Dans l’archipel du poème : entretien avec Sabine Péglion

Auteure de nombreux recueils, Sabine Péglion est une poète au parcours déjà long, qui a résolument placé la poésie au centre de sa vie. J’ai toujours été émue par son extrême sensibilité, l’acuité de son attention au monde, sous tous ses aspects, qu’ils relèvent de l’humain ou de cette nature dont elle aime à se saisir à pleines mains au quotidien, pour l’observer, la veiller au fil des saisons. Ses livres les plus récents sont parus aux éditions La tête à l’envers et à L’Ail des ours.  Son écriture est marquée par la quête de la note la plus juste et de l’épure. Comme le cristal que l’on taille, ses poèmes s’ouvrent à la multiplicité des reflets et leur lumière vient nous toucher chacune et chacun dans la singularité de nos chemins et de nos expériences.

L’originalité de la recherche que mène Sabine Péglion vient aussi d’une double pratique. Elle écrit des poèmes qu’elle accompagne elle-même de dessins à l’encre de Chine, d’encres typographiques ou de peintures. Avant de nous arrêter sur L’espérance d’un bleu, son dernier recueil paru en juin 2024 chez La tête à l’envers, donnons à la poète l’occasion de parler des rapports qu’elle entretient avec la poésie ainsi que les arts plastiques. Écoutons celle qui a partagé longtemps littérature et poésie avec ses élèves, celle qui a animé avec passion des cafés-poésie où elle a reçu de nombreux poètes. Elle sait si bien l’importance des mots et de l’échange pour tenter d’approcher ce qu’est la poésie, ce qu’est une pratique de poète.

THE AUTHORS' VOICE - Un poème pour nos amis grecs, Sabine Péglion, TEXTO LEXIKOPOLEIO

On dit souvent que la poésie est une façon d’habiter le monde. Qu’en pensez-vous ?
Je parlerais plutôt d’un regard particulier que l’on porte sur les êtres, les choses ? Que ce soit la nature, les objets ou tout ce qui relève de l’inventivité de l’homme et le rapport qu’exercent ces différentes choses entre elles.
Pourriez-vous nous parler de votre histoire avec la poésie ? Remonte-t-elle à l’enfance ?
Du plus loin qu’il m’en souvienne j’ai toujours aimé entendre des poèmes et l’écriture poétique. Petite, je me souviens avoir recopié sur un cahier des vers de différents poètes, poèmes appris à l’école ou entendu dans des chansons. Est-ce les images ou la musique des mots, mais j’éprouvais un grand plaisir à apprendre des poèmes et j’adorais faire des dessins dans mes cahiers de poésie.
Vous avez consacré votre thèse de doctorat à Philippe Jaccottet. Comment se rencontrent travail de recherche universitaire et pratique de la poésie ? Se nourrissent-ils l’un l’autre ou l’un finit-il par prendre la place de l’autre ?
Pour moi un poème est un chant qui se construit à l’intérieur de soi, et peu à peu s’impose. Ce n’est ni une sagesse, ni un art de vivre mais une recherche d’authenticité dans la perception des images ou des émotions que l’on essaie de transcrire.

 

Dans un entretien que vous avez accordé à Pierre Kobel, vous dites de la poésie : « Elle fait appel à tout notre être, pas uniquement notre intelligence » En quoi cet engagement de la totalité de ce que nous sommes est-il nécessaire ? Devient-il une sagesse, une sorte d’art de vivre ?

Je n’ai aucun rituel, aucune organisation réelle mais je note sur un cahier ou sur des bouts de papiers (qu’il me faut parfois retrouver avec difficultés) des phrases en apparence très banales, qui m’ouvrent intérieurement une voie, un chemin sur lequel je vais m’avancer. Peut-être juste l’ébauche d’un paysage, un geste, un personnage qui passe devant moi et dont l’image s’imprègne. Par exemple le poème «Le Pont de l’Alma» tiré du recueil audio «Rumeurs du Monde» est né de l’image d’un SDF, au milieu d’une foule animée, poussant un caddie sur lequel s’amoncelaient différents sacs plastique.

Effectivement, une fois le poème construit, tout un travail est nécessaire sur le rythme, les sonorités, pour parvenir à être au plus juste avec soi-même et se rapprocher au plus près de ce qu’on ressent en soi.

 

Poème de Sabine Péglion illustration de Renaud Allirand, ARTS ET LETTRES vive les artistes !

Pouvez-vous nous parler de votre écriture ? Comment la vivez-vous au quotidien ? Diriez-vous qu’il y a un travail de la poésie ?
Les poèmes naissent à différents moments. Puis un jour on tente de rassembler ces notes éparses et là c’est toujours un étonnement, car un thème insoupçonné apparaît et le recueil se construit de lui-même, sans effort, les poèmes semblant suivre un fil conducteur qu’inconsciemment on déroulait.
Écrire certes mais pourquoi un jour écrit-on des poèmes ?
(Question que l’on m’a souvent posée, avec un petit sourire, car déjà oser se déclarer poète est une position pour le moins étrange !)
On ne se pose pas la question. Dans cette confrontation avec la page blanche les mots, au monde donnent forme. Ils existent, à la page s’accrochent, éloignent pour un instant l’insuffisance d’être. Un poème singulièrement ne se décide pas, il s’inscrit en nous, il s’impose.
Ni message, ni histoire seulement saisir ces instants rares où bascule la réalité des choses, où s’ouvre un chemin, où s’introduit, là, tout proche, quelque chose de l’ordre d’une transcendance, un tremblement à la surface du monde lui donnant plus d’intensité … Bachelard disait que « la poésie trouve sa dimension spécifique dans le temps vertical d’un instant immobilisé ».
Pas nécessairement un spectacle attendu, Plus un faisceau de circonstances, une soudaine concordance de bruits, de parfums, de lumière, une qualité, une intensité …temps soudain suspendu dans un bulle de silence.
Le poème s’impose car il offre, choisit une forme dense, où les mots résonnent entre eux, en nous, avec le lecteur, avec la page, où le « logos » s’efface devant le chant, «odos», on construit à la fois un sens et un « objet » («ob-jeu» disait Ponge).
Parfois une musique se crée et l’on s’attache à une contrainte qui peut soutenir cette musique, là, parfois, elle devient source de création.
Mais ne voyez pas dans le poète un être déconnecté du réel. Philippe Jaccottet, précisait avec justesse que pour le poète il s’agit d’« une  observation à la fois acharnée et distraite du monde et jamais au grand jamais d’une évasion hors du monde» La Promenade Sous Les Arbres p.38.
En effet il se doit quand cela s’impose de bousculer, de dénoncer, de témoigner. S’efforcer de ne pas s’enfoncer dans la banalité, le confort intellectuel de la certitude, de l’acceptation.
Le poète reste libre …Lorsqu’on crée ce qui importe c’est ce qui cherche à naître en nous, la contrainte c’est d’être au plus près de ce qui s’entend en soi !
Trouver le mot juste ! L’écriture poétique tient de la fulgurance et de la maîtrise. Rien sans inspiration, écoute intérieure, silence. Rien sans travail, rigueur, sévérité envers soi-même, nulle complaisance. Ne pas oublier qu’un poème est un dialogue, il n’est pas contemplation narcissique de soi-même.

Lecture par Sabine Péglion de son recueil Ces mots si clairsemés Éditeur : la tête à l’envers, LautreLIVRE CA.

Depuis plusieurs années déjà, vous faites vous-même l’accompagnement plastique vos   recueils. S’agit-il d’un besoin sensoriel auquel les mots ne peuvent répondre ? Ou de la voix d’autres instruments qui vient se marier à celle des mots comme dans un ensemble musical ? Le geste de la plasticienne vient-il toujours après celui de la poète qui écrit ou les choses s’inversent-elles parfois ?
Ce ne sont pas des illustrations. Il y a des périodes d’écriture et des périodes où l’art plastique s’impose. Ce sont deux activités parallèles mais curieusement je ne peins pas en pensant à un recueil où à un poème. Généralement ce sont les éditeurs qui choisissent parmi les aquarelles ou encres que je leur montre celles qui semblent pouvoir entrer en résonance avec le texte.
Où que vous alliez, vous aimez le partage, qu’il s’agisse de poésie ou de ces nourritures terrestres, où vous cherchez aussi à introduire une créativité qui rend chaque moment singulier et précieux. S’agit-il d’une forme de communion qui donne une valeur particulière à l’instant ?
Transmettre, partager mais c’est pour moi ce qui donne sens à notre existence !
Pouvez-vous nous parler du partage qu’est aussi la lecture ? Quels poètes lisez-vous et quelle place occupent-ils dans votre vie dédiée à l’écriture ?
Bien trop de noms ! Importance d’Aragon, d’Eluard, de Lorand Gaspar et bien sûr Jaccottet !
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes poétesses et aux jeunes poètes ?
Des conseils ? Être soi-même, trouver ce qui chante en soi ! Loin des modes et ... des conseils !

 

 

Présentation de l’auteur




Antoine Loriant, provençale

Il t’est un voyageur fidèle qui, loin dans le matin,
boit à la corne de tes yeux.
Et, l’étoile t’hommage,
publie ses pensées sur le sable.

L’exil est une conviction avec laquelle tu nais.
Bête de psaume dans le tintement des cloches
elle danse sa joie avec les épées, là, dans la digue, au-dessus.

Une moitié de lance,
bonne qu’à délirer les aveugles et les marées,
qui, foulée dans ton réveil,
habille chaque coquillage en oracle.

 

Provençale

Carillon dans le bois le feuillage osseux
plein de claquements de langue
saluent le cortège pourpre des étoiles.

Aux murs de l’été, tardives, elles viennent semer la rosée mauve
dans les ombres aux articulations mauvaises
et sur le rêve des marcheurs oubliés.

Sous le marteau de l’azur tombent des coins du ciel des alarmes
et avec le débris fou des pastoureaux.
Les voûtes de plumes abritent encore le secret des légendes perdues et le prix des mythes.

Bruns le jardin et la paille et les heures, humbles, qui somnolent sur les genoux du désastre.
Du vin des tournesols ayant perdu son or, coulé loin dans les astres,
Se tordent les fronts brisés au-dessus d’un matin précoce, oraison de poussière brune.

Cette constellation-là s’ouvre en signe mauvais
et fait bleuir le soleil du soir à l’image des jours anciens.
Le lendemain sombre en silence meurt dans la pierre.

Les larmes du blé viennent peser sur les épaules de la saison pour toucher au soir.
Un éclair rouge court dans les flaques de la nuit,
et un vitrail, là-bas, éclate de mutisme.

Les marcheurs d’omissions

Réduite entre les poings blancs des nuits successives,
Sous la poussière de l’astre lunaire, tour à tour,
le voyageur devient errant et le errant pèlerin.

À la sortie des cercles de leurs feux,
ils guettent dans le loin son visage dissous.
Leur joie chante le pourrissement noir du silencieux,
Chaque jour, avec leurs lèvres.

Des araignées s’encerclent à son cœur,
et ses mots déjà sont gagnés par la viscosité de la soie.
Comme phalènes penchées sur le vide ils viennent confesser leurs aiguilles,
et lui reproche le manque de lumière qu’ils lui dévorent.

Le devance un soupir qu’il ne souvient pas avoir poussé.
Le nœud de ses mains bouleversées se referme sur un orchestre
Dont lui seul suppose la gratuité.

 

 

Jus absentis

Juste au front de la loi,
juste,
les régiments avariés
t’accordent du bas de leurs hivers passage.

Juste derrière le verre du jour,
juste,
celui qui toujours parvient le dernier
aux quatre coins du sang, la forge.

Sans mots ce qui monte de la vie,
sans mots.
Les sépultures en file se passent la laine
gardée dans le coffre bleu de leurs bottes.

Tu jettes tout au feu de forge
juste.
Où gonflent les rivets d’or dépareillés
tu frappes et démontes et laboures l’héraldique mordu à blanc.

Ta main glisse juste entre le sommeil et l’enclume,
juste.
En vain tu t’es promis des armes contre le temps
Et les régiments te saluent de sous le charbon.

Sans mots ce qui monte.
Juste.

900 secondes et quelques kilomètres

Aux sommets du doute, nous glissions sur la pierre fendue de lumière.
Carburant d’ozone, le souffle pris dans un air à défaut sur un pur à vibrations de vaste.
Cible des couleurs polymères, soleil contre-soleil
Comme un éclair frappant la neige.

Un langage                                             - soupir
                                   de brandons                               en feu

Fusillant nos ombres contre l’enclume des duvets               mauves-
bleus,
                        fourrure des montagnes

L’odeur hachurée des convulsions […]

L’œdème-faisceau, rasant à fleur de silence l’oblique de la lande. C’est la fatalité de notre poussée qui nous devance et nous attend. Nous portons son action en nous, et malgré nous.

Nous ne croyons plus en son alignement parfait avec la limite de notre monde. Nous élisons son souvenir afin de pouvoir en parler sans jamais l’aborder.

Les freins amorcent la descente, et nous devenons les dolents de la cible.

Présentation de l’auteur




Grégory Rateau, Le Pays incertain

Grégory Rateau : du doute à la permissivité

A la recherche du fil de des­tin, Gre­gory Rateau reçoit ou cueille tout ce qui lui tombe des­sus. Reste à sa poé­sie de le trans­fi­gu­rer — du moins le regard qu’on porte là-dessus. Dans ce livre, comme tou­jours, un tel auteur est Le révolté. Il demeure celui qui tient dans les cou­loirs (par­fois cras­seux) du monde. Surjoue-t-il ses pos­tures ? Non ! Il nous appelle à la « confré­rie par défaut » de ceux qui logent au sein même de leur détresse.

Mais après tout c’est se refaire une santé ou presque. Même si les pierres nous tombent sur la tête. Mais — et comme le rap­pelle Pré­vel en exergue de ce livre — elles peuvent retom­ber « à mes pieds avec un bruit sans écho. Mais je les garde avec la terre qui leur ser­vir d’empreinte ». Pas de Ouille ! donc. Mais du sang existe entre la pierre et le sel de la terre même si la lapi­da­tion n’est pas un rite absolu. Quoiqu’ ici ou ailleurs “les sans-amis” habi­tuels sont tous là, réunis en arc de cercle, moins comme bour­reaux que victimes.
Cha­cun peut néan­moins libé­rer sa tête, lâcher non sa colère mais celle des plus nom­breux qui s’en prennent à leurs mères voire à « une chaus­sette dépa­reillée alors qu’il n’y a plus rien à accor­der. » ans tous les cas, la jus­tice est (mal) faite. C’est l’Onguent du Tigre des sages et des fous join­toyés plus par leurs vices que leur rai­son instinctive.
Mais Gre­gory Rateau fait ale plus beau des ménages. Avouant qu’il « a œuvré en sous-main, d’où puis-je me dres­ser à pré­sent ? », ce paria de nais­sance, affirme que « mon iso­le­ment serait voulu et non un dû ». Il rap­pelle néan­moins  que la ten­dance des socié­tés est de sou­mettre les outils du sym­bo­lique à la domi­na­tion de la quan­tité et du chiffre qui ne manque jamais de reprendre le dessus.

Grégory Rateau, Le Pays incertain, La rumeur libre, 2024.

De plus, la poé­sie per­dant peu à peu la puis­sance qu’on lui avait momen­ta­né­ment recon­nue, tout auteur s’est tel­le­ment éloi­gné, coupé de la vie ordi­naire. Il a de plus en plus de mal à com­prendre sa vraie fonc­tion. Le poète clas­sique, dans ces condi­tions, ne peut évi­dem­ment pas tra­vailler la matière de la société entière. Il est exclu de son usage poli­tique et peut être uti­lisé à des fins contraires à son rôle véritable.
Mais Rateau fait émer­ger la notion de poé­sie brute, celle des inadap­tés. Il évoque le rôle des cha­mans dans de nom­breuses civi­li­sa­tions dites «pre­mières». Il sait plus sur notre huma­nité, ou du moins peut nous en dire plus. Grâce à lui nous n’avons pas encore tout à fait perdu l’idée de la néces­sité vitale de l’altérité, de la ren­contre, de l’étonnement, voire du bouleversement.
Face à la machine ultra­li­bé­rale, l’auteur retrouve des traces de cette néces­sité por­tée par la poé­sie qui résiste à la déshu­ma­ni­sa­tion géné­rale. Reste donc pour lui moins à mimer ses départs, qu’inventer de nou­veaux repères en sortes de poèmes-prophéties indi­gos. Quitte à ce qu’il s’accroche le souffle par­fois lui manque. Mais il en pos­sède  beau­coup dans cette poé­sie aussi hors-normes que les « Can­tos Pisans » de Pound.  Certes pour les deux auteurs — aujourd’hui comme hier — l’apocalypse veille. Mais de vrais poètes res­tent de retour. Urbains ils connaissent nos cités de la peur. Mais après tout la poé­sie devient la piqûre non de rap­pel mais « du baptême ».
Dans le glauque, le chaos et le cloaque quelque chose mal­gré tout se passe. Gre­gory Rateau sans cher­cher du négo­ciable tranche même jusqu’aux pierres. C’est pour­quoi il y a dans un tel livre du “Momo” –enten­dons Artaud aka « Arto ». Comme lui il assume sa dette de sale gosse et sa force d’enragé. Nous pou­vons aisé­ment lui par­don­ner. D’autant qu’un tel livre devient notre bré­viaire, ivre de tous les saints( de Valen­tin à Glin­glin) et sur­tout  Dieu him­self. Dès lors espé­rons  qu’au “pays incer­tain” jaillisse le pays où tout est per­mis. Rateau l’édifie en ordre divin.

Présentation de l’auteur




Pablo Poblète, Lettre amie à une amie

 

Attends-moi, que j’arrive, je ne suis pas trop loin
et ta peine est trop près de moi pour que je puisse t'abandonner
ce qui signifierait m’abandonner moi-même.
Attends-moi que j’arrive avec de la couleur et de belles paillettes pour jouer aux clowns
et aux cracheurs de feu
dans le festival de la belle et dérisoire et trompeuse
et humoristique vie !
Celle qui nous met au monde pour parcourir et surmonter le plus grand défi, le monde,
notre monde qui me verra un jour m’endormir en Paix, dans un monde toujours sans
Paix.
Ô grand théâtre au ciel d’étoiles furtives !
Extraordinaire spectacle universel !
Nous allons jouer à nous déguiser de jour ou simplement de nuit,
nuit de masques moqueurs et tendres, mélancoliques, mystérieux
ensorcelant notre conscience ensoleillée entre danses et feux d’artifice dans un rite
d’amour à la terre et au cosmos fusion intérieur de goutte sacrée qui glisse par la force gravitationnelle de la pensée
auto baptisée « Larme constellée »
Attends-moi, cœur fragile, fine feuille naissante, attends-moi, je t’amène quelques fruits
de ma lointaine terre natale,
un morceau de neige éternelle de la cordillère des Andes, un bateau à voiles rempli
d’épices qui s’appelle « La valse du paradis »
et une lune inventée et fleurie de «*copihues» par des autochtones austraux tatoués par
les craintes au territoire "De ne plus être "
terre fertile née d'adorations inconnues d’un peuple de Foi, nourrit d’espoir.
Tu verras quelques rayons d’un crépuscule austral au fond de mes yeux et de mes
cernes de peuple ancestral, un reflet d'aiguilles dans le corps d’un impossible, rendu
visage d’ancien enfant
qui a su se battre pour exister au milieu de l’agression de l’inexistence.
Je sais que mes cadeaux ne répondront pas à tes interrogations issues du grand volcan
qui est l'esprit de vivre chaque instant avec des minutes englouties par tant
d'incompréhension de soi et des autres.
Je voudrais te dire que j’ai appris l’alchimie de transformer ma douleur originelle en
musique d’un beau rêve à moi pour communiquer avec des oiseaux sourds aux ailes cassées.
J’ai appris à transformer ma plaie ouverte en fleur fraternelle.
Ensemble nous irons visiter, toi et moi l’innocence, celle que j'ai perdu dans les
labyrinthes d’un temps capricieux et celle qui a percé mon âme reflet de ton âme.
Nous avons toi et moi, encore du temps a donner avec nos mains si jeunes et si
anciennes, un petit émerveillement de vie,
pour ceux qui ont oublié de chanter la vie.
Toi, tu iras bercer les nouveaux héros blessés et moi, j’irai à la vendange à sucer les jus
divins des vignes bénies ou peut-être, j'irai à la récolte des olives penchées en haut des
nuages.
Tu me raconteras combien de temps tu as mis pour réussir à ouvrir tes yeux, moi, je te
raconterai combien de vie j’ai vécu pour apprendre à ne pas m’étouffer de mon propre
souffle libéré.
Combien de chemins inextricables entre le bien et le mal j’ai dû traverser pour arriver à
écrire ces mots fraternels d'amour universel que je t’écris aujourd'hui en étant bercé
par l'océan de l’île de la Guadeloupe en pensant à toi et tes jeunes ténèbres.
N’oublie jamais, ma jeune amie,
là où existe l’obscurité, existe forcément la lumière.
Continue à marcher ! Ne regarde plus en arrière
Avance ! Avance vers ta lumière!

*** Copihue, fleur nationale du Chili.




Emmanuelle Gondrand, Toi et autres poèmes

Toi qui manques au jour comme la nuit au monde
Guettant son repos sous la lampe
Toi dont les yeux marchent au repaire
Humant le seuil de chaque vent
Toi qui effeuilles demain de tes doigts détachés
Vérifies et cales le sillage
Toi qui n’es pas, que j’invente
Ma compagne rendue
Mon épaule promise

Palmyre

Dans l’atelier presque nu
Le jeune mécanicien inventa la pièce
Et disparut
Poussant un pneu
Comme on distrait un cœur lourd
Par les rues larges à digérer une prison.

Au mur de l’oasis
Il faut être bien espiègle pour passer
Ou l’enfant comme l’eau façonnant son chemin.

Les hommes
Seuls
Talons agiles
Abritent dans leurs manches le savoir bruni.
Ils peuvent le soir lever la tête
Vers les mains des arbres s’offrant le dernier soleil.

Là-bas, les ruines sont de nos rêves faites, debout.
Par leurs pores la terre roule sa fierté de nous porter encore.

La brute ignore

Qu’en explosant

Le sourire des siècles rejoint la lune énorme

Qui tient les comptes.

Amour

Tu es le larmier de toutes mes façades
Viens, abritons-nous si seuls
L’orage atteindra à temps la croupe de nos rires
et le revers de nos joues.
Sur la tienne je pose ma main, ligne de basse
qui soutire à tes questions
leurs torsades
qui sème dans tes yeux
leurs altérations.

Je vois que tu te penches sur ce tableau connu en y cherchant ce qui te fait trembler.
Ecoute derrière la pièce d’eau le passe-pied masqué et la grive qui l’espionne.
Martèle encore un peu l’image et tes yeux riront eux aussi.
Sur la grève pour Cythère on se hâte, mais s’il fallait rester ? Pour suivre d’un doigt
brûlant la courbe où au calendrier tu mêlas les feuilles pleines, les fruits ramassés,
les barques soudaines et nos bras délicieux.

La bourrasque promise fait sourire les fenêtres. Je t’offre nos épaules au vent,
caressant l’espace de gammes en serments. Je t’offre la croisée ouverte sur le mur
chaud où s’impriment, la veille en applique, l’appui de demain, l’impossible toujours.

∗∗∗

Mon garçon

A mes fils

Mon frêle et gracile.
Mon garçon
Mon petit miel qui rit

Ma lecture innée
Mon sommeil de moissons
Mes sillons résumés
Mon parasol en bonds.

Je fais le serment rose de faire se lever le soleil comme tu le veux : et tu tiendras ma
main.
Je fais le serment roux de ne jamais m’incliner en barrière : et tu lâcheras ma main.

Je veux être la mousse des forêts reculées, douce à ton pas curieux et nu de terreurs
résiduelles et puissantes.

Je veux être la brume qui s’étiole à la proue de tes départs, parfumant tes doutes de
la sève du retour entier.

Je veux être la jointure blanche de tes poings au haut des boulevards où d’autres
vont en pente, lorsqu’il faudra trouver la maille par où commencer.

Je veux être, aux soirs des solitudes qui ne manqueront pas, la paroi qui t’investit
d’un miroir prometteur.

Je veux être le filigrane dont tu disposes et que tu emportes partout.

Je veux que tu n’égares pas l’enfant lorsque sonne la fin des récréations ; que, les
pieds empêtrés dans le cartable du devoir, tu ravales les rages aux avenirs inutiles,
que tu tiennes le regard hors des grilles, visant demain et son corps de danseuse.

Je veux que tu arraches à l’aube qui enfante
La promesse de ton dû et ta consécration
Que tu forges ton été sans mesurer ton pas
Que ton envergure paisible résolve l’horizon.

Je veux que de tout cela tu me saches effacée.

∗∗∗

Pour ma fille

L’arpège continu des temps jusqu’ à toi
Lance sa main dans l’air
A l’heure sans hier
Juste l’ombre jeune au volet replié.

Il faut laisser entrer le soleil dans les maisons
Qu’il caresse les oiseaux posés là.

Tu sais, ou tu apprendras, sur ta tige penchée, que les hautbois des attentes
Vernis épuisants, marchent par gradins sur les mélancolies.
Tu en résumeras le seuil en un seul pas qui claque
Et cela sera : une guitare, son chemin
L’herbe aux lèvres et le sourire aux dents.

Epouse des pétales du vent
Tu ouvriras les vannes et les miroirs qui grondent
Tes cheveux orneront la nuit et l’orbe blanc
Sans frein ta courbe rejoindra le ruisseau grisé
Et tes cils en coulisse.

Affolée peut-être de tout ce qui ne viendra pas
Tu vibreras comme la corde au manche

Et tu calmeras le cœur, fléchette et trésor,
Qu’il laisse
La dernière note mourir.

 

∗∗∗

Rebours

La nuit ferme ses lèvres
Sur la coupe laissée par le dernier dormeur.
Par un piédestal dérobé nous fuyons son front
Les ères advenues
Celles qui ne commenceront pas.

Des étoiles jumelles crient à l’horizon
Se déclinent savantes
Bien que percées sur le calque des vœux.

Si la voûte signait
Nous nous rangerions aux couleurs qu’elle verse
Les feuillages enfleraient en un secret de fruits
Et sur les ponts la musique naîtrait
Comme l’honneur de l’aube au matin inédit.

Mais il faut peser l’illusion
Glisse la mécanique
Sans sonner se décale d’un cran
Ô partir mais où
Menteur, l’arrière-pays n’a gardé
Qu’une griffe seule accroupie et buvant
Le mince filet qu’on lui avait confié.

Cette sente mène aux racines maigres
Où l’homme raréfié
Grignote sa chaleur comme un biscuit de pirate.
Ni l’enclume ni la roue ne réclament leur dû.
La main qui se lance ne retombera pas.

Au cœur des antres, sous les vallées, gisent des lettres, en tas.

Présentation de l’auteur




Marine Leconte, On n’en taire pas les fantômes

Les calembours ne sont pas toujours des calembredaines.

On le savait depuis les Surréalistes, les mots, et singulièrement en poésie, sont souvent employés les uns pour les autres, ce qui se cache derrière ce qui se dit ou se lit, ce qui peut se deviner derrière l’obvie, est bien souvent plus prégnant, plus présent, plus signifiant.

Gherasim Luca, en particulier, fut un adepte de ces mots mis à la place des autres, de ces bégaiements géniaux construisant des sens éphémères, de rencontre, se métamorphosant sans cesse, menacés par le non-sens. Lacan fit du calembour l’un de ses outils d’analyse les plus efficaces. Marine Leconte, comme il est dit en quatrième de couverture, « habite à l’ombre d’un tilleul. / Pas loin d’un mimosa. / Et s’assoit souvent à la lisière. / Depuis ce lieu, elle guette le passage / Celui qui réunit la clarté de la nuit à l’opacité du jour. »

Dès le titre, se superposent les verbes « taire » et enterrer », il s’agit de ne pas taire, ne pas enterrer, de laisser les fantômes errer, sans sépulture, (est-ce un constat ou une injonction ?) ça parle à côté, tout à côté de l’essentiel, ça parle mais ça tait la lourdeur, la douleur, d’être « mots nés », ou « monnaie », ou « mort née » ? S’agit-il de n’être ou de naître ?

Tu as de quoi dans ta poche
Plus d’utérus
Mais de quoi 

(…)

Même les fleurs qui embaument
Ça s’embaume (…)
T’as juste besoin de paraffine
Tu les saisis dans la fleur de l’âge
Figées
Fi j’ai (…) 

Marine Leconte, On n’en taire pas les fantômes, dessins d’Agathe Lievens, L’Ire de l’Ours Éditions, ISBN : 978-2-493322-60-9 prix public 10 €.

Comme l’essentiel se dit à côté, dessous, rien n’est sûr, ce texte néo-surréaliste semble tout de même opposer d’un côté « l’homme géométrique », « l’homme millimétré » et, de l’autre, la femme « aléatoire », « la petite (…) bancale ». Peut-être parle-t-il de la mort ? Celle d’un utérus ? D’une petite fille ? De fleurs coupées puis paraffinées afin que leurs cadavres se conservent ?

Préserver la cornée que bientôt
Les charognards viendront piqueter »
(…) « On ne dévore pas les yeux de la petite
Ça tu n’es pas d’accord. 

La suite de poèmes met en scène plusieurs personnages féminins, un « elle » et un « je » qui dialoguent, d’autres « elle » encore, cela donne une ambiance plurielle et singulière, tendre et parfois tragique à l’ensemble, d’ailleurs dédié « à celles revenues de l’autre côté du texte (…) et à celles qui n’en reviendront jamais » sans qu’on puisse jamais savoir de quels malheurs on nous parle.

Le texte, comme souvent ceux de Gherasim Luca, semble épeler, bégayer, annoner quelque chose de très difficile, voire impossible à dire. Une enfant qui apprend à parler ? Quelque chose que le texte manque, qui manque au texte mais qui lui est sous-jacent ? Les calembours n’ouvrent, la plupart du temps, sur aucun vrai jeu de mot « réussi », permettant de faire « un bon mot », d’ouvrir sur du sens, non. Les homophones parfaits ou approximatifs se succèdent sans que cela ne révèle rien d’autre que cette homophonie « Patiemment pas sciemment pas si aimant ».

Parler fait du bruit, écrire également, comme on fait du bruit pour masquer un vide, un silence, une angoisse. Pour se tenir compagnie ? Il s’agit moins de parler que de bruire. Voilà un recueil qui parle à merveille de notre crise de sens, aujourd’hui. Bruire, dire qu’on est vivant, comme un oiseau chante, comme un animal grogne, rugit, blatère. Ni plus, ni moins … Marine Leconte est vivante, aussi nous donne-t-elle à voir et à entendre ses fantômes que rien « n’en taire ». Comme chante un rossignol, ou un Gherasim Luca. Les dessins d’Agathe Lievens, loin de toute anecdote, servent à merveille ce texte suggestif et incertain, en présentant des ombres, des silhouettes, des nuées d’éclats, des paysages abstraits, des pages entièrement pigmentées ou grêlées.

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Marie Alloy, La ligne d’ombre

L’ouvrage, après une brève introduction qui nous renseigne sur les sens possibles de son titre, se compose de quatre parties. Chacune, introduite par une aquarelle de l’autrice en pleine page, comporte une vingtaine de poèmes : En regard, En silence, En souvenir, En partance. L’usage insistant du gérondif souligne la simultanéité de plusieurs actions et le sens d’une démarche sans cesse en devenir.

Dans son Liminaire aux Reposoirs de la Procession, Saint-Pol-Roux écrit :

Sur la terre gérondive, nous allons enfin réaliser en pleine clarté toutes les images naïves qui, depuis l’origine, se sont fixées sur les infiniment petits murs sombres de cette caverne : le cerveau de l’homme.

Un même regard, une même main, un même élan trace peintures et poèmes. En partage, une mince ligne d’ombre les accorde. Comme à l’horizon le ciel rejoint la terre.

Les poèmes de longueurs variables n’excèdent pas une vingtaine de vers et tiennent sur une page,

à l’exception d’une longue suite de distiques (p 66 à 69) où les vers comme des touches d’ombres parlent de lumière et dessinent sous nos paupières un tableau invisible.

« Écrire avec la voix du regard », écrit justement Marie Alloy. Des regards soufflent sur la braise des couleurs et la main gratte le charbon des mots où sont enclos les souvenirs de l’arbre. L’ombre et la cendre parlent de la lumière et du feu. Synesthésie. L’œil écoute, l’oreille regarde. Scrute le rapport au temps, à la mémoire, à l’enfance et aux souvenirs des aimés disparus. Et cela nous touche, car le sujet dans le poème est un nous impersonnel.

La Ligne d’ombre est aussi ligne de vie et de lumière

Marie Alloy, La ligne d’ombre, Al Manar, 2024, 116 pages, 20 €.

 

∗∗∗

Extraits 

Le regard
prélude au poème
à la toile

Le poème

prélude au fruit qui s’élève
se détache se délivre
tombe

s’ouvre en deux corps
deux solitudes
l’une d’ombre

            l’autre de chair

*

La question est à présent
sur nos lèvres dans nos yeux

  • avons-nous jamais cru au paradis ?

le petit bois des souvenirs s’enflamme
avec les images du vieux chêne
la volière aux perruches les dahlias
les haies noires de cassis
les montagnes de paille après la moisson
et l’odeur du poulailler

  • qui les réveillera d’entre les morts ?

Nos rêves sondent ce qu’ils brûlent
dans l’onde froide des peurs

Où l’ombre s’incline
reste une voix sans personne
avec un peu de chaleur
veloutée

*

Nous avons voué nos mains
au silence de la toile
au bruissement des couleurs
à la lumière natale qui ne saurait se perdre

Nous avons voué notre chant nos mains
nos voix nos paroles à ces moments
où nous étions petite rivière

Parfois le temps s’allège
nous n’y sommes pour rien
s’allège et puis revient
jusqu’au vertige
et prépare sa chute
dans la lumière

*

Tremblantes feuilles roulées au sol
le temps d’une ondée de givre
le temps de ravauder le tissu des signes
nous entrons sous les feuillages glacés
glissons sur la surface du papier

et la grisaille du fusain
retombe sur nos cœurs

Présentation de l’auteur




Mathias Lair, Quel est ce bonheur enfoui

Un petit livre massicoté à l'ancienne, une véritable plongée dans l'ascendance par un auteur épris de mémoire, de généalogie et de ferveur.

En quête des parents et ancêtres, le poète, dans les quatre sections de son beau livre de mémoire, tente de retrouver "l'éternité du tombeau" (il "a perdu ses parents dans les dédales").

C'est aussi une quête de consolation par celle des origines. Le poète calcule même les générations et le nombre de personnes qui "forniquèrent en 1644" pour lui donner, de loin, vie et présence.

Il faut "retrouver" pour éviter en soi "saccage et désolation".

De quoi être "réaccordé à soi-même" comme il le dit si bien.

Le détour par la maison familiale est comme un passage obligé dans cette recherche, les choses ont un peu changé mais le "muret reste du même vert".

Les poèmes sont brefs et ont la beauté d'une tension sensible qui doit beaucoup à une écriture fluide sans point ni virgule comme le tissage d'une mémoire - en continu.

il s'agit de trouve
l'incertaine origine
l'instant de la conception du sens
d'un coup jailli dans le désir

Et le "regain" du dernier poème est comme la vie même - rejaillie, retrouvée.

Mathias Lair, Quel est ce bonheur enfoui, Rougier V, coll. ficelle et plis urgents n°156, 2024, 40 p., 13 euros.

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Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut, L’invention des couleurs

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut aiment écrire ensemble, notamment sous l’égide des « saisons » qui, ici, entrent dans la composition du titre de la première section du livre. Comment ne pas songer à l’un de leurs autres livres communs, La grande année (L’Herbe qui tremble, 2018), où le poète commençait également par dialoguer avec les photographies d’Isabelle Lévesque, avant de laisser celle-ci s’exprimer par les mots ? À cette différence près qu’à cette première partie de L’invention des couleurs succède un dialogue entre les deux poètes, sans l’intervention des images.  

Des couleurs, il n’en manque pas, dans cet ouvrage, d’abord manifestées dans les sept clichés d’Isabelle Lévesque : ces images en offrent une large palette, du rouge du coquelicot qui ouvre et clôt le livre au noir vespéral flottant sur la flambée du crépuscule, en passant par le vert des mousses et des herbes, le jaune et le mauve des genêts et des bruyères et le blanc du givre qui trace avec délicatesse le contour de feuilles colorées - sans oublier, bien entendu, le bleu du ciel. À ces images vibrantes de la nature répondent, dans une première section, les poèmes en italiques de Pierre Dhainaut, chacun correspondant à l’une des « cinq saisons » égrenées (qui sont aussi des mois). Très vite, le poète évoque à son tour la couleur, pour l’associer à une sorte de mélodie cosmique : « Fluide, la couleur autant que la musique / dans les arbres, dans la perspective, / les sons prenant plaisir à miroiter / se multiplient, la blanche, la verte, la bleue, // laquelle accueille ou recrée le mieux la lumière ? » Si la poésie est étymologiquement un faire (une création),   la couleur devient dans cet ouvrage un pouvoir alchimique puisqu’elle « recrée » « la lumière », au point que l’on s’interroge sur la valeur exacte du déterminant « des », dans le titre : s’agit-il d’inventer les couleurs ou, inversement, de révéler leur pouvoir d’invention ?

J’aime cette idée selon laquelle les couleurs inventeraient le « jour », « au-devant » duquel « va » lui-même « le jour » ou « le poème », à l’infini, comme l’indiquent la répétition de la formule et les points de suspension, dans ces vers de Pierre Dhainaut. De son côté, Isabelle Lévesque écrit : « La petite voix des couleurs change l’atmosphère : / ciel et soleils à l’envers. » Sons, couleurs et mots forment les vibrations chatoyantes qui nous ouvrent le monde, comme dans les cosmologies anciennes : « à l’œuvre où le sang se change en lumière », « le bleu rejoint les souffles de la mer ». Jadis, on écrivit : Et la lumière fut… 

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut, L’invention des couleurs, poèmes accompagnés par les photographies d’Isabelle Lévesque, collection `coquelicot, éditions L’Ail des ours, 2024, 55 pages, 14 €.

Celle-ci entre en scène après l’œuvre du Verbe où tout est rassemblé, toutes les résonances et les potentialités contenues dans l’éventail qui va du noir au blanc et d’où l’univers naît, « Au point du jour, au bord du monde… » L’ensemble de ce livre me semble en quête de ces ondes primitives, à la fois sonores et colorées, qui précèdent la lumière : « l’écho faisant frémir les branches, / se déployant aussi vert que les feuilles » ; « la syllabe nue, premier flocon, / traverse nos vies : neige, nuage de neige » ; « les syllabes brillent encore ce soir ». Le « verbe » lui-même est « pourpre » et le « murmure », « bleu ». Ainsi les couleurs possèdent-elles leur propre voix, qui leur confère une puissance neuve. Elles revisitent la matière, les perceptions et les sensations : « le givre est vert, le givre est rouge » ; « laissons le feu, celui qui vient des rêves, / nous envahir en donnant un contour // insoumis, une couleur incertaine, / à la brûlure ». Le blanc semble créer une forme d’espérance : « la blanche, la secourable, l’heure initiale ». C’est parce qu’il est « Noir et nu » que l’arbre, « l’éveilleur », « nous oblige à mieux voir comme à dire ». Ailleurs, un rouge sonore paraît enfanter le coquelicot : « la fleur qui se hisse / au-dessus de ses syllabes rouges ». Chaque couleur déborde, sans origine ni fin, aussi vaste et accueillante que la conscience ou la parole primordiale : « Infini, le bleu, infini, le rouge »…

Nul doute, cependant, que cette lecture du titre de l’ouvrage ne puisse être renversée. En effet, les couleurs contemplées sont réciproquement inventées par le poème. Celui-ci les révèle au sein d’une trame universelle, en les reliant aux sons, aux mouvements, à la matière : ainsi l’arbre « danse rouge au ciel » ; « la branche cousue rejoint le pourpre ». Parfois, il les défait de leur nom, il ne sait plus les décrire, les laissant palpiter en silence : « comment ces fleurs se nomment-elles / et ces couleurs disséminées, allègres ? » Ou au contraire il interprète et redéchiffre les teintes déployées : « Lis le blanc sur la lisière : il trace / la frontière entre mars & avril / […] / Les pétales blancs / portent des indices ». Les sonorités des mots transforment et transfigurent la couleur blanche : « en flocons d’air et d’or ». Mieux encore, le poème savoure la couleur à l’égale d’un goût : « tu peux / goûter la couleur / elle s’offre. »

Échangeant les richesses de couleurs éprouvées au plus vif, les deux poètes célèbrent ensemble la danse des mois, le sacre des papillons et des saisons, dans un voyage ébloui qui commence à Lajoux, dans le Jura, et se prolonge en Bretagne, sur les côtes d’Armor. Pour autant, aucun nom de lieu n’enferme la promenade et l’espace ne cesse de s’élargir :

Soyons à l’heure exacte
de la perte du repère. 

[…] Les fleurs se multiplient
en secret, chacune son murmure bleu
pour éloigner l’horizon d’un pouce. 

De nuance en éclat, dans la métamorphose synesthésique d’un paysage partagé, toujours nous sommes dans l’« Orée » où tout devient à la fois lumière et reflet :

Et nous entrons, nous n’arrêterons plus,
en ces lieux juillet nous approuve,   
clairière, silence, miroitement de feuilles …

                                                     

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Daniel Kay, Vies héroïques Portraits, sentences et anecdotes

Il y a une poétique du fragment et le livre de Daniel Kay l’illustre à merveille, lui qui cultive l’art des miscellanées. Ces mélanges littéraires de portraits, sentences et anecdotes.

Dans ce nouveau livre du poète, l’on peut commencer par la dernière page. Celle où l’on voit Francis Bacon, dans son atelier, s’inspirant de Vélasquez pour peindre Innocent X poussant son cri extravagant et tragique. Au vrai, le peintre, écrit Daniel Kay, n’avait jamais réussi à peindre le sourire, se mit donc à peindre le cri. « Ce qui fit de cet artiste un des plus grands tragiques par défaut ». Ce « par défaut » de l’existence peut s’appliquer à « l’héroïsme minimaliste, cet éternel combat contre le quotidien, corps-à-corps avec ce gouffre dans lequel se débattent femmes et hommes depuis leur naissance », évoqué par Daniel Kay dans le court avant-propos.

Dans ce monde de peu de lumière qui est le nôtre, il ne s’agit pas de masquer le négatif de la vie mais de l’affronter. Le fantôme de Nietzsche est passé par là. Regarder le négatif sans grandiloquence, à la manière des anonymes ou des figures célèbres qui traversent ces pages. Ainsi, le bibliothécaire « qui aimait les livres sans en avoir jamais lu aucun ». Figure à la Bouvard et Pécuchet qui trouvait que la classification de Dewey était le plus beau des poèmes. Ne pas tenter de canaliser la négativité, l’assumer au contraire, c’est peut-être là qu’est le vrai héroïsme humain trop humain. Ainsi au début du livre, deux fragments se font face en un percutant vis-à-vis : d’un côté, Dalida, l’ancienne reine d’Egypte descendant pleine de vie les marches de Montmartre, ignorante pour l’heure des tourments à venir et, en page de droite, Empédocle, sur l’Etna, déposant méticuleusement ses sandales au bord du volcan en feu, pensant une toute dernière fois aux quatre éléments mais décidé à accomplir son geste de suicide. Bel exemple d’association qu’affectionne Daniel Kay entre la culture populaire et l’érudition, jamais pesante pourtant.

Daniel Kay,Vies héroïques Portraits, sentences et anecdotes, Gallimard, 2024. 114 p. 15,50 €.

Car tout se déploie chez lui dans la plus subtile ironie. Ainsi, de Balzac : « Il écrivit plus d’une centaine de romans et but des milliers de tasses de café, alliance héroïque de la plume et de la cafetière ». Où se niche malicieusement l’héroïsme au quotidien ? Le jeu, l’écart, la dissonance s’entremêlent pour la grande joie du lecteur. Des fragments de la première partie entrent en résonance avec des variations qui se font écho dans la seconde. Ou avec d’autres livres, tel Le Perroquet de Blaise Pascal. Tout comme ces bribes de la vie mécaniquement réglée d’Alfonso de Almeda à Lisbonne, clin d’œil amusé qui fait penser à un pastiche de Pessoa.

 L’on sent clairement chez Daniel Kay une attention au petit détail signifiant qui rappelle que le poète est un grand contemplatif des choses. C’est le ballon d’or de Diego Maradona ou les pleurs de Nietzsche à Turin devant le cheval malmené par le cocher et sombrant dans la folie. Daniel Kay sait retrouver l’acuité de Proust souvent empreinte de drôlerie, celle des peintres, Baugin et son dessert des gaufrettes, Rembrandt âgé et son énigmatique sourire qui ont inspiré d’autres de ses livres.

Bel éloge du « divers ». Avec la boiterie du père Gaston ou l’œillet emblématique d’un poète portugais opposant à Salazar, le nez de Cléopâtre inspirant Pascal, s’exprime l’audacieuse liberté du fragment chez Daniel Kay. Pascal, Cioran, Valéry, les présocratiques, les maîtres en cet art sont ici convoqués. Tout comme le poète alsacien Jean-Paul de Dadelsen et Bach. En fin de compte Daniel Kay s’adresse à notre fragilité, celle qui, entre l’intranquillité qui anime sa sensibilité et un certain apaisement, lui permet d’offrir, sous les mots, une dialectique généreuse, jubilatoire parfois, pour le bonheur du lecteur.

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