Cathy Jurado, Intérieur nuit

Trois personnages ou plutôt, trois Personnes, d’abord, cette déchirure entre un « je » qui dialogue avec un « tu » lointain, impossible, parti, absent, et, ensuite, un « il », ici et maintenant. Le « il », géographe d’un cœur dont il ne connaît pourtant pas « l’hémisphère secret ».

Les saisons se succèdent, « Hiver, Printemps, Été, Automne, Hiver, Printemps, Été, Automne » avant l’Épilogue … Et tourne et retourne cette douleur d’être si proche du trop lointain et de rester à ce point étrangère à cet homme d’ici et maintenant. Le poème, en se déroulant, exprime cette tragédie intime et secrète, cette douleur de plus en plus insupportable d’un absent trop présent d’une part et, de l’autre, d’une présence trop terne.

J’ai tenté d’aimer sa maison
Son parfum sa cuisine sa géographie

Je ne déferai pas ma valise ici
j’ai vieilli
j’ai vieilli en toi à travers toi
avec le temps qui nous a disjoints 

Alain Nouvel Cathy Jurado, Intérieur nuit, Collection Grand ours, L’Ail des ours / n°20.

Hantée par son enfance, par un passé qui ne passe pas, la narratrice qui dit « je » n’arrive décidément pas à aimer sa vie présente ni cette maison trop grande qui n’est pas sienne :

Je crois que cet homme devrait m’émouvoir
parfois lorsque je rêve
il enlace avec moi un peu de la pénombre
un peu des reliefs de mon rêve
parfois ses bras
font fuir un instant ton ombre et ce qui t’appartient
l’enfance qui ne me lâche plus
et même avec le temps
sa tendresse croît en moi comme une vigne
agrippée à la tristesse (…)

Cette maison est un refuge, mais seulement « lorsque s’éteint au-dedans / le poème incessant de la mémoire »

Ce « géographe », en effet, semble bien pitoyable, tentant de se faire aimer, doux et accueillant, en vain :

est-ce que tu te sens chez toi
comment répondre
j’ai mis un peu de musique
une chanson de Lhasa de Sela
où tu surgis toujours 

Tandis que « toi », l’enfant aux ronces, tu sembles, au contraire, sans pitié, comme la vie, comme le temps. Tu pars, tu reviens, n’en fais qu’à ta tête.

tu conduisais trop vite
tu parlais trop fort tu avais faim
tu étais l’animal qui ne dort jamais 

Quoi qu’il en soit, ce texte a la beauté d’une fable, ces trois personnages sont en même temps assez caractérisés et assez vastes et vagues pour devenir des allégories. Et, finalement, le « je » ne quitte ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre mais les deux à la fois, ce jeu pervers consistant à fuir la vie et préférer ses souvenirs idéaux.

Un très beau texte, très émouvant, très juste, très évocateur. Et une situation tragique à trois personnes magnifiquement mise en mots.




James Sacré, Par des langues et des paysages

Dans son adresse au lecteur, James Sacré dessine une perspective où redécouvrir/découvrir des poèmes qu’il a écrits entre 1965 et 2022 à Cougou, aux États-Unis, au Maroc, en Galice, dans le Languedoc et en Italie. Au-delà de ce qui est une traversée temporelle et spatiale, il annonce que nombre de ces poèmes sont accompagnés de traductions, en anglais par David Ball, en arabe par Abdelkader Hajjam et en galicien par Emilio Arauxo. Mais comme on le verra plus loin, il s’agit de bien plus que de la simple présence de langues liées aux lieux qui ont inspiré ces poèmes.

Choisis dans un long parcours d’écriture, ils sont des retrouvailles avec les espaces de prédilection du poète, ce qu’il a le don de faire jaillir à travers une couleur, des arbres ou encore le bruissement des feuillages. petits mot cailloux dans mon soulier c’est plus compliqué le bonheur que ce geste de jeter les restes. Ces poèmes ont été écrits en osmose avec les lieux, avec leur matière et ils émergent, tels les formes et les couleurs d’un peintre. On se fraye un chemin à travers des paysages. Le bleu du ciel éblouit et les épines des buissons infligent des éraflures. La ville brille au loin comme une bague dorée dans la main levée d’une femme, prélude à ce qui sera l’envers de la traversée. Parce que tout à l’heure cette ville aura son air de ville comme abandonnée à cause des papiers cartonnés qu’on trouve devant les magasins quand on passe par le marché désert. Les poèmes trouvent çà et là leur reflet dans des griffures, des marques. Elles peuvent être la ligne géométrique d’une poterie amérindienne, l’oblique d’une colline, la rugosité des lauzes sur un toit, ou damier des pâtis sur un flanc de colline. La terre s’écrit avec le poète, qui trace ses mots à même son flanc, à la face du ciel.

Il regarde, il contemple, se met à l’écoute des êtres, tout à leur rencontre. Emiliano, là-devant, avec sa ceinture de longues sonnailles autour du cou… dans son geste de me la passer autour de la taille, m’accueille-t-il dans une intimité de cette fête en Galice, ou s’il me fait savoir que ma maladresse signe mon statut d’étranger ?

James Sacré, Par des langues et des paysages (1965-2022), éditions APIC, 140 pages, 15 €

Et le poète de faire place dans ce livre à plusieurs de ses traducteurs, bien au-delà de ce qui serait juste une traduction placée à côté d’un poème pour permettre à différents lecteurs de goûter son double, transposé dans la langue d’un de ses lieux de prédilection. La dimension multilingue du recueil crée une mise en abîme de la traversée de ces frontières dont James Sacré a été coutumier tout au long de sa vie. Séjourner ailleurs, dit-il, c’était entendre d’autres voix, le bruit de leur langue dans les feuillées d’érables en automne, dans le tissu déchiré des eucalyptus. Il parle de son écriture, elle qui naît avec le bruit d’une langue qui est dans /son/ oreille. Il explique ce qui est emmêlement du proche et de l’inconnu, affirmant ainsi un élan vers ce qui est différent, le désir de découvrir, jusqu’à se fondre. De manière particulièrement intéressante, il envisage aussi la traduction comme un espace où continuent de se construire ses poèmes. Il pose ainsi la vertigineuse et passionnante question du cheminement des textes, leur passage d’un être à un autre, d’un espace linguistique à un autre.

Que le lecteur lise ou pas l’anglais, l’arabe ou le galicien, leur présence dans ce livre multiplie ces poèmes des chatoiements où se tisse notre humanité. Ils deviennent la part rendue visible et nécessaire de textes nés de la rencontre avec l’autre.

Présentation de l’auteur




Gérard Le Goff, Les chercheurs d’or, Hommages « à la manière de »

Les motivations du pasticheur sont diverses, et, reconnaissons-le, parfois suspectes. La mimesis, étape indispensable à la formation d’un style, n’évite pas toujours une certaine forme de sarcasme. En leur temps les pastiches de Müller et Reboux, qui connurent un grand succès, ne ménagèrent pas leurs modèles. Peut-être les deux complices jubilèrent-ils d’une joie mauvaise à l’idée de faire déchoir les vaches sacrées de leur piédestal – révélant ainsi la cruelle jalousie qui les dévorait. Même ceux d’un écrivain délicat comme Marcel Proust font sentir une certaine irrévérence. Pasticher n’est-ce pas une manière de tuer le père, de montrer qu’on en maîtrise désormais toutes les recettes et que on peut les reproduire ?

Rien de tel pourtant dans l’ouvrage de Gérard Le Goff, le pastiche est chez lui un hommage, une reconnaissance de dettes signée par un honnête homme. « Hommages personnalisés, certes, que j’ose croire sincères », mais qu’il nous autorise à considérer comme de « simples amusettes ». Cette sincérité légère le lave-t-il de tout soupçon ? Oui, car c’est l’or de la poésie qu’il recherche.

Pour en avoir le cœur net, caressons avec Gérard Le Goff le chat de Charles, qui ronronne et s’étire avec une sensualité que l’on reconnaîtra sans difficulté :

Le chat frémit sous la caresse ensorcelante
Que lui prodigue le poète à la main nonchalante
Quand l’autre dicte avec rage au vélin sa beauté 

Gérard Le Goff y fait entendre sa familiarité profonde avec les poètes, et si l’on devine de la malice, c’est sans doute pour faire un aveu : je joue à faire comme, mais vous entendez bien que c’est moi, et pas Baudelaire ou Hugo qui parle. Il s’agira de jouer au chat et à la souris, jusque dans les salles néogothiques d’un Château d’Argam, ou dans ces pages très réussies où Gérard Le Goff revisite de manière magistrale les chants de « mal d’aurore ».

Gérard Le Goff, Les chercheurs d’or, Hommages « à la manière de », Éditions Stellamaris, 2023, 20 euros.

Telle est sans doute l’intention de Gérard Le Goff, ne pas totalement s’effacer dans  « la manière »,  pour dévoiler, dans le geste qui imite, la griffe du pastiché. Son intelligence des classiques, patiemment pratiqués et assimilés, est telle qu’ils sont pour lui une forge de l’écriture. Et dans cette forge, on retrouve, parmi les plus grands, l’ouvrier Victor :

J’aime les calmes tombées du jour, les vêpres du monde,
Le ciel verse une lumière dont la blondeur inonde
Le marbre des temples et le pisé. 

Sans doute, ici, le non respect des règles de  la métrique est une manière de faire mieux entendre comment se distingue le style de l’écrivain imité. L’or se découvre dans les irrégularités du terrain, à travers de petits dérèglements bien orchestrés.

Après le chat de Charles, on croisera également les estaminets de Paul.

Dans les miroirs du café, la nuit
Désordonne les avenues lointaines,
Appelle les élégantes riveraines
A venir au plus loin de la pluie 

Ou encore Stéphane, sur un pied plutôt burlesque :

Par la brune sorcière de son donjon minéral,
Abomination auréolée de choucas,
Car le recueilles, si loin du sacre inaugural 

Gérard Le Goff nous rappelle que le procédé du pastiche, ou même du découpage, est une ruse, c’est-à-dire la forme la plus malicieuse de l’hommage. L’auteur raconte comment Cendrars enfournait dans ses propres poèmes des extraits conséquents de Gustave Le Rouge, sans même les assimiler par le suc de la digestion.

Sans doute l’intérêt du livre de Gérard Le Goff est-il de montrer que la poésie est faite autant d’originalité que de reprise, de détournement, de transvasements, de clins d’œils, comme l’ont bien montré les pratiques des Surréalistes. La reprise du geste, la trituration, pouvant faire jaillir l’or de la poésie, selon le vœu de Lautréamont, grand parodiste lui aussi, qui  voulait que la poésie soit faite par tous, non pas un.

Avec l’hommage à « Barbara » de Prévert, il semble même que l’imitation dépasse le modèle ; on appréciera aussi les amusantes et instructives interviews imaginaires d’Aragon, de Char, ou même de Bonnefoy.

Dans son livre, Gérard Le Goff interroge le labeur poétique, côté cuisine.  Ce n’est pas déshonorant, car cette cuisine rejoint l’alchimie. On y produit de l’or.

La couverture du livre édité aux éditions Stellamaris reproduit un motif de la tombe de d’André Breton, au cimetière des Batignolles, où l’on peut lire également la devise : je cherche l’or du temps.

Présentation de l’auteur




Sabine Dewulf, Près du surgissement

Nous entrons dans le livre de Sabine Dewulf par une photographie signifiante. En couverture du livre, une eau vive, un bouillonnement « Près du surgissement ». Où peut-on demeurer pour écrire un poème ? Près de la source.

Les photographies de Stéphane Delecroix, photographe-philosophe à la recherche de beauté et d’harmonie à travers son viseur, nous y invitent : du minéral à l’aquatique en passant par le végétal, on suit un regard qui nous initie. L’eau, la terre, l’air, le feu, les quatre éléments sont présents auxquels il faudrait peut-être ajouter le vide, ce cinquième élément du bouddhisme. C’est ainsi que Près du surgissement semble retracer une genèse personnelle.

L’histoire de ce livre est présentée en avant-propos. Tout a commencé, pour la poète, par l’« étonnement, mêlé d’émerveillement, face aux images singulières de Stéphane Delecroix : souvent proches de l’abstraction, toujours inspirées par le monde naturel, ses photographies traduisent une présence au monde à la fois intense et respectueuse1 ». Reliant ces images à ses recherches sur l’histoire des lettres de l’alphabet, la poète en avait sélectionné 26 (+2 pour début et fin), puis avait procédé à un montage (établissant un ordre) et écrit une suite de 26 poèmes, de « Altitude » à « Zénith ». 

Sabine Dewulf, Près du surgissement, photographies de Stéphane Delecroix, Éditions Pourquoi viens-tu si tard ?, 2024 – 70 pages, 12 €

Quelques années plus tard, elle s’est éloignée de ses poèmes jugés par elle-même trop « tendus vers un universel idéalisé », alors que les photographies la fascinaient toujours autant. Elle a donc écarté les poèmes de Cosmos où nous dormons1 et procédé à un autre montage, première introduction du temps, d’un rythme, d’un instantané à l’autre, chemin tracé pour conter une autre histoire.

Sabine Dewulf est de ces poètes qui pourraient reprendre la formule chère à Georges Didi-Huberman : « Aller lire ailleurs pour voir si j’y suis.2 » Si le téléobjectif rapproche le lointain en quête de lumière, d’harmonie, de lignes et formes abstraites, l’écriture fait pénétrer dans un arrière-plan intime. Plus de contrainte alphabétique, voici une suite de poèmes retraçant un développement, une croissance, une quête personnelle et spirituelle partant de l’enfance pour y retourner. La brièveté des poèmes répond à l’instantanéité des photographies. Le photographe n’intervient plus quand la poète entreprend de lire et relire les images, de les lier et relier entre elles et avec les textes.

Il suffit de rester, il suffit de vivre l’instant. Sabine Dewulf l’exprime dans la préface : « face à une réalité sensible » livrée par les photos, les images « parviennent à nous dépayser ». C’est qu’un détail dans l’immensité du ciel, par exemple, traverse l’espace telle une virgule à l’envers, faisant signe ou énigme. La poète le découvre, l’éprouve et voit « la fracture ». Jamais, dans ce joli livre, le sens des poèmes n’amoindrit la perception. Quelque chose, suggéré par l’image, est revisité au prisme de la vision et de la poésie.

Les images aquatiques dominent la série : neuf sur vingt-six. De l’eau naît la vie, puis les émotions, celles de l’enfance et celles de toujours

Comme un rire égaré
la marée est montée

et si la mer m’envahissait
profitant d’une porte
entrebâillée

la façade défaite
seul compterait le large

l’eau que je suis déjà 

Les vagues, les larmes, la pluie se mêlent dès le poème suivant. C’est une sorte de chaos originel, mais dans lequel déjà « tout s’ordonne illisible ».

Un nuage, virgule inversée dans le ciel, sera lu comme le signe d’acquiescement au ciel et à sa couleur. Le ciel constitue l’une des parenthèses privilégiées du livre. La déclinaison des couleurs, la présence des nuages ou leur absence, permet à la poète de discerner des émotions et de les rendre fertiles. Sa force est telle qu’elle absorbe la colère et facilite le passage vers l’écriture. La formulation, à travers la lecture des signes du monde, sauvegarde l’impression vive de la contemplation et le regard est orienté vers un dépassement :

j’ai appris à pleurer
sans le vouloir le gouffre
s’est inversé

c’est à peine s’il gronde 

Cette inversion, permise par l’écriture, ouvre un espace de signification :

Sur mon sommeil se penche
une face nouvelle
qui fait la ronde 

Ronde d’enfance, ronde Terre conciliante et protectrice.

Sabine Dewulf est poète de la Terre. Dans son deuxième livre, Habitant le qui-vive3, elle le posait bien dès son titre. Elle y écrivait par exemple : « Je rêve de mon corps comme ventre de terre ». Son premier livre personnel, Et je suis sur la terre4, insistait sur cette présence qui implique blessures, failles et manques. Elle y évoquait « la blessure initiale ». Ici, elle nous confie : « J’habite la fracture » et « je suis la vulnérable ». Parfois les rêves ou rêveries entraînent très loin, mais : « je touche la terre au réveil // frissonnement ». La quête qui permet l’envol vers le ciel et au-delà ne peut faire oublier qu’il nous faut habiter la Terre en toute lucidité :

de moins en moins je souffre 

en remerciant
je cherche ce qui brûle 

Un ciel uniformément et intensément bleu, est à peine marqué d’une trace d’avion : une disparition. Ce ciel est-il un vide, le néant ou un ailleurs ? Le poème nous entraîne plus loin nous révélant, avec la même intensité, que « le soleil / partout rend grâce au bleu // depuis la nuit jusqu’au vertige ».

Vie et poème confondus dans l’apprentissage : chaque texte apprivoise l’instant, c’est ce couronnement d’un équilibre trouvé qui est célébré à travers le livre. Les poèmes, guidés par les images, restituent une quête où ce qui est cherché ne résout pas les dilemmes mais les rend vivables. Aucune fuite n’est tentée, la confrontation salutaire ouvre à la métamorphose, « après les soubresauts/l’éternelle colonne ».

Sur la photographie de Stéphane Delecroix enfin une silhouette enfantine dans l’éclat du bord de mer, l’ultime poème semble concentrer ce chemin parcouru qui ramène au surgissement toujours recommencé de l’enfance  :

Un enclos s’est défait

je me souviens j’étais
une enfant sur les vagues

mordant l’été
au sous-bois des aiguilles
à ce point odorantes

que même entre deux murs la mer
surgit encore 

Notes 

1. Cosmos où nous dormons, Stéphane Delecroix et Sabine Dewulf - Terre à ciel (terreaciel.net)

2. Georges Didi-Huberman, Tables de montage (Éditions de l’IMEC, 2023).

3. Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive – œuvre d’Ise (L’herbe qui tremble, 2022).

4. Sabine Dewulf, Et je suis sur la terreaquarelles de Caroline François-Rubino (L’herbe qui tremble, 2020).

Présentation de l’auteur




Morgan Riet, Toi, moi, miroir etc.

Quand on suit le parcours d’un poète depuis ainsi dire toujours, depuis ses débuts, mettons, on peut s’émouvoir de sa permanence, ou se réjouir de ses évolutions, ou bien encore être percuté par ses révolutions.

Pour certains, et tel est le cas de Morgan Riet, c’est l’ensemble de ces trois possibilités, de ces trois voies qui nous sont offertes. L’auteur suit sa voix, écoute la progression de son timbre, et parfois crie presque.

Crier, non, élever le ton, comme pour mieux répondre à l’exigence du poème, qui n’est pas d’atteindre la vérité de l’existence, mais de ne pas se laisser endormir par la prétention des mots.

Sourde oreille

Depuis leur silence infini,

les étoiles qui brillent

souvent me font

des réflexions.

Par exemple, jamais

elles ne manquent

de me remettre à ma place

dans mon espace-temps,

quand, les yeux cloués aux cieux,

gonflé, ébloui d’orgueil, je

décolle du linoléum,

plus léger qu’un ballon d’hélium,

comme toutes les fois

où, brûlant des mots qu’on rumine,

on s’imagine

qu’une brassée de vers suffit

pour contenir tous les parfums du monde.

Sans aucun doute est-ce là la meilleure façon de vivre, nous suggère-t-il, ensuite, pourrions-nous croire, dans un mélange tout personnel d’implication et de distanciation, en restant l’acteur et le spectateur du monde, du vivant, et donc de l’amour – amour de son Autre, autant que de tous les Autres… et de soi. Parce que le réel est un conte, une fiction, une projection ? 

Théâtre

Les lumières s’éteignent,

et la rumeur aussi.

Le rideau se lève.

Applaudissements nourris.

Deux comédiens sur la scène.

Un homme, une femme.

Un couple qui va

avancer dans la pièce,

de tableau en tableau,

avec qu’il aurait

mieux valu taire,

avec son lot jumeau,

conjugué à tous les temps,

de travers, de mauvaises fois,

de malentendus divers.

Mais le tout

sur un fond de ciel couleur tendre

rehaussé d’humour.

Bref, une femme, un homme,

qui pourraient nous ressembler

et qui, ce soir, jouent avec nous

cette comédie de l’amour.

« Toi, moi, miroir, etc. », simple titre du recueil, ou leitmotiv, ou évidence ? Ce que l’on est, ce que l’Autre est, ce que nous sommes : une projection, une fiction, ou la réalité ? Le poète se garde bien de répondre. Et d’ailleurs, se pose-t-il la question, ou la pose-t-il à son binôme photographe, Cédric Cahu, qui l’accompagne, ou qu’il l’accompagne… à l’origine le photographe a écrit, puis le poète a imagé des mots… mais du poème à la photo, de l’œuf à la poule ?! Et nous la pose-t-il, cette question de savoir quelle est la réalité de soi, de l’image de soi comme de l’Autre, de nous, ou bien est-ce nous qui la lui posons ?!

Morgan Riet, Toi, moi, miroir etc., Chrisophe Chomant éditeur 16,50 €. 16, rue Louis Poterat – 76100 Rouen.

Présentation de l’auteur




Solmaz Sharif, Douanes, Radu Portocala, Signe en déchéance

Le qui je suis de Solmaz Sharif

Solmaz Sharif illustre une poésie politique et pour cause. "J’ai longtemps aimé ce que l’on porte en soi."écrit-il mêmesi certains types de pertes sont les prix à payer. Mais il arrive que celles-ci se perdent ou se  transforment en sel.

La poète a franchi des frontières mais seule face à ses origines perdues, irrattrapables, elle interroge ses racines iraniennes, ses souvenirs imaginés au sein de son Occident en Californie, où elle vit.

Considérée parfois comme une barbare elle s'est habituée à de multitudes images des regards que certains s'en nourrissent : : l’œil noir des caméras de surveillance, le regard d’un amant ou d'un policier sur son corps nu.

Du Moyen Orient à l'Amérique dans ses poèmes elle fait la part entre les émotions, os de son identité. C'est à la fois périlleux et intelligent pour se connaître. Bref c'est là où peu à peu existent des possibilités de permission inconnues, inédites.

Solmaz Sharif rejoint en conséquence suffisamment le régime phénoménal qui dépassait ses propres conditionnements et en tenant compte des partitions qui régissent sa nouvelle identité.

Solmaz Sharif, Douanes, traduit de l'anglais (États-Unis) par Raluca Maria Hanea et François Heusbourg,  Editions Unes, 2024, 104 p.,  19 €

∗∗∗

Radu  Portocala et ses postulations

Chez Radu Porocaa  le lieu de l'Imaginaire est un lieu ambigu et paradoxal. Il porte jusque dans l'extinction un monde du doute, de l'impossible. Le poète met en marche un épuisement mais dans une langue de pure création.

Demeure un balancement entre la fascination et sla répulsion. Ou si l'on préfère d'une attraction répulsive.  La pensée remplace la rêverie là où ce qui reste du monde se fixe au sens photographique du terme.

Ce "qui n'est jamais qu'un signe" (Beckett) échappe aux catégories admises dans la mesure où nous sommes confrontés à cet Imaginaire paradoxal.

Mais ici la poésie possède le pouvoir de dire au total plus qu'elle ne dit mot à mot. Elle se devancer elle-même.  L’objet du livre vient de partout et de nulle part, de l'espérance et son contraire (même si l'inverse est retourné). La réserve de gestation est donc complète là où Radu Portocala  embrasse les champs des possibles bien au-delà de ce qui est attendu.

Radu Portocala, Signe en déchéance, Editions Dédale, non paginé, 2024, 12 €

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Charlotte Delforges, Chapelles – Entre rêves et réel

    J'écris dans des chapelles de pierre et de chair où poser mon regard et écouter. Dans
ces lieux de calme et d'impassibilité la vie semble se réfugier et se laisser écrire, contourner,
entre rêves et réel.

    J'écris pour tenter de distinguer ce qu'une présence absente à elle-même ne peut
révéler : les songes éveillés de l'intériorité et cette perception approfondie de la réalité que l'on
appelle parfois le réel.

    Alors dans l’inouï de l'instant et au-delà de l'absurdité qui nous inonde jaillit une
source nouvelle prête à étancher la soif en moi du poème.

    Ces textes sont comme des herbes gorgées de cette eau souterraine entre visions
oniriques et épiphanies quotidiennes, des petites proses à la voix de poème.

    Les sujets en sont divers, plus ou moins imbibés de nuit ou de lumière. Glanés au fil
d'une écoute attentive, ils cherchent à évoquer la limpidité d'une certaine beauté méditative.

Chapelle intérieure

 

    Au flanc de la grotte incluse lézarde le lierre blanc du premier mutisme. Il porte des
grappes de sang divin qui mûrissent hors du temps et leur jus de lumière perle en résonant.
C'est ici que ce tient le silence. Ici, la semence est invisible, tout croît d'une balle d'ange à la
main radieuse.

    La prière baigne ce lieu de paix où l'oiseau jette un cri muet qui touche l'âme comme
s'il chantait.

    La pierre est tendre et claire de grain, sa chair est meuble à l'esprit sain. C'est à son
souffle que s'abreuve l'antre et sa matière s'émeut sous cette brise ardente.

    Au fond de cette grotte première, un mystère étincelle, c'est la source dont s'éclaire
cette nuit vibrante. Des roses de flamme sanglantes écartèlent leurs pétales pour empourprer
le brasier d'un baiser de vestale. Leur carnation s'enflamme à ce foyer silencieux, diaphane,
dont la chaleur est visible pour mon âme seule.

 

    Dans mon cœur, les mailles subtiles d'un filet d'or percalisé de visions plus que réelles
s'étend sous le soleil.

Aube

 

    Je me souviens, j'avais dans la bouche tout un fouillis de roses blanches qui s'ouvraient
en moi, et ma parole gelait avec l'aube.

    Sur le rougeoiement encore limpide s'apposait les doigts blêmes de mes visions.

    La lumière hésitait à se lever devant l'aumône consumée de mon silence.

    Ma chair livide prenait sa couleur à la gloire purpurine d'un jour aussi vierge que les
origines.

Résurgence

 

    Dans la gorge de la nuit, une émeute de rêves s’engouffre par l'artère écarlate du
songe. Profusion de vie qui bat contre la membrane obscurcie de l'âme. Nuée pâle bousculant
les astres comme une armée levée au cœur de la tempête. Ruée qui rompt mes veines, saignée
de fantômes et de fer.

    La reine des roses au ciel coagulé salue mon retour d'un claquement bleu de pétales.

    Dans l'éther enfin ouvert, jaillit de ma bouche le glaive de l'aube à la lame régurgitée.
Ma tête rejetée en arrière, je crache un sang d'étoiles dans une strangulation de lumière.

Après-midi d'été

 

    Les yeux mi-clos, je plonge dans le bourdonnement du cosmos, noir comme l'insecte,
blanc comme l'éblouissement. Deux nuances pour faire sourdre l'essence de la vision,
l'incandescence de la vibration. Sur ma rétine les ombres se fondent au zénith, mes yeux mi-
clos dénudent les antonymes. La lumière est crue, je sombre.

    Le brasier immole mes sens. Dans cette chaude accalmie l'incendie calcine ma chair et
blanchit mes os. Ma craie s'effrite contre les panoramas obstrués des mirages balnéaires. Des
particules de cendre surexposées s'envolent vers la mer. Dans l’éparpillement, mon corps
s'imprime en négatif. Je vis l’envers du décor. Je me focalise... je m'évapore, la crémation
s'opère.

    Je ferme les yeux et c'est l’éclipse. Le disque de mes paupières recouvre le
ravissement qui s'évanouit. Illuminée du dedans j'entends les chants de transe des barbares de
basalte couverts d'ivoire. Je touche l’albâtre des dunes sous la vasque des nuits d'ébène.
J'entrevois des plages aux pieds des volcans qui crissent de nacre sous le pas du vent.

    Noir, blanc, noir, blanc...

Ici

 

… Et je reviens toujours ici...

 

    Là, dans ce lieu apocryphe où les choses irradient, tangibles comme le battement de
mon pouls, non pas sous mes yeux mais dedans brillant de la fusion retrouvée, de l'instant qui
se dilate jusqu'à l'éternité.

    Et je tire le fil tortueux de ma pensée pour que sa courbe se hiératise et qu'à sa
rectitude réponde chaque ligne pure du monde.

    Alors, je peux lire dans le réel comme dans des hiéroglyphes familiers. Mon cœur
seul, attentif et neuf, est ma pierre de rosette. A mon oreille s'écoule l'encre fleurie du
mystère.

 

    Ici, dans ce lieu utopique, le vert de la feuille éclate avec la ferveur guerrière du métal.
Sa chlorophylle coagule comme le sang du temps contemplant sa joie de n'être.

    Là, le cri de l'hirondelle s'est perdu et bourdonne longtemps après dans la maille fine
du vent, à l'aube du réveil, au soir approchant.

    Ici, sous l’œil d'une rose trémière qui me regarde marcher, les traits rentrés dans ses
plis de vestale, le chemin passe sans s'étonner.

    Ici, la mort surgie a la magnificence à peine voilée d'un soleil de printemps dont le
glaive salue notre folie.

    Ici, l'amour malade nous déchire mais son parfum est plus puissant que le bruit, et son
ivresse désespère la nuit.

    Là, dans l'eau lumineuse aux squames d'étoiles, des pensées marécageuses mouillent la
coque d'une barque dans la nasse du temps.

    Ici, la lettre est le cœur du dieu errant qui nous cherche sur la page, le signe de tous les
présages et de tous les saisissements.

    Ici...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Rémi Froger, Ciel et terre

Marche

Ou bien marcher le long de l’eau, un peu ruisseau ou lac, d’un pas indifférent, indiquant d’un geste
la branche tombée, la feuille levée, le bambou d’un jour.

Ou bien il s’est assis sur un bloc de pierre taillé, il s’est assis, il a plongé les yeux dans un livre et
tout se passe dans ce pli d’un homme et d’une pierre, et rien n’y fera.

Ou bien un dessin donné par la main derrière la nuque, une lente lumière au long de la pente aux
oliviers, la main et cette courbe.

Ou bien celle qui serait la même régnant sur le milieu des végétaux, tout cet ailleurs tenant la terre

droite, la statue parfaitement reine, les passés et bien d’autres faits.

Ou bien un peu de jeu, franchir un désert, franchir la lumière brûlante, la barrière brûlante et
continuer jusqu’à la prochaine ligne où roule un ballon.

Ou bien sait-on ce que nous sommes, une course brève sur un sol battu et rebattu, les arbres, les
façades, parallèles, courir droit ou de travers en descendant vers la porte verte.

 

Le sens se glisse

Le sens se glisse le long des flancs, des torses, des hanches. Le sens se plie, se niche – c’est une
phrase qui ne vient pas d’autre chose, une esquisse – une phrase que nous ne comprenons pas
autrement que l’enfant qui fait des ronds sur le sable avec ses pieds, que la femme qui passe la main
dans son cou pour réunir ses cheveux, que l’éphémère rayon de lumière entre les buts – une phrase
que nous effacerons plus tard quand d’autres signes arriveront.

 

Un autre sens

Un sens ou bien l’autre ne serait qu’un brouillon. Les signes fument, les images apparaissent à la
renverse, des branches séchant à terre, des cheminées d’usine encore improbables, facettes de
paysages d’hier, d’hiver, tout en brouillards, en givres, en fossés – images retenues par quelque
barrage entraînant le mouvement des turbines, la production d’une énergie invisible, inaudible,
impalpable mais mortelle. Le sens n’en est pas plus éclairci s’il n’est que conséquence de toutes les
péripéties, passages d’un format vers un autre, conséquences fixant et encadrant le déroulé, le défilé,
le brouillon.

Sollicité, c’est à dire arrêté dans la marche, nous nous efforçons, mais d’automatismes et non
d’efforts, nous cachons le signe dans la circonstance quelconque. Ou bien dans sa
circonstance, sa venue et son allée. Le signe, ou le sens qui serait cette chute.

 

Boue

La boue, personne ne la connaît, elle n’a pas de lieu particulier. Nous nous efforçons de nous y
adapter.

De la boue sont sortis les noms et les lettres, et le nombre des morts, et les tâches accomplies.

De nos mains sont sorties les positions des étoiles dans les cieux, et celles qu’elles tiennent quand
elles tombent sur les champs.

Nous n’avons pas parlé. Nous avons simplement réagi aux terminaisons des doigts, aux vibrations
du manche en bois.

Nous comptons les choses, nous les disposons devant nous, et les rayons d’un trait fin.

Nous avons grandi avec les noms. Nous n’avons pas fini de les chercher.

Celui qui avait scié la pierre connaissait bien cette falaise. Son visage était humide. Les chèvres
broutaient les chardons.

 

Faire autre chose

Voir et faire autre chose. Une longue coulée verte entoure le canapé, atténuée sur la gauche par la
lumière tombant de la fenêtre. Faire autre chose où le vert est plus pâle, la coulée bien plus floue. Le
rectangle est ainsi fait qu’il est le canapé cerné d’une bande verte. Sur la droite est posée une
commode basse. Le tableau posé dessus est éclairé par la fenêtre, nous le voyons mal. Au-dessus du
rideau la lumière est la même mais teintée d’orange, elle va plus bas vers le pied du fauteuil posé près
de la commode.

Tunnels de lumière. Faire autre chose n’est pas aisé. Si l’on fendait légèrement les bordures, les
murs et les portes, planchers et plafonds, le travail serait facilité. Ou si l’on glissait vers un autre angle,
montait sur le fauteuil, ouvrait les portes et les fenêtres, pour voir autrement ou voir d’autres tunnels.

Mais traiter une autre chose, comment traiter une autre chose, cette autre chose, depuis quand est-
elle rouge ?

Présentation de l’auteur




Nastasia Rugani, Je ne sais plus qui est mort et autres poèmes

Je me rends aux funérailles
Fleurs au bord des phalanges imprimées de pistils
Je te regarde toute de bois vêtu, grise et striée
Le corps contenant, l’âme slave cerclée de fleurs
Broderie sur les yeux de la grand-mère
Broderie de part et d’autre de la rivière, entre elle et toi,
La Drava, les tombes et l’iris,
Macabre boudoir saupoudre la chair sous la pierre et les mots,
Reliefs d’un père au bord de la fosse
Petite fille blanche, yeux de satin,
Miroir tendu à mon cercueil
Je ne sais plus qui est mort.

Il n’y aura pas d’été

Je retiens le blanc de mars posé sur les branches amaigries,
Encore saisies d’hiver,
Déjà les visages ocres et le soleil alangui.
Il n’y aura pas d’été.
La cendre aura recouvert jusqu’à la mémoire des fraises avalées.
Les pantalons bruns - d’avoir essuyé la terre semblable à des rivières d’argile - ouvriront les tibias décharnés.
Il n’y aura pas d’été pour les enfants
qui oublieront les pères et leurs noms, et les murmures de leurs barbes
sur leur joues étanches – oubliés, les baisers.
Il n’y aura pas d’été.

Se souvenir de la morsure

Tu portais la dentelle haut sur le velours de ton crâne
Tu courais d’un costume à l’autre,
Tes mains encore collées de meringue et de praline.
Dans les siennes, immenses à broyer,
Tu te repliais,
Monnaie-du-pape asséchée.
Combien de bouquets se sont fanés sur ta tombe ?
Visage posé dans le blanc du sommeil,
Mensonges sous les ongles.
Larves de coléoptère remuant le macérât qui a vu tes pieds grandir,
Statue friable,
Maison de séismes,
Où est la petite fille ?
Le cadre penche en haut du mur,
Mouche morte sur la plinthe dégarnie,
De la peinture sur les pieds nus ;
Tu avais déménagé.
Tu avais changé la maison et le nom du pays,
Avais gardé le langage ennemi.
Tu avais bu une autre mer et craché un autre sable,
L’œil sur le fil toujours décousu.
Tu as raccommodé les jacquards et les flanelles
Ton nom pris dans le sien ; morsure éternelle.

Nena

Tu es morte, hier
Et avec toi, l’Algérie.
L’Algérie avec toi, main soucieuse sous le bras flasque de chair tendre.
Le monde entier se souvient de tes mains,
Digitales posées sur les autres.

 

Présentation de l’auteur




Wald, Cinq poèmes inédits extraits de trouble

restant là
prétendant muet
corps fumigène
pluie d’yeux refusés
nulle part
abandon
restant immobile
gris aux lèvres

à nu vers ce moment
vues trompeuses
coup de marteau dans
nous voudrions léger mais
que voit-on
que ressentons-nous
que faisons-nous
vraiment ce que

je veux faire quoi
sauter dans
couper la laisse
bousiller
cangaceiro
un morceau départ

dans l'envol
un dire
brisé le temps
corps figé torse plâtre
vieux sur l’écho
atours fendus

que vas-tu faire
devant ça
renier ton chemin
gîter
manquer de rythme

Présentation de l’auteur