Regard sur la poésie « Native American » : Ibe Liebenberg, héritier d’un passé qui s’invite au présent

texte et traductions de Béatrice Machet

Peut-être que pour commencer Ibe Liebenberg aurait raconté ceci :  Dans les récits des origines du peuple Chikasaw il est dit que les prophètes indiquèrent à leur peuple de quitter l’ouest. Alors les frères Chiksa' et Chahta conduisirent les tribus vers le sud-est. Lorsque les frères se séparèrent, Chahta devint le chef du peuple Choctaw et Chiksa' devint le chef du peuple Chickasaw.

Peut-être aurait-il continué à nous expliquer : Descendants des anciennes sociétés connues sous le nom de Mound-builders, ces peuples originaires du bassin du Mississipi ont construit des monticules en forme de mesas pour leurs communautés. De nombreux monticules sont encore visibles aujourd'hui le long de la Natchez Trace, près des cours d’eau, jusque dans l’état du Tennessee. Le peuple Chickasaw s'est installé dans les forêts épaisses des régions de ce que nous appelons aujourd'hui le nord du Mississippi, l'ouest du Tennessee, le nord-ouest de l'Alabama et le sud-ouest du Kentucky. Ils construisaient des maisons pour leurs familles à l'aide de poteaux enfoncés dans le sol qui soutenaient des murs en torchis et en roseaux avec des toits de chaume. Le peuple Chickasaw entretenait et cultivait son territoire comme s’il s’agissait d’un parc. Les voies navigables étaient naturellement abondantes et utilisées pour la subsistance et les voies de déplacement pour le commerce. Les Amérindiens de cette zone ont également développé un réseau de sentiers (traces), l'Old Natchez Trace étant un des corridors principaux. Le corridor était largement utilisé pour le commerce par les tribus des Grands Lacs jusqu'au golfe du Mexique. Sociétés matrilinéaires régies par un processus démocratique, elles prenaient les décisions concernant leurs nations lors de la tenue de conseils et les Minkos (« chefs ») dirigeaient le conseil des anciens. Avec l'afflux de colons européens s'installant dans le sud des États-Unis, les Indiens d'Amérique ont été déplacés de leur pays d'origine, parfois par le biais de traités et de manipulations politiques, et d'autres fois par la force. Ces méthodes de colonisation ont lentement empiété sur les terres natales du peuple Chickasaw. L'Indian Removal Act de 1830 d'Andrew Jackson exigeait que le peuple Chickasaw, ainsi que toutes les autres tribus amérindiennes de l'Est, se déplacent vers le territoire occidental.

Les poèmes d'Ibe Liebenberg ont été publiés dans  Fire Season 2015 and Fire Season 2016 du Beloit Poetry Journal.

S'ils choisissaient de rester, ils devaient abandonner leur héritage et leurs traditions et s'assimiler à la nouvelle culture. Les Chickasaws qui sont restés ont été ostracisés par les colons blancs. Les Chickasaws ont été la dernière nation du sud-est à être déportée en Oklahoma. Ils avaient pris connaissance des épreuves vécues par les autres tribus. Campant près de Pontotoc, dans le Mississippi, ils ont attendu de pouvoir négocier un processus de réinstallation avant de prendre le chemin de l’exil, épisode tristement connu sous le nom de la piste des larmes. Un grand rassemblement de Chickasaws est partie de Memphis, Tennessee, le 4 juillet 1838. Comme d'autres tribus, en particulier Cherokees, Creeks et Choctaws, les Chickasaws ont vu mourir beaucoup des leurs en route pour l’Oklahoma et restent traumatisés par cet événement qui a bouleversé leurs vies.

Au bout de ce long exposé, certainement il nous faut lire ces deux poèmes de Ibe Liebenberg qui évoquent la perte d’un territoire et les traces, cicatrices, souvenirs traumatiques qui hantent les mémoires amérindiennes depuis l’invasion européenne du continent américain.

Photo courtesy of the poet.

Cousin Wolf Sings (Source: Poetry, Juillet/Août 2022)

Her all-night melody blushes
like directions for new lovers
             who are lost.

Last night all she held was a hum
             that ran away.

She now stretches words in our broken-down car

somewhere on Valley View
between Orphaned Lane
              and the dead end,

about hidden roads and streets
of homes for all the abandoned.

I study the map when she falls from crescendo.

Flashlight held by my teeth,
her voice needs
both hands to trace.

She leads me down paths disappearing
into blue lines holding
             imaginary rivers,

blacking in thin creases
and folds or contoured lines.

She drones about the water. I find the blue again.
My hand pressed against
                                               the faded shore.

 

Cousine Louve chante

Sa mélodie toute la nuit rougit
comme des signaux pour les nouveaux amoureux
             qui se sont perdus.

La nuit dernière, tout ce qu'elle a retenu, c'est un bourdonnement
             qui s'est enfui.

À présent elle étire des mots dans notre voiture en panne

quelque part sur Valley View
entre Orphaned Lane
              et l'impasse,

sur les routes cachées et les rues
de foyers pour tous les abandonnés.

J'étudie la carte au moment où crescendo elle tombe.

La lampe de poche tenue entre mes dents,
sa voix a besoin
des deux mains pour la suivre.

Elle me conduit sur des sentiers disparaissant
en des lignes bleues qui retiennent
             des rivières imaginaires,

noircies en de minces crevasses
et replis ou lignes profilées.

Elle parle de l'eau. Je retrouve le bleu.
Ma main appuyée sur
                                                le rivage délavé.

PTSD    (post traumatic syndrom disorder)

it is 2 a.m. ugly,
beautiful is sleeping.

and body parts are now religion.

a holy cult
where the angels won’t shut up

about our weeping.
all over the road,
your chalk outline,

limb-scattered vessel,
a temporary home.

i bring it to the station
resurrect you
night into night.

trace the white scribbled shape
into a body.

in my room
the ghosts unfold me,

caress my uniform
before putting it on.

and when the angels do not see us,
wings undressed; they leave.

we are the frowns of your absence,
ghosts holding up our clothes.  

SSPT (syndrome de stress post traumatique) 

il est 2 heures du matin, moche,
le beau est en train de dormir.

 et les parties du corps sont maintenant religion.

un culte sacré
où les anges ne tairont pas

nos pleurs.
partout sur la route,
ton contour à la craie,

un vaisseau aux membres éparpillés,
une maison temporaire.

je l'amène à la gare
te ressuscite
de nuit en nuit.

suis du doigt la trace blanche griffonnée
en forme de corps.

dans ma chambre
les fantômes me déplient,

caressent mon uniforme
avant de l'enfiler.

et quand les anges ne nous voient pas,
ailes démontées, ils s'en vont.

nous sommes les froncements de sourcils de votre absence,
fantômes qui maintiennent nos vêtements.  

Membre de la nation Chickasaw, Ibe Liebenberg est pompier de l'État de Californie, il enseigne également à l'université d'État de Chico. Il est titulaire d'une maîtrise en poésie et en fiction obtenue à l'Institute of American Indian Arts (Santa Fe, Nouveau Mexique). Il a été publié dans les revues et magazines tels que POETRY, The Threepenny Review, Beloit Poetry Journal, et d’autres encore. Il vit à Chico, en Californie.

En février 2024 il a reçu le Sowell Emerging Writers Prize, un prix qui récompense un manuscrit d’un auteur émergeant et c’est ainsi qu’en 2025 se trouvera publié son premier recueil, intitulé Birds at Night (aux éditions Texas Tech University Press). Les poèmes de Birds at Night, explorent les thèmes de la perte, du traumatisme, du syndrome de stress post-traumatique, de la guérison, de « l’indianité » et de la famille. Les faits montrés se déroulent en dehors et sur la réserve, ils enregistrent les sensations aussi bien intimes d’un sujet que les silences et les bruits du monde. Puissants, les poèmes disent les moments de crise, les moments de catharsis, les obsessions, ils méditent sur ce qui trouble nos nuits et nous empêche de trouver le sommeil. "Quelle que soit la langue dans laquelle ils chantent", écrit Liebenberg à propos des oiseaux qui fréquentent à la fois la beauté et le danger, qui apparaissent et disparaissent tout au long du recueil. C’est cette force de résilience du monde naturel, celle dont font preuve oiseaux et loups, qui marque et inspire Ibe Liebenberg, comme elle inspire et rend fort les peuples amérindiens. Migration et adaptation, voilà les clés pour entrer dans ce recueil et le parcourir, aussi bien dans son contenu que dans sa poétique.  Birds at Night est à n’en pas douter un premier livre remarquable.

Voici un poème qui interroge le vocabulaire et l’importance des noms portés, qui déterminent une identité, un rôle, en même temps qu’il souligne combien une langue véhicule une vision du monde.

same word in chickasaw for wolf and coyote
(Source: Poetry, juillet/août 2022)

so, my brother nashoba calls me

ofi, the dog

spirit wrong

half wolf, half coyote.

says he would still call me dog

if i was all coyote, even

if mother nashoba made me full wolf

he said i would be wolf artificial.

a stray handful of fur from my neck

in his grip.

 

même mot en chickasaw pour loup et coyote

donc, mon frère nashoba m'appelle

ofi, le chien

esprit mauvais

moitié loup, moitié coyote.

Si j'étais entièrement coyote,

il dit qu'il m'appellerait encore chien, il a dit que même

si mère nashoba m'avait fait devenir un loup à part entière

je serais un loup artificiel.

une poignée de fourrure égarée dans sa main

provenant de mon cou

 

Le poème suivant revisite les récits de la création. Le mythe chickasaw de la création fait en effet intervenir le corbeau dont les ailes en s’agitant ont séché la boule de terre originelle à partir de laquelle le peuple chickasaw a été créé

 

Origin Story (source : Poetry)

could have been raven
scraping her beak
against granite sparking

or dipping crane
stirring death
from waters dumb

floated mush on surface
we circulate to shore

and slobber from mouths
lowered heads shake out wild gather sticks that coil like serpents

first words peck

closed eyes become worship

Histoire de l’origine

ça aurait pu être corbeau
qui se grattait le bec
contre le granit étincelant 

ou grue plongeante
qui remuait la mort
la sortant des eaux muettes

bouillie flottant à la surface
nous circulons vers le rivage

et nos bouches bavent
têtes baissées secouent des bâtons sauvages qui s'enroulent comme des serpents

les premiers mots picorent

les yeux fermés deviennent un culte

Les cérémonies du nom ont une grande importance pour les peuples Indiens d’Amérique du nord. Un individu, en fonction des choses qu’il accomplit, en fonction des événements qui ponctuent son existence, portera différents noms au cours de sa vie, noms qui témoignent d’une évolution, d’un parcours, d’un développement. Et ces noms au moment de leur attribution font l’objet d’une cérémonie qui convoque les membres de la communauté car il s’agit d’une affaire qui se partage et qui concerne la communauté en son entier. Dans le poème qui suit, le nom donné est mis en relation avec la langue tribale, avec son abandon et sa perte, avec l’existence d’un autre vocabulaire, une langue qui devient personnage têtu, endurant, qui s’accroche et résiste tout en étant « son propre désastre » de l’avis des descendants,  plus férus d’anglais.  

Ceremony  (Dans la revue Blackbird, printemps  2023 vol 21 numéro 3)

Pace the table scratches and inked boredom
of my youth. I am responsible for all of it.

When I tried to ignore her, I was impossible.
There is a word in Chickasaw for you, she said.

Chepota loma the bastard. I didn’t think
I existed. The word existed. In that other tongue.

A wobble in the uneven of oak chair.
An auntie stables behind me.

Other family lean in too.
We posture the pause.

She could birth the words for being fatherless
to me again. Walked away from.

My hands clamp the chair,
wait to be called something with my wandering stutter

I call accent. A name that will stain until her death
or we declare she is her own disaster.  

Cérémonie

Arpente les rayures de la table et l'ennui encré
de ma jeunesse. Je suis responsable de tout cela.

Quand j’ai essayé de l’ignorer, c’était impossible.
Il y a un mot pour toi en Chickasaw, dit-elle.

Chepota loma le salaud. Je ne pensais pas
que j’existais. Le mot existait. Dans cette autre langue.

Chancellement dans le bancal d'une chaise en chêne.
Une tante s’installe derrière moi.

D'autres membres de la famille se penchent à leur tour.
Nous marquons un temps de pause.

Parce qu’orpheline de père, elle pourrait faire naître les mots
pour moi à nouveau. On s'est éloigné d'elle.

Mes mains serrent la chaise,
avec mon bégaiement vagabond  que j’appelle accent j’attends

qu’on me donne un nom. Un nom qui restera incrusté jusqu'à sa mort
ou nous déclarerons qu'elle est son propre désastre. 

 

Comment ranimer, comment ramener à la vie ce qui échappe ? Que ce soit la culture, la langue tribale, un mode de vie, un territoire, le poète constate qu’il n’a pas de prise :

 

 

CPR @ 2pm     (Cardio Pulmonary Resuscitation)

I have rehearsed all of this.
The physical emotion.
I’ve closed eyes. Drowned
the room crying. I was the breathless
walls. The stress of sirens and
engine cussing residence.
I was the finger shaking the map
and the road to your house trembling.

I did not practice the neighborhood scream.
The buzzing single-wide fluorescent light.
I did not practice a blue doll left alone
face down on the living room floor.
How could I practice
no one holding you. 

 

RCP@14h     (Réanimation Cardio pulmonaire)   

J'ai répété tout cela.
L'émotion physique.
J'ai fermé les yeux. Noyé
de pleurs la pièce. J'étais les murs
à bout de souffle. Le stress des sirènes et
la résidence au moteur injurieux.
J'étais le doigt secouant la carte
et le chemin  tremblant qui mène à ta maison.
Je ne me suis pas entraîné au cri du quartier.
La lumière bourdonnante d’un simple néon.
Je ne me suis pas entraîné sur une poupée bleue abandonnée
face contre le sol du salon.
Comment pourrais-je m’entraîner
personne ne te tient.

Le poème suivant souligne que malgré les pertes subies, malgré ce qui pourrait sembler au rabais ou faire l’objet de tractations marchandes, la culture amérindienne ne se laisse pas vendre, elle est toujours bien vivante, avec ses cicatrices, ses blessures mal fermées, sa nature « sauvage », mais elle est toujours présente et n’a pas perdu de sa bravoure, n’a pas perdu sa nature libre, et les enfants doivent pouvoir vivre avec, à son contact afin de la transmettre un jour à leur tour. 

don’t bring your 6-year-old daughter to a wild horse auction, just bring
a horse home

she will trace the shapes of scars
ask where each one came from
why are they called wild?
she will try to release each one
only after naming them thunder
cloud
and the one called poorly drawn stars
is the one she chooses

then asks about freeze marks
the burn to remove freedom

she will tame our gaze on raised skin
and the brand flinching

discipline refusing body
the wild not giving in  

n'amenez pas votre fille de 6 ans à une vente aux enchères de chevaux sauvages, ramenez simplement un cheval à la maison.

elle suivra du doigt la forme des cicatrices
demandera d'où vient chacune d'entre elles
pourquoi les appelle-t-on "sauvages" ?
elle essaiera de libérer chacun d'entre eux
seulement après les avoir nommés nuage
de tonnerre
et celui qui s'appelle étoiles mal dessinées
est celui qu'elle choisit

puis pose des questions sur les marques de gel
la brûlure pour ôter la liberté

elle apprivoisera notre regard sur la peau soulevée
alors la discipline de marque

flanchant refuse le corps
le sauvage ne cède pas  

Après cet exposé, reste à souhaiter un beau parcours en poésie à Ibe Liebenberg, cette voix nouvelle riche de toute l’histoire et de la culture d’un peuple, lui qui, à l’instar de ses aînés, porte le passé, souvent douloureux, sans s’engluer dans la victimisation afin de se faire au présent l’héritier digne de ses paires comme de ses ancêtres.

Présentation de l’auteur




Le Bruit des mots n°4 : Regrd sur la Poésie Nativ American — Entretien avec Béatrice Machet

Le Bruit des mots n° 4 à l'Atelier Matresleva, le 24 mars 2024, avec Béatrice Machet et Carole Mesrobian.




Emil Iulian Sude, un veilleur de lumière

Présentation de Gabrielle Sava - traduction Gabrielle Danoux

 

Emil Iulian Sude est né le 6 septembre 1974, à Bucarest. Il est l’un des premiers poètes primés d’origine rom en Roumanie. Il travaille actuellement de nuit, en tant qu’agent de sécurité dans une école publique tout en poursuivant ses études en romani et en roumain, à l’Université de Bucarest.

 

Sa poésie lui a valu plus d’une quinzaine de récompenses, dont notamment la première place au concours international de création littéraire et de traduction Bronislawa Wajs, célébrant le centenaire des Roms (1919-2019), ainsi que la quatrième place au concours de manuscrits 2018 organisé par le Centre national de la culture rom Romano Kher en collaboration avec le gouvernement roumain.


Il a fait ses débuts littéraires avec le recueil de poésie Scărarul [Le Confectionneur d’échelles], Éd. Grinta, 2014, avec des références critiques de Nora Iuga. En 2016, a été publié le recueil de poèmes Chiar nu [Vraiment pas], Éd. Eurostampa, avec des critiques d’Al. Cistelecan, Gabriel Nedelea, Nora Iuga, Ciprian Chirvasiu. Il a été invité à de nombreux festivals et événements culturels organisés par l’Association Direcţia 9. Ses poèmes ont été publiés dans l’anthologie Moștenirea Văcăreștilor [L’Héritage des Văcărești],  (2013), ouvrage couronnant le concours éponyme, ainsi que dans des périodiques culturels prestigieux. Les critiques et références dans : Viaţa românească, Steaua, Contemporanul, Vatra, Mozaicul, participation au festival de littérature religieuse de Caraiman, organisé par le journal Ziarul Lumina. 

 

Commémoration en mémoire de l'Holocauste, 2 août 2021.

En 2018, est paru le recueil de poésie Povești [Histoires], suite à sa participation au concours de manuscrits organisé par le Centre national de culture rom Romano Kehr. La même année lui est décerné le diplôme d’excellence pour sa « contribution remarquable au développement et à la promotion de la culture et de l’identité rom ». Après Rapsodiile unui gelos [Les Rhapsodies d’un jaloux], éditions Rafet, 2022 (le prix du manuscrit et le deuxième prix lors du festival national Alexandru Macedonski), son dernier recueil, paru en 2023, s’intitule Paznic de noapte [Veilleur de nuit].

∗∗∗

Poèmes d'Emil Iulian Sude

Aujourd’hui j’ai fait un malaise dans le tram 21

 

une torpeur s’est comme ça emparée de moi et ce mal(être) m’a cloué débout.
là-bas à mi-chemin du tram 21. où se scinde en
deux la vie. là-bas tandis que je prenais appui sur la barre latérale de moi
s’est emparé ce mal(être).
si je me souviens bien c’était à mi-chemin du tram
où se tiennent les petits balanciers. les grands balanciers sont
plus proches du conducteur. nul besoin d’avoir un certain âge

pour les balanciers on peut même n’être qu’un enfant si l’on veut,
pour les balanciers. ceux qui passent dans l’autre moitié du tram
reçoivent gracieusement un balancier pour s’y balancer.

et tandis que je comptais les arrêts jusqu’à piața obor. c’est comme ça
qu’un mal(être) s’est emparé de moi et m’a ramolli les genoux. le noir
devant mes yeux. petit ou grand mal(être) je n’en sais rien puisque je ne suis pas encore mort
tout à fait. juste la mollesse de mes genoux et la voix
familière criant emil emil. étendez-le par terre il a quelque chose
comme un mal(être). et laissez-le respirer tout seul. criaient les voyageurs.
forts aimables les passagers du tram 21.
l’un m’a offert sa place. un autre a ouvert la fenêtre.

fort aimables les voyageurs après tout j’étais l’un des leurs.
juste mon front en sueur et mes mains moites et froides. seul le mal(être)
s’amenuisait lentement et ma colère noire dans le tram 21 ne me lâchait plus.
de ma prière vers dieu je ne me souviens plus guère.
seule de la voix féminine attendue toute ma vie
à l’arrêt perla pour prendre ensemble le tram 21 qui était en fait
le tram 46. je m’en souviens. qu’il nous emmène
qu’il nous emmène à ce marché obor pour l’agneau de Pâques.

 

*

 

Près de nous de la place pour tout le monde

 

personne ne vient nous ressusciter. nous avons de la place
pour les mariées pour les mariés
dans les recoins
pour dire vous êtes trop nombreux. personne.
aucune complainte pour la foule.

trop indulgents avec les choses de la vie
nous nous multiplions comme des lièvres
au mètre carré nous inspirons le même air.
couronnes de virus. de lointains empereurs

quand nous rêvons avec mille yeux
mille pieds. qui aurait pu imaginer
de ce que nous fûmes nous serons utilisés
contre nous-mêmes

seule la terre bombe ses extrémités.
les uns sur les autres nous faisons l’amour sous pression
dans toutes sortes de positions ignorées par le kama sutra.
on se liquéfie on coule par tous les trous du sirop de pissenlit.

parfois il nous semble que nous nous brisons dans des
fleurs de chanvre indien perlent nos visages
nos bouches s’assèchent.
et nous rions à rompre nos diaphragmes.

 

*

 

Cigarettes café promenades comme chez les fous

 

un véritable esclandre
ici nous sommes tous amis. ici nous sommes tous sains d’esprit.
personne ne reconnaît. les regards perdus parlent de nous.
les détournements de la réalité immédiate
auraient été notre seule réalité.
disaient ceux qui pensaient contrôler la réalité.

l’infirmier a dit je suis nouveau. une fleur
un jour de mai. je suis tout juste bon. pour les pilules
probablement une dépression, j’ignore si je suis guéri ou
si j’ai jamais été déprimé.

je fus interrogé par un collègue si je me suis acclimaté.
trois mois qu’il pêchait délicatement les plantes dans la rigole.
regarde comme elles sont belles. j’avais envie de rire.
sans raison. tel un fou. il a été conduit
à l’hôpital par un temps hivernal.

on ne nous a jamais donné de fourchettes pour manger.
Ils disaient qu’on allait se crever les yeux fixant le vide.
le premier jour, nous avons mangé le plat de résistance avec les mains.
aucun de nous n’avait assez de cigarettes. le
nec plus ultra était de fumer et d’observer la lune.
aucun espoir que les amoureuses ou les épouses nous cherchent. si
toutefois ça leur arrivait de passer en coup de vent as-tu apporté des cigarettes
pour observer la lune. on demandait.

j’ai quitté cet endroit. je n’ai pas découvert ce dont je souffrais.
d’un hôpital à l’autre. que dira
le monde. le pauvre habite sous les combles.
bien sûr, ils m’ont demandé comment je
me sentais. l’éternelle bienveillance.
cela peut arriver à tout un chacun. disait-on.

(poèmes extraits du recueil Paznic de noapte [Veilleur de nuit] et traduits du roumain par Gabrielle Danoux)

 

Présentation de l’auteur




Michel Cassir, La poésie, Carnet du Chili

La poésie ne raconte pas d’histoire. Elle emprunte
le souffle qui ravage la nuit et crée la blancheur
jusqu’à l’aube. Allumeuse de pépites au point de
les engloutir dans les marais et les faire renaître
dans des mains étrangères à l’autre bout du récif.
Brève et muette sauf à l’épaisseur d’une lèvre qui
saigne le mot. Elle tourne à l’envers imaginant et
reculant des précipices. Algue de l’Asie charnelle.
Éthiopienne qui naît à l’amour. Traineau en
Laponie qui soulève le bruissement de forêt.
Épopée elle déroule ses lames fracassantes. Elle
n’imite pas le passé bouleverse la donne. Telle une
horde de cloîtrés qui découvrirait la perte d’espace
et la force de tout se jouer dans la poussière et le
vent. Insuffler le conte d’aujourd’hui dans le
remue-ménage et les courts-circuits.
Hors de son creuset la pensée se débat flotte ou
meurt. Un grand livre à moitié visible trace le
sillon l’éparpille dans le désert surpeuplé de rêves.
La poésie précède le parcours sous-jacent des pas.
Elle crie soudain son refus de figer la beauté !

 

Carnet du Chili

tout carnet inaugure un tremblement
imperceptible au décor fuite en avant

l’ordre du papillon en froisse le parcours

comment agit la pulsion si au moins la feuille
incarnait le souffle

les doigts engourdis par la frappe canonique
agrippent le stylo de secours

survivre au robot savamment infiltré science chue
au rang de bluff

où allons-nous murmure le bruissement de l’encre

la graphologie perçoit la levée du sens à travers la
main libre devient-elle privilège

relevons la gueule étrange préhistoire à l’affût du
temps

Présentation de l’auteur




Dans la mêlée des étoiles : entretien avec Claude Gobet

Ce recueil se présente comme une longue lettre adressée au père disparu, un long poème ininterrompu, écrit d’un seul souffle.

Claude Gobet « revient sur les lieux », comme on dit. Dans une écriture poétique incisive, concrète et sans complaisance aucune, il ré-ouvre les forces puissantes de l’indicible, celles qui écrasent, figent et éteignent toute vitalité.  Il refait le chemin, pour mettre à vif la blessure, en affronter les ombres, de façon centrale l’ombre du père. Aveux difficiles et déchirants, d’une profonde sincérité, qui laissent filtrer la lumière d’une espérance, d’une création de soi qui m’a profondément touchée.

Ce recueil semble avoir été écrit d’une seule phrase, avec fougue, comme un cri.  Pourtant il est d’une grande pudeur. Il respecte la mémoire de la figure du père, et d’ailleurs de chacun des êtres que tu évoques, les plus « anciens » et les plus actuels.  Tu as réussi à te dégager de toute accusation, ou pire encore de ce qui aurait pu prendre la forme d’un règlement de compte. Dans le tout premier poème, un poème fort que tu appelles « Pater Noster », la tendresse, et même une certaine forme d’admiration se mêlent à une profonde douleur. 
Cela m’amène à te demander dans quel état d’esprit tu t’es mis au travail de l’écriture de ce recueil ?
C’est vrai Christine, ce recueil est né d’un seul et même élan d’écriture. Je l’ai achevé en quelques semaines durant lesquelles j’étais, pour ainsi dire, en état d’urgence. Une urgence d’écriture pour nommer les violences subies durant mon enfance et tenter de briser les chaînes de leur emprise sur mon existence. Et dans le même mouvement, une urgence à donner sens à mon histoire personnelle en l’inscrivant dans un récit plus général, transgénérationnel, seul à même, selon moi, d’éclairer « Le Mal des fantômes » (titre de l’admirable recueil du poète roumain mort en déportation, Benjamin Fondane) dont je souffrais intensément. Je pense que cette mise à distance m’a permis de ne pas tomber dans la facilité d’un face à face avec mon père, qui m’aurait certainement conduit à un règlement de compte dont seule la colère et la haine auraient triomphé, et d’élargir le champ d’écriture à d’autres figures passées et présentes de mon histoire personnelle.

Le titre de ce recueil « Dans la mêlée des étoiles » est très beau.  Il est intriguant aussi. Dans la préface de ton recueil Nourrédine Ben Bachir écrit que « les fragments de météorites et de lambeaux d’histoire se sont agglutinés pour faire du père un personnage traversé comme rarement par la folie du vingtième siècle ». C’est le sens que tu donnes à ce titre ?

Mon ami poète et romancier Nourredine Ben Bachir a donné un sens différent du mien à ce titre. Et tant mieux ! Il en a fait sa propre lecture et elle est pleinement judicieuse par rapport au livre dont la figure du père est centrale, et par là incontournable.

Pour ma part, je suis parti de l’idée que lorsque nous regardons le ciel étoilé, étrangement, nous regardons le passé. C’est lié aux distances prodigieuses qui nous séparent des étoiles et à la vitesse de déplacement de la lumière. Dès lors, on sait que certaines étoiles continuent de briller dans le ciel bien longtemps après qu’elles se soient éteintes. Un peu comme nos ancêtres qui continuent leur vie en nous à travers les legs conscients et inconscients qu’ils nous ont laissés.

Extrait Live Ginkgo Music Composition de Claude Gobet guitare chant Lead guitare : Olivier Thévenin Basse Ambroise GLD Percussions : Jimmy Lops.

Tu abordes de front les enfermements, les terreurs, la « chaîne de souffrances/Et son cortège tragique/de hontes et de peurs irréparables (p 15). Il est vrai qu’en plein cœur de l’histoire la plus intime s’incluent les mouvements de l’Histoire, les voies et images entêtantes du pouvoir, de la guerre, de la torture, les camps, tout autant que les mouvements de libération, de lutte et de résistance. C’est l’une des grandes originalités de ce livre d’avoir montré les répliques et les résonances qui se tissent entre la vie intime et les conditions politiques, économiques et sociales.
C’est naturellement que j’ai inscrit ce récit familial et ses trajectoires individuelles dans le cadre plus vaste de ce que tu nommes « les mouvements de l’Histoire ». Mon éducation intellectuelle marquée par le matérialisme historique et la sociologie de Pierre Bourdieu m’a très tôt ouvert les yeux sur l’importance de l’arbitraire dans l’existence. Certes, nous faisons notre propre histoire mais nous évoluons dans des conditions matérielles, culturelles et psychologiques d’existence que nous n’avons pas choisies et dont il est extrêmement difficile de s’extraire, surtout lorsque l’accès à l’éducation et à la culture est restreint pour les classes les plus modestes, dont ma famille est issue. Dès lors, pour briser les chaînes de l’enfermement, reste les actes de résistance et de libération qui jalonnent depuis les temps les plus reculés de l’Histoire la condition humaine et auxquels je suis extrêmement sensible. Reste aussi les actes de création, l’art, et pour moi tout en haut, la poésie, pour nous éclairer, nous émerveiller et parfois nous révolter contre l’ordre établi, l’embourgeoisement, le conservatisme.
Bien au-delà de toute accusation, comme nous l’évoquions, ton écriture cherche à sortir d’une certaine fatalité.  Elle assume pleinement le désir de s’extraire d’un passé éprouvant, de s’en affranchir, de retrouver du souffle, en même temps qu’une certaine dignité, autant pour toi que pour les êtres qui te sont chers.
C’est tout à fait cela Christine !
Pendant l’écriture de ce recueil, j’ai été porté par un élan vital. Ce sursaut intérieur, cet état d’urgence dont je parlais précédemment, était animé par un intense désir de rupture avec les violences intra- familiales héritées du passé. Car je me sentais comme possédé par des forces inconscientes et destructrices et leurs répétitions traumatiques qui affectaient ma vie en agissant sur elle. Pour m’en affranchir et recouvrer ma dignité d’être humain tout en restituant celle de mes ancêtres, qui le plus souvent n’ont fait que survivre tant ils ont été malmenés par des conditions de vie épouvantables, après vingt années de psychothérapie, Il me fallait affronter ce passé une bonne fois pour toute. En démêler les fils ténus qui reliait chacun des êtres qui le composaient. Afin de revenir à la vie. Ce livre est un acte de liberté tout comme une tentative de renaissance par la création et la transmission. Je le devais à moi-même mais aussi à mes enfants afin que ce passé familial soit moins lourd à porter sur leurs épaules, et j’espère qu’il l’est aujourd’hui. D’ailleurs, en écrivant ce récit de l’intime, je n’ai jamais cessé de penser à l’idée de transmission.

Claude Gobet, Ambroise et Alex au STAQ, novembre 2023.

Il s’agit véritablement de « te désempoisonner l’âme » comme tu l’écris p 98.  D’ailleurs, l’écriture de ce livre arrive après une période de quasi-effondrement mental. Pourrais-tu plus nous donner quelques éclaircissements sur la temporalité de cette écriture.
L’écriture de ce livre est en effet arrivée à une période particulière de mon existence. Une période où je souffrais de troubles de stress post-traumatiques, avec son lot de peurs intenses, de détresse et d’impuissance. Ces troubles mentaux étaient consécutifs à un épuisement professionnel et à sept années de harcèlement sur mon lieu de travail. J’étais en soin psychiatrique, avec un traitement médical lourd afin de neutraliser des pulsions suicidaires récurrentes… Je n’écrivais plus depuis de longs mois, j’avais également totalement délaissé la musique, je ne jouais plus de guitare, ne chantais plus… Comme souvent en de telles situations, ces troubles ont fait réémerger les traumas de l’enfance que j’avais réussi jusque-là à endiguer et à domestiquer. J’étais littéralement envahi par la douleur… Il m’est encore difficile aujourd’hui d’évoquer cette période… Et comme je n’ai pas voulu quitter la vie, les mots sont revenus peu à peu à moi. J’ai repris langue d’abord par la lecture. Avec les ouvrages de la psychanalyste et philosophe Alice Miller, que je cite d’ailleurs dans le premier poème ainsi que dans le dernier du recueil, et dont les thèses sur la violence cachée, qui de son point de vue caractérise souvent les relations entre parents et enfants, m’ont laissé une empreinte très forte. Sur les conseils d’un ami, j’ai également découvert au même moment le philosophe Hartmut Rosa, en particulier son essai intitulé « Résonance » qui m’a beaucoup aidé à revenir à mon essence de poète… Puis la corde vibrante qui me rattache à l’existence, la poésie, sans laquelle je ne peux véritablement exister, s’est remise en mouvement et très rapidement m’a envahi en un flux continu pour donner naissance à ce livre.
D’ailleurs, tu parles p 89 d’un voyage initiatique/vers ce qui n’est pas encore advenu et de « l’inespéré désir d’habiter pleinement/ Ma propre existence. Un projet vital. J’aimerai bien que tu nous dises comment la poésie justement vient ouvrir cette voie. 
« Habiter pleinement ma propre existence » signifie pour moi entrer en état de poésie c’est à dire pouvoir ressentir intensément le souffle de la vie. Vivre des moments qui me semblent plus vrais que d’autres lorsque le regard cesse d’être usé, lorsque l’imprévisible peut surgir. Le poème devient dès lors une trace de ces moments, une tentative de les fixer. Ce qui est certain en ce qui me concerne c’est que la poésie telle que je la ressens et la pratique à plus à voir avec « le langage de l’âme », pour reprendre les mots de Gaston Bachelard, qu’avec l’esprit, plus à voir avec l’intuition qu’avec l’intention, plus à voir avec le sensible qu’avec la raison. Cette manière d’être en poésie nécessite une condition essentielle, celle de la disponibilité à moi-même et aux autres. Autrement dit, je me sens poète et me vis comme tel lorsque je suis disponible à la vie et que celle-ci déborde soudain en moi. Comme le dit le poète Charles Juliet « J’ai les mots quand j’ai la vie ».
Claude, Tu es poète et aussi musicien.  Dans ce long poème, il y a un rythme particulier, une sorte de paysage musical qui donne vie et dessine les entrelacements entre chacune des existences que tu nommes, mais aussi entre le quotidien et les contextes sociaux- politiques. Ce rythme-là est très émouvant car il est une mise en mouvement, un réveil de quelque chose qui semblait s’être immobilisé et qui avait phagocyté ton âme ? 
Je suis heureux Christine que tu soulignes cet aspect de mon écriture car je me situe dans la tradition de la poésie orale et sa dimension lyrique. N’oublions pas qu’avant d’être écrite et publiée, la poésie était un art exclusivement oral par lequel se transmettait, de génération en génération, jusqu’aux racines de l’être, les vibrations profondes des émotions qui font notre humanité commune. Ce lien entre l’écrit et l’oral, entre poésie et voix, entre poésie et musique, je le pratique également depuis plus de vingt ans à travers l’écriture et la composition de chansons. Ce qui m’inscrit humblement dans la lignée d’Orphée, à la fois poète et musicien. Actuellement, je présente sur scène un spectacle dans lequel, avec mes amis musiciens, j’interprète des poèmes et des chansons parmi lesquels deux textes de mon dernier recueil dont voici des extraits : « 1956 : Contrairement à toi papa/A ton père/A tes deux grands-pères/Je n’ai pas fait la guerre/Pas eu à tenir une arme/Contre mes frères humains/Pas eu à subir les humiliations et les ordres/D’officiers assoiffés de gloire et de sang/Pas eu à assister impuissant/A la torture/Aux viols/A la métamorphose en criminels de guerre/De camarades de chambre...//», « 1965...A deux ans d’automne à hiver/Je fus projeté loin de l’appartement de la cité Mozart/Dans le vide de l’abandon/Et l’étrangeté d’une langue inconnue/Chez mes grands-parents maternels/Victor et Julia Espinosa/Dans un village du pays cathare/Entre mer et montagne/Où les paysages languedociens/De vignes d’oliviers et d’amandiers/Chargés des parfums odorants du maquis/Apparaissent dans la lumière de l’arrière-saison/Clairs comme du verre... // »

 

Présentation de l’auteur




Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, Magie renversée

Dans notre monde de l’urgence, il est des ouvrages qui ont non seulement le temps, mais l’espace. Prenant leur temps et leur espace, ils deviennent, ce faisant, temps et espace à part entière, ils « inclinent », comme « Le Cerisier » de Philippe Jaccottet, ils exercent cette pression amicale, suggérant, à voix basse, une « insinuation » : « Regarde », ou « Écoute » ou encore « Attends ».

MAGIE RENVERSÉE est de ceux-là, il ralentit le temps, démesure l’espace, il demande à son lecteur de prendre, à son tour, son espace et son temps, de respirer, enfin, de vivre et lire lentement. C’est que la poésie, comme l’amitié qu’elle peut générer, n’est pas chose qui peut se faire à la va vite, il y faut de la durée, des protocoles, des règles qui ne soient pas formelles mais protectrices.

On retrouve ici le « dispositif » inauguré dans un précédent ouvrage, ayant mis en scène et en dialogue Sabine Dewulf et Florence Saint-Roch, et publié aux éditions « Pourquoi viens-tu si tard », Tu dis délivrer la lumière, dans lequel les deux poètes avaient mis en place un protocole fondé sur le don et le contre-don. Entre deux amies. « Lorsque Florence m’a offert la première photographie, je me suis sentie délicieusement entraînée dans une démarche inédite » avait dit Sabine. Et Florence lui avait répondu : « Alternativement, chacune de nous deux proposait à l’autre une photo qu’elle avait prise, à charge d’écrire l’une et l’autre un poème en regard. Puis, après avoir partagé nos poèmes, nous en écrivions un second en répons. (…) » (in Préface de Tu dis délivrer la lumière). On retrouve ici cette même « magie », où l’image devient poème(s), entre Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, cette fois, sauf qu’une troisième personne s’introduit dans le dispositif : la peintre, Caroline François-Rubino, puisque les prolongements textuels seront initiés par ses œuvres picturales. 

Je voudrais tout d’abord souligner les principes qui, selon moi, se trouvent au fondement de cet ouvrage. Il s’agit de poésies croisées, fondées non plus sur une individualité solitaire mais sur des échanges, des dialogues, non seulement entre des subjectivités mais encore entre des arts différents. Ce qui est mis en avant n’est plus le « génie » d’un poète singulier mais cet autre génie fondé sur la « relation entre ». Il est moins question d’écrire que de s’écrire et cela change tout, puisque le génie n’est plus le singulier d’un regard clos sur lui-même mais le singulier pluriel d’une amitié. Entendre, s’entendre avec l’altérité de l’autre. Modestie et ambition typiquement féminines ? En tout cas, je voudrais souligner ici l’originalité de cette démarche, qui n’est ni collective ni individuelle, mais interpersonnelle. Il ne s’agit pas, ici, de renoncer à son individualité, mais de la mettre en relation. Et cela, au lieu de l’amoindrir, la multiplie. Le « je » est le plus souvent lié au « tu », le « nous » domine.

Ma voix chemine,
ta réponse m’élève

(…)

Nous guettons.
Tu vois l’ombre sur l’ombre
Laquelle luit ?
Ensemble l’une et l’autre.

(…)

(…) Nous sommes au centre 

Écrire retrace le lierre
qui cache la nudité

(…)

Hêtre, nommé
pour accroître le risque.
Nos bras l’entourent,
le masquent
(si petits).

(…)

Sur mes lèvres closes, trace
le nombre de cernes,
nous serons
savantes. 

Voilà que se retrouve, dans les échos et les répons, mais à taille humaine, la solidarité secrète entre les plantes, cette solidité des racines s’entrecroisant et se mêlant sans se confondre.

La troisième personne, ici la plasticienne, ôte ce qui faisait la dynamique du précédent ouvrage, où chaque poète proposait tour à tour une photo, tout en donnant une autre dimension au recueil. Dialoguer sur une œuvre ensemble découverte n’est pas le même geste qu’écrire sur une photo prise par l’une ou l’autre protagoniste. Ici, les deux poètes sont à égalité, semblablement étrangères, tout d’abord, à ce qu’elles s’approprient en le contemplant et en y répondant de concert. Les dialogues devenant des duos. Les peintures de Caroline François-Rubino sont chaque fois superbes, dans leurs compositions et les harmonies de leurs coloris.

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, Magie renversée

Écrivant un poème, nous nous tenons au plus intime de nous-mêmes, sommes-nous seuls pour autant ? Nous pouvons nous adresser à quelqu’un, nous pouvons lui répondre, mais le dialogue a lieu dans l’espace intérieur. Magie renversée, le livre que publient Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, renouvelle les perspectives.

On a parfois nommé les ouvrages qu’un artiste et un écrivain réalisent en commun « livres de dialogue », il en existe également lorsque deux poètes s’associent.

 

De notre élan caché
nous ferons la colonne
du ciel : les pointillés rejoignent
la ligne continue.
Quand tu la coupes je lis
le hiéroglyphe inédit
du vers tu [.] 

Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, Magie renversée, peintures de Caroline François-Rubino, préface de Florence Saint-Roch, non paginé, Les Lieux-Dits, 2024, 20 €.

Isabelle Lévesque envoie ces lignes à Sabine Dewulf dans les premières pages. Deux poètes ayant reconnu leurs affinités et leurs différences décident d’un même « élan » de partir à l’aventure pour la joie d’être et de faire ensemble, de s’ouvrir, de découvrir. Que ce soit en solo ou en duo, écrire ne réclame que l’élan initial, mais certains ont besoin de se donner au préalable un thème, voire un sujet, ils s’imposent aussi une forme générale. Peu importe, à vrai dire, si l’élan est profond, s’il se régénère, les règles ne deviendront pas des contraintes stériles.

Dès l’origine Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf ont défini ce que seraient le domaine de leurs explorations et le protocole de la composition. Sans doute est-ce Sabine Dewulf qui a tenu à ces exigences, on les trouvait dans Tu dis délivrer la lumière (éditions Pourquoi viens-tu si tard ?, 2021) qu’elle a composé avec Florence Saint-Roch, la préfacière justement de Magie renversée. Ce nouveau livre se présente en 15 séquences, de 4 poèmes chacune. (Quatre, un bon chiffre, « [c]ompte rond », dirait Isabelle Lévesque.) Une séquence est engendrée par une photographie, laquelle inspire un premier poème, celui-ci appelle l’intervention de la partenaire, qui fermera la séquence, mais c’est elle qui commencera la suivante. À une exception près le passage de relais sera respecté à travers tout le livre.

Cette rigueur de la construction néanmoins n’entraîne aucune monotonie, et peut-être était-elle nécessaire sinon pour canaliser l’animation générale qui conduit les auteures de surprise en surprise, mais pour la valoriser. Nous sommes ici, une fois pour toutes, dans l’univers enchanté des fées et des sorcières, le titre immédiatement nous avertit, ou bien dans le poème initial le mot « conte ». Faut-il distribuer les rôles ? Isabelle serait la fée, Sabine la sorcière. Les allusions à leurs livres précédents sont nombreuses. Philtre, chaudron, brouet, baguette, talisman, pentacle, hiéroglyphe, grimoire, etc., tout le champ lexical de la magie se déploie.

Rien n’est stable, tout change à chaque instant. Le mouvement qui caractérise la magie et celui qui emporte la poésie ne font qu’un. Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf sont par vocation actives : « nous avançons », « nous courons », « nous volons »… On assiste même à une accélération, due à l’allégresse ou à l’ivresse. L’écriture leur semblerait vaine si elle se bornait à constater, elle est dans ce livre synonyme de « métamorphose » (le mot est répété) : « la clef du poème », dit Isabelle Lévesque, « la métamorphose ». Le connu devient l’inconnu. C’est en permanence la quête de l’inconnu qui exalte Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, elles parlent encore, l’une comme l’autre, d’« alchimie ». En les lisant, comment ne pas penser au Rimbaud des Illuminations, « Conte », « Enfance » ? Le conte et le poème sont indissociables, l’esprit d’enfance y règne.

Sauf la noire, la magie a toutes les couleurs, elle est tour à tour blanche ou bleue ou rouge ou jaune, jaune d’or. Une analyse serait possible de leurs apparitions selon le processus alchimique. Les fleurs sont de préférence évoquées, du bouton d’or aux crucianelles. (Les lecteurs de Chemin des centaurées d’Isabelle Lévesque ne seront pas dépaysés.) Ce sont leurs couleurs que naturellement, bien qu’elles ne lui soient pas habituelles, Caroline François-Rubino a choisi de mettre en valeur. Les photographies qui avaient déclenché l’écriture n’ont pas été reproduites, elles ont été remplacées par ces merveilleuses images d’un kaléidoscope d’encres et d’aquarelles dont les fluides se répandent, se fondent, rayonnent, éblouissent, refusant de cerner des frontières comme de distinguer le haut du bas. Certaines fleurs, par exemple, ont leurs têtes renversées. Nous voici en présence de cette « [t]able d’orientation » ou de cette « table ronde », c’est-à-dire de la table d’émeraude chère à Sabine Dewulf où le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Tout est sens dessous-dessus :

Si c’est une onde
l’éternité s’enlace au temps :
une pincée d’écume
donne goût à l’azur.
Si elle est particule,
elle émerge au zénith
sur la plus fine pointe du présent,
comme le point du i. 

Et Sabine Dewulf ajoute ces deux vers : « Nous apprenons / à ne rien retenir. »

Tel est l’enjeu de ce grand livre, il correspond à une initiation, une libération simultanément. Cercle après cercle, à l’image des ondes, le livre s’élargit, il se dégage des sortilèges qui entravent nos démarches, l’appât du gain, le désir de possession, il lève des censures, il détruit l’armature des concepts et des contraires, et peu à peu s’effectue la genèse du poème. Magie renversée nous charme intensément parce que les auteures ne prétendent ni à la victoire ni à l’assouvissement, « nous écrivons », disent-elles, « nous vivons ». Sabine Dewulf, citant Isabelle Lévesque, rappelle que « ce qui cesse commence » (une phrase décisive du Fil de givre), et les deux dernières pages (quinzième séquence, « Ailé ») ne concluent pas : « L’amplitude / nous embrasse », dit Sabine Dewulf, « le livre n’est pas fermé », dit Isabelle Lévesque.

Nous les reconnaissons, elles n’ont pas perdu leur identité, ce n’était nullement leur intention : Isabelle Lévesque garde « la fougue de [sa] phrase », ses vers sont fréquemment heurtés, alors que la voix de Sabine Dewulf « chemine », elle est dans sa métrique soucieuse de mesure. Pourquoi dissimuleraient-elles ou atténueraient-elles leurs différences ? Celles-ci ne s’opposent pas, elles se conjuguent et se complètent. C’est cela, l’œuvre commune portée par le dialogue, le jeu des questions que les réponses relancent. Le dialogue n’est possible que par la grâce de l’attention à l’autre. « Suis-je l’écho ou l’écoute ? » L’écho par miracle invente, l’écho multiplie, et le livre qui ne cesse de s’élaborer nous communique sa vivacité, nous partageons le plaisir qu’ont éprouvé à l’écrire les magiciennes.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Entretien avec Abdellatif Laâbi

Abdelatif Laâbi connait la guerre, a subi la haine et les régimes coercitifs. En homme libre il a refusé d’accepter l’impensable, et regarde aujourd’hui les guerres, massacres et génocide comme un long chapitre que rien ne vient clore. Il a accepté de répondre à nos questions.

Les Palestiniens vivent des moments terribles. Et, bien sûr, vous avez déjà vous-même vécu des horreurs... Vous en avez parlé dans de nombreuses publications. Que peut faire la littérature aujourd'hui ?
Ce qu’elle a toujours fait quand il y a eu péril en la maison humaine : affuter ses « armes miraculeuses » pour se dresser contre la barbarie, défendre et illustrer ce qui fonde l’humain en chacun de nous, soutenir la raison au moment où elle est en passe de s’écrouler, rappeler, preuves esthétiques à l’appui, que rien ne saurait être plus sacré que la vie. Et puis, la littérature a cette capacité de nous grandir de l’intérieur, de féconder nos consciences, de nous faire rêver les yeux ouverts, d’abolir en nous l’indifférence, d’y combattre la haine, de nous engager, encore et encore, sur les « chemins de liberté ».
Cela dit, je ne vais pas revenir ici sur l’immense tragédie que les Palestiniens vivent aujourd’hui. Je préfère faire entendre avec le plus de fidélité possible les voix de leurs poétesses et poètes. Je m’en remets à elles et à eux pour m’éclairer et nous éclairer sur l’enfer qu’ils sont en train de vivre. Et je rappelle cette atroce adresse de l’un d’eux, Mouride al-Barghouti, qui nous a quittés il y a quelques années :
O Dieu !
Y a-t-il une vie
avant
la mort ? 
Pensez-vous qu'elle ait servi de guide à l'être humain pour l'aider à avancer vers une plus grande sagesse ? Y a-t-il dans l'histoire des exemples de livres qui ont changé le monde ou qui ont contribué à le rendre plus habitable ?
Je crois avoir énuméré, dans ma précédente réponse, les quelques « pouvoirs » que la littérature est en mesure de revendiquer, légitimement. Mais je n’irai pas plus loin ou ailleurs, en la dotant d’un rôle de « guide » ou de pourvoyeur de sagesse. Ces deux rôles me paraissent assez incompatibles avec ce que la littérature peut opérer.
Quant à savoir si des livres ont pu ou peuvent changer le monde, je m’abstiendrai de tout jugement. En revanche, à l’échelle individuelle, j’affirme qu’il y a eu des livres qui m’ont changé d’une façon ou d’une autre. Mais aucun d’eux ne m’a fait accéder à la sagesse, avec laquelle, d’ailleurs, je ne m’entends pas très bien.

Abdellatif Laâbi, L'arbre à poèmes, lu par l'auteur, 2017.

La poésie est-elle différente des autres genres ? Peut-elle, plus que la prose, évoquer les atrocités qui portent atteinte à la planète et aux êtres humains ?
Pardonnez-moi de ne pas répondre à cette question. Je vous renvoie à mon avant-dernier livre intitulé « La poésie est invincible ». Vous y trouverez, ce me semble, ample matière.
Quels sont les recueils qui vous ont marqué ou ouvert des portes ?
Plutôt que de recueils de poèmes, il me semble plus judicieux de parler de poètes. Parmi ceux-ci, il y a des anciens et des modernes, avec une prédilection pour des auteurs de langue arabe (en particulier les poètes soufis) et espagnole (la génération des années 30 en Espagne, et de nombreux poètes sud-américains). Et puis, il y a de grands frères en poésie comme Nazim Hikmet et Aimé Césaire.
Comment évolue votre écriture, votre poésie, alors que nous assistons, impuissants, à des crimes de part et d'autre de tant de frontières ?
Dans cette affaire, je ne peux être juge et partie. Il m’est arrivé de dire quelque part qu’on peut voir et lire dans les yeux des autres, mais pas dans les nôtres. Cela me rappelle aussi ce que je disais au tout début de mon expérience littéraire, en comparant le poète, et plus précisément son corps, à une sorte de séismographe. Les bouleversements qui s’opèrent dans le monde, la condition humaine, ont donc une répercussion quasi physique et au plus profond de mon être. Leur retentissement sur ma langue, ma voix et mes autres facultés, est immédiat.

Abdellatif Laâbi, La porte de l'enfer, Bernard Ascal, L'étreinte du monde (Poètes & chansons) ℗ Ascal, 27 août 2014.

Votre carrière de poète s'est développée au niveau international. Pensez-vous que vos mots et votre présence rendent le monde plus conscient de ce qui se passe ?
Je n’ai pas cette prétention. Mais je ne peux pas nier ma satisfaction de voir que mes œuvres, notamment poétiques, sont suivies par un nombre grandissant de lecteurs à un moment où la poésie en général peine à sortir de sa marginalité ou sa marginalisation. De voir qu’elles sont traduites dans un nombre de langues tout aussi grandissant. Qu’elles puissent, de ce fait, avoir un certain impact, est assez normal.
Quels sont vos projets pour l'avenir ? Qu'en est-il de demain ?
A mon âge, ce serait un peu indécent de parler de projets ! J’en suis plutôt aux « finitions ». Ce qui ne veut pas dire que je chôme. Je me suis attaqué par exemple à la traduction vers l’arabe de l’intégrale de mes œuvres. Voilà un chantier qui avance et me donne de grandes satisfactions. Je continue à traduire en français des auteurs arabes, notamment palestiniens. Et puis, comme chacun ne le sait pas nécessairement, je poursuis une expérience avec la peinture commencée « clandestinement » il y a maintenant près de quinze ans. Il y a là de quoi cultiver amplement son jardin !
Je n’attends rien
de la vie
Je vais
à sa rencontre 

Le grand poète Abdelatif Laâbi, Pensée et culture, 2023.

Image de Une © Thierry Rambaud.

Présentation de l’auteur




Bluma Finkelstein, la leçon suprême

Bluma Finkelstein porte le flambeau de la sagesse, et éclaire toutes celles et tous ceux qui croisent sa route. Auteure de nombreux essais, récits, recueils, son témoignage est de ceux que l’on conserve près de soi. Déportée lors de las econde guerre mondiale, elle sait ce dont l’humain est capable, et aujourd’hui, résidente à Tel Aviv, elle subit à nouveau l’innommable. Elle s’exprime dans ces quelques lignes, et essème la beauté de ses mots par-dessus la pénombre de la guerre.

Hier soir, à Londres, dans le Hyde Park, le monument à la mémoire de la Shoah a été recouvert d’un sac en plastique bleu afin d’éviter le vandalisme… Paraît-il que la police se trouve dans le périmètre pour veiller à ce que personne ne touche à ce monument.

C’est la leçon suprême de cette guerre entre Israël et les islamistes du Hamas. Une triste leçon pour les Anglais d’abord, pour nous tous ensuite, car elle veut nous démontrer qu’il faut à tout prix apaiser une haine qui ressort depuis 2000 ans du plus profond de l’être humain, par rapport à tout ce qui touche les juifs et le judaïsme. Une leçon qui démontre que les démocraties meurent en se taisant. Toutes les démocraties, y compris Israël. Je voulais écrire Israël d’abord, car il est le plus vulnérable étant petit, avec ses 7.7 millions de juifs.

Personnellement, le vandalisme ne me touche pas, car je le connais bien, sous toutes ses coutures. Par ailleurs, l’inculture m’angoisse, car elle vient avec le racisme, la haine et le mépris de l’autre. Ceux qui doivent être scandalisés par le vandalisme de leurs troupes sont leurs chefs, de la même façon que je suis moi-même scandalisée par le gouvernement d’extrême-droite que nous avons, par sa corruption et son manque de perspective. Mais les vandales ont-ils une conscience morale ?

J’ai plus de questions à poser que de réponses à donner. Pourquoi les étudiants de Sciences Po, de Columbia University, de Harvard, etc. ne sont-ils pas scandalisés par plus de 800 verdicts de mort déjà appliqués à Téhéran ? Comment se fait-il que personne ne défile dans le monde démocratique en hurlant : « Mort aux Iraniens ! » Ni les catholiques, ni les protestants, ni les juifs. Ces étudiants ne liraient-ils pas les mêmes informations que moi ? Combien de manifestations « les étudiants offusqués » ont-ils organisé pour la Syrie ? Contre la Russie ? Pour les Ouïgours ? Contre la Chine ? Et pour l’Ukraine ?

Ce sont ces questions-là, auxquelles je ne peux donner de réponses, qui devraient être posées par les démocraties à leurs propres citoyens. Or, nous sommes dans une situation où seules les vociférations vindicatives et les fake news défilent sur les sites antisémites. Les pays dits libres sont gangrénés par une sorte de cancer de la conscience, qui grimpe en intensité, d’année en année.

J’ai passé toute ma vie sous le signe de la Shoah, mais le temps et la vieillesse ont fait que je suis maintenant à tel point habituée à l’antisémitisme qu’il ne me fait plus vraiment d’impression. Plus que de haine, il s’agit d’une jalousie perverse, alimentée par une masse amorphe d’arguments tout simplement idiots. Cela mène à des réactions exacerbées qu’on voit surtout en temps de guerre. Et au Proche-Orient, il n’y a que des temps de guerre ! Je deviens comme ces microbes résistant aux antibiotiques…

L’extrême-gauche fait honte à la gauche classique, car on l’a déjà vue à l’œuvre, d’une certaine façon. Moi, j’ai grandi et vécu en Moldavie roumaine, du temps de Staline. Le communisme n’est pas de droite, à ce que je sais ! Que des tyrans haranguent les masses incultes, c’est presque normal, mais des étudiants ? Ils sont censés être les meilleurs dans les Temples de la science et du savoir. “From the River to the Sea, Palestine will be free!”The River”, disent certains étudiants, c’est le Nil et “the Sea”, c’est la Mer Noire… Une géographie variable !

Et puisqu’on parle de la Palestine ! J’ai toujours milité pour la création d’un Etat Palestinien et je l’appelle aujourd’hui encore de toutes mes forces, surtout intellectuelles. Car si moi-même, j’ai droit à un Etat, alors tout le monde a le même droit que moi. Ce n’est pas une pensée simpliste, mais la seule qui soit juste ! Et ce n’est pas à moi de décider du droit d’autrui à un Etat, c’est presque un droit naturel comme celui de respirer. Et s’il s’agit du même territoire, comme c’est le cas chez nous, il faut le partager. J’irais directement à la Bible et je citerais ces versets d’Ezéchiel (47, 21-23) : « Vous partagerez ce pays entre vous, selon les tribus d’Israël. Vous le diviserez en héritage par le sort pour vous et pour les étrangers qui séjourneront au milieu de vous ; vous les regarderez comme des indigènes parmi les enfants d’Israël ; ils partageront au sort l’héritage avec vous parmi les tribus d’Israël. Vous donnerez à l’étranger son héritage dans la tribu où il séjournera, dit le Seigneur, l’Éternel. »  Ces versets, l’extrême-droite israélienne ne les connaît pas ?

Illusions, poème de Bluma Finkelstein, musique composée et interprétée par David W Solomons.

Le reste, c’est de l’entêtement politique des deux côtés, rien d’autre. Si les Palestiniens ne voulaient plus souffrir, ils n’auraient qu’à changer leurs dirigeants. En Tunisie, en Libye, en Égypte, les révoltes ont eu lieu, pourquoi pas à Gaza ? Que leur a apporté cette guerre, sinon une souffrance infinie ? On oublie que c’est Israël qui a été attaquée le 7 octobre 2023, de la façon la plus barbare qui soit …

En ce qui concerne l’impact de la littérature, j’ai des opinions mitigées. Elle a joué par le passé un rôle non négligeable. On écoutait un Camus, un Sartre, un Brecht et tant d’autres. Même quand ils se trompaient, on avait encore avec qui débattre. « Débattre » signifiant discuter, écouter, s’imprégner de la pensée de l’autre pour apprendre et comprendre. Aujourd’hui, la pensée semble être faite de toutes pièces par la presse et les réseaux sociaux. Albert Camus avait raison, quand il écrivait, dans La Chute : « Il m’a toujours semblé que nos concitoyens avaient deux fureurs :  les idées et la fornication (…) Je rêve parfois de ce que diront de nous les historiens futurs. Une phrase leur suffira pour l’homme moderne : il forniquait et lisait des journaux. Après cette forte définition, le sujet sera, si j’ose dire, épuisé. »

En dépit de cela, il y a eu des livres qui ont changé le monde, pas toujours en bien. La Bible hébraïque et le Nouveau Testament, le Coran, L’Éthique de Spinoza, Le Capital de Karl Marx, Mein Kampf d’Adolf Hitler. Mais sauf pour L’Éthique, beaucoup de gens sont morts au nom des autres livres…

 

Quant à la poésie, elle se distingue aujourd’hui par son incapacité à tenir son lecteur en haleine. Jadis, la poésie tenait seule le haut du pavé, elle était présente partout dans les écrits anciens. Selon Henri Meschonnic, la Bible hébraïque est un immense chant avec un rythme à nul autre pareil. Je ne pense pas seulement au Cantique des Cantiques ou aux Psaumes, mais à toute la Bible qu’on chante dans les synagogues. Je pense aussi à L’Hymne à l’Amour de Saint Paul, c’est une poésie si belle, et même au Sermon sur la Montagne où Jésus instruit ses disciples. Mais je crois aussi que l’hermétisme de certains textes poétiques de ces deux derniers siècles a fait qu’on lit moins la poésie, car on essaie toujours de la « comprendre » et cela n’arrive pas si vite…

C’est vrai que la poésie peut exprimer avec plus de force et d’intensité le mal de ce monde. En effet, les mots qu’elle utilise sont les mots de tous les jours, mais peints de couleurs différentes. Quand il est court et concis, le poème gagne en puissance, car il éveille plus vite l’émotion. Je crois qu’il faudrait initier dans les écoles, des lectures de poésie et choisir les poèmes les plus à même de séduire un jeune public, de le bouleverser, de lui imposer presque des émotions, auxquelles il ne s’attendait pas. Autrefois, nous avions des cours de récitation…où nous devions apprendre par cœur des poèmes et aussi les grands textes de la littérature !

Je ne peux pas dire quel recueil m’a le plus touchée, mais je sais que les pièces de théâtre de Molière, Racine, Shakespeare qui sont en vers, m’ont influencée dans mon désir d’écrire de la poésie. En fin de compte, c’est toujours l’école qui prépare la sensibilité littéraire de l’homme. C’est peut-être pour cela qu’inconsciemment j’aime tant écrire mes premiers jets au stylo sur des cahiers d’écoliers…

Il s’avère qu’en temps de guerre, on écrit mieux qu’en temps de paix, où les émotions baissent en intensité et où la paresse fait la loi. J’écris beaucoup, parce qu’en Israël, l’état de guerre est une donnée permanente depuis sa création en 1948 et ce qui me désespère, c’est que je crains la disparition de cet Etat. Un vrai poids sur le cœur. On ne peut pas résister longtemps face à 1,6 milliard de fidèles musulmans, soit 23% de la population mondiale, même si tous ne sont pas contre nous. J’ai une question bête : l’Etat d’Israël a-t-il pris un centimètre de terre à l’Iran ? Non, et cependant, à la première occasion, l’Iran, qui n’a aucune frontière commune avec Israël, a envoyé, le 14 octobre dernier, plus de 350 missiles et drones vers Israël. « To destroy Israel ». Il existe aussi ce qu’on appelle la haine gratuite, la pire de toutes les haines.

J’écris donc pour me débarrasser de ce poids que je porte sur mes épaules, en tant que juive et israélienne, depuis que j’existe. J’écris beaucoup sur la Shoah, parce que je suis née dans cette tourmente et qu’Angela Merkel a reconnu récemment ma ville de Roumanie comme « un ghetto ouvert » … C’était un tout petit ghetto où j’ai vu le jour, quand mon père était déjà aux travaux forcés et que ma mère, enceinte de moi, a été chassée avec d’autres juifs de son petit village vers une ville qui avait une gare, d’où on pouvait tous nous déporter vers Auschwitz …  Tous préparés pour le Grand voyage ! J’ai même écrit un long poème intitulé Ils marchaient sans chanter, en pensant non seulement à ma mère, mais aussi aux « Marches de la mort » en 1944, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Des marcheurs, qui marchent sans chanter, nous en voyons hélas de plus en plus sur notre planète, et je pense aux Syriens, aux Afghans, aux Ukrainiens, aux Africains, etc., à tous ces millions de migrants, qui fuient de nos jours leurs pays à pied. Si je résumais en une expression ma poésie, je dirais : « Je n’ai pas oublié. »

Je viens de publier aux Editions Unicité un roman historique, qui s’intitule Jacob Ben Judas l’Iscariote, une histoire du Juif Errant, où le Juif Errant rencontre tour à tour Saint Paul, Don Isaac Abravanel, Spinoza, Heinrich Heine, Kafka, Rosa Luxemburg, Stefan Zweig, Hanna Arendt et tant d’autres ! Chez Jacques André éditeur, sort très prochainement un recueil de lettres fictives, intitulé Je suis Rosa Luxemburg. Ce livre fait partie d’une collection Je suis… destinée aux élèves d’écoles primaires, de lycées et autres établissements scolaires, qui portent le nom de Rosa Luxemburg. Elle a écrit des milliers de lettres de prison et d’amour, d’une très grande beauté littéraire. J’ai dévoré ses écrits avec passion et me suis tellement identifiée à son parcours. C’était une grande rêveuse socialiste et pacifiste, que les Corps francs ont assassinée dans une voiture à Berlin en 1919 et jetée comme un chien dans un canal. Dans un autre registre, je publie un livre de bibliophilie, Le Couteau rouillé d’Abraham, chez Wanda Mihuleac, aux Editions Transignum. Dans tous ces livres, les mêmes sujets reviennent : je cherche encore et toujours à comprendre pourquoi on nous hait à tel point, nous, les juifs, car finalement, nous ne sommes pas pires que le reste de l’humanité.

Des projets pour demain ? J’ai un manuscrit tout prêt, intitulé Les pèlerins de Prague, l’immortelle légende du Golem, le Golem étant cette créature d’argile créée par un Rabbin au 17èmesiècle pour défendre la petite communauté juive de Prague…Ces pèlerins vivent au moment de la Révolution française et rencontrent, eux aussi, comme mon Juif Errant, toutes sortes de personnes dans leur périple…

Présentation de l’auteur




Par-dessus la guerre, la poésie : entretien avec Gili Haimovich

Gili Haimovich est poète, traductrice, psychologue et art-thérapeute. Elle écrit en hébreu et en anglais. Ses poèmes ont été traduits en 30 langues et publiés dans des anthologies et dans des journaux internationaux. Elle vit de plein fouet la guerre horrifiante qui sévit au Proche-Orient. Elle a confié à la poésie la mission de dire non aux haines séculaires, et d'énoncer grâce à une anthologie qui réunit les poèmes d'auteur-e-s israéliens et palestiniens opposés à la guerre le lien fraternel qui les unit, car toutes et tous refusent ces massacres épouvantables.

Chère Gili, la guerre laisse les êtres humains impuissants, et vous vivez tous des moments terribles, qu'il s'agisse de vos compatriotes ou de la population de Gaza, c'est une catastrophe ! Vous êtes poète, alors que peut faire la poésie, que peut faire l'art, en ces temps terribles ?

La poésie est un moyen viscéral, intime et direct d'exprimer et de communiquer des expériences que les mots ne parviennent pas à exprimer, comme c'est le cas de l'art. C'est un rappel et l'expression de notre humanité. Le simple fait de l'avoir à portée de main, de savoir que c'est une option, un choix à faire, aide à vivre. Peut-être ne pouvons-nous pas vraiment "nous mettre à la place de quelqu'un", en quelque sorte, dans des circonstances aussi extrêmes, mais la poésie fait quelque chose d'un peu différent qui est plus que cela, elle permet à votre propre esprit, à votre psyché, d'avoir ses propres réponses à ces rencontres plus intimes de réalités différentes et de se connecter par ce biais.

La poésie est capable de donner place à un spectre complet et nuancé d'expériences et d'émotions humaines et vous donne une perspective différente. Elle peut exprimer l'agonie, la frustration face à l'injustice ou même la haine de manière non violente. Le poème peut tolérer tout cela et ouvrir la voie pour que nous puissions nous y connecter d'une manière qui n'est pas répréhensible. C'est plutôt le contraire. Voici un de mes poèmes à titre d'exemple. (Mes Espèce,  tiré de Soleil hésitant, p.46, traduit par Marilyne Bertoncini, paru chez Jacques André éditeur).

My Species \ Gili Haimovich (Promised Lands, Finishing Line Press):

If I was any other animal but a human one,
I wouldn’t have survived so far,
in this habitat, too faltering to be called a jungle,
merely a savanna.

My happiness is untrained, unpracticed,
therefore tamed, actually.
I should have been a gazelle at least
so I can run away
and not be chased.
Or a snowman, woman
to melt away to the touch of heat.

If I was any other being but a human one,
I wouldn’t have survived.
If I did, it’s only thanks to the kindness of others.
And there’s not enough human in my being
to be thankful for that back.

Mes Espèces

Si j’étais n’importe quel animal autre qu’humain
je n’aurais pas survécu jusqu’à ce jour,
dans ce milieu, trop chancelant pour être appelé jungle,
à peine une savane.

 Mon bonheur est sans expérience, sans pratique,
donc insipide, en fait.
J’aurais dû au moins être gazelle
pour m’échapper vite
sans être attrapée.
Ou une bonne-femme de neige, femme
qui font au contact de la chaleur.

 Si j’étais n’importe quel animal autre qu’humain,
Je n’aurais pas survécu.
Si j’ai réusssi, c’est seulement grâce à la bonté d’autrui.
Et je n’ai pas assez d’humain en moi
pour remercier suffisamment.

Vous avez récemment coordonné une anthologie, pouvez-vous nous parler de ce projet ?
Le lancement et la création de l'anthologie ont été davantage une envie qu'une décision réfléchie. C'est arrivé assez tôt dans la nouvelle réalité de l'après 7 octobre. J'avais le sentiment que si je devais mourir, et même si ma famille et moi devions nous en sortir, je devais laisser une trace, un chemin, qui soit différent de tout cela, qui me distingue de ce qui se passe et qui fasse écho, d'une manière douce, à l'opposition à la violence qui éclate de toutes parts. Plutôt que de donner de l'argent ou des produits de première nécessité, j'ai pensé que contribuer avec quelque chose qui porte mon empreinte aurait un effet plus retentissant à long terme.
La guerre en Ukraine m'avait déjà alarmée au plus haut point en tant que juif, car elle me ramenait à l'histoire de certains des pogroms les plus violents contre les juifs dans ce pays. J'ai senti que ce passé pesait, et m'alarmait, car personne ne doit subir de telles agonies, peu importe qui il est, de quelle religion, de quelle origine. J'étais douloureusement consciente que, contrairement à l'Ukraine, ici, pour nous, tout serait différent. Et que cette bataille autour de notre histoire serait presque aussi dure que celle qui tue physiquement des personnes des deux côtés de la frontière. En tant qu'Israélienne, je savais qu'Israël était sur le point de perdre cette bataille. Je l'ai senti avant même que l'antisémitisme ne prenne l'ampleur effrayante qu'on lui connaît aujourd'hui. Pourtant, il se cachait déjà sous les critiques légitimes du gouvernement israélien, que je critique moi-même. Je me suis toujours perçue comme pro-palestinienne, ce qui signifie pour moi que je suis en faveur de la paix et de la cohabitation, et le discours polarisant me semble toxique, et souvent énoncé par des personnes qui ne sont même pas originaires de cette région. 
La conviction initiale que j'ai eue en lançant cette anthologie, avec les qualités uniques de la poésie, était que nous n'avons pas besoin de comparer nos blessures, de compter les corps ou de mesurer qui est le plus affligé, qui a commis les atrocités les plus impressionnantes ou les plus insensées, ou de nous extasier devant la pornographie de la douleur et du sang. Il ne s'agit pas de calculer qui a perdu le plus d'argent, d'extravaguer dans la douleur, mais plutôt l'inverse, de se faire petit et de partager nos les expériences personnelles et intimes et leurs expressions. Rien de bon n'est sorti de ces calculs ou de ces querelles puériles pour savoir qui a commencé. Comme l'écrivait Tolstoï dans Anna Karénine, 101 ans avant ma naissance, "les familles heureuses se ressemblent toutes ; chaque famille malheureuse est malheureuse à sa manière". N'est-ce pas déjà, en soi, une preuve que la littérature est importante et qu'elle résonne d'une vérité éternelle ? N'est-ce pas également vrai lorsqu'il s'agit de nations ? Et des individus, dans leurs singularités, qui constituent l'une ou l'autre nation ?
En tant que poète, je crois que j'ai tendance à agir par intuition. J'ai eu la forte intuition que Pablo Poblète, qui dirige la collection Poètes francophones planètes aux éditions Unicité, était la bonne personne avec qui établir un partenariat. Il y avait quelque chose dans sa conviction et dans la chaleur avec laquelle il a édité une anthologie en faveur de l'Ukraine, à laquelle j'ai participé, qui m'a fait m'attacher à lui, même si nous ne parlons pas la même langue. Je sais que je peux lui faire confiance et qu'il ne me décevra pas, contrairement à certains de mes collègues internationaux qui se sont autoproclamés experts du Moyen-Orient et qui ont soudainement choisi de prendre parti, d'adopter une attitude "politiquement correcte" et en cela de participer à nous affliger, alors que nous nous trouvons tous dans cette région déjà brisée par la douleur.
Comment évolue ta poésie, alors que tu assistes, impuissante, au déroulement de ces crimes de part et d'autre des frontières ? Continues-tu à écrire et comment tes poèmes reflètent-ils ces horreurs ?
Oui, j'écris, il le faut. Ce qui m'intéresse avant tout, c'est d'explorer les limites du langage, ses capacités à exprimer les atrocités, et de trouver où je me situe dans tout cela, de témoigner de ce qui s'est passé, non pas d'une manière informative, mais plutôt comme un moyen de rendre compte de mes sentiments et de mes sensations, de ma vie intérieure, et de ce que je ressens en ce moment.
Le développement de mon utilisation des animaux comme métaphores m'aide énormément. Parfois, je trouve que les animaux sont plus fréquentables, ils partagent avec nous le besoin de survivre mais ne tuent pas et ne torturent pas, ils ne tuent que s'ils doivent vraiment le faire, pour survivre ou protéger leur progéniture, contrairement à ce qui s'est passé ici avec ce qu'on appelle les êtres humains. Et j'élabore mes poèmes à partir des attributs spécifiques que je leur trouve et qui ne sont pas toujours évidents, mais qui relèvent davantage de mes propres perceptions subjectives.
Étonnamment, je trouve aussi que j'écris sur les fêtes juives. Je ne suis pas religieuse, mais cela me donne un accès unique à l'exploration des questions d'identité en ces temps ténébreux, et permet de nous interroger sur la manière dont est constituée notre identité. Puis-je choisir d'être juif même si je ne crois en rien au départ ? Ou puis-je choisir de ne pas l'être même si je suis né avec cet héritage sans avoir eu le choix ? Et bien sûr, les histoires bibliques nous rappellent que nous avons tous été une grande tribu issue du même sol. En outre, ces textes sont à l'origine de plusieurs fêtes communes ou autres occasions de partages qui sont censées être heureuses, mais qui nous rappellent douloureusement à quel point la réalité est devenue insupportable et persistante.
Quels sont tes projets pour l'avenir ? Et demain ? Tu te bats grâce à cette anthologie, et après ?
Mon projet est de survivre, sans perdre mes enfants et mes proches, sans perdre la compassion, sans perdre la foi en l'humanité. J'aimerais bien sûr continuer à écrire et à publier et j'espère de meilleures conditions, même minimes, pour le faire. Il est difficile de faire confiance à l'avenir maintenant et de  faire des projets. Je reviens d'Estonie où j'ai lancé mon livre, ce qui m'a beaucoup plu et m'a encouragée à poursuivre cette aventure. J'ai également publié récemment un livre en Israël, Experiment in Parting. J'écris désormais davantage en anglais, ce qui me donne plus de recul par rapport à ce qui s'est passé. J'espère continuer à créer et à recréer du sens grâce à l'écriture et aux projets de collaboration avec d'autres personnes, afin que nous puissions nous soutenir et partager le travail de chacun. Ces partages sont une route commune pour que nous puissions marcher sur les ponts de papier sur lesquels nous écrivons vers un avenir différent.
Merci Gili !

Image de Une © Zaki Qutteineh.

Présentation de l’auteur