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Fil autour de Catherine Gil Alcala, Serge Pey, Olivier Domerg

Catherine Gil Alcala, La Foule divinatoire des rêves,

Il est une poétesse qui grandit avec ses rêves. Ceux-ci sont les lieux où se réfugient ses pensées, où tout peut arriver, où rien n’est impossible. Là, Catherine Gil Alcala s’évade à sa façon, déployant et dévidant ses cœur et corps enchevêtrés.  Il arrive qu’ « un morceau d’arc-en-ciel tombe à ses pieds », qu’ « un nain chevauche un chien en pelure d’orange » , que « des mains d’arc-en ciel déroulent des rubans bariolés »… 

Catherine Gil Alcala, La foule divinatoire des
rêves, Editions La maison brûlée, 2018, 15€.

Il arrive que « la dame d’un mirage joue au bilboquet aztèque » ou qu’une autre dame « dévore le cœur épicé de l’amant ». L’auteure y rencontre même l’homme d’un rêve qui « joue son propre rôle » :  Lawrence et « sa parole dépersonnalisée dans les bruits de quincaillerie de l’immensité » ou  Lear – sans doute le roi -  « allongé sur un lit pliable ». Sa poésie flotte au-dessus du monde de poème en poème, à l’image de la vision qu’elle déploie d’elle-même : « Je marche sans toucher le sol » (rêve 26), puis « Je marche vers le rivage/Je veux me noyer dans la mer pour renaître » (rêve 30). Un tel « vertige au bord du vide/dans le miroir éternel d’âme folle » (rêve 35), raconte ainsi l’histoire d’une femme dont la plongée dans le gouffre sous-marin aurait pu être noyade, mais qui revient vers le rivage où apparaît un crabe jaune, « une étoile de mer » . La créatrice accomplit une sorte de ronde à travers elle-même, où toute fin n’est qu’apparente mais recèle en secret un autre commencement. Se deviner soi-même à travers ses rêves-miroirs offre parfois d’heureuses surprises.

Cette performeuse met ensuite sa poésie en dessins fugaces et sombres, en mouvement et en gestes. Elle la prolonge en une sorte d’offrande délicieusement illogique devant les spectateurs de son théâtre de l’intériorité (La foule divinatoire des rêves, Déréliction de l’Art, Miroir 10).

 

 

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Serge Pey, Mathématique générale de l’infini

D’où vient l’envie soudaine de consulter cette Mathématique générale de l’infini, de me jeter dans ces mots poétiques  – certes mon habitude – déchaînés sur quatre centaines  de pages ? Comment entrer dans un tel univers  disposant de multiples portes d’accès, évidentes ou secrètes, réelles  ou inventées, hall ou vestibule, cul-de-sac…  au risque d’être emportée par un courant d’air ou un ouragan.

L’auteur en soi excentrique avait accepté au Marché de la Poésie de me dédicacer son livre sans que je ne le mette à sa disposition (l’opuscule était resté chez moi). Sur mon cahier de brouillons, j’ai eu néanmoins droit à la même estime que la solliciteuse précédente qui serrait en main  le vrai produit Gallimard. A savoir une dédicace au stylo noir sur laquelle se pose, en un second temps, un personnage succinct  esquissé au stylo rouge. Serge Pey s’exécuta avec une étincelle fugace dans le regard, écrivant au noir : « A Jeanne, mon amie/Sur ce livre absent/En remontant l’échelle de tous les poèmes/En vous embrassant». Puis au rouge, il traça d’emblée un personnage  au corps  quasi-rectangulaire dans la lignée d'une dalle funéraire : la tête en bas avec deux yeux ronds, les deux pieds en haut et sans  mains (hormis deux gribouillis rouges).  

Serge Pey, Mathématique générale de l’infini,
préface d’André Velter, Gallimard, février 2018,
432 pages, 8, 50 €.

Position inconfortable à la Docteur Knock ! L’énergie graphique de Pey pour la banale passagère du Marché que j’étais, m’imposa un pensum d’été : essayer de croire que je pouvais cerner une démarche poétique qui semblait faire  tout pour se rendre insaisissable. 

La première interrogation  sur le titre de l’ouvrage,  intégralement répété dans plusieurs poèmes  (Le haut sacrifice de midi, Monnaie nouvelle  au 21ème « bâton »)  confortait  déjà  mon goût secret de l’énigme.  Semblable intitulé révèle habituellement un idéal philosophique :   la « mathématique » (l’ordre et la quantité de quelque.s  chose.s)  de l’« infini » (n’ayant de limite ni en forme ni en taille) est néanmoins susceptible d’être « générale » (en regroupant  la majorité ou tous les cas). Ni plus, ni moins ! Ouf. L’art mathématique devrait donc se révéler plus ou moins subrepticement  au fil des pages - tantôt ici, tantôt là - de diverses manières. 

Tout d’abord par les signes traditionnels propres aux opérations mathématiques. Ainsi en est-il de la multiplication : « Pour multiplier le chemin/l’homme a besoin de deux bâtons/qu’il croise comme un signe ». Puis de la soustraction : « Nous soustrayons le  Nombre/à son chiffre imparfait ». Puis de l’addition : « Nous traçons la croix/d’une addition/quand un oiseau s’échappe du vent/pour s’ajouter à un arbre».  Puis de la négation : «Nous jetons  des  oui/puis des clefs/pour entrer dans les négations ». Dans quel but ? Le poète ne semble pas hésiter puisque « Nous organisons l’ordre/dans le désordre des boussoles » .

 Cet enchevêtrement inextricable n’était  pas pour me déplaire, car la raison s’y perdait. Alors pourquoi ne pas persister à lui arracher un sens, ne serait-ce que pour justifier cette note de lecture. L’aspect réducteur du projet  parut évident : l’insensé se contentant de lui-même !  Je choisis d’emprunter un chemin de Petite Poucette, d’abord rythmé par le repère/repaire des nombres, mes pierres d’égarement très calculé ! 

Ah, soutient carrément le poète : « Nous sommes/le Nombre/C’est nous/Nous comptons/sans compter/Nous soustrayons le Nombre à son chiffre imparfait » .  « Compter sans compter » ou « chiffre imparfait »… Des aberrations logiques inscrites en une phrase poétique saccadée, haletante, hachée en petits morceaux.  Des miettes d’insensé encensé. D’un tel  constat  découle aisément l’affirmation : «  le soleil est un zéro/au fond du puits » .  Le cercle solaire peut se tapir, telle la vérité, au fond d’une excavation. Pourquoi pas ? Pourtant chacun sait que le zéro étant zéro, il est un rien sans lieu ou place ! Ou du moins n’a-t-il de place qu’en poésie dans l’imaginaire fulgurant du créateur. La meilleure, sans doute.

Rien ne nous étonne plus désormais.  Une telle incohérence*  peut muer  l’univers de Pey en un bûcher stupéfiant, introducteur d’un infini imprévu qui n’est pas tout à fait lui-même : « Les photos/voient brûler leur halte/et saluent les chiffres/venus d’un infini/caché dans une marge ». Derrière cet infini marginal – difficile à concevoir -  s’inscrit en outre un second infini (le même masqué ? le même devenu autre?). Or ce néo-infini  peyien/peyesque ne supporte pas l’enfermement ou le confinement dans sa « marge » . « Je ferme la porte à clef/car elle prend/ l’habitude de l’infini/ de  son ouverture entrebâillée».  Ici, on n’est pas dans la chambre close où Barbe Bleue case ses épouses curieuses !

Tout se complique en découvrant que cet infini version Pey  possède de surcroît  les caractéristiques du fini qu’il n’est pas. Cet infini là - paradoxal  car fini -  se mesure pour donner un réel tournis au lecteur. Ainsi il est possible de « compter les pieds/de l’infini »  et de les compter deux fois et  même d’« allonger l’infini/d’un pas plus grand que lui » .  Pour aller encore plus loin, l’infini se développe non seulement dans l’espace – trop facile - mais aussi dans le temps du poète qui se cale sur celui de l’homme préhistorique de Tautavel : « J’ai/quatre cent cinquante mille ans/plus ou moins l’infini/sans lui et contre lui/Je ne sais pas s’il est fini/ » . Tels sont les prémices vertigineux de  notre « humanité du XXIe siècle » !  Cette temporalité immense est reprise en leitmotiv : « J’ai/quatre cent cinquante mille ans/Je ne sais pas/un peu moins/un peu plus/que l’infini » . Pris dans le temps ce qui cesse d’être le temps chronologique en devenant l’éternité - le toujours temps, le encore-temps-, le poète (ou  le lecteur/rice) revient au point de départ (le titre de l’ouvrage).  En effet, cette éternité soustrait le paysage « dans la mathématique générale de l’infini ». Un temps-espace qu’il n’est pas vain d’appréhender ou de détruire.  Une  « épitaphe » porte cette alternance  fini-infini,  telle une marque de la vie-mort : « Car mourir c’est voir/de tous les angles de la maison infinie/jusqu’à ne plus penser qu’on voit ». Vivre consistait, à l’opposé, à voir une maison finie en pensant toujours qu’on voit.  Vivre ou mourir, ont un point commun : « voir » . Reste qu’à un moment du déraisonnement poétique  le poète lui-même n’en peut plus : sa quête mathématique d’infini devient : « un coup de fusil /tire vers l’Autre chose/qui balaie le champ/où l’idée d’un dieu mort… »

Que noter encore dans ce dédale poétique possédant  différentes strates de lecture ? La prééminence d’un « nous » , porteur d’engagement. Il honore ce Pey qui dansa la sardane devant les fusils dans l’horrible camp de concentration d’Argelés (comme Rimbaud  chantait dans les supplices).  Cet incarcéré est-il  l’un de  ses  ancêtres (ou s’il ne l’est il pourrait l’être) auquel il s’identifie ? Le « Je » n’est qu’exception que le poète  Pey  s’autorise pour être celui  de cette femme « envoûtée » qui abandonna sa fillette sur une plage de Berck. Il exprime parfois des moments insolites  :  « je te caresse avec un lézard de morphine/et je jouis à mort dans ta chèvre puante et tes crapauds » . Ou il s’inscrit dans une  conjugaison  personnelle, donnant un coup de pied à l’orthographe : « Je tu nous vous îles ailes » .

De fait, sa pensée  s’exprime sans ponctuation  tantôt par coup de butoir au réel (« Avorteuse d’escargots/et de sardine » ,  « Nous portons des étoiles/dans un sac de pommes de terre/et d’oignons » , etc.,  tantôt par une propension  à la définition originale (la mort est un miroir, les mots sont les petits jouets cassés de la mort, la mer est mère des poupées, la lune est une roue de trop à la brouette, le vent est un oiseau, etc.). Une clef  de lecture possible est donné au hasard des pages : « Quand nous commençons/une définition/par un article indéfini/nous écoutons/ deux fois l’infini/dans  tout ce qui a disparu** » 

Que voulez-vous, « Nous sommes là pour rire » ! Le poète  le suggère. A moins qu’il ne se mette, comme le Guignol lyonnais,  à donner des coups de « bâton » pour les bêtises commises en ce commentaire. Ces bâtons sur lesquels il a déjà inscrit ses propres poèmes, peuvent accueillir de nouvelles colères,  critiques ou des désaccords avec le monde.

 

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* Le mot n’est pas péjoratif mais logique

** Le lecteur souligne la racine des mots, non le poète qui l’emploie.

 

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Olivier Domerg, La somme de ce que nous sommes

« La somme de ce que nous sommes », ce dont nous sommes la somme. Voila un titre qui tourne en boucle dans la tête et se retourne sur lui-même, tantôt comme un serpent Ouroboros se mordant la queue, tantôt en s’enrubannant en un Möbius du langage.

Nous sommes presque sommés de croire que nous sommes la somme de quelque chose, nous additionnant en quelque sorte à nous-mêmes. Pourquoi ne pas explorer ce mot « somme » avant de se lancer dans la rédaction d’un commentaire ? Son et sens emmêlés. Le poète-enfant Olivier Domerg se glisse ainsi… dans un « demi-sommeil si léger, si sensuel » qu’il en perd la notion du temps !  En une sorte de vertige, il découvre que « nous sommes faits de vieilles géologies intérieures, de sombres épaisseurs du temps ». Il est alors emporté vers « l’absence de sommeil » plus extrême, cette « insomnie comme un scalp ; comme un rapt ». Il continue néanmoins imperturbable ses additions sur le vif : « En somme », il tisse et « tresse » trois états du texte qu’il détecte et déploie à travers ces lieux magiques d’enfance que sont le jardin, le ruisseau, l’île. Cette triade d’espaces singuliers propices – ici ou là – engendrent des souvenirs et sentiments également singuliers. Autant de bases « de départ » en quelque sorte, toujours en connivence avec ce qui la suit tout en la … précédant.

Olivier Domerg, La somme de ce que nous sommes,
Editions Lanskine, 2018, 112 pages, 14 €.

Nous n’échapperons pas à cette lecture-commentaire grâce à un « somme » apaisant ! Car nous réalisons brusquement la présence – pourtant évidente - de ce « nous » dans l’intitulé. « Nous », c’est qui ? Domerg et ses lecteurs ou ses copains d’enfance indistinctement, Domerg et les humains en général dont moi en particulier, Domerg qui se pense en être universel. Rien n’est impossible.  Chacun de nous étant universel à sa façon ! Tout prend peu à peu sens, d’autant que les qualités graphique et humaine de l’édition (*) incitent à poursuivre.

Offrons-nous d’abord un caprice de lectrice, en entrant dans le « bleu » , un certain bleu franc dont la présence est ressentie sous les mots de chaque poème ? Certes ce bleu Domerg occupe une place d’emblée reconnue, celle du ciel. « Toujours bleu ? Bleu dans la chair de nos souvenirs. Bleu dans la conscience aigüe que nous en avions ». Pourquoi ? Parce que l’enfance « est le lieu de la clarté la plus vive » , celle du commencement ou du point d’origine. « Si le ciel est toujours bleu, c’est que l’enfance est lumineuse ».  Les équivalences espace et bleu, temps et enfance constituent son évidence poétique.

Ce bleu – son bleu - se décline différemment selon les lieux dans la nature :  il peut être le bleu « extatique » du parc du Mugel aux « configurations précises » dans le Sud (parc de la Ciotat).  Un bleu en extension qui va depuis « Saint-Jean jusqu’aux Crêtes, immense, troublant » . En Bretagne, il devient pourtant celui de « l’ombre » des « blockhaus éternellement enlisés » . Plus culturel, il peut se muer en cette couleur peinte sur le « tableau de Jean » , dont l’eau est d’un « bleu soutenu ».  

Il advient que ce bleu croise le blanc : ici, la « fixité du bleu, blanc des roches » au bord du ruisseau ; là, le surgissement de la « nature » (de l’objet île, ce me semble) « nette et blanche sur fond bleu » .  Cette contiguïté du blanc et du bleu est, d’une certaine façon, très méditerranéenne (à la grecque).

Choisissons l’île pour séjour de l’esprit, aboutissement ou début de soi ? Ce lieu de fantasmagorie est tantôt un « jouet » de l’imagination, tantôt au « commencement de l’écriture » , tantôt cette même île est « elle », tantôt elle est « il/lusion de sa présence ». Cette enfilade de significations insulaires se développe du réel (jouet) au conçu (écriture), au genre (il-elle) puis au produit ludique d’un jeu de sonorités (il/lusion). Ainsi la pensée du poète revient autrement… au jeu du jouet !

Il apparaît peu à peu que ce poète à la légèreté profonde – oxymore ! – cherche et vit selon une « géométrie du plaisir » . Ce goût du jouissif émerge dès que ce premier mot prononcé devient « JEUométrique » en remuant nos trompes d’Eustache ! Il conduit du ruisseau « jusqu’à la mer », en suivant une leçon traditionnelle de géographie. Après tant et tant de marches de pierres dévalées dans le jardin, les enfants entendent « la conque des songes » , la « crécelle enrouée » d’un moulin sonore, découvrant d’autres cordes « contre les sœurs de la harpe » :  une musique secrète et subtile perce ainsi derrière la prose.

Cependant le lieu mental de l’enfance n’est pas dans ce passé où chacun croie qu’il est.… Notre enfance qui « grandit » reste « devant nous » . Au fil de sa croissance, elle  grandit en permettant aux ancêtres d’émerger : ainsi grand-mère qui, « comme un roc chantourné (…) fixe la trame incessante des vagues » ; ainsi grand-père qui joue du violon en gilet et  costume sombre, « debout devant la bibliothèque en acajou » . Est-elle aussi cette « forme dans la forme » (pas seulement celle de l’île) ? Nous retrouvons ça et là « les identités fluettes et lumineuses de ceux que nous sommes et que nous fûmes » . Nous sommes… Nous voici revenus au début de ce commentaire, et même avant lui puisqu’il est question de ce « que nous fûmes » ! Il ne manque plus désormais que la somme de ce que nous serons ! Elle sera peut-être dans le prochain ouvrage ?

 

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(*) L’édition dont le nom révèle l’histoire d’une grande amitié de M. Lanskine avec l’éditrice Catherine Tourné, base de sa  présente démarche éditoriale.




Le triptyque de la Sainte-Victoire

À propos de Le temps fait rage (Le bleu du ciel, 2015), La Sainte-Victoire de trois-quarts (La Lettre volée, 2017) & Onze tableaux sauvés du zoo (Atelier de l’agneau, 2018)

Olivier Domerg, enfant du pays de Martigues, a fait paraître son triptyque consacré à la (fameuse) montagne Sainte-Victoire, titré par lui La condition du même, dans le désordre : le premier volet, La Sainte-Victoire de trois-quarts, longuement travaillé entre 2005 et 2012, a paru en 2017 à La Lettre volée ; quand le troisième, Le temps fait rage, a paru fin 2015 au Bleu du ciel

Au beau milieu, ces Onze tableaux sauvés du zoo (du folklore provençal ?), chez l’Atelier de l’agneau. Dans un addendum au premier volet, on apprend que « chaque volet possède son identité et sa poétique propres, et peut être donc pris ou lu séparément », et que « cet ensemble de trois livres » est consacré par l’auteur à la Sainte-Victoire, « ré-envisagée du point de vue de l’écriture, dans une reconsidération générale du motif et de sa perception ». Il s’agit de trouver des équivalents littéraires aux patients coups de pinceau de Cézanne : « comment faire entrer la montagne dans la page ? ou encore, comment faire de la page la montagne ? » Allons-y donc voir.

Répétition (condition du même)

 

Ce qui frappe d’emblée dans cet ensemble, c’est la permanence des interrogations du poète quant au motif : « pour toute poétique & pour toute morale, ce qui est devant nous » (TFR1) ; « choses nues, qu’il faut jeter sur le papier[…] Le monde est là qu’il faut dire » (S-Vde3/42). Domerg est le plus straubien des poètes : il écrit ce qu’il voit, sans y rien changer/modifier. (« Les choses sont là ; pourquoi les manipuler ? » clamait Roberto Rossellini.) Telle est la condition du même : forer toujours plus profond sur quelques motifs/mesures ; donner (essayer de) l’idée de la poussée géologique de la montagne : « penser au plissé & au bouleversement induit, penser à la tension exercée sur les couches rocheuses & terrestres, penser la torsion » (TFR). Un peintre ne peint-il pas toujours le même et unique tableau ? (Et exemplairement Cézanne, avec ses 80 tableaux de LA montagne du pays d’Aix). 

Olivier DOMERG, Le temps fait rage,
éditions Le bleu du ciel, 2015, 153 p. 15 €

Beethoven n’a-t-il pas toujours composé les mêmes sonates ? Jean-Marie Straub et Danièle Huillet n’ont-ils pas toujours fait le même film ? Le principal leitmotiv de ce triptyque est, bien sûr, la présence obsédante du peintre « fou » d’Aix ; comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement quand

 

 (son acharnement à la saisir fut tel

                                                      que voir la montagne maintenant

                                                                                                          à tous coups, nous le rappelle) 3 ?

 

Le célèbre peintre revient ainsi de façon directe ou allusive (par exemple, citations du livre de Peter Handke consacré à ce même motif) tout au long des trois volets. Constamment : « grâce à ce qu’IL avait vu / et peint, / à ce que personne n’avait peint / et vu avant LUI » (S-Vde3/4). Ça n’arrête jamais : « que disait-il déjà ? que la nature est en profondeur ? qu’il ne croyait qu’aux circonstances & à la prose sortie du tube » (TFR).

Mais il y en a d’autres : la présence discrète et insistante à la fois de Francis Ponge (le poète de La rage de l’expression et duParti pris des choses) et de Bernard Noël (en tant qu’auteur de L’Outrage aux mots).

Le plus saillant et beau souci d’Olivier Domerg est, comme Cézanne, de dépeindre ce qu’il voit devant lui, tel quel ! « C’est la situation qui décide, oriente la vision & la phrase. » (En cela, on peut dire qu’ils sont frères en création.) La poésie, le réel. « L’écriture s’arcboute au visible, tirant sa force de la vue. » Alors, et seulement alors, on peut espérer donner « un coup de / Ponge sur du sacré » (l’image d’Épinal qu’est devenue la montagne d’Aix, aussi bien que son peintre), secouer « toute la cézannerie d’apparat et d’opérette », « réduire le mythe en / poudre », « faire / taire l’emphase (place neuve !) ». Et puis atteindre au pur kairos : l’irruption de l’instant formidable : « être dans le vertige de voir, prendre connaissance à chaque instant de ce que signifie le mot paysage. » Ne pas laisser passer ce moment-là : « Elle émerge du paysage tel un navire d’une nappe de brouillard, proue calcaire en avant, étrave rocheuse fendant le visible et l’aimantant. »

Différence

 

Alors que Le temps fait rage est composé quasiment comme une seule phrase, sans majuscules sauf aux noms propres (c’est un chant (de rage de l’expression) en neuf strophes, dites chants-séquences), La Sainte-Victoire de trois-quartsest tissé de formes hétérogènes, cut : des [tableaux] où l’occupation de l’espace de la page est très travaillée (structures en escaliers, ferrages à droite, à gauche, etc.), des [romans] (plus classiques, justifiés), et au milieu de ce tissage de formes (un maelstrom), des chants d’une seule coulée, en italiques. Les Onze tableaux sauvés du zoo, eux, s’apparentent à un poème en 11 volets avec jeux topographiques et typographiques sur l’espace de la page, dans la grande tradition mallarméenne du Coup de dés qui toujours instaure des surprises pour les yeux du lecteur, qui partant finit les (ces onze) tableaux.

Olivier DOMERG, La Sainte-Victoire de trois-quarts,
La lettre volée, collection Poiesis, 113 pages, 18 €

 

Il est à noter que la forme « poème » de ces tableaux empêche la réflexion sur le travail de l’écriture, alors que les passages en prose des deux autres volets ne se privaient pas de ces notations autoréflexives et modernistes sur l’atelier du poète : « Tu travailles une forme qui te travaille en retour » (S-Vde3/4) ; « Brûler ses tropes. Jeter ses notes. Réduire le mode opératoire. Repartir de rien, pisser sur le pic, curer le trop-plein. Le trop peint » (ibid.) ; « difficile de mettre en mots cette forme, de mettre des mots sur cette forme » (TFR) ; « il n’y a pas forcément de progrès dans la série, seulement l’obstination de mieux coïncider avec chaque moment » (TFR). Présent intégral. Présentation (au Temple de l’Art), plutôt que représentation : « fi des histoires, allez hop : aux chiottes les histoires (d’ailleurs, y’a plus que là qu’on les lit) ! c’est terminé, il faut […] tout éclairer en grand, tout observer, tout décortiquer, tout reprendre » (TFR). Reprendre à Francis Ponge, ce héraut de la modernité poétique, cette idée de publier « les états de son atelier », plutôt que des poèmes (bons ou mauvais). Laisser une place au lecteur, qui finit l’œuvre, en exposant « la progression & le processus de tout art ». C’est ainsi qu’on construit les œuvres ouvertes.

Dire queLe temps fait rageest le plus cubiste du triptyque : sa forme circulaire sans plus ni haut ni bas favorise cette simultanéité des points de vue : « repasser en vision globale, monceau pyramidal constitué de monceaux superposés, saillants, désordonnés, vaguement additionnés ou posés les uns sur les autres, vaguement collés ou accolés, monceauscellé par le ciment du temps » : plus de perspective idéalisante ; tout à la fois, ici et maintenant, par « accumulation, multiplication des angles d’attaque ».

Différence et répétition

 

Selon Gilles Deleuze, dans son essai éponyme, rien ne se répète jamais vraiment à l'identique ; la nature entière s'écoule comme le fleuve héraclitéen, dans un devenir perpétuel ; et toute impression de stabilité n'est qu'illusion. Ce que, de façon superficielle, nous croyons voir se répéter identiquement ou semblablement « fourmille » en fait d'infimes différences qui font de chaque « retour » un événement toujours nouveau et irréductible à ce qui l'a précédé.

Olivier DOMERG, Onze tableaux sauvés
du zoo,
Atelier de l’agneau, collection
géopoétique, mars 2018, 108 pages, 16 €

 

Ainsi, chez Domerg, le « retour » des avions de ligne qui décollent de Marseille-Marignane pour trouer le ciel aixois et barrer la vue de la sainte montagne : 1/ vision in (la carlingue) : « Vision brève autant que belle ; aussitôt vue, aussitôt aspirée ou bue par le trou du hublot ou par l’irrémédiable projection de l’appareil vers sa destination » (11T) ; visions off : 2/ : « la carlingue d’un long / courrier au décollage de / Marignane s’inscrit / une fraction de seconde, / dans une inclinaison parallèle / à celle de la montagne » (S-Vde3/4), et 3/ : « les ailes volantes dans l’azur. La pointe des pieds douloureuse dans la pente » (TFR). Domerg est très conscient de son travail : « plus tard, reprendre sur le même ton ; le même ton qui en est un autre » .Incise sur incise : « énumération phénoménologique du détail. » Chacun des volets du triptyque se trouve enchâssé dans l’autre, « en est une extension en constant devenir & constante expansion ». Machine désirante, et non pas poésie larmoyante. Jeu, plutôt que Je. Poésie sans maître : les citations affluent de partout, cachées, tronquées, voire truquées : Bernard Noël, Jean-Marie Gleize, Pascal Quignard, Charles Juliet, Peter Handke, lettres & propos de Cézanne.

Autre tropisme deleuzien chez Domerg (comme quoi, le titre de ce chapitre ne doit rien au hasard, qu’un coup de dés toujours abolit) : la dépersonnalisation de l’écriture : utilisation de citation tronquées et/ou truquées, sérialisation des notes brutes et sèches (« blocs blancs formant la crête, verdure dans les échancrures, les trouées, terre rouge sur le versant »), parfois triviales et prosaïques : « La rumeur de l’autoroute enfle d’un coup : lourd convoi d’engins de chantier. » (On se souvient que dans leur « Cézanne », les Straub, travaillant toujours en prise de son réel, n’avaient pas éludé ces bruits des paysages « modernes » tels qu’ils sont). On assiste à l’aventure d'une pensée qui se prend à rêver d'être libérée de toute identité personnelle : « refus de toute forme de sublimation stylistique, de toute re-poétisation idéalisante. » Adieu « maman », « papa », « Œdipe » et tout l’bastringue familialo-psychologique ; bonjour le travail de la série « qui est un travail d’achèvement de la forme » par exténuation des possibles/possibilités d’un lieu/motif. Poésie du défi : « ce qui se dresse devant, ne cesse de défier l’écriture. » Outrage à la poésie personnelle (qui a fait son temps de contingences relatives, comme l’on sait…) : « La géologique du poème débarrassé du poème » (ouf !) ; « la prose sans fin de la roche & de la cause matérielle ». Rien n’aura eu lieu que le lieu ; « quelque chose comme une énumération du présent » (TFR) ; telle est la logique du poème moderne. « Il n’y a rien d’autre à ajouter. Le rapport est sous vos yeux » (11T).