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D’Île en Elle : Murièle Modély, de “Penser maillée” à “Tu écris des poèmes”

Murièle Modély, réunionnaise, porte son île en elle comme un engramme en reflet de son nom :

Dans mon ventre, une île

Effilochait la ville

Murièle Modély, Penser maillée, Editions du Cygne, 2012.

Entre ces deux recueils, elle creuse son rapport à elle/île, l'éruptive dont les flots de lave sous l'encre se mêlent au flot des mots, les modèle, charriant les souvenirs qui tournent et taraudent le fil du discours – les fils, plutôt, comme un écheveau, le désordre d'une chevelure charbon à l'odeur de mélisse, éparse et renouée comme dans Penser maillée, dont le titre s'éclaire, grâce au petit glossaire créole/français qui accompagne le recueil : "mailler, emmailler", c'est mêler, mélanger, emmêler : ainsi le chante une strophe dans son "koseman" natal, le créole réunionais (p. 82). C'est le même mot qui clôt ce recueil cyclique comme la forme de l'île, dans lequel effectivement le lecteur aura rencontré "Mots /Et / Morts // emmaillées (sic)/ au fond de la vallée" : car tout se mêle, y compris les genres, à travers la présence/absence féconde de ce "e muet" (( "tu agites l'e dans l'eau" dit le vers liminaire du dernier poème de "Tu écris des poèmes" (p. 51) ))  , depuis l'île où

Les racines adventives

De la mère

de ma mer

Dérivent

autour du volcan qui creuse le réel pour atteindre, à travers la création d'un mythe, la réponse inaccessible, la Réunion des deux pans d'une identité dont l'auteure tresse le blanc et le noir, avec l'encre des lettres entre les rives de la page. Mythe de création dans lequel l'île est femme :

Il était une fois une femme

Née dans une fournaise

Sous la peau des écailles

dans les veines de la mer

La luxuriance d'un lexique en liberté, naviguant entre deux langues, évoque toutes les couleurs d'une faune et d'une flore tropicales, et sert une pensée dérivant sans entraves, sur le fil de l'analogie, que soulignent et provoquent les répétitions syntagmatiques, les anaphores, l'usage d'énumérations et de listes au développement quasi surréaliste :

Sur la feuille

Un mulot

Un tarsier

Un oiseau

Un accélérateur

Un moteur emballé

Un vélin griffonné

Un homme démembré

Dans la flamboyance des images, nouant le corps au monde, se dit la révolte, la démesure d'où naissent "la géante Désir", et ses amours vus comme au microscope des mots "Des pores, des pigments / Voilà dans le karaï / Tes épices fragments / Dans l'huile des bichiques grouillent comme des vers / Sur tes hanches tatouées // Mélanine". Amours mythiques d'un roman familial d'où naissent le poème et la poète aussi, en quête d'elle-même : avec l'ardeur et la violence issues du piton basaltique dont la gueule toujours ouverte dégueule sa lave – Murièle Modély "décadenasse sa bouche", vomit, désenchaîne sa parole, bondissante, exubérante, creuse le nom de "Jeanne", et de "Lucie", les retourne, les dépiaute, y cherche SON propre nom, son origine

Fille de négresse

Petite fille de blanc

Engoncée dans la toile

Où se dessine en creux

l'autre

moi

 

"L'autre moi" écrit des poèmes.

Bien sûr, la poète le savait : c'était écrit, c'était la condition même de sa libération, inscrite dans Penser maillée, dans la violence, le chant du corps torturé par sa douleur, la blessure, l'explosion attendue – il fallait bien 

Que le crâne

Se fende

Que gerbent en continu

La bouche et le volcan

 lisait-on dans ce premier opus.

Murièle Modély, Tu écris des poèmes, éditions du Cygne, 2017 

Mais ce dont témoigne ce dernier recueil, après 6 années ponctuées de plusieurs publications en 2014 et 2016, c'est d'une emprise totale de la poésie sur l'être et sur la vie : Murièle Modély désormais n'écrit désormais "que des poèmes". Sous ce Titre, en forme de constat, ou d'injonction, se déroule un texte qui interroge la prégnance du jaillissement poétique,  sa permanence, "à table, au lit, devant le film à la télé". Sa nécessité, quand la pensée fait défaut, qu'il faut agiter les mots, français ou créoles – pour secouer le réel – pour ETRE – car la poète l'écrit : "le poème est toi / et tu es le poème". N'écrire QUE des poèmes, c'est effectivement se vivre telle, lui donner son corps même  – dans un geste eucharistique qui rachète la langue et comble la mémoire.

Et c'est la langue qu'on torture, triture – pas question de "faire joli" ou poétique, on travaille ici "les choses concrètes et laides" – avec cette  langue qui explose en supernovas de mots sur la page, qui s'aligne en listes, explorant minutieusement son corps animal :

 

tes poèmes sont noirs

avec beaucoup de poils

de la chair

des sécrétions

des odeurs d'encre épaissse (...)

 

Pour la poète déchirée, arrachée à La Réunion natale, peut sourdre enfin, de cette profusion, de ce désordre,  la possibilité  de "se rassembler" (p.31), de combler le vide intérieur (p. 47), dans le rythme des mots tapés au clavier, avec un bruit de dentition, dans le mouvement de l'écriture.

 

Cette île primordiale, Eden perdu, qu'elle porte dans sa chair, elle la retrouve, non seulement face à l'écran de l'ordinateur, mais coupée/reliée au quotidien toujours présent, grondant de sa rumeur de voix d'enfants, de télé, de métro, de sons urbains... cueillant "la bulle du poème remontant du passé" jusque dans les "bips" du passage à la caisse

 

jusqu'à ce que             les mots deviennent le vide se déroulant

c a l l i g r a m m e s   s o n o r e s   s u r   t a  

p e a u   é l a st i q u e

Alors, oui, vraiment, intensément, naît la sensation d'être, "dans le poing du poème".




Murièle Modély, Extraits de Penser maillée

Ti fille gomé

 

mon main mon zyé mon pié
tout’ lé gomé
mi avance pu
mon pié mon zyé mon main
tout’ lé noir
dans lo fénoir zot i domand a moin
kissa la pose la kolle pou ou ti fille ?
kissa ?
kissa la gome a ou kom ça ?
mi répond a zot
la lang
la lang la gome a moin
la lang la efface a moin 
la cole mon peau
la cole mon main
sul papié blanc
dodan son grain

                    ***

demand pa moin tradui, mi gingnra pas
dan mon tet, nana deux zoizo
un lé blan, lot' lé noir
zot i tuit tuit matin lo soir
un coup i vien, un coup i vien pas
lé deux colé i rod chaper 
dossu mon lèv dodan mon voix
ni ou ni moin i sa atrape sa

 

 

                    ***

kroi pas zoizo la i habite ladan depui lontan
le nid té vide le zeuf té blan
dodan mon bouche té sen la mort
tout’ mot posé té fé décor
mi té fé pas semblant
mi té domand solment kissa
kissa la mét dan mon tet
que lo zoizo, lo blan lo noir
té gingn pa viv ensemb
té gingn pa chant ensemb
té gingn pas emmailler
mot effacer avec mot gomé
kissa ?
ou mém ti fille, ou mém
débrouill’ si out langage lé pas normé
ou lé
ou même ti fille
ou même

                   

                    ***

Petite fille poisseuse

 

mes mains, mes yeux, mes pieds
sont tout poisseux
je ne bouge plus
mes pieds, mes yeux, mes mains
sont noirs
et ils me demandent dans l’obscurité 
qui a « posé la colle » pour toi
qui ?
qui t’a sali comme ça ?
je leur réponds : 
la langue 
la langue m’a empoissé
la langue m’a effacé 
elle a collé ma peau
elle a collé ma main
sur le papier blanc
jusqu’au cœur de sa trame

                    ***

ne me demandez pas de traduire, je n’y arriverai pas
dans ma tête, il y a deux oiseaux
l’un est blanc, l’autre est noir
ils pépient du matin jusqu’au soir
parfois tout est clair, d'autres fois non
les deux oiseaux empêchés cherchent à s’échapper
de mes lèvres, dans ma voix
mais ni vous ni moi 
ne pourrons nous saisir de ça

 

                    ***

ne croyez pas que ces oiseaux habitent là depuis longtemps
le nid était vide, les œufs étaient blancs 
dans ma bouche cela sentait la mort
tous les mots posés étaient comme un décor
je ne faisais pas semblant
je me demandais seulement qui
qui m'avait mis dans la tête
que les oiseaux les blancs, les noirs
ne pouvaient vivre ensemble
ne pouvaient chanter ensemble
ne pouvaient emmêler
le mot effacer avec le mot « gomer »
qui ?
toi-même, petite fille
toi même
et tant pis si ta langue n’est pas normée
tu es
toi, petite fille
toi

   

                    ***

kan moin lété pti
mi té dor pa a k
oté 
koté momon koté papa
momon té di a moin 
« vien dor dan mon dos ti fille »
kel momon ici i ouv son po pour donn aou la place 
pou do lé pou do lo 
kel momon i écart' son poumon pou ou rest pas tou sél 
mon momon kom tout momon la ba 
i té donn a nou in kouto pou koup' la po 
pou tyé la mort pour tyé la pér 
pou pas ramp' tout sél dan lo fond lo cirque
pour koup' koup' lo chén i empech' tien dobout 
tout' po noir té dwa pesé com i galé dan lo fénoir
depui moin lé momon mi koup' moin aussi un bout d'po dessu mon rin
tou lé soir mi mét' mon marmaille dodan
et kan mi sa ferm mon zyé
mi koné zot i rév zot i march 
zot i tien droite

                   

                    ***

quand j'étais petite 
je ne dormais pas à côté 
de maman, de papa
maman me disait
viens dormir dans mon dos, ma fille
quelle maman ici ouvre sa peau pour te faire de la place
pour t'offrir du lait, de l'eau
quelle maman écarte ses poumons pour que tu ne sois pas seul
ma mère comme toutes les mères là bas
nous donnait un couteau pour couper la peau
pour tuer la mort, pour tuer la peur
pour ne pas ramper seul au fond des cirques
pour rompre la chaîne qui nous empêche de tenir debout
toute peau noire se doit de peser comme une roche dans l’obscurité
depuis que je suis mère, je coupe moi aussi ma peau au dessus de mes reins
tous les soirs, j'y mets les enfants
et quand je vais fermer les yeux
je sais qu'ils rêvent, qu'ils marchent
qu’ils se tiennent fiers et droits

                    ***

Dans l'île

Le rouge est plus rouge
Le rose est plus rose

Le soleil ne fait pas plisser les yeux
Il se ramasse, s'enroule
Et se jette d'un bond
Sur les feuilles
De combavas
De vacoas
De badamiers
Il instille son sang
Chaud, pourpre, parfumé

Les couleurs franches
Épaississent la sève et donnent
Ce rouge plus rouge
Ce rose plus rose
Qui déchirent le regard 
                                           d'un coup de sabre

L’œil comme une goyave fendue
Pleure des grains dorés dans une mer fuchsia 

Extrait de Penser maillée, éditions du Cygne, 2012

 

huître

 

quand nous mangeons de la langue 
quelquefois
                    banale
                    plate
la bouche fuit

mon kaf do lo
mon kafrine do fé

ce ne sont que des mots pourtant
les enfants s'y accrochent, comme à l'eau du ruisseau

c'est qu'ils ont eu cinq mille huit cent quarante jours
pour expérimenter différentes techniques de pêche

et ils se dressent 
sur la butte de mes joues

le regard concentré
                        impavides
                        immobiles
à tenter à mains nues
à la lance
à la ligne
de saisir une à une
toutes les perles cachées entre mes valves

Extrait de Feu de tout bois, Délit buissonnier n°1, tiré à part de la revue Nouveaux Délits

 

 

le poème est comme une tignasse crépue qui t’embrouille la tête
comment dire koman kozé
out poèm i galop i galop com in bébéte sovage
out lang la sienne 
t’entraînent au fond de l’eau dans un écheveau d’algues
out sévé sec maillé 
tu te demandes où trouver le soleil naufragé 
les mots, ces gros galets, et les vieux bouts d’épave

Extrait d’un ensemble inédit

Un jour 

Il faudra bien
Que j'éructe l'exil
Que je cesse
De considérer
La fuite
De l'île

Hors de peau
Hors des miens
Hors de mon
quotidien

Il faudra bien
Que j'écarte
Des côtes
Les bords francs
De la plaie
Que je laisse le sang
Ou les larmes couler

Ou mon cerveau
Qu'importe

Que mon corps
S’investisse
Que je cesse
De dire
Vissée au
Continent

Il faudra bien 

Un jour
Enfoncer la canule
Que le bout d'île
Explose

Que je m'enfonce nue
Dans la mer ou l'instant

Ou la répétition
Qu'importe

Que le crâne
Se fende
Que gerbent en continu
La bouche et le volcan 

Extrait de Penser maillée, éditions du Cygne, 2012