes - Paris et Mumbai - qui associe magnifiquement la poésie de Naïr et les illustrations de Jolivet à celles de leurs homologues à Mumbai.

Les trajets sont propices à la méditation, notamment hors des heures de pointe, quand l’atmosphère est plus sereine, moins alourdie par la foule. Il est tentant alors pour la poète de retourner à ses marottes personnelles. Ainsi, l’observation des noms des stations peut mener à un détour purement littéraire : Chattarji, qui avait déjà écrit sur Bombay/Mumbai, s’attarde alors sur un palimpseste linguistique.

Mais la cohabitation forcée par le projet collaboratif – avec les voyageurs mais aussi entre elles – les font sortir de leur introspection pour les entraîner sur un chemin plus collectif qu’un poète a tendance à l’être.

Sampurna Chattarji se laisse aller à des réflexions qui, parties de la question ferroviaire, la transcendent. Sa colère face au délabrement du réseau ou sa compassion face au sort des commuters, auxquels le recueil est dédié, deviennent des sentiments qui se répandent loin des rails.

La contemplation des paysages familiers mais changeants, l’observation des autres passagers entraîne l’une et l’autre vers le passé, voire l’avenir.

Les trajets sont propices à des souvenirs, qui à leur tour, les entraînent vers d’autres souvenirs. Ce « carnet de voyage » écrit sur une longue période trahit parfois le temps écoulé entre la composition du premier poème et l’écriture du dernier, tout comme le wagon d’aujourd’hui et ses usagers ne sont plus les mêmes qu’il y a ne serait-ce que trois ans. Un pan d’histoire chaotique et dramatique s’est écrit entretemps et les poèmes traduisent cela, de même que les deux poètes ont mené leur vie propre chacune de son côté durant le temps d’élaboration du recueil. Karthika Nair précède ou prolonge volontiers les trajets en métro par des excroissances qui rejoignent celles des motifs de son illustratrice, Roshni Vyam… des parcours à pied dans la capitale, dans des rues où l’on entend parfois les bruits montant des entrailles.

Ta-dam ta-dam ta-dam…

 

 

 

Présentation de l’auteur

Karthika Naïr

Karthika Naïr est poète, dramaturge, fabuliste et librettiste. Le cantique des lionnes (Until the Lions : Echoes from the Mahabharata),  réécriture à plusieurs voix du Mahabharata, épopée fondatrice en Asie du Sud, a été récompensé en 2015 par le « Tata Literature Live Award for Book of the Year » en fiction.  Le livre a été très remarqué lors des “Forward Prizes” en 2016. Il a été adapté à plusieurs reprises pour la danse, le théâtre et l’opéra. Les Oiseaux électriques de PothakudiElectric Birds of Pothakudi – illustré par Joëlle Jolivet – a remporté le Prix Felipe de littérature écologique pour enfants, et a figuré dans les dernières sélections du Jugendliteraturpreis 2023.

La poésie de Karthika Naïr a été publiée dans de nombreuses anthologies et revues, comme Granta, Los Angeles Review of Books, Poetry Magazine, Poetry International, Indian Literature, The Bloodaxe Book of Contemporary Indian Poets, the Forward Book of Poetry 2017, ainsi que Versus Versus: 100 Poems by Deaf, Disabled and Neurodivergent Poets (à paraître en 2025 chez Bloodaxe). Elle a été lauréate d’une résidence à Sangam House (Inde) en 2012, ainsi qu’à la Fondation Toji (Corée) en 2013, puis à la Villa Marguerite Yourcenar (France) en 2015. Son dernier recueil de poésie, A Different Distance (Milkweed Editions, 2021), des renga écrits à quatre mains avec la poète américaine Marilyn Hacker, a figuré sur la liste de recommandations de Ms. Magazine en automne 2021 puis a été sélectionné dans Indie Next en décembre 2021.

Parmi les performances dont Karthika  Naïr a écrit les scripts :   ROOH: Within Her (2024) de Urja Desai ThakorePETTEE: Storybox (2024) avec le romancier Deepak Unnikrishnan; la pièce Beneath the Music (2023) mise en scène par Jay Emmanuel au théâtre Encounter à Perth (Australie); Mariposa (2022) de Carlos Pons Guerra,  une réécriture queer de Madame Butterfly, opéra de Puccini; et plusieurs des productions de danse primées de Akram Khan, dont Le cantique des lionnes (2016), adaptation d’un chapitre de son livre éponyme.

Karthika Naïr est cofondatrice de la compagnie du chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui, Eastman, et productrice exécutive de plusieurs des œuvres de Sidi Larbi Cherkaoui, ainsi que celles de Damien Jalet. Entre 2010 et 2015, elle été programmatrice associée du Festival Equilibrio à Rome avec Cherkaoui. En 2012, elle a créé les Prakriti Excellence in Contemporary Dance Awards (PECDA) pour la Fondation Prakriti (Inde), une initiative unique pour la danse dans le Sous-Continent indien, et elle en a été la directrice artistique pendant quatre éditions biannuelles. Elle est actuellement chargée de rechercher de nouveaux spectacles de danse en tant que membre du Rose International Dance Prize, une nouvelle initiative globale, organisée par le Sadler’s Wells Theatre, à Londres : elle est aussi membre du jury qui choisira les finalistes de l’édition inaugurale.

© Crédits photos Koen Broos

Bibliographie 

La poésie de Karthika Naïr a été publiée dans de nombreuses anthologies et revues, comme Granta, Los Angeles Review of Books, Poetry Magazine, Poetry International, Indian Literature, The Bloodaxe Book of Contemporary Indian Poets, the Forward Book of Poetry 2017, ainsi que Versus Versus: 100 Poems by Deaf, Disabled and Neurodivergent Poets (à paraître en 2025 chez Bloodaxe). Elle a été lauréate d’une résidence à Sangam House (Inde) en 2012, ainsi qu’à la Fondation Toji (Corée) en 2013, puis à la Villa Marguerite Yourcenar (France) en 2015. Son dernier recueil de poésie, A Different Distance (Milkweed Editions, 2021), des renga écrits à quatre mains avec la poète américaine Marilyn Hacker, a figuré sur la liste de recommandations de Ms. Magazine en automne 2021 puis a été sélectionné dans Indie Next en décembre 2021.

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Présentation de l’auteur

Sampurna Chattarji

Sampurna Chattarji est poète, romancière, traductrice et rédactrice en chef de la rubrique poésie du magazine Indian Quarterly. Parmi ses ouvrages récents, citons Over & Under Ground in Mumbai & Paris (Westland Publications, 2018), une collaboration avec la poète Karthika Naïr et les artistes Joëlle Jolivet et Roshni Vyam.

© Crédits photos Richard Hooton.

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Le langage de l’art : entretien avec Karthika Naïr

Karthika Naïr est une artiste, ou plutôt une artiste polyvalente qui excelle dans différents modes d’expression, qu’il s’agisse de poésie, de contes ou encore de livret d’opéra…, comme elle l’explique dans l’entretien qu’elle nous a accordé.

Née dans le Kerala, au sud de l’Inde, elle a grandi dans plusieurs régions de l’Inde et parle quelques-unes des nombreuses langues de son pays. Elle vit en France depuis des années et voyage à travers le monde entre l’Amérique, l’Afrique du Sud, l’Inde et l’Australie autour de son art, ou plutôt ses arts. Son livre Le cantique des lionnes (traduction de l’édition originale anglaise Until the Lions : Echoes of the Mahabharata) est une véritable prouesse, qui ne cesse de susciter l’intérêt, que ce soit par les adaptations et les études dont il est l’objet. L’ouverture et l’attrait de Karthika Naïr pour le multiple sont nourris de la fabuleuse richesse multiculturelle du Sous-Continent Indien. Elle transcende dans son livre les frontières spatiales et temporelles avec virtuosité pour remonter aux sources de notre humanité commune. Mais laissons-lui la parole.

Karthika Naïr, vous êtes poète, dramaturge, auteure de contes, librettiste. Vous avez des talents multiples et vous n’hésitez pas à passer d’une forme d’expression à l’autre. Pouvez-vous nous parler de ces passages ? S’agit-il d’une nécessité intérieure ou d’un fort désir d’explorer les formes d’expression artistiques ?

Karthika Nair, © Koen Broos.

Je crois être, avant tout, une « storyteller », une raconteuse, quelle que soit l’expression : donc la démarche artistique c’est de trouver et ensuite habiter le ou les “langages” ou modes qui se prêtent le mieux au sujet qui me préoccupe. Parfois, il s’agit de contes fantastiques comme avec les albums pour les jeunes, parfois de la photographie d’un instant ou d’une vie dans un poème, et parfois d’une légende asiatique racontée par le mouvement et la musique, le visuel et le verbe. Mais quelle que soit la matière ou le « langage » vecteur (la page, le plateau, l’écran…), la question essentielle pour moi c’est comment façonner l’histoire ou l’expérience de la manière la plus juste. Cela étant, toute expression a ses forces et ses contraintes, et on s’adapte constamment (comme l’avait dit Bruce Lee, « Sois l’eau, mon ami » !), non seulement aux dits langages mais surtout aux nécessités de l’histoire racontée. 
Prenons Le Cantique des lionnes par exemple : sur la page, j’avais une grande liberté, de choisir (ou d’inventer !) la forme poétique qui véhiculerait avec justesse le récit, l’intériorité de tel ou tel personnage du Mahabharata.  Les seules limites étaient techniques : je ne pouvais pas concevoir un poème qui ne tiendrait que sur une page A2, car peu d’éditeurs auraient les moyens de le publier ! 
Pourtant quand Le Cantique des lionnes est adapté, pour la danse, l’opéra ou le théâtre, c’est avant tout une collaboration, donc d’abord il faut être à l’écoute des collaborateurs, de quelle(s) partie(s) ou voix les intéressent — parce qu’après tout, l’important c’est de trouver les éléments communs qui nous passionnent toutes et tous, c’est la seule manière de créer un univers qui appartient à nous tou.te.s. Ensuite il nous faut nous emparer de tous les moyens imaginables – le corps et la musique, et aussi la lumière, la scénographie, les costumes, parfois l’animation – et déterminer dans quel ordre ou avec quel équilibre on pourra créer une œuvre qui saura toucher un public et lui permettre de suivre les aléas du récit complexe et surtout son rythme émotionnel. 
 Pour paraphraser Salman Rushdie (qui l’a dit à propos de la traduction), il y a des choses qui se perdent, mais il y a aussi la richesse des découvertes, comme la force charnelle de la danse, ou la puissance du verbe au théâtre. C’est un frisson de joie indescriptible quand un collaborateur vous révèle des choses souterraines de votre propre ouvrage !
 Je suis toujours très curieuse, et ces passages me permettent de découvrir donc les richesses cachées et des possibilités dont je n’avais pas connaissance avec uniquement la page et la plume (ou le clavier !). Et elles se nourrissent sans cesse, ces rencontres entre différents modes d’expression : ma poésie est fort influencée par le travail de la danse, et mes livrets ou scénarios de danse puisent beaucoup dans la rigueur et l’économie de la poésie. Et les albums jeunesse sont bien souvent conçus comme des dialogues sur un plateau de théâtre…
Vous avez grandi en Inde et vécu dans plusieurs régions de l’Inde. Vous parlez aussi plusieurs langues indiennes. Comment ont-elles nourri votre création, que vous avez choisi de faire en anglais ?
Comme vous le savez, l’Inde est un pays, une culture, qui n’existe que dans les multiples. Et, et à moins que l’on soit dans un village très éloigné de tout, l’univers sonore qui nous entoure est multilingue. Quant à moi, mon père étant militaire, on changeait de ville/de région tous les deux ou trois ans, et les cantonnements où j’ai grandi étaient comme un microcosme du Sous-continent entier, avec des gens de toutes les religions, issus de toutes les régions : les langues communes étaient l’hindi et l’anglais, et ce dernier est vécu moins comme une langue imposée chez les peuples de l’Inde du Sud ou du Nord-Est, par exemple, que l’hindi qui est la langue dominante dans le Nord. 
 L’anglais est une des langues indiennes, une des vingt langues officielles en fait. Du coup, et après environ deux siècles de colonialisme, l’anglais est tout aussi naturellement un choix pour les écrivains de l’Asie du Sud que le français en est un pour des écrivains aussi divers qu’Aimé Césaire, Gauz ou Samira Negrouche. Bien sûr, c’est une pratique plus répandue dans des milieux urbains, souvent privilégiés, mais l’anglais est aussi perçu comme une langue de subversion, y compris pour les écrivains opprimés, dont le grand penseur et politicien dalit Ambedkar au 20eme siècle.
 Le plus grand « choc des cultures » que j’ai éprouvé durant mes premières années en France, c’était le monolinguisme affiché ici. C’était le début des années 2000, et même à Paris, on entendait très peu d’autres langues autour de nous, pour moi c’était une expérience inouïe ! Donc, à vrai dire, j’ai (re)commencé à écrire en 2005-6, par soif du multilinguisme qui était, auparavant, le socle de ma vie. Écrire était une manière de dialoguer avec les langues qui m’avaient formée. J’écris certes en anglais, mais c’est un anglais qui est tout aussi épicé par les rythmes du Malayalam que par la synesthésie courante en Ourdou ou la capacité qu’on a en français de créer de nouveaux verbes à partir de substantifs.

Rencontre avec Karthika Naïr, poète franco- indienne, Institut français d'Inde. 

Avant d’aborder votre fascinant Cantique des lionnes, intitulé Until the lions dans le texte original anglais, pourriez-vous nous parler de la place du Mahabharata dans une culture indienne dont vous connaissez si bien la pluralité ?
Le Mahabharata est une des deux épopées fondatrices du Sous-continent indien, et aussi très présent dans l’Asie du Sud-Est (car il a voyagé en Thaïlande, en Malaisie, en Indonésie…). Je dirai qu’il imprègne encore plus la cosmogonie de la région que les ouvrages d’Homère dans l’hémisphère Nord : depuis deux millénaires, leur présence se répand des arts vivants à l’architecture et l’iconographie (des fresques dans les temples et les palais aux motifs dans les textiles) et même aux langues elles-mêmes (des dictons et des proverbes), dépassant les frontières des pays, des ethnies et des religions (il y a un Mahabharata commandité par le grand empereur moghol Akbar, et un mappila Ramayana des musulmans au Kerala ; un Mahabharata des jaïns et des celui des bouddhistes…). Les Dalits (ou castes opprimées) et les Adivasis (les peuples autochtones des forêts) ont leurs propres ‘versions’ de ces épopées…. Elles ont toutes cohabité depuis des millénaires, elles ont été le socle de la nouvelle industrie du cinéma d’il y a un peu plus d’un siècle. Le mouvement indépendantiste s’en est servi pour transmettre des messages qui pourraient échapper à la censure du gouvernement colonial.
Réécrire le Mahabharata, c’était une tâche monumentale, elle-même inscrite dans cette multiplicité qui le caractérise. Pourquoi cette réécriture ?
Justement parce que cette multiplicité, ce syncrétisme – qui m’a formée comme personne, comme créatrice et des générations avant moi, et reste pour moi, les plus grands joyaux du génie indien – est terriblement mis en péril aujourd’hui. L’insistance sur une version originale « pure » et immuable – comme le font les pouvoirs politiques hindouistes aujourd’hui – va profondément contre la tradition d’ouverture et de curiosité qui pour moi était le plus riche des patrimoines en Asie du Sud. L’espace pour questionner les épopées, les croyances, ainsi que les évolutions religieuses (bhakti, soufisme, sikhisme, jaïnisme, bouddhisme) est partie intégrante de la création artistique depuis toujours. Dans la littérature, on pourrait facilement remonter au moins jusqu’à Bhasa, le grand dramaturge (dont les dates sont incertaines, peut-être le 2ème siècle de notre ère). Il a écrit plusieurs pièces où il imagine d’autres destins possibles pour les personnages du Mahabharata, ou les vies intérieures des personnages qui sont les méchants. Je pense notamment à Urubhanga dans laquelle Duryodhana – le prince kaurava dont l’ambition aussi débordante que la jalousie pour ses cousins, les pandavas, provoque le cataclysme de la guerre de Kurukshetra – contemple ses actions et ses erreurs au chevet de sa mort).
Je voulais justement reprendre ce formidable héritage – qui est la liberté de l’imaginaire – en revisitant l’épopée à travers le regard de ses personnages secondaires, parfois les plus marginaux et marginalisés : des fantassins, des servantes, une chienne, une princesse déshonorée et abandonnée… Parce que la vision de la victoire ou de la défaite change radicalement selon la position que l’on a sur le champ de bataille, selon ce que l’on a à perdre ou à gagner. Pour les familles des fantassins (et le chœur récurrent du Cantique des lionnes est celui des amantes et des épouses de soldats), par exemple, quel que soit le royaume vainqueur, elles risquent de perdre leurs proches pour toujours : la gloire de la victoire ou les terres conquises comptent peu. C’est le prix terrible de ces conflits que je voulais interroger.
Vous êtes fine connaisseuse des littératures indiennes. Que représentait ce projet que vous avez entrepris en anglais ? Y a-t-il eu des obstacles formels à franchir pour y parvenir ?
Vous savez, il y a cette phrase d’Alexander Pope, « For fools rush in where angels fear to tread » ? Je crois que c’est le fou se rue là où le sage n’ose mettre le pied ? Quand j’ai démarré le projet du Cantique des lionnes, je n’avais aucune idée que ce serait aussi une tâche aussi énorme, que je serais complètement plongée presque six ans dans l’univers de cette épopée, les diverses – et passionnantes – incarnations qu’elle a prises durant plus de deux millénaires, à travers de multiples langues et religions et en de nombreuses latitudes. Elle est une sorte de palimpseste de différents peuples, de leurs préoccupations et de leurs revendications. Je n’ai pas davantage songé à ce qu’elle allait représenter. 
 Comme je l’ai précisé, il n’y a rien d’étonnant à ce que je l’aie écrite en anglais, une des langues indiennes. Il doit y avoir environ cent millions de personnes en Inde qui sont anglophones, et peut-être entre dix ou vingt millions dont c’est la première ou la deuxième langue. 
 Quant aux obstacles, peut-être le plus grand a été le grand nombre de ces sources qui n’ont pas encore été traduites ou sont inaccessibles ! J’ai lu, et visionné, autant de réécritures et adaptations du Mahabharata que possible : en poésie, en prose, en bande dessinée, en théâtre dansé, arts de la rue, série télévisée…mais la démarche n’a pu être que partielle. 
 Après la question a été de savoir s’il était prudent de publier ce livre dans le climat actuel. Et mon éditrice indienne est formidable, elle ne m’a jamais demandé de changer quoi que ce soit pour rendre le texte plus convenable. 
Le cantique des lionnes est parfois considéré comme un roman expérimental, parfois comme de la poésie. Qu’en pensez-vous ?
J’adore le fait qu’il joue avec les genres, qu’il soit perçu tantôt d’une façon tantôt d’une autre, à vrai dire ! Je suis quelqu’un qui déteste les étiquettes, parce qu’elles nous réduisent, qu’il s’agisse de personnes, des livres ou d’œuvres d’art. Mais je crois qu’une fois le livre abouti en tant qu’œuvre d’art, il appartient aux lecteurs/auditeurs/spectateurs, et ils peuvent le nommer et l’intégrer en eux comme ils le souhaitent, comme ils le sentent : c’est leur prérogative. Et en ce sens, c’est une immense chance pour moi que Le Cantique… ait obtenu (ou que des lecteurs/professionnels lui aient conféré) différentes récompenses : en Inde, il a obtenu le prix « Tata Literature Live Award » pour le meilleur livre en fiction, il a été nominé aux côtés des romans de mes héros, Salman Rushdie et Amitav Ghosh, entre autres. En Angleterre, en revanche, il a été dans la section « Highly Commended » du Prix Forward de la poésie… 

Au-dessus et sous terre : Entretien avec Karthika Nair, Forum de l'Institut culturel indien.

Ce livre a bien une dimension iconoclaste, me semble-t-il. Comment a-t-il été accueilli en Inde ?  
Étonnamment bien. Je pensais avoir écrit un petit livre de poésie (pas en dimension, il faisait environ trois cents pages !) en anglais, que seules une poignée de personnes allaient lire. Ma seule inquiétude c’était que mon éditrice ne se retrouve pas prise dans des querelles car c’était une période marquée par la montée fulgurante des lynchages des minorités, des attentats contre des écrivains-penseurs (Govind Pansare, Dr. Narendra Dabholkar, le Professeur M. M. Kalburgi, ensuite la journaliste-rédactrice Gauri Lankesh), et des restrictions croissantes sur la liberté d’expression. Une période marquée par des événements tels que le retrait du livre de Wendy Doniger (On Hinduism) par son éditeur et un changement même de cursus universitaires (notamment la suppression au Delhi University d’un sublime essai du grand poète/linguiste/traducteur/folkloriste A.K. Ramanujan, Three Hundred Ramayanas: Five Examples and Three Thoughts on Translation) à cause de la pression des forces de l’extrême droite. Ce sont des choses – notamment le cas de l’essai d’A. K. Ramanujan – qui ont façonné la conception du livre lui-même mais qui ont aussi influé sur sa réception, je crois. Du coup, cet ouvrage a reçu beaucoup d’attention : plein de lecteurs, de chercheurs, et d’artistes y ont trouvé une interrogation du pouvoir, de la guerre et du conflit comme des dispositifs pour maintenir le pouvoir et effacer nos préoccupations avec des valeurs plus essentielles comme la justice ou la probité. Ils tenaient au fait que le livre tente de souligner le prix de ladite guerre sacrée sur les citoyens, surtout les plus fragiles.
Il n’a pas plu aux éléments conservateurs, bien sûr. J’ai eu des réactions excitées pendant des rencontres ou lectures publiques notamment par ceux qui prennent l’épopée au pied de la lettre ou estimaient que je n’étais pas respectueuse des dieux, ou que je remettais en question l’importance de la guerre sacrée. Des revues qui m’ont interviewée ont dû fermer la rubrique des commentaires tellement il y avait des gens offusqués qui prenaient ombrage. Et des gens de la famille “élargie” qui ne sont pas du tout contents, bien sûr. Mais de toute façon, ils trouvent que je mène une vie incompréhensible, et que j’ai des positions politiques très douteuses !
 Dans sa version originale anglaise, Until the lions a déjà beaucoup voyagé dans le monde. Quelles ont été les réactions, les questions de vos lecteurs ?
Oui, dans sa version en anglais en Grande Bretagne (Arc Publications, 2016) et en Amérique du Nord (Archipelago Books, 2019). Il y a aussi eu plusieurs adaptations : d’abord une création en danse signée par Akram Khan (2016) qui a tourné de par le monde jusqu’à la pandémie ; un opéra dansé (2022) avec une partition originale du compositeur Thierry Pécou et une mise en scène de Shobana Jeyasingh, c’était une commande de la très grande Eva Kleinitz, feu directrice de l’Opéra national du Rhin, qui voulait retrouver le verbe du livre quand elle a vu la pièce chorégraphique d’Akram, et donc a décidé de produire une version lyrique du livre. Ensuite Beneath the Music, une adaptation en théâtre (2023) mise en scène par Jay Emmanuel de la compagnie Encounter Theatre à Perth en Australie qui est particulièrement précieuse pour moi, car elle s’enchevêtre entre le temps mythique et l’Inde actuelle mettant en exergue des questions d’exclusion des queers (pourtant très présents dans certaines versions régionales de l’épopée) et des castes opprimées. Là, il y a une nouvelle adaptation en cours pilotée par la grande comédienne Corinne Jaber (qui a, le hasard fait, joué le rôle d’Amba/Shikhandi dans Le Mahabharata de Pater Brook et Jean-Claude Carrière), en tout début de phase de recherche. 
 Il est également étudié dans des facs de littératures post-coloniales, de littératures comparatives, ainsi que de « creative writing » … j’ai animé des cours et des rencontres, en personne et en visio, dans des universités aussi lointaines que Yale et Harvard, Shiv Nadar ou Ashoka près de Delhi, Liverpool et Northampton ou bien New York University Abu Dhabi…
 Ce qui m’émeut c’est que les lecteurs, surtout les jeunes, puisent dans l’âme du livre, et transcendent les éléments très particuliers à la culture sud-asiatique, menant à des discussions passionnantes sur la perte et le deuil, sur l’ambition et son avers, l’envie, le tiraillement entre la justice et la loyauté envers ses proches… mais ça relève surtout de la force du Mahabharata, car, comme avec toute épopée fondatrice, on y retrouve les essences intemporelles de notre humanité partagée. 
Vous vivez en France et il était naturel que votre livre aille à la rencontre des lecteurs francophones. Quels problèmes spécifiques à la nature du Cantique des lionnes a-t-il fallu résoudre pour parvenir à la traduction de ce texte aussi puissant qu’atypique ? 
J’ai eu beaucoup de chance parce que mon éditeur chez le Nouvel Attila, Benoît Virot, a pris le livre à bras-le-corps avec tant de passion et d’engagement, tant d’attention et d’intelligence !  J’ai attendu huit ans pour que le livre trouve son « chez soi » en France, pour qu’il y ait un éditeur qui s’engage à une traduction polyphonique (nous avons cinq brillants traductrices et traducteurs), à mettre leurs noms sur la couverture (c’est moins l’habitude en France, en général). Et Benoît a créé la plus belle de toutes les éditions : il a trouvé un financement pour que l’on puisse imprimer en couleur (indigo et écarlate, les deux couleurs d’Amba) ce que l’on n’a même pas pu faire dans les éditions en anglais (j’ai chaque fois joué avec des teintes de gris auparavant). De plus, il a passé commande à ma collaboratrice sur les livres jeunesse, l’illustratrice Joëlle Jolivet, de dix-neuf portraits pour chacun des personnages : des images saisissantes ! Donc l’attente a vraiment valu la peine. 
Les problèmes étaient avant tout techniques, car chaque voix s’exprime en forme différente, soit dans une versification formelle (rubaï, sonnet, pantoum, tanka, sextine, canzone…) soit en calligrammes… c’était ma manière de dépeindre les singularités de chaque personnage, leurs états d’esprits ou leurs motivations. Et chaque langue, comme vous le savez si bien, a ses spécificités. L’anglais est plus économe que le français, si l’on garde la même métrique, par exemple, en français, c’est souvent plus raide ? Est-ce le mot ? 
 Donc mes traducteurs ont dû avoir à la fois beaucoup de talent mais aussi beaucoup de patience et d’inventivité pour s’assurer qu’en français on retrouve l’individualité de tel ou tel personnage comme véhiculée par la sonorité de leurs voix. C’est un livre à la fois très visuel et très sonore, plein de jeux de couleurs et de formes, sur la page et pour l’oreille. Entre Benoit, et l’équipe des traducteurs, j’étais gâtée, tout simplement gâtée.

Présentation de l’auteur

Karthika Naïr

Karthika Naïr est poète, dramaturge, fabuliste et librettiste. Le cantique des lionnes (Until the Lions : Echoes from the Mahabharata),  réécriture à plusieurs voix du Mahabharata, épopée fondatrice en Asie du Sud, a été récompensé en 2015 par le « Tata Literature Live Award for Book of the Year » en fiction.  Le livre a été très remarqué lors des “Forward Prizes” en 2016. Il a été adapté à plusieurs reprises pour la danse, le théâtre et l’opéra. Les Oiseaux électriques de PothakudiElectric Birds of Pothakudi – illustré par Joëlle Jolivet – a remporté le Prix Felipe de littérature écologique pour enfants, et a figuré dans les dernières sélections du Jugendliteraturpreis 2023.

La poésie de Karthika Naïr a été publiée dans de nombreuses anthologies et revues, comme Granta, Los Angeles Review of Books, Poetry Magazine, Poetry International, Indian Literature, The Bloodaxe Book of Contemporary Indian Poets, the Forward Book of Poetry 2017, ainsi que Versus Versus: 100 Poems by Deaf, Disabled and Neurodivergent Poets (à paraître en 2025 chez Bloodaxe). Elle a été lauréate d’une résidence à Sangam House (Inde) en 2012, ainsi qu’à la Fondation Toji (Corée) en 2013, puis à la Villa Marguerite Yourcenar (France) en 2015. Son dernier recueil de poésie, A Different Distance (Milkweed Editions, 2021), des renga écrits à quatre mains avec la poète américaine Marilyn Hacker, a figuré sur la liste de recommandations de Ms. Magazine en automne 2021 puis a été sélectionné dans Indie Next en décembre 2021.

Parmi les performances dont Karthika  Naïr a écrit les scripts :   ROOH: Within Her (2024) de Urja Desai ThakorePETTEE: Storybox (2024) avec le romancier Deepak Unnikrishnan; la pièce Beneath the Music (2023) mise en scène par Jay Emmanuel au théâtre Encounter à Perth (Australie); Mariposa (2022) de Carlos Pons Guerra,  une réécriture queer de Madame Butterfly, opéra de Puccini; et plusieurs des productions de danse primées de Akram Khan, dont Le cantique des lionnes (2016), adaptation d’un chapitre de son livre éponyme.

Karthika Naïr est cofondatrice de la compagnie du chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui, Eastman, et productrice exécutive de plusieurs des œuvres de Sidi Larbi Cherkaoui, ainsi que celles de Damien Jalet. Entre 2010 et 2015, elle été programmatrice associée du Festival Equilibrio à Rome avec Cherkaoui. En 2012, elle a créé les Prakriti Excellence in Contemporary Dance Awards (PECDA) pour la Fondation Prakriti (Inde), une initiative unique pour la danse dans le Sous-Continent indien, et elle en a été la directrice artistique pendant quatre éditions biannuelles. Elle est actuellement chargée de rechercher de nouveaux spectacles de danse en tant que membre du Rose International Dance Prize, une nouvelle initiative globale, organisée par le Sadler’s Wells Theatre, à Londres : elle est aussi membre du jury qui choisira les finalistes de l’édition inaugurale.

© Crédits photos Koen Broos

Bibliographie 

La poésie de Karthika Naïr a été publiée dans de nombreuses anthologies et revues, comme Granta, Los Angeles Review of Books, Poetry Magazine, Poetry International, Indian Literature, The Bloodaxe Book of Contemporary Indian Poets, the Forward Book of Poetry 2017, ainsi que Versus Versus: 100 Poems by Deaf, Disabled and Neurodivergent Poets (à paraître en 2025 chez Bloodaxe). Elle a été lauréate d’une résidence à Sangam House (Inde) en 2012, ainsi qu’à la Fondation Toji (Corée) en 2013, puis à la Villa Marguerite Yourcenar (France) en 2015. Son dernier recueil de poésie, A Different Distance (Milkweed Editions, 2021), des renga écrits à quatre mains avec la poète américaine Marilyn Hacker, a figuré sur la liste de recommandations de Ms. Magazine en automne 2021 puis a été sélectionné dans Indie Next en décembre 2021.

Poèmes choisis

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