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Nina Cabanau, Un coup de feu à Mogadiscio, et autres poèmes

Waxaan maqlay xabbad (j’ai entendu un coup de feu)
La basilique de mes rêves s’est illuminée
Les nuages ont pris feu au-dessus de Mogadiscio
Mes larmes sont les rivières fantômes de Somalie

Webigaan meelna ma tago (cette rivière ne coule nulle part)
Elle n’existe que mes yeux fermés 
Et la ville glisse de mes mains
Comme une pierre transformée en poussière

Qosolkaagu waa diyaarad (ton sourire est un avion)
Et je vole comme un aigle au-dessus de l’océan Indien
Mogadiscio est devenu sourde à mes pleurs
Les guerriers shebabs se sont arrêtés de tirer

Waxaad maqli kartay taah habeenka (on entendait la nuit soupirer)
Le bruit d’un gadget électronique,
Deux hommes se sont serré la main dans la pénombre
Le vent souffle sur un millier de rochers

Buurahaas ma Ilaah baa jira? (Y-a-t-il un Dieu sur ces collines)
Les arbres égratignent le sable
Je t’attends dans les ruines du palais du sultan d’Adal

Mes larmes sont les rivières fantômes de Somalie

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BARF / LA NEIGE (Brahoui du Pakistan)

Î nê-ân bâz nârâz ut (je suis en colère contre vous)
Adossée au puit dans le verger, j’ai longtemps prié
Dans Kalat les saisons éclosent comme des fleurs de mai
Le lapis lazuli des montagnes dans le dos
Le col de Bolan frémit sous un murmure et le vent siffle
Assise près d’un genévrier j’ai embrassé la terre rouge
Dans les hautes terres j’ai couru jusqu’à Jhalawan
Un vieil homme essayait de déclamer une poésie
Une vache est passée devant le sourire du soleil sur sa nuque
Je me suis endormie sur une broderie qui étincelait
Un qawwali résonne dans la plaine, mon Coran me tombe des mains
Je vais partir à l’aventure chercher l’obscurité au milieu de la foule
A Saindak dans les mines de cuivres je murmurerai votre nom
En récitant la fâtêhâ (première sourate du Coran) devant un précipice ombrageux
Dans la nuit de Quetta sous un million d’étoiles
Un aigle de Kalat m’a invitée dans une forteresse en ruine
Observer le lever du jour, et le soleil trempé de pluie
Allahghâ sipârânut nê (que Dieu vous protège)
J’ai vu votre silhouette s’évanouir dans mon sillage rouge
L’Océan Indien gelait sous vos regards de glace
M’avez-vous tendu la main ? --  Dâ jwân mafaro (ce n’est pas convenable)
Nî antae ishtâfî ut (pourquoi êtes-vous pressé ?)
Allons marcher ensemble jusqu'à entendre le chant des aigles
Bâz barf taming-ân shâr-tî kasark band marêra (de fortes chutes de neige bloquent les rues de la ville)
Avez-vous rendez-vous avec le vent ?
Kanâ ust khalt kanning-atî ê (j’ai une douleur au cœur)
Dâna ant ilâj maro ? (quel est le traitement ?)
î zargar-nâ dukân-ân tchalav-as jorh karefiva (je ferai faire une bague chez le bijoutier) alors 
Darwâza-e mal (ouvrez-moi la porte), là où je suis partie
Silâ-ghâtâ halling bâz âsân ê (les armes sont faciles à acheter)
Nana warnâ nasha kêra (quelques jeunes prennent des stupéfiants)
La fumée de l'opium transforme les nuages en exaltation
Πnê-ân bâz nârâz ut (je suis en colère contre vous)
Ce pistolet que j’ai acheté à une zebâghâ masir (jolie jeune fille)
Je vais m’en servir pour fusiller le temps 
Bâz barf taming-ân shâr-tî kasark band marêra 
(de fortes chutes de neige bloquent les rues de la ville)
I avlîko darja-tî safar kanning khwâva (je veux voyager en première classe)
M’envoler vers le revers de la manche de la nuit du Pakistan.

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PENDANT LA FÊTE DE BHARATAM (Tamoul utilisé par les Dalits)

Pendant la fête de Bharatam
L’odeur de la sphoerante (plante aromatique qui sert à se noircir les cheveux)
Se respire jusqu’à l’océan
Mes bijoux aux reflets d’or,

Je les ai fait briller dans l’eau froide
Un joueur de théâtre de rue
La main en visière masquant le soleil
M’indique le chemin de l’ur (village hors hameau des intouchables)

La cendre et la chaux ont été mélangées
Le renonçant a blanchi son front
Dans le céri (hameau des intouchables) nul bruit
De la fumée, du feu peut-être

Un viran (guerrier, esprit, héros) m’a rendu visite cette nuit
Mon front en sueur palissait, la lune
S’était glissée par la fenêtre entr’ouverte
Ecoute ! La fête vient juste de commencer

Le visage peint en rouge
Un homme porte des ailes comme le Dieu oiseau Garudan
On l’a attaché par six grosses cordes
Tenues par trois personnes de chaque côté

Il incarne les démons du hameau
Derrière le temple, près de l’étang
On lance le riz maculé de faux sang
Les dévots l’empoignent à pleines mains

Un homme est venu lire le Bharatam
Tous le monde s’est assis pour l’écouter
Le soir on a allumé la lumière
Puis la foule s’est dispersée

Le drapeau fut hissé deux jours plus tard
La musique de l’orchestre des paria
Se mélangeait à la musique du temple
Les musiciens ouvraient le chemin

Les villages voisins accouraient
La divinité écoutait le tambour
Le barbier pleura un peu
On entendait la fête de loin

La troupe d’acteur mâchait du bétel
Et dormait dans la cour du temple
Un gamin fit exploser un pétard
Les adolescents courtisaient les filles

Pendant la fête de Bharatam,
Le mariage de Draupadi
Fut mimé par un acteur en sari rouge
Le char des perles traversa l’ur (village hors hameau des intouchables)

Le dernier jour de la fête
Il m’a fallu marcher sur le feu
Les corps recouverts d’un tissu blanc
Me battre avec des branches de margosier

Et le prêtre lisait son livre
Près du temple de Murugan
Les pèlerins s’approchaient du feu
Les dévots firent vœu de chasteté

La bouche bâillonnée
Un homme descendit le premier dans le feu
Suivi par une dizaine de dévots
On entendit le fouet claquer sur leur peau brillante

Les paria ne faisaient que regarder
Des fleurs dans les cheveux, le regard dans le feu
Une longue file de femme descendue jusqu’à l’étang
Un enfant fit claquer un pétard

Pendant la fête de Bharatam...

∗∗∗

CENJELA / FAIS ATTENTION (BEMBA DE ZAMBIE)

Cenjela (fais attention), les mouches ont envahi la capitale

Elles murmurent sous la lumière des étoiles une complainte infernale

Isa kuno (viens ici), ikala tondolo (ne fais pas de bruit), prends ma main

La nuit nous pourchasse depuis notre arrivée en ville ;

Endesha (dépêche-toi), les boules de feu maculent l’obscurité

Fukama (agenouille-toi) devant la nuit, demandons-lui pardon de l’avoir souillée

Partons rejoindre le crépuscule en empruntant la lumière d’une étoile

Lolesha kuno (regarde par ici) laisse-toi emporter par l’océan de braises de mon regard

Mwisakamana (ne t’inquiète pas) je tiens l’avenir dans le creux de ma main,

Un peu de thé ? je vais faire bouillir la pluie qui dégouline sur mon visage

Je ne suis pas certain que tu m’aimeras un jour, mais les étoiles sont revenues

hanter le ciel

Waliyemba (tu es belle) et cette nuit semble ne pas vouloir cesser d’exister

Marchons dans les rues de Kitwe, les portes de l’église se sont ouvertes à la volée,

Entends-tu l’explosion dans les mines d’émeraude du nord-ouest ? L’odeur de brûlé

Est venu hanter nos narines,

Un écolier est sorti en courant de l’école

Son uniforme avait pris la teinte du ciel du matin

Qui se déshabillait devant les yeux d’un oiseau bleu rougis par l’insomnie

La rivière Kafue a éclaté de rire devant notre manque d’audace,

J’ai pris ta main devant l’étal d’un marchand de tabac,

Mfukatila (embrasse-moi) pendant que l’averse dissimule nos corps aux curieux

Je ne suis pas certain que tu m’aimeras un jour, mais le soleil est revenu hanter le

ciel

Mwisakamana (ne t’inquiète pas) je tiens l’avenir dans le creux de ma main,

Partons rejoindre le centre-ville en empruntant la grande route de Kitwe

Isa kuno (viens ici), ikala tondolo (ne fais pas de bruit), prends ma main

Cenjela (fais attention), mes pensées ont envahi la capitale

Elles murmurent ton nom, enveloppé dans la lumière du matin

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LE VIEIL HOMME NÉALAIBH / LE VIEIL HOMME DANS LES NUAGES (MANNOIS)

Le vieille homme habite le sud-ouest d’Ellan Vannin (l’île de Man)

Le soir il verse de l’eau salée sur le coghal (centre d’une blessure) de sa mémoire

La mer d’Irlande tire les rideaux océaniques aux quatre points cardinaux

Les toastracks (trams) tractés par des chevaux l’amènent jusqu’à la mer

Il regarde les navires chargés de hareng repartir vers l’aley (zone de mer agitée et fructueuse)

Puis à Crookhaven dans la prairie, il a rencontré un prêtre

Un paon s’est invité dans leur entrevue

Il venait de la keyll (forêt) sous le soleil glacial

Le jouyl (diable) riait au-dessus de son visage ridé, mais il a chuchoté au prêtre :

« Qu’importe si je meurs bientôt, qu’on disperse mes cendres sur le mont Sniall (Snaefell) »

Ma maison restera toujours debout après moi

Auprès de la rivière Glass et de ses flots ténébreux »

Un kayt (chat) joue avec le fil de mon rouet

Moi qui suis le maître du temps, j’en reprise la couverture effilochée

Avec la laine brune des moutons loaghtan

Tandis que l’âme du vieillard d’Ellan Vannin monte néalaibh (dans les nuages)

« Mes enfants prendront soin des keeills (croix celtiques) a-t-il confié au prêtre

Mais déjà voilà que j’entends l’eean (oiseau) des morts »

Il s’est penché avant de mourir. Il a cueilli un genévrier

« J’en ferai du gin pour mes enfants et moi »

Présentation de l’auteur

Nina Cabanau

Nina Cabanau est diplômée de l’INALCO (bengali, hindi) et de l’ISIT (traduction). Elle a longtemps partagé son temps entre l’enseignement et la traduction avant de reprendre ses études à l’INALCO (master recherche en littérature bengalie). Son vœu le plus cher est de partager sa passion pour les langues invisibilisées face au globish. Amoureuse de la langue bengalie, elle traduit des œuvres poétiques (Amartya Bhattacharyya, Sukanta Bhattacharyya, Kazi Nazrul Islam) du bengali au français. Passionnée par d’autres formes d’écriture, elle a publié quatre recueils de poésie et nouvelles et écrit deux romans.

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