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Autour des éditions Rougerie

Les éditions Rougerie, basées à Mortemart, en Haute-Vienne, ont publié en avril 2018 deux ouvrages de poètes figurant de longue date à leur catalogue : Jean-François Mathé (Prendre et perdre), et Olivier Deschizeaux (Ours)

Il s’agit de deux volumes sobres où se reconnait la facture de la maison Rougerie : couverture blanche, impression du titre en rouge, livres non massicotés nécessitant une intervention physique du lecteur : ces livres, il faut décider de les lire, et, pour ce faire, s’emparer d’un bon couteau qui évitera d’endommager les pages. Notons toutefois qu’Olivier Rougerie n’a pas imprimé les livres « à la maison » mais chez un imprimeur local.

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Jean-François Mathé, Prendre et perdre 

Le recueil de Jean-François Mathé, où l’on reconnaîtra la manière de l’auteur, en particulier un art de filer la métaphore, rarement démenti d’une publication à l’autre, semble parcouru par de grandes ombres noires. En effet, le décor évoqué par les poèmes, parfois un peu parnassien (arbres, oiseau, ciel, étoiles, nuages, fleurs), sans qu’il y ait ici la moindre nuance péjorative, mais plutôt l’intention de signaler que l’auteur s’appuie sur une longue tradition poétique, se trouve peu à peu rongé par une inquiétude, vague d’abord, puis de plus en plus prégnante au fur et à mesure que l’on progresse dans la lecture. En vers tantôt libres, tantôt mesurés et rimés, l’auteur exprime nombre de pensées délicates et ingénieuses. Trois parties distinctes scandent cette progression des ténèbres, ou vers les ténèbres : Vivre au bord ; Passage entre chien et loup, Débuts de dénouements. Quelque chose de grave se joue dans cette poésie. On passe insidieusement d’une vie en limite à un épisode crépusculaire, avant que s’amorce, sous la forme d’une hantise lourde, l’idée d’un glissement vers un ailleurs, ou un au-delà.

Revenons-en à la question de l’écriture. J-F Mathé déploie souvent la comparaison ou bien file la métaphore : « J’ai vu passer,/comme des fourgons lourds et clos, / les nuits les plus noires, / maculées de la boue de nos rêves / qu'elles écrasaient. // Mais quand au matin / on dételait les chevaux / qui les avaient tirées / eux étaient toujours / blancs et sans taches. // Où est le vrai de la vie ? » (p.22). Il y a là, dans une vision presque baudelairienne (pensons à « Spleen »), un souci de cohérence, de densité, de construction, voire de démonstration, dans lequel l’image perd peut-être en surprise ce qu’elle gagne en cohérence. Le choix du « nous » (nos rêves) confère volontiers à ces textes une dimension moraliste : J.-F. Mathé donne le sentiment de vouloir, tout en les exprimant, dépasser des inquiétudes personnelles, interroger notre condition, créer une connivence avec le lecteur, à qui on laisse entendre que les expériences vécues sont aussi les siennes. Autre exemple : « Vieux voyageur devant l’éternel / tu avais fait de nous tes auditeurs / pour que les innombrables feuilles / qui bruissaient en toi /et que l’âge allait bientôt dessécher / se greffent et revivent / aux branches nues encore de notre jeunesse. // […] quand tu te taisais, nous étions devenus / des oiseaux perchés à la cime d’un rêve / et dont le cœur battrait bientôt / plus vite que les ailes, après l’envol / vers les étonnements que tu disais plus nombreux / dans la vie que la foule d’étoiles dans ta fenêtre » (p.12).   

Jean-François Mathé, Prendre et perdre,
Editions Rougerie, 2018.

J.-F. Mathé mêle ici l’anecdote au symbolique : l’arbre « réel », dont la figure, personnifiée, ramifie dans tout le poème, appelle l’oiseau, l’envol, les « étonnements », les « étoiles ». Le « nous » inclut de nouveau le poète dans une communauté, réelle ou symbolique, restreinte ou universelle, c’est selon.

On en vient parfois à se poser la question du « poétique » et de « l’image » (comparaison, métaphore…), singulier rapport au monde, à soi, au mot, qui devrait, selon nous, excéder l’idée d’un simple enjolivement : « J’ai regardé le ciel / soulever des oiseaux blancs / […] // Et qu’ils volent ou se posent, / le monde reste / un arbre multicolore / aux fruits ronds et pleins » (p.10). Vision rassurante, évoquant plénitude et permanence, « vision de poète », pourrait-on dire, en contradiction flagrante avec la représentation contemporaine d’un monde et d’une nature humiliés, moribonds et menacés à brève échéance par la dégradation, l’anéantissement. J.-F. Mathé délivre ainsi la vision d’un paysage intérieur fait d’harmonie, que l’on craint de quitter : en effet, c’est, dans un univers presque virgilien, la disparition du sujet qui semble au cœur du recueil que nous sommes en train de lire. Rappelons à ce propos la définition que donnait Casanova de la mort : « La mort est un monstre qui chasse du grand théâtre un spectateur attentif avant qu’une pièce qui l’intéresse infiniment finisse » (éd. pléiade, p.12). J.-F. Mathé, toujours sensible au spectacle du monde, interroge notre disparition, en tant que personne, et le fait avec émotion. Sans doute la conscience de cette disparition conduit-elle à magnifier le réel. Le poète est en outre bien présent dans le tableau qu’il compose : « On avait versé le café dans les tasses / et dans chacune maintenant / tremblait un îlot de nuit / que tu regardais / comme quand tu attends les étoiles / dans tes ciels nocturnes. / Les autres riaient haut, / forts de la force de midi / et de l’immortalité qu’ils croyaient y puiser. / Ils buvaient d’un trait / et toi si lentement que tu semblais retarder / le moment où le vide de la tasse / s’emplirait du vide de ta vie » (p.61). L’image finale, paradoxale, appelle le néant. Fin de partie ? La vie comme une tasse de café, bien noire et bien amère à la fin, que l’on ne se hâte pas de terminer. L’image, polyvalente, apparaissait dans un recueil précédent, à propos d’un couple d’amoureux, au matin, face à une tasse de café (La Vie atteinte, Rougerie, 2014, p.15).

La mort encore : « Une fois le vent tombé, / me reste un arbre nu en travers du regard. / Je cherche ses feuilles / comme si elles avaient emporté / les battements de mon cœur. Mais la porte est ouverte / et m’appelle, nu, à étreindre l’arbre nu, à accepter en moi comme lui les a acceptées / les racines par où / naissent mêlées la vie et la mort » (p.67). L’arbre, finalement, figure poétique majeure du recueil, donne une leçon de sagesse : accepter notre condition, la mort notamment, cette grande force noire surgie de l’obscur de la terre.

Prendre et perdre. En fin de compte, c’est de notre vie qu’il s’agit : nous prenons : jouissons des dons de la vie et de la terre ; puis nous perdons : ce lieu, il faut songer à le quitter. Rien que nous ne sachions déjà, en somme, mais J.-F. Mathé nous propose une forme de méditation personnelle nourrie d’expériences sensibles, où la nature, les anecdotes du quotidien, les insuffisances du corps, du souffle, la beauté du monde sensible, dans ses aspects parfois les plus traditionnels, « poétiques » pourrait-on dire, apparaissent comme autant de célébrations mélancoliques d’un plaisir de vivre. En témoignent les nombreuses dédicaces placées en épigraphe, lesquelles célèbrent l’amitié, on l’imagine volontiers.

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Olivier Deschizeaux, Ours

Le ton change avec Olivier Deschizeaux qui, d’emblée, dans son recueil sobrement nommé Ours, évoque des racines espagnoles : « Gloire à l’ombre qui plonge dans la rivière noire de peine et sombre en ses flots, le ciel est notre territoire de déraison, notre hiver. // Le négoce du duende se fait dans le sang. // Une neige brune, poisseuse grignote mes yeux de mauvaise vie et mes lits d’inconstance » (p.7). Le poète se réfère à une notion, le « duende », à laquelle, par le passé, Federico Garcia Lorca avait consacré une réflexion développée dans une conférence de 1930 : « Jeu et théorie du duende ». La « mauvaise vie » et « les lits d’inconstance » évoquent l’image d’un « picaro » de la poésie.

De fait, l’image du picaro, ce personnage truculent et vivant d’expédients, issu de la littérature espagnole, apparaît explicitement à la page 36 du recueil, comme pour confirmer cette intuition initiale : « Sans doute ai-je plus à gagner au cœur picaresque qu’à la valise amputée ». O. Deschizeaux tient manifestement à donner une vie poétique à des racines espagnoles, ne serait-ce qu’incidemment : « sur l’autel au cœur de braise le fou respire ce qui reste d’adn à notre saint curé, d’el paso à séville c’est toujours le même aigle qui s’envole » (p.10). Notons, au passage que tout est nom commun dans les poèmes en prose constituant Ours : lyon, séville, gargantua, xanadou, le rhône, le jourdain, etc., sont dépourvus de majuscules. Cette poésie récuse le nom propre : tout y est donc commun.

La nature ursine du recueil attendra la page 51 pour connaître un semblant de dévoilement : « Je suis un ours à l’âme orpheline depuis que tu n’es plus là, alors merci pour les souvenirs, les soleils de juillet com[m]e ceux d’octobre, merci pour la mort et l’amour, merci pour les larmes » (p.51).

Olivier Deschizeaux, Ours,
Editions Rougerie, 2018.

Le poète que l’on a fait coïncider avec la figure d’un imprécateur révèle tout d’un coup une nature humaine, l’empreinte d’un chagrin. On comprend plus loin qu’il s’agit de la figure de la mère, disparue, réellement ou en idée, qui peu à peu s’impose comme la destinataire du recueil : « Maman n’est plus là, la mort peut-être, l’amour sans doute, elle n’est plus ni dedans ni dehors, brisée par la démence, elle nous a quittés en claquant la porte d’un revers de la raison, elle est loin maintenant, assise en pleurant quelque part dans une grande maison aux murs blancs » (p.59). La dernière prose confirme l’hommage et le chagrin : « Je dépose une gerbe de flammes sur l’herbe de ton âme, ô maman qu’ai-je oublié de toi en cette grande nuit » (p.61). L’image de l’ « ours à l’âme orpheline » s’explique alors aisément.

Le recueil surprend en effet par sa véhémence. Il est constitué de proses assénées au lecteur, de phrases gnomiques, ou sentences souvent paradoxales : « Nous engloutissons des oranges laissées par des livres trop absurdes, la surréalité des voyants n’a nul besoin de boule de cristal » (p.23) ; « La poésie est ma phobie la plus vaste » (p.32) ; « […] je n’oublie pas que l’enfance est ce qui peut arriver de pire à un homme » (p.44). Tout cela évoque quelque peu les mânes de René Char, voire des surréalistes.

On a parfois l’impression que le texte est habité par l’âme de Lautréamont : « Dans ma cage fleurissent les ménageries humaines » (p.23) ; « je suis un cadavre prématuré, ouvert aux quatre vents, fermé à ce ventre de crinoline, ma cellule se couvre d’une crinière, mon pays est léonin » (p.15) ; ou encore, ces deux extraits évoquant pour le lecteur de poésie ce passage des Chants de Maldoror : « Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux quand ils me regardent vomissent » (op.cit., chant IV) : « J’étais sauvage, blême, ta peau incandescente ruisselait sur ma chair brûlée, tes pierres de carême dégoulinantes de chants obscènes ressemblaient à un fruit d’orage, comme une croix de feu pendue au soleil des nuits » (p.38) ; « Je suis un arbre sale, seul sur le seuil de ses silences, je n’ai pour son cœur que battements de porte et raison morte, il est des villes plus périphériques que les siennes mais les cloportes ne colportent plus d’amour en mon corps, c’est ainsi » (p.39). Mêmes images de corps, de cœur et de raison ravagés, même goût du « sale », du « dégoulinant ».

Ours, paradoxalement, est un ouvrage cultivé. Les références y abondent. Nous évoquions à l’instant les surréalistes, qui vénéraient Lautréamont. Il se trouve qu’ils avaient également de l’intérêt pour le marquis de Sade, dont la présence nous semble perceptible dans cet extrait des proses d’O. Deschizeaux : « Les chambres de mon âme sont occupées par les égéries du vice érigées là par des marquis de dux, vieillissant comme des venises perdues en eau de bohême avec pour seule bohème la terreur d’un sexe aux obsèques frelatées. »  Il s’agit-là d’une évocation complexe : Dux et Venise rappellent Casanova, né à Venise, mort à Dux, en Bohême, où il écrivit Histoire de ma vie. Mais Casanova n’a jamais été marquis, à peine chevalier de Seingalt, ce qui n’est pas le cas de Sade. Sans doute y-a-t-il ici association de ces deux figures subversives, chacune à leur façon. Le rapprochement « égéries / érigées » vient nous rappeler en outre, mais nous y reviendrons qu’O. Deschizeaux travaille la matière sonore des mots.

Pour en finir avec les références, disons qu’O. Deschizeaux évoque vraisemblablement les figures qui lui tiennent à cœur et structurent sa poésie : on reconnait la figure de Rimbaud, plusieurs fois : « zutique » (p.52), « argenterie rimbaldienne » (p.36), celle de Kerouac, avec les « rouleaux de big sur » (p.48), voire celle de Louis-Ferdinand Céline, avec « Bardamu », autre héros picaresque (p.54), ou encore de Rabelais, avec « Gargantua » (p.44). Le « duende » n’est pas étranger à Lorca et le ton général oscille entre la Saison en Enfer et Les Chants de Maldoror.

Du point de vue de l’écriture, l’auteur joue beaucoup avec la matière sonore du langage, qu’il s’agisse des « égéries / érigées », des « cloportes / qui ne colportent plus d’amour », déjà cités, mais encore : « je les nomme de mon faix assombri » (p.9), où l’on reconnait l’expression toute faite de « fait accompli ». Les exemples en sont assez nombreux pour que nous nous contentions d’attirer l’attention du lecteur sur un fait qu’il constatera de lui-même.

Comme Apollinaire, en 1913, introduisait en poésie « avion », « automobile » et « sténo-dactylographe », O. Deschizeaux utilise « adn », « azerty », « drone », « boycotter », « cowboy », etc. Cela donne à ce recueil l’allure d’une fête langagière.

Parfois, même, on devine la tentation, diabolique, de subvertir les textes religieux : « Je ne suis riche d’aucune misère. // Toute misère est pauvreté. // Du père du fils comme de l’esprit saint je suis le défunt et le craquement sain, amen // Festin des gisants, hosanna, hosanna. // Nationale vallée, visions saturniennes, des sept églises » (p.20).

Alors, poésie d’énergumène, au sens étymologique, sans doute, et c’est bien ainsi. Espérons que le poète ne soit pas un vrai prophète et se trompe sur ce point : « Plus personne ne te lit, poète, ta lyre est un lit de mort » (p.29).

À noter toutefois : la présence de quelques coquilles dans un ouvrage à l’impression soignée, ce qui démontre que la relecture reste un art difficile : « come » (p.51) ; « que nous seront » (p.19), « à l’aunedes reflets » (p.49), etc.

 

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Olivier Rougerie a ainsi, sans doute est-ce une coïncidence, publié simultanément deux ouvrages différant par la forme ; le contenu épousant, semble-t-il, la grande variété des souffrances humaines. C’est le mérite d’une maison d’édition, nous semble-t-il, de rester ouverte à la diversité des talents, des voix poétiques, de ne pas s’enfermer dans une « ligne éditoriale » trop restrictive, d’accueillir la poésie quelle que soit la forme dont elle se revêt, à partir du moment où elle s’appuie sur une expérience que l’on peut qualifier d’authentique.

 




Autour de Jean-Claude Leroy, Olivier Deschizeaux, Alain Breton

Jean-Claude LEROY, Ça contre ça

Deux suites (dont une très brève) entourent une troisième. La première est composée de quintils en vers non rimés et non comptés composés de deux distiques et d’un monostiche ou d’un tercet et d’un distique. La deuxième, la plus importante, comprend de longs poèmes écrits en vers très libres tandis que la troisième, la plus courte, de trois poèmes seulement (un de cinq vers, un de quatre et le troisième de deux seulement) Si la première est intitulée Tu, si la deuxième ça contre ça et la troisième Je, Il, le thème du recueil est bien la psychanalyse, d’autant plus que la deuxième suite s’ouvre sur un exergue de Georg Groddeck, un fragment d’une lettre adressée à Sigmund Freud en date du 27 mai 1917 où il est question du ça

 

Jean-Claude Leroy, Ça contre ça, Rougerie éditeur, 64 pages, 12 euros.

Ce recueil relève d’une gageure : la psychanalyse et la poésie font mauvais ménage, elles sont comme antinomiques ou du moins le paraissent-elles. Je sais qu’il existe un éditeur spécialisé, Po&Psy, je sais que certains poètes sont par ailleurs psychanalystes comme Claudine Bohi… Mais je suis d’une double formation universitaire, lettres et sciences de l’éducation (avec une dominante sociologique). J’ai étudié en autodidacte le rôle de l’inconscient dans la production poétique avec les surréalistes. Je me refuse donc à peser le pour et le contre de « ça contre ça » mais on m’autorisera à relever les passages où le ça affronte le ça  S’il fallait citer la totalité du poème de la page 30, on me pardonnera de citer les vers des poèmes suivants :  « un ça fermé qui t’ouvre les veines » (p 32), «  je suis au cœur d’un conflit entre  ça et ça / je suis atteint par un ça ou un autre » (p 35), « quand le premier pas / quand le ça » (p 42), « l’objet d’un ça en guerre avec un autre ça » (p 56)… Ce ne sont là que des exemples… 

« ça contre ça » est un livre original digne d’intérêt, un livre à lire absolument…

 

Olivier Deschizeaux, OURS

 

L’ours, quand il n’est pas un plantigrade, désigne un encadré indiquant les noms et adresses de l’éditeur et de l’imprimeur ainsi que les noms des collaborateurs ayant participé à la fabrication d’un ouvrage imprimé… Mais le titre du recueil semble avoir été donné par dérision car rien, dans les premières pages  ne parle de  l’ursidé ni de l’encadré… il donne à lire une poésie rimbaldienne, beat ou surréaliste…

Et singulièrement, dans Ours, des poèmes en prose. Chaque fragment constitutif de ces poèmes présente une forme lapidaire qui ne va pas sans obscurité ni sans absurdité ou gratuité apparente. Qu’on en juge : « La géhenne du verbiage divin nous jette à la plèbe, marchands de lions enivrés de svastikas, seuls les faibles auront droit à la force, l’épée sur-joue sa clémence en quelques démences altruistes dépourvues de soie, dont je me fais le drone » (p 49). Il passe sans transition au nom ours (p 38). Et pratique l’allitération (p 10). Jean-Claude Leroy, autre poète publié par Olivier Rougerie, parle de « griffe anachronique » et de «  délire  sacré » : jamais expressions ne m’ont paru aussi justes, j’adhère pleinement, comme j’adhère à ce fragment d’un poème : « J’ai vécu cela mille fois déjà, les murs gelés de l’esprit, les tempêtes qui s’abattent sur des paupières enfouies dans l’alerte du feu » (p 13).  Mais, pour moi, il y a trop de Dieu, trop d’église(s), trop de liens entre les vivants et le monde des esprits ; et je ne dirai rien des évangiles, des cierges et autres bondieuseries… Mais je me console avec ces « putains du seigneur » (p 36). Je suis sensible au côté rock de cette poésie… 

Olivier Deschizeaux, Ours. Rougerie éditeur, 62 pages, 12 euros.

Le poète ne serait-il qu’un ours mal léché en face de la médiocrité ambiante, face à la mort insoutenable, car la mort apparaît en filigrane (à qui sait lire), tout au long de ce livre : « Chasse à la raison  dans le crâne d’une mère  un peu trop vieille… » (p 28) ou « Maladies déshumanisantes, fleurs de parkinson, filles d’alzheimer, paralysie du cortex, avc malheureux, dégénérescence de l’être né pour mourir. // Dans la hiérarchie de la mort hommes et femmes se partagent le tarot divinatoire. » (p 34). A moins que l’ours du titre ne corresponde à cet « ours édulcoré » de la page 38 ou  à ce fragment de prose (p 51) : « Je suis un ours à l’âme orpheline  depuis que tu n’es plus là… ». Olivier Deschizeaux exprime parfaitement par le langage cette zone de turbulences qu’il vient de traverser ou ces « zones d’ombre » (p 55). Il faut attendre la page 59 du livre (qui n’en compte que 62) pour ce qu’on pressentait devienne une vérité affirmée : la mère du poète est morte ! 

Alain BRETON : INFIMES PRODIGES

 

Qu’y a-t-il de commun entre les œuvres de jeunesse où l’on découvre la poésie et celles de la maturité quand on maîtrise l’outil poétique, le vers ou la prose ? C’est que réunir en un seul volume l’œuvre de toute une vie est chose complexe. Et pourtant, Christophe Dauphin s’y emploie, s’agissant d’Alain Breton que les plus anciens parmi nos lecteurs connaissent pour avoir été l’un des animateurs de Poésie1 … Reste alors à passer en revue les plaquettes constitutives de ce volume (de plus de 460 pages, si l’on ne compte pas la table)…

Alain Breton, Infimes prodiges (Œuvre poétique). Les hommes sans Epaules éditions, plus de 470 pages, 25 euros. 

Les proses de Tout est en ordre, sûrement qui datent de 1979 font comme un fouillis, comme un désordre à l’image du monde et ce n’est pas le portrait de Ray Sugar Robinson qui viendra me démentir… Les poèmes (brefs) de la deuxième suite (parfois réduits à un vers)  sont sertis d’allusions et disent parfaitement la sensualité de cette musique. La troisième suite est écrite en vers…

La deuxième plaquette qui s’appelle ça y est  le monde ! (1990) commence par une suite intitulée Le long du fleuve Orénoque, dédiée à la mère du poète . C’est le récit d’un accouchement distancié, qui ne va pas sans émotion : « J’ai peur de n’avoir été, de n’être / qu’une preuve insoutenable qui saigne / définitivement » (p 50). La deuxième suite, La Terre encercle les oiseaux, commence par ces vers « Ma mère, tu le sais / je suis toujours la grenouille de sang entre tes cuisses  » (p 51) : tout est dit dans ce distique.  La troisième suite, Planètes, est sans doute la plus personnelle, car constellée de souvenirs intimes (comités, dédicaces, jazz, poètes… ) ; mais je préfère les poèmes d’amour ou de tendresse à ceux écrits la gloire du sport : je sais bien que j’ai sans doute tort mais je suis ainsi !

La troisième plaquette est intitulée Juste la terre. Elle s’ouvre sur un poème intitulé Montagnard : pourquoi faut-il qu’il me rappelle les photographies de Henri Didelle ou les poèmes de maints marcheurs. Ça ne manque pas de nostalgie comme ces premiers stylos aux quatre couleurs (p 112). Alain Breton a l’art de la sentence mais cela ne va pas sans mystère : « même si quelques ruelles, de moins savantes, /  embrasent encore, le matin // un chien, un coq, un lézard, / le temps qui compte ses boxes, ses visages  » (p 114).

La quatrième plaquette est intitulée Bivouacs, elle date de 1992. Et une part d’un certain surréalisme est présente, en  2018, cela fait une cinquantaine d’année qu’un certain André Breton est mort… 

Avec Maison-Buffle (1993), Alain Breton est à l’affût de ces infimes prodiges qui donnent son titre à ce volume de mille cauchemars ou de mille rêves. Son réalisme est à l’image de ces nuages qui ne sont que le rapprochement de deux réalités très éloignées …

Le sixième recueil intitulé Messe noire des vagues a été publié en 1999. Ce sont des histoires de pirates en vers ou en prose. La fantaisie y est présente  : «De Zanzibar à Chandernagor […] / […] il faut déterrer / la botte de sept lieues / » (p 179). Histoires de pirates : Alain Breton fait preuve d’une forte maîtrise du vocabulaire de ces contes et histoires, des us et coutumes des boucaniers, des grands mythes…

Le septième recueil intitulé Une chambre avec légende (1999) est marqué par l’amour fou et l’émerveillement, accentués par la brièveté des poèmes qui confinent à des notes prises à la volée : « les tables sous les chaises rejoignent le / cimetière des éléphants » (p 205) font parfois penser à celui qu’écrivait un demi-siècle plus tôt (« Je te vertige, je te hanche ») Henri Pichette.

Dans le recueil suivant (Pour rassurer le fakir, 2000), sous-titré Carnets d’atelier, on peut deviner que ce fut écrit après la visite d’un atelier de peintre. Certes, le mot dessin, la lumière qui pare les corps et la recherche fondamentale sur les peintres le disputent à la présence des sportifs (qui est Attila Zopf ?). Mais très vite, il s’agit plutôt de textes d’ateliers, les sportifs ne sont là que pour le rappeler : le texte (poème) sur Evariste Galois (p 237) n’est là que pour le prouver… Mais la présence de portraits fait penser à l’atelier des peintres, et c’est le début de belles histoires au surréalisme marqué dont l’humour n’est pas absent. A moins qu’il ne s’agisse d’un atelier de textes  (???) dans lequel Alain Breton expérimente des sujets différents ???

Dans Le Chasseur de Rivières (2004), Alain Breton a une vision très précise : « Je ne sais pas changer la litière / des orties » ( p 279) ou « ils te donneront / la prophétie des fanges » (p 282), ce qui ne va pas pas sans une certaine obscurité…

Brûlant sombre (2008) est une ode au jardin traversée par les morts (p 296) ou par le souvenir de Rimbaud (p 298). C’est écrit en dis(ti)ques sauf dans la troisième suite où le lecteur est confronté à la prose…

Des poèmes et des proses de 2011 (qui constituent la partie suivante de l’ouvrage), je relève ces lignes : « … La poésie m’a poussé à faire émerger les problèmes liés à mon identité, la prose m’a permis d’en rire ». Je ne sais pas si ces mots s’appliquent à l’ensemble de l’œuvre complète, mais ils révèlent un bel exemple de clairvoyance. 

Les éperons d’Eden (qui datent de 2014) commencent par une prose qui est une ode au père, Jean Breton. Et ça continue par de brefs poèmes en vers qui, mis bout à bout, font comme un tombeau à la gloire de Jean Breton. C’est émouvant et un bel exemple d’amour filial : ainsi ce poème consacré au tueur de doryphores du jardin de Nibelle (p 362). Cela ne va pas sans quelque aspect obscur (mais c’est sans doute le propre de la poésie) comme dans ces poèmes qui ouvrent la deuxième suite (Une poignée de nuit) : « La mer délassée / sur les lèvres de Pénélope » (p 347). Même si l’on sait ce qu’est la mort tout en ignorant quel sens donner à ce qui est une absence éternelle…

 

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Un livre qui valait bien la peine que s’est donnée Christophe Dauphin. Des caractéristiques de cet ouvrage, je veux signaler que le surréalisme n’est pas mort et le lyrisme contenu.  Un livre nécessaire dû à Paul Farellier (qui en a signé la préface), à ce même Christophe Dauphin et à Paul Sanda. Du texte de Dauphin, je ne dirai rien puisqu’il me fait l’amitié de me citer longuement (p 406 et 407). Si la bibliographie finale dresse bien la liste des ouvrages de poésie d’Alain Breton, on regrettera cependant que ne soient pas reproduites dans ce volume les plaquettes du début (antérieures à 1979) ; ni que soit dit un mot, en passant, sur la pratique du compte d’auteur des éditions St-Germain-des-Prés qui reste à inclure dans l’édition de poésie en général…