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Redécouvrir Marie Noël : autour de deux livres chez Desclée de Brouwers

Il n'y a pas en Poésie de réalité positive.
Il y a une vie profonde, une émotion intense transfiguratrice, qui dépendent fort peu de la circonstance extérieure qui les a provoquées.
A l'heure de grâce un rien ou presque suffit parfois à donner la secousse créatrice et à mettre en branle le génie intime qui aussitôt du rien s'empare et à l'infini, l'amplifie(...) »

Marie Noël
(exergue à
Les Chants de la Merci, Poésie Gallimard)

Sans être ignorée (en témoigne entre autres l'activité de l'Association Marie-Noël ((http://www.marie-noel.asso.fr/ )) qui publie régulièrement des recherches sur ses écrits), l’œuvre de Marie Noël, de son vrai nom Marie Rouget, est malgré tout aujourd'hui presque marginale, et en tous cas fort peu citée ou connue des générations successives à sa disparition. La poète a pourtant été chevalier de la Légion d’honneur, et lauréate en 1962 du Grand Prix de poésie de l’Académie française pour l'ensemble de son oeuvre, et admirée par ses contemporains, dont Colette – écrivaine majeure de la même génération, au parcours si différent - Aragon, Bernanos, Cocteau, Mauriac ou Montherlant, qui la considérait comme « le plus grand poète français ». Ses poèmes sont en outre bien vivants dans la mémoire de celles et ceux qui – comme moi les autrices des deux livres que nous présentons aujourd'hui- les ont rencontrés à l’adolescence et lui vouent un attachement fidèle.

Marie Noël c'est, pour moi, la superbe « Chanson de Toile » ((tirée du recueil "Les chansons et les heures" - Editions Crès Et Cie, 1930 et Stock, 1948)) interprétée par Julette Gréco en 1969 sous le titre « et je cousais » (( )) et ici par Catherine Sauvage ((https://www.youtube.com/watch?v=7LgL1yVap-s )) - c'est aussi « La Mort et ses mains tristes », ((dit par Claude Donnay ici https://www.youtube.com/watch?v=NZLpkDyRLPI )) - souvenir de soirées guitare et feu de bois, qui émergent les premiers.

Peut-être la notoriété de ces beaux poèmes, inspirés d’un chagrin amoureux - ce lyrisme si musical dans sa forme classique – chant de la femme abandonnée et résignée, évoquant pour le premier la couture - activité domestique et traditionnellement dévolue à la femme, et le second faisant évoluer son personnage dans un ciel marqué par la religion catholique, sous des formes de chanson traditionnelle –, ont-ils occulté – et daté - l’ensemble d’une œuvre fort ample (récits, chansons, berceuses, complaintes, contes, poèmes, psaumes et journal de notes intimes) qui s’avère beaucoup plus profonde – et libre dans la pensée - qu’elle ne pourrait paraître, méritant qu’on la redécouvre – comme Marie Noël mérite d’être délivrée, des hardes de Cendrillon « vieille fille  triste et dédaignée» dans l’image d'elle qu’on véhicule, pour lui redonner l’éclat de la poète véritable et profonde qu’elle est – ce qu'au fil des années n'ont pas oublié d'autres poètes : Jeanne-Marie Baude, Raymond Escholier, Marie-Thérèse Jeanneau, Benoît Lobet, Michel Manoll, et bien d'autres.C’est aussi ce à quoi s’attachent, chez Desclée de Brouwers, la poète Colette Nys-Mazure, dont nous avons déjà publié un article sur Marie Noël, et Chrystelle Claude de Boissieu, professeure et chercheuse.

Marie Rouget-Noël est née le 16 février 1883 à Auxerre, dans une famille très cultivée et peu religieuse, si l'on excepte la foi maternelle – son père, professeur de philosophie, était un agnostique qui l'a tôt plongée dans la lecture des romantiques, mais aussi des tragiques grecs, et de Platon. Enfant à la santé fragile,elle reçoit des cours de piano et d'harmonie – la musique (notamment Beethoven mais aussi Fauré, Debussy...) fait partie de sa vie – le maître de chapelle de la cathédrale - élève et ami de Vincent d'Indy - l'aide à l'harmonisation de ses mélodies pour lesquelles elle écrit d'abord des paroles avant de se mettre à écrire des textes autonomes. Son parrain, Raphaël Périé, sensible à son talent, fait publier ses premiers poèmes dans La Revue des Deux Mondes en 1910.

Dans son entourage interviennent aussi l'abbé Mugnier, confesseur de la comtesse Anna de Noailles et de Jean Cocteau., ainsi que le critique Henri Brémond, en quête de « poésie pure », lié à Paul Valéry((.Poésie pure  est publié en 1926. Selon son auteur, la poésie comme tous les autres arts, aspire à rejoindre la prière, d'où son livre Prière et Poésie (1925) )) - ses carnets, témoins de son expérience religieuse, regroupent des citations de Saint Jean de la Croix et Sainte Thérèse d'Avila, mais aussi de Milosz, Rilke, Goethe... Simone Weil … formation, vocation tout autant religieuse que poétique.

Célibataire toute sa vie, elle ne quitta pas vraiment sa ville natale, Auxerre, et l'ombre de sa cathédrale. Un amour de jeunesse déçu évoqué dans la « chanson de toile » (et l’attente – romantique, peut-être, mais l'on serait tenté de dire « métaphysique »- de l'unique Amour qui ne viendra jamais), la mort de son jeune frère un lendemain de Noël (d’où son pseudonyme sans doute), les crises de sa foi dont elle parle dans ses écrits…. ponctuent la vie apparemment sans éclats d’un « personnage pour « scène de de la vie de province au début du siècle » ainsi que l'énonce Henri Gouhier dans sa préface au recueil « Les Chansons et les heures» (éd. Gallimard Poésie) - modeste provinciale qu'anime une flammes intérieure intensément passionnée et vibrante.

Elle décède le 23 décembre 1967 - reconnue par ses pairs et l'institution, à la veille des grandes transformations sociétales qui donnent aux femmes la possibilité de plus de libertés, et de reconnaissance. Son œuvre, léguée à la « Société des Sciences Historiques et Naturelles de l’Yonne » fait l’objet d’études et de publications. Outre ces chansons à la forme traditionnelle, elle est aussi l’autrice d’une œuvre plus sombre qui lui a valu d'être nommée par André Blanchet ((Le Révérend Père André Blanchet (1889-1973) était reconnu, au tournant du XXe siècle, comme un critique littéraire majeur de son temps. Membre de la Compagnie de Jésus, il devint, à partir de 1947, rédacteur dans la revue Études. En contact avec de nombreux hommes de lettres de son temps (en particulier Paul Claudel et Marie Noël), il rédigea de nombreux articles de critique littéraire ; les plus importants sont rassemblés dans La Littérature et le spirituel, œuvre consacrée en 1959 par le Grand Prix de la critique littéraire)) « sœur de Baudelaire et peut-être même d'Antonin Artaud » - et en effet, c'est du fond d'une nuit noire, où elle se débat contre le doute - et dont témoignent aussi les pages de ses « notes intimes » (publiées en 1959) . Son compagnon de doute et de colère, c'est un ange de mélancolie dont elle parle dans une langue musicale et sans apprêt :

J'ai été tentée par l'Ange noir et vous le savez bien. J'ai douté, j'ai perdu la foi, j'ai aperçu la férocité des lois éternelles ... Par amour, j'ai tout accepté, mais il y a toujours en moi ce puits fermé où une vérité se débat.

La préface à la réédition des Chants de la Merci et de la pitié chez Gallimard donne des pistes pour lire cette œuvre sombre, dans laquelle, selon Rémi Gouhier, la poète assume le rôle de Job, dont elle dit

 

Le Destin de l'homme s'opère sous la malveillance éternelle d'une Force mauvaise. Job sera toujours là, face à Dieu, pour s'en plaindre. 

 

Il me semble, à parcourir les vers de Marie Noël, y entendre des échos des grandes mystiques d'autrefois : Dans le christianisme, ce terme désigne une personne qui vit intimement unie à Jésus-Christ – et l'oeuvre noëlienne tisse de nombreux liens entre la locutrice et cette figure – notamment à travers l'image de l'hostie à laquelle la poète s'assimile. Face à la présence du mal – cause de grandes crises de « foi » pour notre autrice – mal coexistant à la vie et venant du même dieu « de bonté » qui a créé le monde, elle accepte de se donner entièrement, malgré tout.

Portraits intimes de Marie Noël, le livre de Chrystelle Claude de Boissieu, est conçu comme un album abondamment illustré de photos de la poète, en miroir du texte, portrait composite en dix stations ordonnées en paires complémentaires : la raisonnable/la déraisonnable, la timide/l'intrépide... Ce portrait et composé de mots de Marie Noël, sur lesquels se greffent les réflexions, notations biographiques factuelles, analyses des photos, « rêveries » de Madame de Boissieu que lui permet une longue intimité avec la poète, son œuvre et ses lieux, fruit d'une « (re)connaissance dans une ville, dans des livres. Une rencontre par tâtonnements, par ajustements », ainsi que l'explique la préface. Cette quête de l'identité véritable de « La poète d'Auxerre », menée avec amour et patience au fil des années, en réponse à la « supplication insistante » inscrite dans un poème :

 

Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi!
Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire

Livre sincère, documenté et « amoureux », il nous présente diverses facettes de cette femme à la pensée tourmentée sous l'apparence tranquille de sa vie provinciale, et tente nous en proposer, à travers la mise à nu de la « dynamique des contraires » une image plus complexe, et plus vivante, hors des clichés hagiographiques ou des images d'Epinal.

Le Chant des jours, une année en poésie, se présente comme une sorte d'almanach, ou de bréviaire, composé par Colette Nys-Mazure qui a puisé dans l'oeuvre de la poète (ses recueils ou ses notes intimes) des textes brefs, à consulter « par bribes, dans le métro, l'avion, à la pause-café ou dans un lit d'hôpital, glissé sous l'oreiller à la place du téléphone » pour y puiser de la force dans les moments d'épreuve, de la joie et de l'apaisement dans un monde particulièrement bousculé par les forces du mal et de l'ignorance. Projet adapté à un monde contemporain où le temps manque pour la méditation et la rencontre.

 

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Poèmes de Marie Noël

Connais-moi ...

Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi!
Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire :
La poussière sans nom que ton pied foule à terre
Et l'étoile sans nom qui peut guider ta foi.

Je suis et ne suis pas telle qu'en apparence :
Calme comme un grand lac où reposent les cieux,
Si calme qu'en plongeant tout au fond de mes yeux,
Tu te verras en leur fidèle transparence...

Si calme, ô voyageur... Et si folle pourtant!
Flamme errante, fétu, petite feuille morte
Qui court, danse, tournoie et que la vie emporte
Je ne sais où mêlée aux vains chemins du vent.

Sauvage, repliée en ma blancheur craintive
Comme un cygne qui sort d'une île sur les eaux,
Un jour, et lentement à travers les roseaux
S'éloigne sans jamais approcher de la rive...

-Si doucement hardie, ô voyageur, pourtant!
Un confiant moineau qui vient se laisser prendre
Et dont tu sens, les doigts serrés pour mieux l'entendre,
Tout entier dans ta main le coeur chaud et battant. -

Forte comme en plein jour une armée en bataille
Qui lutte, saigne, râle et demeure debout;
Qui triomphe de tout, risque tout, souffre tout,
Silencieuse et haute ainsi qu'une muraille...

Faible comme un enfant parti pour l'inconnu
Qui s'avance à tâtons de blessure en blessure
Et qui parfois a tant besoin qu'on le rassure
Et qu'on lui donne un peu la main, le soir venu...

Ardente comme un vol d'alouette qui vibre
Dans le creux de la terre et qui monte au réveil,
Qui monte, monte, éperdument, jusqu'au soleil,
Bondissant, enflammé, téméraire, fou, libre!...

Et plus frileuse, plus, qu'un orphelin l'hiver
Qui tout autour des foyers clos s'attarde, rôde
Et désespérément cherche une place chaude
Pour s'y blottir longtemps sans bouger, sans voir clair...

Chèvre, tête indomptée, ô passant, si rétive
Que nul n'osera mettre un collier à son cou,
Que nul ne fermera sur elle son verrou,
Que nul hormis la mort ne la fera captive...

Et qui se donnera tout entière pour rien,
Pour l'amour de servir l'amour qui la dédaigne,
D'avoir un pauvre coeur qui mendie et qui craigne
Et de suivre partout son maître comme un chien...

Connais-moi! Connais-moi! Ce que j'ai dit, le suis-je?
Ce que j'ai dit est faux - Et pourtant c'était vrai! -
L'air que j'ai dans le coeur est-il triste ou bien gai ?
Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ?... Le puis-je ?...

Quand ma mère vanterait
A toi son voisin, son hôte,
Mes cent vertus à voix haute
Sans vergogne, sans arrêt;
Quand mon vieux curé qui baisse
Te raconterait tout bas
Ce que j'ai dit à confesse...
Tu ne me connaîtras pas.

Ô passant, quand tu verrais
Tous mes pleurs et tout mon rire,
Quand j'oserais tout te dire
Et quand tu m'écouterais,
Quand tu suivrais à mesure
Tous mes gestes, tous mes pas,
Par le trou de la serrure...
Tu ne me connaîtras pas!

Et quand passera mon âme
Devant ton âme un moment
Éclairée à la grand-flamme
Du suprême jugement,
Et quand Dieu comme un poème
La lira toute aux élus,
Tu ne sauras pas lors même
Ce qu'en ce monde je fus...

................................................................................
Tu le sauras si rien qu'un seul instant tu m'aimes!

Marie Noël

1908 , Les Chansons et les Heures

 

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Les chansons que je fais, qu’est-ce qui les a faites ?...

Souvent il m’en arrive une au plus noir de moi…
Je ne sais pas comment, je ne sais pas pourquoi
C’est cette folle au lieu de cent que je souhaite.

Dites-moi… Mes chansons de toutes les couleurs,
Où mon esprit qui muse au vent les a-t-il prises ?
Le chant leur vient – d’où donc ? – comme le rose aux fleurs
Comme le vert à l’herbe e t le rouge aux cerises.

Je ne sais pas de quels oiseaux, en quel pays
De buissons creux et pleins de songe elles sont nées…
Elles m’ont rencontrée et moi je m’ébahis
D’entre battre en moi leurs ailes étonnées.

Mais comment à la file en est-il tant et tant
Et tant encor, chacune à la beauté nouvelle,
Comme une abeille après une abeille sortant
Du petit coin de miel que j’ai dans la cervelle ?

Ah ! je veux de ma main pour les garder longtemps,
Je veux, pour retrouver sans cesse ma trouvaille,
Toutes les attraper avant que le printemps
Les emporte de moi qui me fane et s’en aille.

Toutes, oui ! L’une est gaie et mon cœur joue avec ;
L’autre, jeune, mutine et qui fait sa jolie,
Malicieuse un peu le taquine du bec…
Mais l’autre me l’a pris dans sa mélancolie ;

L’autre frémit autour de moi comme un baiser
Si doux que j’en mourrai si ce chant continue
Et qu’au bord de mon cœur où son cœur s’est posé,
Une faiblesse après demeure et m’exténue.

Et toutes je les veux, et toutes à la fois
- La dernière surtout dont j’ai le plus envie –
Je vais les mettre en cage et leur lier la voix
Ou je ne dormirai plus jamais de ma vie.

Viens, poète, oiseleur, tends-moi comme un filet
Ta mémoire et prends-moi ces belles que j’écoute.
Retiens dedans surtout ce brin de mot follet
Qui danse au bord mouvant de ma pensée en route.

Moi j’écoute… Je ris quand l’une rit au jour ;
J’ai les larmes aux yeux quand l’autre est bien touchante ;
Quand elle est tendre, ô Dieu, j’ai le frisson d’amour…
J’écoute et ce qui chante en moi je le rechante.

Mais comme un écolier qui prend trop bas, trop haut
La note qu’on lui donne et suit mal la mesure,
J’hésite, à plusieurs fois tâtant le son qu’il faut,
Accrochant çà et là ma voix gauche et peu sûre.

Ah ! chanson vive ! Hélas ! pour recueillir sa voix,
C’est au lieu de l’air juste un faux air que je trouve,
Et je cherche, et l’accent que je risque parfois,
Celui qui vibre en moi toujours le désapprouve.

Elle chante… et je laisse échapper de ma main
Les mots flottants qu’elle me jette à la volée.
Si j’en ramasse un ample, il m’en fallait un fin…
Elle chante et sera tout à l’heure en allée,

Elle chante, elle fuit et je m’efforce en vain
De la suivre en courant derrière, je m’essouffle,
Je la saisis au vol, je la perds en chemin
Et quand je ne sais plus, j’attends que Dieu me souffle.

Extrait de: 

 Les Chansons et les Heures, 1920

*

 

ATTENTE

 
J’ai vécu sans le savoir,
    Comme l’herbe pousse...
Le matin, le jour, le soir
    Tournaient sur la mousse.
 
Les ans ont fui sous mes yeux
    Comme à tire-d’ailes
D’un bout à l’autre des cieux
    Fuient les hirondelles...
 
Mais voici que j’ai soudain
    Une fleur éclose.
J’ai peur des doigts qui demain
    Cueilleront ma rose,
 
Demain, demain, quand l’Amour
    Au brusque visage
S’abattra comme un vautour
    Sur mon cœur sauvage.
 
Dans l’Amour si grand, si grand,
    Je me perdrai toute
Comme un agnelet errant
    Dans un bois sans route.
 
Dans l’Amour, comme un cheveu
    Dans la flamme active,
Comme une noix dans le feu,
    Je brûlerai vive.
 
Dans l’Amour, courant amer,
    Las ! comme une goutte,
Une larme dans la mer,
    Je me noierai toute.
 
Mon cœur libre, ô mon seul bien,
    Au fond de ce gouffre,
Que serai-je ? Un petit rien
    Qui souffre, qui souffre !
 
Quand deux êtres, mal ou bien,
    S’y fondront ensemble,
Que serai-je ? Un petit rien
    Qui tremble, qui tremble !
 
J’ai peur de demain, j’ai peur
    Du vent qui me ploie,
Mais j’ai plus peur du bonheur,
    Plus peur de la joie
 
Qui surprend à pas de loup,
    Si douce, si forte,
Qu’à la sentir tout d’un coup
    Je tomberai morte.
 
Demain, demain, quand l’Amour
    Au brusque visage
S’abattra comme un vautour
    Sur mon cœur sauvage...
 
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 
 
Quand mes veines l’entendront
    Sur la route gaie,
Je me cacherai le front
    Derrière une haie.
 
Quand mes cheveux sentiront
    Accourir sa fièvre,
Je fuirai d’un saut plus prompt
    Que le bond d’un lièvre.
 
Quand ses prunelles, ô dieux,
    Fixeront mon âme,
Je fuirai, fermant les yeux,
    Sans voir feu ni flamme.
 
Quand me suivront ses aveux
    Comme des abeilles,
Je fuirai, de mes cheveux
    Cachant mes oreilles.
 
Quand m’atteindra son baiser,
    Plus qu’à demi-morte,
J’irai sans me reposer
    N’importe où, n’importe
 
Où s’ouvriront des chemins
    Béants au passage,
Éperdue et de mes mains
    Couvrent mon visage.
 
Et, quand d’un geste vainqueur,
    Toute il m’aura prise,
Me débattant sur son cœur,
    Farouche, insoumise,
 
Je ferai, dans mon effroi
    D’une heure nouvelle
D’un obscur je ne sais quoi,
    Je ferai, rebelle,
 
Quand il croira me tenir
    À lui tout entière,
Pour retarder l’avenir,
    Vingt pas en arrière !...
 
S’il allait ne pas venir !...

 

Les Chansons et les Heures, 1920

 

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*

 

Mon Dieu, je ne vous aime pas, je ne le désire même pas, je m’ennuie avec vous
Peut-être même que je ne crois pas en vous.
Mais regardez-moi en passant.
Abritez-vous un moment dans mon âme, mettez-la en ordre d’un souffle,
sans en avoir I’air, sans rien me dire.
Si vous avez envie que je croie en vous, apportez-moi la foi.
Si vous avez envie que je vous aime, apportez-moi l’amour.
Moi, je n’en ai pas et je n’y peux rien.
Je vous donne ce que j’ai : ma faiblesse, ma douleur.
Et cette tendresse qui me tourmente et que vous voyez bien…
Et ce désespoir… Et cette honte affolée…
Mon mal, rien que mon mal…
C’est tout !
Et mon espérance !

Quelquefois aussi, je me présente à Dieu comme une porteuse de peine chargée
de tous les fardeaux du voisinage et je lui dis :
« Ne faites pas attention à moi. Je ne peux pas vous plaire.
Regardez seulement les souffrances que je vous apporte
comme un pauvre commissionnaire qui vient de la part des autres :
Voici le mal de mon père, voilà celui de mon ami,
celui de tel ou de tel autre… »

Vous voilà, mon Dieu. Vous me cherchiez ?
Que me voulez-vous ? Je n’ai rien à vous donner.
Depuis notre dernière rencontre,
je n’ai rien mis de côté pour vous.
Rien… pas une bonne action. J’étais trop lasse.
Rien… Pas une bonne parole. J’étais trop triste.
Rien que le dégoût de vivre, l’ennui, la stérilité.
– Donne !
– La hâte, chaque jour, de voir la journée finie, sans servir à rien ;
le désir de repos loin du devoir et des œuvres ,
le détachement du bien à faire, le dégoût de vous, ô mon Dieu !
– Donne !
– La torpeur de l’âme, le remords de ma mollesse
et la mollesse plus forte que le remords…
– Donne !
– Le besoin d’être heureuse, la tendresse qui brise,
La douleur d’être moi sans recours.
– Donne !
– Des troubles, des épouvantes, des doutes…
– Donne  !

– Seigneur ! Voilà que, comme un chiffonnier,
Vous allez ramassant des déchets, des immondices.
Qu’en voulez-vous faire, Seigneur ?
– Le Royaume des Cieux.

Une prière de Marie Noël, extraite de « Notes intimes prière d’un pauvre ».

 

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Chanson de toile

Quand il est entré dans mon logis clos,
J’ourlais un drap lourd près de la fenêtre,
L’hiver dans les doigts, l’ombre sur le dos…
Sais-je depuis quand j’étais là sans être ?

Et je cousais, je cousais, je cousais…
- Mon cœur, qu’est-ce que tu faisais ?

Il m’a demandé des outils à nous.
Mes pieds ont couru, si vifs, dans la salle,
Qu’ils semblaient, – si gais, si légers, si doux, -
Deux petits oiseaux caressant la dalle.

De-ci, de-là, j’allais, j’allais, j’allais…
- Mon cœur, qu’est-ce que tu voulais ?

Il m’a demandé du beurre, du pain,
- Ma main en l’ouvrant caressait la huche –
Du cidre nouveau, j’allais et ma main
Caressait les bols, la table, la cruche.

Deux fois, dix fois, vingt fois je les touchais…
- Mon cœur, qu’est-ce que tu cherchais ?

Il m’a fait sur tout trente-six pourquoi.
J’ai parlé de tout, des poules, des chèvres,
Du froid et du chaud, des gens, et ma voix
En sortant de moi caressait mes lèvres…

Et je causais, je causais, je causais…
- Mon cœur, qu’est-ce que tu disais ?

Quand il est parti, pour finir l’ourlet
Que j’avais laissé, je me suis assise…
L’aiguille chantait, l’aiguille volait,
Mes doigts caressaient notre toile bise…

Et je cousais, je cousais, je cousais…
- Mon cœur, qu’est-ce que tu faisais ?

1920 Recueil : "Les Chansons et les Heures"

 

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La morte et ses mains tristes…

La Morte et ses mains tristes…
Arrive au Paradis.

« D’où reviens-tu, ma fille,
Si pâle en plein midi ?

- Je reviens de la terre
Où j’avais un pays,

De la saison nouvelle
Où j’avais un ami.

Il m’a donné trois roses
Mais jamais un épi.

Avant la fleur déclose,
Avant le blé mûri,

Hier il m’a trahie.
J’en suis morte aujourd’hui.

- Ne pleure plus, ma fille
Le temps en est fini.

Nous enverrons sur terre
Un ange en ton pays,

Quérir ton ami traître,
Le ramener ici.

- N’en faites rien, mon Père
La terre laissez-lui.

Sa belle y est plus belle
Que belle je ne suis,

Las ! et faudra, s’il pleure
Sans elle jour et nuit

Que de nouveau je meure
D’en avoir trop souci. »

Recueil : "Chants d’arrière-saison"

La morte et ses mains tristes..., Marie Noël dit par Claude Nollier

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Hurlement (Marie Noël)

À la mémoire de maman
et de mon petit frère Eugène.

 

Le jour s’en va. Sur la montagne,
L’ombre grandit.
Es-tu parti dans la campagne,
Ô mon petit ?
Tu n’es pas là, ni dans l’étable,
Ni dans ton lit.
Tu ne viens pas te mettre à table.

Je vais cherchant de place en place,
Où donc es-tu ?
Ton frère aîné revient de classe,
De noir vêtu.
Qui donc a vu, qui me ramène
Mon fils perdu ?
Qui l’a trouvé loin dans la plaine ?

Le jour qui fuit, las de l’attendre,
S’en est allé ;
Le soir qui vient, sans me le rendre,
S’est désolé ;
Ô Dieu ! la Mort ouvrant la porte
Me l’a volé !
Mon agneau blanc, le loup l’emporte !

J’ai ramassé tes hardes vides,
Je les étends…
Je cherche à voir, les yeux avides,
Ton corps dedans.
Mais du tricot, mais de la veste
Aux bras pendant,
Il est parti. Plus rien ne reste.

Voici pourtant sur une manche
L'endroit jauni,
Taché de beurre un jour, dimanche…
Je t’ai puni.
La tache est là, le pot de beurre
N’est pas fini.
Toi seul n’est plus et tout demeure.

Tu n’es pas mort, je fais un rêve,
Oui, oui, je dors.
C’est bon qu’un vieux le soir achève
D’user son corps…
Est-ce toi Jean ?… toi dont la balle
Bondit dehors ?
Toi dans la cour, toi dans la salle ?

La porte a ri… je meurs, j’espère…
Ce n’est pas toi…
Ce sont tes sœurs, des gens, ton père,
N’importe quoi…
Que font-ils là ? qui les appelle
Autour de moi ?
Je n’ai besoin ni d’eux, ni d’elles.

Que me veut-on ? Que j'aille et prie,
Quand vient le soir,
Leur Dieu, leurs saints, et leur Marie
Pour te revoir ?
C’est contre eux tous que mon sang crie
De désespoir !
Ces loups du ciel, voleurs de vie !

 

1905

Marie Noël, Chants et psaumes d’automne, 1969