Lorna Crozier — God of Shadows, une cosmogonie du divin

Présentation et traduction de Jean-Marcel Morlat

Lorna Crozier (http://lornacrozier.ca/page0/page0.html), qui vit sur l’île de Vancouver, est née en 1948 à Swift Current, en Saskatchewan, où elle a passé son enfance. Elle est professeure émérite de l’Université de Victoria. Officière de l’Ordre du Canada, elle est reconnue pour son immense contribution à la littérature canadienne et est la lauréate de cinq doctorats honorifiques. Elle est l’auteure de nombreux recueils de poésie dont Inventing the Hawk (qui lui a valu le Prix du Gouverneur général en 1992). Elle a aussi publié deux récits biographiques, Small Beneath the Sky et Through the Garden: A Love Story (with cats). Avec son mari le poète Patrick Lane (décédé en 2019), elle a dirigé les recueils Breathing Fire: Canada’s New Poets (1994) et Breathing Fire 2 (2004). Elle a également compilé et dirigé Best Canadian Poets, 2010. En 2018, elle a reçu le George Woodcock Lifetime Achievement Award.

GOD OF WATER

Her signs are willow wands and pitchers molded from mud in the shape of shore birds. She calleth forth water and she maketh it disappear. She knows the fountain of youth; she knows the dried well where the old ones gather and toss into the dark the thin coins of their given names. She blackens the River Styx and gilts the mouth of the stream that flows through the gates of heaven. Mostly she’s this colour: Agean blue, Danube blue, Nile blue, South Saskatchewan blue, Pacific and Atlantic blue. None of them blue. That crow sent out to find dry land? It saw no end to water. It landed on her wrist as if it were Bedouin-trained, then went off again. Praise to her ears is the beat of its wings. And the thou, thou, thouhitting shingles and the tautness of tents, all around her the rivers running. That was the best of times, the undamnedrivers running.

Dieu de l’EAU

Ses panneaux sont des baguettes de saule et des pichets modelés à partir de boue ayant la forme d’oiseaux de rivage. Elle invoque l’eau et la fait disparaître. Elle connaît la fontaine de jouvence ; elle connaît le puit asséché où les anciens se rassemblent et lancent dans ses profondeurs les pièces émoussées où sont inscrits leurs prénoms. Elle ensanglante le Styx et recouvre d’or l’embouchure qui coule par les portes du Paradis. Elle est principalement de cette couleur : bleu égéen, bleu Danube, bleu du Nil, bleu de la Saskatchewan Sud, bleu Pacifique et Atlantique. Aucun d’entre eux n’étant bleu. Ce corbeau envoyé pour découvrir la terre ferme. Il atterrit sur son poignet comme s’il eût été entraîné par les bédouins, puis il reprit son envol. Louange à ses oreilles que son battement d’ailes. Et les toi, toi, toi, frappant les bardeaux et les tentes tendues, tout autour d’elles les rivières coulant. C’était la meilleure des époques, les rivières délivrées de la malédiction qui coulent.

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GOD OF THE DISREGARDED

There’s a shine on the boy’s belly where the mouth of this god kissed him. No one has kissed him there before. Only the wind fingers the old woman’s hair (how she longs to be touched), opens her unbuttoned jacket. Because people in the city have stopped noticing the seasons, snow stops falling. Birds rattle the bushes so they’ll be seen. A grey jay calls. On the way to the party the stench in the subway was so bad the couple held scarves over their mouths and nostrils until their stop at Bathurst. On the way home eight hours later—it was New Year’s Eve, there was a crowd—they got in the same car. The heap of clothes that was a man still lay on the floor. God of the disregarded made the revelers, vigorously drunk and void of pity, step over, step over, in and out.

Dieu des CRÉATURES NÉGLIGÉES

Il y a un éclat sur le ventre du garçon là où la bouche de ce dieu l’a embrassé. Personne ne l’a embrassé à cet endroit auparavant. Seul le vent touche la chevelure de la vieille femme (ô comme elle désire être touchée), ouvre sa veste déboutonnée. Comme les gens de la ville ont arrêté de remarquer les saisons, la neige a cessé de tomber. Les oiseaux secouent les buissons afin d’être remarqués. Un mésangeai du Canada appelle. Sur le chemin de la fête, l’odeur du métro était si nauséabonde que le couple s’était recouvert le nez et la bouche jusqu’à leur arrêt à Bathurst. Sur le chemin du retour, huit heures plus tard – c’était la veille du jour de l’An, il y avait une foule –, ils sont montés dans le même wagon. Le même homme, véritable tas de vêtements, était toujours allongé par terre. Le dieu des créatures négligées a forcé les fêtards à l’enjamber, à l’enjamber, à aller et venir.

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God of PUBLIC WASHROOMS

You see her sometimes in the face of the woman who pushes the bucket on wheels with its mop, its slosh of water, its bottles of cleaning fluids and rags. When your eyes meet in the bank of mirrors, something sparks and flutters in your breast like a siskin set on fire. This is a rare encounter. Usually you don’t look at her. You’re embarrassed by the tasks she executes in the row of cubicles tall and narrow as confessionals. Her head is lowered, she has work to do. Sometimes you see this god when she squats on a stool by the entrance, in her lap a collection basket. For your coins you get a folded square of paper you never read. The toilet flush is a water-logged bell that summons her inside. You wish you’d used the stall to release a paper bag of yellow butterflies, to leave on top of the tank of the American Standard a swaddled Bethlehem baby; at the very least, to write on the metal door the verse of a psalm that will convince her of your specialness, your lyrical devotion, as she scrubs all natural signs of you away.

Dieu des TOILETTES PUBLIQUES

Vous la voyez parfois sous les traits de la femme qui pousse le seau à roulettes à l’aide de son balai à franges, son eau clapotante, ses bouteilles de détergent et ses chiffons. Lorsque vos yeux se croisent dans la rangée de miroirs, quelque chose se déclenche en vous et fait palpiter votre poitrine tel un tarin des aulnes enflammé. C’est une rencontre rare. D’habitude, vous ne lui accordez aucun regard. Vous éprouvez de la gêne face aux tâches qu’elle accomplit dans la rangée de cabines aussi hautes et étroites que des confessionnaux. Elle a la tête baissée et du travail à faire. Parfois, vous voyez ce dieu accroupi sur un tabouret près de l’entrée, un panier de collecte sur les genoux. En échange de vos pièces, vous recevez un morceau de papier plié que vous ne lisez jamais. La chasse d’eau des toilettes est une cloche remplie d’eau qui l’appelle à l’intérieur. Si seulement vous aviez utilisé la cabine pour libérer un sac en papier rempli de papillons jaunes, pour laisser sur le réservoir un bébé de Bethléem tout emmailloté ; à tout le moins, pour écrire sur la porte métallique le verset d’un psaume la convainquant de votre caractère unique, de votre dévotion lyrique, alors qu’elle efface toute trace naturelle de votre passage.

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God of SLOUGHS

You can tell she’s a western god or she’d be called the god of ponds. Sloughs are not romantic. You can’t imagine someone serenading offshore, tossing petals in the wake. One out of ten on the prairies is alkali, white crusting around the edges. She got the idea from the god of frost though alkali to its advantage survives the heat. You can’t drink from a slough, but ducks paddle in the reeds, the eggs of red-winged blackbirds balance in the swaying bulrushes and the sky falls into it as it would into nicer water, clouds stiffening and flattening like starched handkerchiefs a laundress from long ago hangs out to dry.

Dieu des MARAIS

On voit bien qu’il s’agit d’un dieu occidental, sinon on l’appellerait le dieu des étangs. Les marais ne sont pas romantiques. On ne peut pas imaginer quelqu’un chantant une sérénade au large, jetant des pétales dans le sillage. Dans les prairies, un marais sur dix est alcalin et bordé d’une croûte blanche. C’est le dieu du gel qui a planté cette idée en elle, bien que l’alcali ait l’avantage de résister à la chaleur. On ne peut pas boire dans un marais, mais les canards pagaient dans les roseaux, les œufs des carouges à épaulettes se balancent dans les joncs ondulants et le ciel y plonge comme dans une eau plus agréable, les nuages se raidissant et s’aplatissant tels des mouchoirs amidonnés qu’une lavandière des temps jadis aurait mis à sécher.

 

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God of GUILT

So many, so many supplicants, they’re close to needing a heaven of their own. A place of wallowing and muck. The groom who abandoned his high school sweetheart at the altar, the woman who gave up her sixteen-year-old cat so she could move into a luxury apartment, the man who drove his mother to the home and never went back—these are the worshippers though their faith is brittle and brief. They expect the gods to forgive them. Deep guilt, authentic guilt belongs to the good of heart and spleen. What have they done? No one knows. They don’t brag about their sins. They don’t move on. If their souls could be scanned, the gods would see a luminous opacity, an accumulation like hoarfrost thickening on a windowpane light struggles to shine through.

Dieu de LA CULPABILITÉ

Ils sont si nombreux, si nombreux, ces suppliants, qu’ils ont presque besoin d’un paradis qui leur soit propre. Un lieu où se vautrer dans la boue. Le marié qui a abandonné son amour de lycée devant l’autel, la femme qui a abandonné son chat de seize ans pour pouvoir emménager dans un appartement de luxe, l’homme qui a conduit sa mère à la maison de retraite et n’est jamais revenu : ce sont là ses fidèles, même si leur foi est fragile et éphémère. Ils attendent des dieux qu’ils leur pardonnent. La culpabilité profonde, la culpabilité authentique appartient aux gens de cœur et au spleen. Qu’ont-ils fait ? Nul ne le sait. Ils ne se vantent pas de leurs péchés. Ils ne passent pas à autre chose. Si leurs âmes pouvaient être scannées, les dieux y verraient une opacité lumineuse, une accumulation comme du givre s’épaississant sur une vitre que la lumière peine à traverser.

 

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God of PAIN

On a scale of 1 to 10, how bad is it? How are you to know? Is 10 a decapitation or a hornet sting? Is 3 a penis rubbing the atrophied walls of an old vagina? Does the 3 drop to 1 if the woman comes? This god is the loneliest. No one wants him. You stand corrected—he created masochists after all. At the festivals a hundred or so of the worst of them turn up to carry his effigies from cemetery to chapel. Sometimes he takes the form of a horse’s bowel tied in a knot, other times ripped rotator cuffs shown on x-rays carried like stiff flags on poles. There are clinics in his name. Big pharmaceuticals get rich. People plead with him to shift the suffering of their beloved to them. He won’t do it. What you own you own, he tells them; that’s true for pain more than any other thing. Finally agony is all that’s left, no matter who you were before it started, what good you did: the nameless poet, presumed to be an Irish girl, who wrote “Donal Og”; the mother who paid for groceries for her six fatherless children by whittling birds; the inventor of the touchless car wash that saves you from getting drenched. This divinity molds a new you out of burns and aches and shattering, and leaves you with it. He watches over, yes, you bet, but his eyes are cold.

 Dieu de LA DOULEUR

Sur une échelle de 1 à 10, à quel point est-ce grave ? Comment le savoir ? Est-ce que 10 correspond à une décapitation ou à une piqûre de frelon ? Est-ce que 3 correspond à un pénis frottant les parois atrophiées d’un vieux vagin ? Est-ce que le 3 tombe à 1 si la femme jouit ? Ce dieu est le plus solitaire. Personne ne veut de lui. Vous vous trompez : après tout, c’est lui qui a créé les masochistes. Lors des festivals, une centaine des pires d’entre eux se présentent pour porter ses effigies du cimetière à la chapelle. Parfois, il prend la forme d’un intestin de cheval noué, d’autres fois, ce sont des coiffes des rotateurs déchirées, visibles sur des radiographies, portées comme des drapeaux raides sur des poteaux. Il existe des cliniques qui portent son nom. Les grandes entreprises pharmaceutiques s’enrichissent. Les gens le supplient de leur transférer les souffrances de leurs proches. Il refuse. Ce qui vous appartient vous appartient, leur dit-il ; cela vaut pour la douleur plus que pour toute autre chose. Finalement, il ne reste que l’agonie, peu importe qui vous étiez avant qu’elle ne commence, peu importe le bien que vous avez fait : la poétesse anonyme, présumée être irlandaise, qui a écrit « Donal Og1 » ; la mère qui payait les provisions pour ses six enfants orphelins de père en sculptant des oiseaux ; l’inventeur du lavage de voitures sans contact qui vous évite d’être trempé. Cette divinité façonne un nouveau vous à partir de brûlures, de douleurs et de brisures, et vous laisse avec. Il veille sur vous, oui, bien sûr, mais son regard est froid.

 

 

Lorna Crozier - Festival Calgary Spoken Word, 2014.

Note 

 

1. Allusion à un poème anonyme du XVIIIe siècle dont la traduction la plus connue en anglais est celle de l’écrivaine irlandaise Lady Augusta Gregory (1852-1932).

Présentation de l’auteur




Jean Marc Sourdillon, N’est pas là

Ce qui frappe aussitôt, dans N’est pas là de Jean Marc Sourdillon, c’est l’énigme dense du titre, où est aboli le pronom personnel sujet. Si selon l’étymologie heideggérienne, le « poète » (Dichter) est celui qui rend « dense » (dicht), Jean Marc Sourdillon est poète dès le titre qui réduit l’absence à son noyau : le manque. Placé sous le signe de la négativité, le titre pourrait laisser présager un ascendant du négatif dans la modernité poétique dont Yves Bonnefoy a donné la formule, empruntée à Kafka : « il reste à faire le négatif » (Entretiens sur la poésie, 1972-1990).

Mais dans ce livre composé en trois mouvements (« Terminal », « L’aspiration », « N’est pas là ») précédés de l’admirable poème inaugural « Nos années-lumière », Jean Marc Sourdillon se risque à « faire le négatif » d’une façon bien singulière, alchimique, qui transmue le « négatif » en la possibilité, certes difficile, d’une « naissance ». Mais le poète oeuvrant à la « naissance » qu’est Jean Marc Sourdillon dès ses livres précédents, de L’unique réponse (2020) à Aller vers (2023), peut-il procéder à cette alchimie face à l’épreuve de la séparation et de la mort ? C’est le défi qu’affronte N’est pas là.

Dans le premier mouvement, le « je » est confronté à la « séparation » (« quelqu’un n’est plus là », p. 15), définie en termes de « presque deuil » (p. 31). « Le négatif » est ici celui du départ du fils, qui laisse sa famille derrière lui et met son père en face d’une épreuve radicale, proche de celle de la mort : « c’est comme si l’on m’avait vidé de moi-même, comme si j’étais mort » (p. 16). Il y va aussi pour le poète de quelque chose comme une chute de cheval, au sens quasi biblique du terme : « Son départ a fait tellement de vent qu’il m’a déséquilibré et fait tomber de cheval » (p. 16). Mais, dans l’espace de la même page déjà, l’épreuve de la « séparation » devient le terreau d’une transmutation en possibilité d’une « naissance » : « Comme si je venais enfin, après vingt ans, de finir d’accoucher. // La fin de ma naissance » (p. 16). Cette transmutation est difficile, vécue en termes d’épreuve, sous le signe de la « douleur » qu’il faut « endurer » (p. 23) : « c’est d’une grande beauté et d’une grande violence. De la douleur pure, forte et transparente comme un alcool » (p. 24). 

Apparaît ici un maître mot de l’œuvre de Jean Marc Sourdillon, la « déhiscence », qui désigne une brusque ouverture d’un organe végétal parvenu à maturité et qui, pour le poète, est le centre générateur à la fois de la « naissance » et de l’« écriture » : « Il faut travailler cette douleur. La douleur de la déhiscence. Comme toujours l’alliée de l’écriture (…) Il faut voir où elle mène, à quelle vision, quel savoir sur soi-même, quelle naissance insoupçonnée ».

On est ici introduit au cœur de l’atelier poétique de Jean Marc Sourdillon, où la « déhiscence » est ce par quoi peuvent advenir la « naissance » et la poésie. La force de ce premier mouvement est aussi que cette méditation sur la triade « déhiscence » / « naissance » / « écriture » s’accomplit dans le creuset d’un lieu quotidien de la modernité : le « terminal » d’un « aéroport » et la « passerelle d’embarquement ». Le lecteur averti du poète de L’unique réponse se souvient ici que Jean Marc Sourdillon associe souvent l’expérience de la « passerelle » à celle de l’écriture poétique. Il n’est sans doute pas impossible de lire aussi ce premier mouvement de N’est pas là comme une forme de très libre réécriture de l’épisode biblique du « fils prodigue ». Là où dans la Bible le fils part et finalement revient, ici le fils part sans revenir, mais dans les deux textes ce départ est vécu par le père comme une métamorphose intérieure profonde.

Qu’en est-il de la possible transmutation de l’absence en « naissance » lorsque, comme dans le deuxième mouvement du livre, le manque vécu n’est pas un « presque deuil » (p.31) mais bien un deuil, qui plus est parmi les pires qu’il soit donné à un être humain de vivre : la perte de la mère ? Le « n’est pas là » de la mort de la mère est-il transmuable comme l’a été le « n’est pas là » de l’absence du fils ? La confrontation avec le corps mort « compact et gelé » (p.42) de la mère est sans appel : « Il n’y a plus personne ici. Cherche-moi longtemps, trouve ou ne trouve pas mais pour l’amour de Dieu cherche ailleurs » (p.42). C’est au-delà de l’œil, dans la « voix », que « cherche » alors le fils : « voix qui me soutient me soulève et puis m’abandonne, à quoi je tiens, par quoi je tiens » (p. 44). Très émouvant est le moment où, dans la géologie profonde de l’écriture, la mère n’est plus évoquée à la troisième personne (« elle ») mais à la deuxième, « tu » : « Pour elle, le moindre geste c’était douleur. / Je ne me mettais pas dans sa perspective, jamais assez. Je ne voulais pas savoir que tu souffrais » (p. 49). La souffrance causée par le manque est immense : « Ma tristesse vient non pas du fait qu’elle soit partie mais de ce que je ne lui ai pas assez dit que je l’aimais » (p. 49). L’amour de la mère et l’amour du fils échangent une réciprocité de preuves aux limites du dicible : « Jusqu’à la fin ou presque j’aurai été ce fils qui repousse sa mère parce qu’elle l’aime trop et que lui aussi aime trop ». A la mesure de cette douleur est l’acte par lequel le fils parvient, sur la ligne de crête de la souffrance et de l’écriture, comme au-dessus d’un précipice mental, à convertir la mort de la mère en expérience de la « naissance ». Cette « naissance » est d’abord perçue sur le mode de l’imminence : « Parler comme si je n’étais pas encore né mais que je pressentais l’imminence de la naissance » (p.39). C’est dans les actes les plus quotidiens et simples que le « je » s’approche le plus de l’expérience de la « naissance ». Ainsi dans le souvenir de la « sieste » (p. 58-59), moment où la mère lui a appris à lire et à écrire, projetant par là même à jamais une lumière indestructible sur les mots et sur l’acte d’écrire. La confiance de Jean Marc Sourdillon dans les mots, sa vocation de poète trouvent ici une origine nimbée de lumière. La transmutation du deuil en expérience de la « naissance » est comprise par le poète en termes de « travail » : « Tout mon travail : faire passer une morte encore très vivante, douloureusement vivante, dans le dedans » (p. 67). Il y va ici de l’ouverture par Jean Marc Sourdillon d’une nouvelle voie vers l’acte d’assumer le deuil, en le transmuant en matrice d’une possible « naissance » pour celui qui souffre. On pourrait qualifier cette voie inédite de « saut » spirituel, en donnant au mot « saut » la connotation que lui confère Kierkegaard lorsqu’il évoque le « saut » du « stade esthétique » au « stade éthique ». Dès lors, la mère n’est plus morte mais « vivante » dans et par le fils : « Je ne porte pas le deuil de ma mère, je porte ma mère vivante, inscrite en moi, jusque dans ma voix » (p. 65). Désormais le deuil transmué devient une « danse de la naissance » : « Danser la danse de la naissance à l’intérieur du vide laissé par ta mort » (p. 71).

Le troisième mouvement du livre, plus bref, s’ouvre sur un passage au verset qui transforme la langue en cantus : chant du « n’est pas là », formule dont la force est d’être ici, au-delà du deuil personnel, un « n’est pas là » anonyme, universel, tâche de la poésie, et dans lequel le lecteur peut projeter ses propres expériences de l’absence.

Aussi N’est pas là peut-il se lire comme un grand livre de la transmutation dont la poésie est capable. A la lumière de cette transmutation séminale, le titre peut s’écouter autrement : comment ne pas entendre et déchiffrer, au profond du signifiant N’est, le signifiant « naît », comme si la négation contenait déjà le possible d’une « naissance » ? Ce « saut » spirituel qu’est la conversion du négatif en chance d’une « naissance » va de pair, dans ce livre, avec un profond rejet de la « mélancolie » : « Voici ce que je suis devenu depuis : un refus absolu de la mélancolie et un sens très aigu du tragique » (p. 31). A cet égard, Jean Marc Sourdillon est proche d’Yves Bonnefoy qui, dans sa préface « La mélancolie, la folie, le génie, - la poésie », écrite pour le catalogue « Mélancolie : Génie et folie en Occident » dirigé par Jean Clair (2006), identifie le « refus » de la « mélancolie » à l’acte poétique lui-même, rompant par là avec des siècles de poésie sous le signe de la « mélancolie ». S’il y a ainsi, autour du « refus » de la « mélancolie », des affinités électives entre Sourdillon et Bonnefoy, c’est surtout au plus près des œuvres de Philippe Jaccottet et de Maria Zambrano, mais aussi de la correspondance entre Simone Weil et de Joë Bousquet (Naissance mutuelle, 2010), que le poète de N’est pas là puise la force de transmutation du « négatif » (ici du deuil) en expérience de la possibilité d’une « naissance ». Cette transmutation, qui est la signature du poète, pourquoi ne pas l’appeler le « théorème » (au sens pasolinien de ce terme) de Jean Marc Sourdillon , sur lequel le lecteur pourra désormais prendre appui pour assumer ses propres épreuves du « n’est pas là » ?

 

Rencontre lecture avec Jean Marc Sourdillon (poète et traducteur) à l'occasion de la sortie du livre Cantique spirituel de Jean de la Croix aux Éditions Illador, le 2 mai 2024.

Présentation de l’auteur




Les chemins du poème à partir de Contre-jours de Patricia Castex-Menier

1. Le chemin des ombres

Contre le jour, il y a la nuit, celle qui attend chacun et dont on ne revient pas. Dans « l’arasement des images », la poétesse fait le récit pudique et émouvant de la mort de l'être aimé avec la nécessité d’ancrer sur la page ses dernières traces de vie.  

Quatre parties numérotées ouvrent des poèmes construits toujours de la même manière dans de nombreux livres de l’autrice : chaque vers se présente avec un premier et seul mot.

I. Ce qui subsiste encore de dérisoire est « de la plus haute importance ». Tenter de « déshabiller l'inquiétude » en même temps que le langage.  Recueillir avec une infinie tendresse les paroles de l’aimé : « Fais / attention à toi » … « S'il te plaît / les oiseaux» ... « Tant pis / je m'en vais».

Empoigner la douleur. Retenir les moindres mots, les moindres gestes du quotidien. 

II. À l'hôpital, tout est manque et la dépossession de l'aimé ne cesse de grandir. Méconnaissable, il a encore la force de murmurer : « Sois douce/ aide-moi» ... « C'est / fini » ... « On /attend».

 Patricia Castex Menier oppose à l’insupportable du vécu la précision extrême d’un vocabulaire concret qui tente d’exorciser l’extrême de la douleur. « Quel/ délai ? // Renoncer / à l’arbre / Pour s'accrocher à cette branche-ci. » L'homme colère, l’homme révolté a disparu : « Tu / accueilles / ta / part de la misère commune. »

III. Le passage du cadavre à la poussière. 

Ne pas se raconter d’histoires qui embellissent la mort. Des phrases nues pour affronter ce qui semble au-delà des mots. 

 « Ce / soir en vérité le ciel rougeoie /dans un grand autodafé de poèmes. »

Patricia Castex-Menier, Contre-jours, L’herbe qui tremble, 135 Pages, 17 €.

IV « On / m'a greffé ta mort ». Le monde continue, se réduit et « Il / n'y a personne / à la maison ». Seulement le silence. Le chagrin se nourrit de tout.  Reste le mot ultime de l’aimé : « Merci » qui donne peut-être une minuscule lueur dans l’épaisseur du chagrin.

La belle postface de Pierre Dhainaut est d’une grande justesse. : « L’écriture à laquelle Patricia n’a pu se dérober est ce mouvement qui vient de l’amour et doit faire face à la mort : leur rencontre inspire le poème ».

La sobriété et la beauté des peintures de Shi Qi accompagnent avec délicatesse l’autrice dans ses chemins de nuit où cependant quelque éclat de lumière s’insinue.

Le titre du recueil Contre-jours renvoie à un terme utilisé en photographie : Éclairage d'un objet qui vient du côté opposé à celui d'où l'on regarde.

Patricia Castex-Menier dessine les contours sombres de son chemin de deuil, avec la silhouette de plus en plus évanescente de l’aimé qu’elle ne nomme pas. Un grand contraste se profile entre l’homme voyant, à l’œuvre immense, et celui qui se décompose sous ses yeux.

Les derniers mots si précieux de Werner Lambersy sont rapportés, comme une prise de vue sur la grandeur et la beauté de ses livres qui persistent et insistent.

 N'est-ce pas dans l'arrachement que prend sa source le poème ?

Les mots du poème, disait récemment la poétesse, sont ceux du silence, ils en émanent, ils y retournent, les seuls authentiques parce qu'ils ne viennent pas de la volonté et ne s'ajoutent pas, ils révèlent. 

Patricia Castex-Menier est parvenue cependant à écrire des petits bouts de phrases. Comment passer de notes prises au jour le jour à un recueil ?

On pourrait imaginer que le matériau premier s’est cristallisé, disloqué dans le fil de ce qui s’est détruit jour après jour, mais en dessous, il s’est reformé pour participer à la continuité d’une trame. Enjamber les blancs pour passer d’un mot à un autre, veiller, réveiller, ranimer. Un renversement s’est produit pour se rejoindre, rejoindre l'autre et tous les autres.

Le poème donne présence aux vivants et au morts. Présences qui s'offrent et se dérobent dans un appel à une mémoire commune. Avec un écart, le lecteur se rencontre lui-même dans des points évanescents mais vivants.

Il est urgent de noter les moindres choses, les moindres gestes du quotidien. Dans l’irrémédiable de la mort,

Le poème, à défaut d’une sorte de résurrection, d’une renaissance, ne permet-il pas une persistance, une insistance de lueur dans les ombres ?

Comme une nécessité d’en passer par les points obscurs du silence, du manque, de la violence du réel pour s y’opposer. Les mots utilisés sont simples, font partie pour la plupart d’un vocabulaire ordinaire. Mais ils sont détournés de leur banalité, ne conservant dans un démantèlement de la langue que ce qui lui résiste. L’insignifiant, l’anodin prennent une valeur ultime dans le poème.

Patricia Castex-Menier, avec une grande économie de moyens et de justesse porte le langage à sa plus haute intensité. Sa démarche n’est-elle pas comparable à celle d’Alberto Giacometti ? Ne pas amasser glaise ou mots, mais retrancher, défaire. La syntaxe semble suivre le processus de destruction. Ce qui échappe, ce qui se casse, donne rythme, mouvement aux phrases qui portent et emportent.

Le dénuement donne une grande valeur aux mots, aux rapports d’un mot à un autre, donne de l’air, une respiration. Un espace est donné à la vie, inséparable du manque et de la mort.

Dans les pas du chemin intime du poète, chacun peut marcher et trouver sa propre allure et respiration. 

Bien qu’insaisissables, tous les temps sont convoqués : passé, présent, futur et même l’éternité. Les souvenirs ne sont retour en arrière que pour aller à l’avant du poème. La poésie de Patricia Castex-Menier a toujours été en avant et son évocation du passé n’est-elle pas sa manière de retrouver L’instinct du tournesol ?1

La langue poétique nous déplace hors du temps, vole un grain de sable, une parcelle d’air et de lumière. 

Rester debout quels que soient les drames. La verticalité des poèmes de la poétesse nous y incite et déploie « un nuage de sens »2… Dernière page :

Merci,
 as-tu dit, 

 ce mot ultime

 qui
sacralise les lèvres

Le poème a une dimension sacrée : il est plus grand que nous.

Il contient une réciprocité de mercis : ceux que nous avons reçus, ceux que nous donnons à notre tour et un merci à la vie qui va on ne sait où.

  Patricia Castex-Menier écrivait, s’adressant à l’aimé : « le / poème sera toujours nous », mais aussi : « Un poème que tu ne liras pas // reste-t-il un poème ? »

Cependant, nous lecteurs, avons la chance de résonner à ses poèmes qui nous émeuvent, dans le partage de notre condition éphémère.

À l’impuissance, à l’inéluctable,

La poésie, parole vive, donne le sentiment, peut être illusoire, d’une résistance au temps et à la mort.

 Je/ ne veux pas, / résolument/ de / cette pente toujours possible3.

Dans le noir, comme les arbres, nous tenir debout, comme les oiseaux, inventer des chants qui bougent nos ombres.    

 

Dire, dit-elle, 2 : Partage de quelques poèmes de Bouge tranquille, de Patricia Castex-Menier, Cheyne éditeur, par Estelle Fenzy.

Pour dans le poème, continuer à donner présence à elle-même comme à celui qui a disparu, je propose à Patricia Castex-Menier de nous offrir des poèmes inédits :

La
brume a coiffé les monts

puis
glissé le lac au fond de sa poche

Une
disparition légère tout en délicatesse

comme
celle dont tu m’avais dit avoir rêvé

pour
m’épargner le poids du chagrin

Tu
as laissé tes derniers poèmes

dans
les poches de mon long manteau
de veuve

Et
quand mes mains gelées
cherchent un peu de réconfort

j’ai
si peur d’en froisser les pages

L’eau
des larmes ne fait pas écran

J’y
vois la mer

que
peut-être tu entends encore

Notes

  1. Patricia Castex-Menier, L’instinct du tournesol, Les Lieux-Dits éditions, 2020, 37 P. 7 €.
  2. Dans les clairs obscurs du poème, article de Gérard Mottet, Poésie Première, numéro 91.
  3. Patricia Castex-Menier, L’instinct du tournesol, Les Lieux-Dits éditions, 2020, 37 P. 7 €.

Présentation de l’auteur




Yannis Stiggas : l’invisible est une autre forme de lumière

Présentation et traduction Anne Barbusse

Le chemin vers le kiosque à journaux est le  quatrième recueil de poésie de Yannis Stiggas, et sa première collaboration avec les éditions Mikri Arktos, a été publié en 2012. Il comprend trois longs poèmes (A la manière de S.G., This is the place gentlemen, Le chemin vers le kiosque à journaux).

Bien qu’il s’agisse d’un recueil poétique bref, il possède toute son importance et son originalité par sa tension dramatique, ses références historiques et politiques, son écriture personnelle.

Le texte de Yannis Stiggas situe le poète et la poésie dans le monde actuel, contemporain de la crise grecque en cours. Il tâche de donner au poète sa place, hanté par les figures du passé (Maïakovski ou Byron), entre espoir et désespoir, entre bravoure de héros ou geste banal de traverser la rue pour aller au kiosque à journaux, ou de prendre le métro. Et même là il est encore question d‘Ithaque, car les mythes dans la poésie grecque sont encore là pour expliquer le contemporain. Toujours il interroge la place du poète dans la cité aujourd’hui, élargie à l’Europe voire au monde. C’est d’ailleurs dans une langue résolument contemporaine que le poète s’exprime et prend à partie, avec cette culture européenne qui le caractérise, et ce alors même que son pays a été vendu à l’Europe. Texte fort, engagé, politique au sens noble et grec du terme, celui du citoyen dans la polis, texte qui secoue comme sa langue, pour une poésie qui crie et interpelle, entre humour et sarcasme face au mal répété, entre romantisme et réalisme, dans une langue tantôt brisée et saccadée, tantôt ample comme les vers des poètes d’avant. Entre les deux se trouve le style si particulier de Yannis Stiggas, lors de ce chemin pour parvenir au kiosque à journaux, une langue crue et directe. Car la poésie n’est pas un jeu, mais un acte essentiel, acte d’écrire tel acte de résistance.

∗∗∗

Γιάννης Στίγκας
Yannis Stiggas

Ο δρόμος μέχρι το περίπτερο
Le chemin vers le kiosque à journaux

 

A la manière de Y. S.

Invariablement je rêve
une colline qui conduira directement dans tes entrailles
j’entre et je change les algorithmes
de telle sorte que le cœur
assourdisse soigneusement l’intellect
Αγχιβατείν1 - Pallaksch
comme disaient aussi mes ancêtres
(foulant de leurs pieds le moût)
sous-entendant obscurément

 Sang que contient notre avenir
et comment le danser

                          *

Peut-être
si venait aujourd’hui un homme
avec seulement la qualification standard de l’époque
ce goût du gouffre improvisé
- vous savez –
un parmi les milliers d’apprentis de la
panique

Dieu en les cousant
a oublié une aiguille dans leur poitrine

s’il venait
et regardait

par le chas de l’aiguille dont je vous parlais

toutes les voyelles seraient pour lui hantées
un bégaiement lui foulerait le cerveau

m-m-m-m-m-m…m-m-m-maintenant q-q-q-q-q-…q-q-q-que
l-l-l-l-l-l-l-…l-l-l-l-les ch-ch-ch-ch-choses
s-s-s-se s-s-sont gâ-gâ-gâ-gâtées tu-tu-tu-tu
p-p-p-penses q-q-q- …q-q-q-que la-la-la…
la-la-la-la….la l-l-l-l-l-…l-l-l-lu-lu-lumière
c-c-c-c-c-c …c-c-c-com…c-c-c-cc-cc-c-c…
c-c-c-com-com-comprend ?

*

Je n’ai bien sûr aucune réponse

 je porte ce qui reste sur mes épaules comme vous tous
avec ce vieux
défaut printanier qui est le mien
je n’en ai pas encore fini
et je me laisse brouter la gorge
- quelques marques rouges
ne proviennent pas – hélas – de baisers

 on appelle suffocation la femme en question

 mais
      ce n’est pas la poésie qui met le nœud coulant
mais
   elle donne le coup de pied dans le tabouret

*

Parce que la poésie
- hé, mec
n’est pas un hamac à rêveries
n’est pas ton animal domestique à plumes
- hé, mec
Quand tu joues la lune
tu la joues aussi dans son déclin
 - je ne vais pas t’expliquer plus clairement –
Si tu conçois cela
                    c’est bien
             sinon
C’est de Maïakovski dont tu as besoin

*

Où peux-tu être maintenant, Vladimir
maintenant que nos deux Nobel aussi
      sont devenus écueils
Personne ne vogue plus pour les voiles
personne pour l’azur
tout seul on traîne dans les grandes altitudes
et les amours anciennes

*

Dora
      Constantina
Evanthia
Chaque fois que je change de côté dans mon sommeil
elles me détendent silencieusement le signe du zodiaque
jusqu’à ce que jamais devienne
notre numéro chanceux
- quelle roulette russe, Sainte Vierge –
toi tu en sais quelque chose, Vladimir,
c’est arrivé
c’est arrivé à Odessa

 tu devrais voir ce qui se passe ici

*

Ici 

 the evil eye is working overtime

je suis désolé d’écrire cela mais

 nous avons réduit la lumière
en planque parfaite  – pour rien -

 - que veux-tu que je te dise d’autre –

hier soir dans le métro
se touchaient des milliers de corps
et pas même une étincelle pour les apparences
ni un électron si petit soit-il
quelque chose
à faire frémir les regards perdus

 de peur de voir Ithaque toute nue
sous les tailleurs
                          et les chemises

*

Il y a de quoi devenir fou

comme ils décousent ainsi les jours et les nuits
ton sang fil à fil
tes trois Moires de se flétrir
qu’attends-tu que commence, espèce d’idiot,
ceci n’est pas un conte de fées

 c’est

 seulement ton cadavre

*

La tragédie de mon pays
Si bien sûr tu exclus les séismes
tous les autres -isme
ils nous ont vendus sous notre nez
Mon cher lord Byron,
pour rien tu as souffert la sortie
pour rien tu as enclenché la sortie
ta fièvre aujourd’hui
est rarement mentionnée dans les écrits
on lui a refilé quelques microbes abjects
alors que c’était pure bravoure
Christ huit sur l’échelle de Beaufort
et plus encore

 Autrefois – perdu parmi les roseaux
maintenant – perdu dans les boîtes de nuit

 

 

 

ΜΕ ΤΟΝ ΤΡΟΠΟ ΤΟΥ Γ.Σ.   

Μονίμως ονειρεύομαι
μια ανηφόρα που θα βγάζει ολόισια στα σπλάχνα σου
να μπαίνω και ν’ αλλάζω τους αλγόριθμους
έτσι που η καρδιά
να ξεκουφαίνει ενδελεχώς τη νόηση
Αγχιβατείν – Pallaksch
που λέγαν κι οι παππούδες μου
(πατώντας με τα πόδια τους τον μούστο)
υπονοώντας σκοτεινά

 Αίμα που’ χει το μέλλον μας
και πώς να το χορέψεις

                                  *

Ίσως
εάν ερχόταν σήμερα ένας άνθρωπος
μονάχα με το τυπικό προσόν της εποχής
αυτή τη γεύση πρόχειρου γκρεμού
—ξέρετε—
ένας απ’ τους χιλιάδες παραγιούς του
πανικού

όπως τους έραβε ο Θεός
ξέχασε μια βελόνη μες στα στήθια τους

Eάν ερχότανε
και κοίταζε

α π ό  τ ο  μ ά τ ι  τ η ς  β ε λ ό ν α ς  π ο υ  σ α ς  έ λ ε γ α

θα του στοιχειώναν όλα τα φωνήεντα
θα του πατούσε το μυαλό ένα τραύλισμα

τ-τ-τ-τ-τ... τ-τ-τ-τώρα π-π-π-π-π... π-π-π-που
ζ-ζ-ζ-ζ-ζ-ζ... ζ-ζ-ζ-ζ-ζορίσανε τ-τ-τ-τ-τα-τα-τα-τα
π-π-π-ππ-πρα-πρα... π-π-πράγματα ν-ν-νο-νο...
νο-νο-νομίζεις π-π-π... π-π-π-πως το-το-το...
το-το-το-το... το φ-φ-φ-φ-φ... φ-φ-φ-φω-φω-φως
κ-κ-κ-κ-κ-κ... κ-κ-κ-κα... κ-κ-κ-κκ-κκ-κ-κ...
κ-κ-κ-κα-κα-καταλαβαίνει;

*

Δεν έχω φυσικά καμιάν απάντηση

σηκώνω το λοιπόν στους ώμους μου όπως όλοι σας
μ’ εκείνο το παλιό
κουσούρι μου της άνοιξης
ακόμα δεν ξεμπέρδεψα
κι αφήνω να μου βόσκουν τον λαιμό
—κάτι σημάδια κόκκινα
δεν είναι φευ από φιλιά
τη λένε πνιγμοσύνη τη λεγάμενη

αλλά
          δεν είναι η ποίηση που βάζει τη θηλειά
αλλά
          κλοτσάει το σκαμνί

*

Γιατί η ποίηση
ψιτ, μεγάλε
δεν είναι αιώρα ρεμβασμών
δεν είν’ το φτερωτό σου κατοικίδιο
ψιτ, μεγάλε
Όταν υποδύεσαι το φεγγάρι
να το υποδύεσαι και στη χάση του
—δε θα σ’ το κάνω πιο λιανά–
Αν το νοείς αυτό
                   έχει καλώς
          αλλιώς
Ε ρε, Mαγιακόφσκι που σου χρειάζεται

*

Πού να ’σαι τώρα, βρε Βλαδίμηρε,
τώρα που και τα δυο μας νόμπελ
     έγιναν συμπληγάδες
Κανείς δεν αρμενίζει πια για τ’ άρμενα
κανείς για το γαλάζιο
μονάχο του συχνάζει στα μεγάλα υψόμετρα

και στις παλιές αγάπες

*

Η Δώρα
          η Κωνσταντίνα
η Ευανθία
Όποτε αλλάζω το πλευρό στον ύπνο μου
μου ξεκουρδίζουν σιωπηλά το ζώδιο
μέχρι να γίνει το ποτέ
το τυχερό μας νούμερο
—τι ρώσικη ρουλέτα, Παναγία μου–
εσύ γνωρίζεις απ’ αυτά, Βλαδίμηρε,
έγινε
έγινε στην Οντέσσα

εδώ να δεις τι γίνεται

*

Εδώ

τhe evil eye is working overtime

λυπάμαι που το γράφω αλλά

το φως το καταντήσαμε
την τέλεια —για το τίποτε— κρυψώνα

—τι άλλο θέλεις να σου πω—

εχθές το βράδυ στο μετρό
αγγίζονταν χιλιάδες σώματα
κι ούτε ενα τσαφ για τα προσχήματα
ούτε ένα τόσο δα ηλεκτρόνιο
κάτι
ν’ ανατριχιάσει τα χαμένα βλέμματα

μήπως και δούμε την Ιθάκη ολόγυμνη
κάτω από τα ταγιέρ
                                και τα πουκάμισα    

*

Είναι που να τρελαίνεται κανείς

όπως ξηλώνουν έτσι τα μερόνυχτα
το αίμα σου κλωστή-κλωστή
οι τρεις σου μοίρες να πανιάζουνε
τι περιμένεις ν’ αρχινίσει, βρε κουτέ,
δεν είναι παραμύθι αυτό

είναι

μονάχα το κουφάρι του                 

*

Η τραγωδία του τόπου μου
Αν εξαιρέσεις βέβαια τους σεισμούς
όλοι οι υπόλοιποι  -ισμοί
μάς πούλησαν κατάμουτρα
Καλέ μου λόρδε Βύρωνα,
τσάμπα τη λούστηκες την έξοδο
τσάμπα την άναψες την έξοδο
ο πυρετός σου σήμερα
υπάρχει - δεν υπάρχει στα συγγράμματα
του ’χουν κοτσάρει κάτι ελεεινά μικρόβια
ενώ ήταν σκέτη λεβεντιά
οχτώ μποφόρ Χριστός
κι ακόμα τόσα

Τότε – χαμένα μες στις καλαμιές
τώραχαμένα στα σκυλάδικα

Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie Native American : Barney Bush ou le militantisme fait art

Texte et traduction de Béatrice Machet

Barney Bush, poète et activiste de descendance  shawnee, mais aussi cayuga (une des 6 nations Iroquoises), est né le 27 août 1945 à Herod, dans l’Illinois (alors qu’un faucon tournoie autour de la maison ont déclaré ses parents). Ses premières années d’école lui ont été difficiles, avec la conscience qu’apprendre dans les écoles des États-Unis, qu’apprendre la bible était une épreuve, et selon ses propres mots : "comme du temps des premiers colonisateurs de ma terre".

Au lycée, il découvre la violence, le racisme de l'institution, ce qui laisse des traces et des souvenirs douloureux, mais surtout aiguise la conscience sur les perspectives sombres concernant le futur de chaque jeune amérindien né aux USA ou au Canada. Un futur qu’il essaiera donc de rendre plus brillant pour les générations à venir.

À 16 ans, il quitte le domicile familial et parcourt les États-Unis, le nord du Mexique et le Canada en auto-stop. De pow wow en pow wow, il découvre la réalité des différentes nations indiennes, les conditions de vie sur les réserves, indignes bien souvent, et qui soulignent combien les gouvernements successifs n’ont pas honoré les promesses pourtant signées et garanties par traités. Il entre alors contact avec des artistes et des activistes indiens. Ceux-ci le motivent à poursuivre ses études, car "un indien éduqué est un danger" pour la société américaine, et un atout pour les communautés amérindiennes, puisque capable de comprendre les façons de lutter légalement contre les entreprises prédatrices de ladite société américaine.

Après des études d'anglais et un passage par l'Institut des Arts Amérindiens de Santa-Fé au Nouveau-Mexique (qui initie à diverses disciplines artistiques dont l’écriture et les arts plastiques, mais aussi l’artisanat traditionnel amérindien), il obtient une licence en "humanités" au College de Fort Lewis à Durango dans le Colorado. Puis, à l'Université de Moscow en Idaho, il obtient un master en anglais. Il fait aussi la rencontre, qui se révèle déterminante,  de l'écrivain juriste Lakota Vine Deloria jr, l’auteur de Custer died for your sins (Custer est mort pour vos pêchés, titre provocateur s’il en est !). Ce livre de Deloria est un véritable manifeste de ce qui a été appelé le renouveau indien des années 60. 

Barney Bush dit son poème Lady liberty.

L’analyse que Deloria fait de la situation des Indiens d’Amérique montre que désormais ils pouvaient prendre leur destin en main, qu’ils ne devaient pas se voir en tant que victimes. Vine Deloria encourage Barney Bush à écrire. C’est à Minneapolis qu’il se lie aux leaders de l'American Indian Movement (AIM) Dennis Banks et Russell Means, et qu’il prend part au mouvement. Il est un temps président de l'AIM. Pendant ces années de gloire de l’AIM, les luttes et les manifestations, les opérations d’éducation et d’aide sur les réserves ainsi que l’organisation des communautés pour réclamer leurs droits se multiplient. C’est dans ce contexte de militantisme exigeant qu’il choisit d’opter pour l’écriture car, avait-il dit : "C'était d'abord un moyen de comprendre la logique d'une langue qui n'était pas celle de mes ancêtres. Ma poésie a été ensuite un acte de confrontation, que je me suis efforcé de transformer en acte d'éducation".

Dès lors, il donne de nombreuses lectures publiques, souvent avec le flûtiste commanche Ed Wapp Wahpeconiah, et organise également de multiples ateliers. La question de l'éducation devient pour lui centrale. Il aide à fonder l'Institute of the Southern Plains, une école Cheyenne en Oklahoma, et il enseigne à l'Université du Wisconsin à Milwaukee. En 1979, il publie My horse and a Juke box ( Mon cheval et un juke box, chez American Indian Studies center) puis Petroglyphs (paru chez Greenfield Review Press) en 1982, et enfin Inherit the blood (Hérite du sang, chez Thunder's Mouth Press) en 1985. Ces trois ouvrages remarqués le propulsent parmi les auteurs amérindiens des USA les plus médiatisés. Présent dans plusieurs anthologies comme Harper’s Anthology of 20th Century Native American Poetry parue en 1988, il noue des amitiés très fortes avec d'autres poètes et auteurs indiens comme la chickasaw Linda Hogan, le cheyenne Lance Henson, l'ojibwe Jim Northrup, les mohawks Alex Jacobs et Peter Blue Cloud. Il ne perd pas de vue les urgences politiques et s’implique : il participe à la défense de Leonard Peltier, (accusé du meurtre d’un agent sur la réserve de Pine Ridge à la suite de l’occupation du site de Wounded Knee en 1973) comme celle des résistants mohawks d'Oka. Pour mémoire, la résistance de Kanesatake, également connue sous le nom de crise d’Oka, ou résistance des Mohawks de Kanesatake, a été un affrontement long de 78 jours (du 11 juillet au 26 septembre 1990) entre les manifestants  mohawks et les policiers québécois assistés de la gendarmerie royale du Canada et de l’armée canadienne. À l’origine du conflit : un projet d’expansion d’un terrain de golf et la construction de maisons sur le terrain appelé La Pinède, où se trouve un cimetière mohawk, en bordure de la réserve de Kahnawake. Le  cimetière est considéré par les Mohawks comme terre sacrée et leur appartenant, ce lieu est situé près de la ville d’Oka, sur la rive nord de l’Hudson, tout près de Montréal.  Pour « ramener l’ordre », l’armée a été appelée et les manifestations ont cessé. À l’issu de ce conflit, l’expansion du terrain de golf a été annulée, le terrain a été acheté par le gouvernement fédéral, mais n’a pas été constitué en réserve comme les Mohawks le désiraient. Cependant, malgré le demi-échec, la gestion de ce conflit a servi de modèle pour les actions menées ensuite par les populations amérindiennes au Canada notamment. 

En 1990, Barney Bush vient à Paris pour la première d'un récital intitulé Oyaté (signifie le peuple ou la nation en langue Sioux Lakota, Dakota et Nakota), à l’occasion du festival Banlieues Bleues, avant que l’album du même nom(Oyaté) soit sorti. Accompagné par Terry Bozzio, il y dit son poème "Left for Dead" dédié à Leonard Peltier, un texte qui va devenir un emblème, un hymne, un symbole. C'est aussi le moment d'une rencontre importante avec Tony Hymas à propos duquel Barney Bush dit : "Je me suis mis à aimer cet Anglais, l’esprit et le cœur parlent d’une même voix et cela s’entend dans sa musique. ». Ils se retrouvent l'été suivant à Allonnes pour un concert en petite formation avec Tony Coe, le fûtiste et chanteur commanche Ed Tate Nevaquaya, le chanteur et tambour Ojibway Jo Bellanger et le danseur Cherokee Eddie Swimmer. Tony Hymas crée alors une musique spécifique pour les poèmes de Barney Bush et les deux musiciens, ce qui va donner lieu à la création de plusieurs albums : Remake of the American Dream en deux volumes, et Left For Dead. (Remake du rêve américain, laissé pour mort). 

 

Discours de Barney Bush lors de la réunion de l'IDNR, jeudi 19 décembre 2013.

Plus tard, Barney Bush revient en France avec Tony Hymas, accompagnés de Ed Tate Nevaquaya, le chanteur cree-shoshone Merle Tendoy et le danseur Darrel Wildcat à Bayonne et Ustaritz pour trois jours de fête, à l'invitation de Beñat Achiary (il y rencontre alors Bernard Lubat). Ensuite il « monte » à Paris pour se produire au passage du Nord-Ouest ; il est ému à l’idée de jouer sur une scène où s'est produite Edith Piaf. Le poème "Left for Dead" donne son nom à un nouvel ensemble formé des deux hommes (Bush et Hymas) avec en plus : Ed Tate Nevaquaya, Merle Tendoy, la chanteuse navajo Geraldine Barney, le saxophoniste Evan Parker, le guitariste Jean-François Pauvros (celui-là même qui a accompagné Charles Pennequin en lectures), et enfin le batteur Jonathan Kane.  Le groupe prend la route pour les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Italie et la France. Deux nouvelles tournées en France suivront où Mark Sanders remplace Jonathan Kane. Chemin faisant, Barney Bush participe en France à des débats, des ateliers. Chantal Bashung (première épouse d’Alain Bashung) lui consacre un film diffusé sur Arte. Toujours avec Tony Hymas et l'écrivain choctaw Louis Owens ainsi qu’avec  la complicité de Francis Geffard (directeur de la collection Terre d’Amérique chez Albin Michel), il participe à L'écho des voix indiennes à Paris, Lille, Marseille, Rennes et Lyon (où Hymas et Bush rencontrent les membres de l'Arfi, c’est à dire le batteur Christian Rollet, le trompettiste Jean Méreu et le saxophoniste Guy Villerd, pour un concert improvisé). Le dernier concert français aura lieu en janvier 2000 à Villejuif pour Sons d'Hiver, ce sera pour Barney Bush l’occasion de retrouver son complice, le poète et acteur Dakota John Trudell, qui avait un temps eu des responsabilités de leader et de porte-parole au sein de l’American Indian Movement, avant de se tourner vers la poésie engagée et les spectacles mi Rock & roll mi spoken-words. John Trudell était accompagné de ses musiciens et de son choriste, le chanteur traditionnel Apache Quiltman. (La vie et l’œuvre de John Trudell mérite un article à lui tout seul !).

Parallèlement, aux États-Unis, Barney Bush a choisi de vivre pendant plusieurs années sur la terre de ses ancêtres shawnee en Illinois, en forêt, dans une maison sans confort moderne. Mais l'appel de l'enseignement est plus fort puisqu’il accepte un poste d'enseignant à Santa Fe. Il n'aura de cesse de se consacrer à l'enseignement auprès de jeunes Indiens. Barney Bush rejoindra plus tard sa terre Shawnee pour se consacrer au Vinyard Indian Settlement.

En janvier 2021, Barney Bush enregistre (à distance) "Warriors for Sale"(guerriers à vendre), ce sera le dernier duo avec Tony Hymas, Barney Bush décède le 18 septembre 2021.

L'œuvre littéraire de Barney Bush a été présentée dans plusieurs anthologies, notamment dans « Songs from This Earth on Turtle's Back: Contemporary American Indian Poetry », « Harper's Anthology of 20th Century Native American Poetry » et « The Remembered Earth: An Anthology of Contemporary Native American Literature ». Il a été le premier poète autochtone à être honoré en devenant membre de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique de Paris.

Voici un des poèmes écrit par Barney Bush, un poème court contrairement aux textes fleuves qu’il disait dans ses récitals donnés avec Tony Hymas. Un poème en forme de prière, un poème aux accents de résilience, un poème qui ne veut pas attiser la haine, un poème qui témoigne du lien entretenu avec les territoires, avec la terre qui subit les dommages que la civilisation occidentale lui inflige. La conclusion est que la terre elle-même saura mettre un terme à la destruction et au pillage. Les amérindiens doivent juste continuer de vivre selon leurs principes (de respect entre autres) qui leur donne accès au sacré, qui leur permet de vivre une vie pleine de sens dans la conscience de la beauté, qu’elle soit esthétique, morale ou spirituelle.

Le côté le plus beau de nous-mêmes
c’est notre amour pour nos
foyers—le côté le plus laid
est dans le désespoir à
défendre notre terre contre
ceux qui la détruisent
Attention       destructeurs de la terre
Vous avez volé           dépouillé
vendu             acheté                 volé la
terre  sur laquelle vous auriez pu vivre
en paix
Tous les prix sont payés
Créateur    donne-nous la force
d’abandonner notre vengeance  
notre chagrin             afin que
tu puisses l’accepter comme pitié
pour nous tous                       et
que nous reviennes    portant la
plume sous la queue des
aigles                 afin que
nos enfants puissent 
te reconnaître
Les destructeurs de la terre ne
reconnaissent  pas les plumes d’aigles
ne savent pas que la
terre se retournera
contre eux.

Dans le poème suivant, on devine un rituel en l’honneur et en mémoire d’une mère décédée, en même temps que rétrospectivement les images de l’attente du retour du père le soir du décès proprement dit, s’invitent dans le souvenir jusqu’à faire partie du rituel lui-même.

I see the fusing - Je vois la fusion  (dans My horse and a juxebox, livre de 44 pages publié par American Indian Studies Center, University of California)

I see the fusing of images beyond the hills.
Winter is hiding us in a shelter of dreams.
Smoke curling from among yellow aspens smells of the cedar I burnt for you.
It's been cold.
The horses are restless.
We are all watching the valley for your headlights breaking through the pines.
We keep watching but all that approaches is the great blueness of a storm.
The rain is sleeting bee against the house.
I buildt up the fire and laid out the star blanket grandmother made for you.
Our face is in the window pane
staring at the shining darkness broken by the beams of father's truck.
You're brothers
. We stare at each others and help to carry your flie great body into the house.
Grandfather caressed the boxe.
A sweetgrass to our mother.
Your horses silent now are standing in the rain.
 

 Je vois la fusion des images au-delà des collines.
L’hiver nous dissimule dans un refuge de rêves.
La fumée  qui volute entre les trembles jaunis  sent le cèdre que j'ai brûlé pour toi.
Il a fait froid.
Les chevaux sont agités.
Nous surveillons tous la vallée guettant tes phares au travers des pins.
Nous continuons à scruter mais tout ce qui approche est le grand bleu d'une tempête.
La pluie tombe en grêle contre la maison.
J'ai allumé le feu, j’ai étalé la couverture étoilée que grand-mère a faite pour toi.
Notre visage est dans la vitre,
fixant l'obscurité brillante brisée par les faisceaux des phares du camion de père.
Vous êtes frères.
Nous nous regardons les uns les autres et aidons à porter ton grand corps de mouche dans la maison. Grand-père a caressé la boîte.
Une herbe sacrée pour notre mère.
Tes chevaux sont maintenant  silencieux debout sous la pluie.

 

Trop tôt disparu, Barney Bush a cependant inspiré toute une génération de jeunes auteurs et de jeunes militants amérindiens. Il a montré que mouvements de protestation et l’éducation allaient de pair. Il a participé à cette « renaissance » amérindienne qui a vu les amérindiens, du quasi statut d’espèce en voie de disparition, se retourner en population fière de ses ancêtres et de ses traditions, prendre en main son destin en continuant à suivre les principes de ses cultures et par cela non seulement affirmer sa survie, mais aussi son intention de jouer un rôle, ni folklorique ni fantasmé,  dans les sociétés américaines d’aujourd’hui. Et c’est ce que nous constatons : des sénateurs, des ministres, des représentants élus, dont Deb Haaland (Pueblo) dans l’administration Biden, ou encore Vinona La Duke (Anishinaabe) qui s’était engagée aux côtés de Bernie Sanders lors des primaires des élections, agissent, militent et éduquent, à des postes de responsabilité, dans la grande machine « démocratique » américaine.

 

Barney Bush, poète activiste, © Global Justice Ecology Project

Image de Une Credit: Barney Furman Bush in Herod, Illinois in 2020 (Photo by Haleigh S. Bush).

Présentation de l’auteur




Éric Sarner, ANAMNÈSE et autres poèmes

Voyez-vous ce palais ?
Nous sommes en Grèce, en Thessalie,
il y a longtemps.
Si longtemps qu’il faut plisser les yeux de l’âme
Pour le faire apparaître.
C’est une maison de marbre, toute de marbre,
Avec des oliviers sur ses flancs,
Alignés comme une fête des sens,
Langoureusement.
On entend des rires,
de la musique d’une telle douceur
Qu’elle donne envie de boire et d’aimer.
Il y a banquet chez Scopas, noble et riche.
Scopas a tout prévu, les plus belles viandes,
Et garnitures, les vins, liqueurs, douceurs
Et tous les fruits imaginables,
Comme pour inviter toute la nature,
Comme si c’était la fin du monde,
On entre, doucement. 
Simonide, le fameux poète lyrique,
À l’instant, finit son chant.
Un enfant blond s’est approché de lui.
Lentement Simonide sort.

Devant le palais, il cherche
Comme si c’était lui qu’on cherchait.
Et il n’y a personne.
Et, tandis qu’il tourne et se retourne,
Voilà qu’en une seconde le toit s’effondre
De la salle du banquet. Dans un bruit de saccage,
de pierres perdues, d’horreurs.
Un séisme.

Il n’y a plus d’heure, mais de la poussière
Et des râles.
Scopas et tous  
Gisent là dans les décombres.
Qui est là ? Où ?
On accourt, on veut secourir.
Les serviteurs, les familles.
Puis, on ne court plus.
Dans le silence maintenant,
Sous la lune qui ne dit rien,
On voudrait reconnaître
Ces corps broyés.
Qui dira ces visages confondus ?
Qui pour reconnaître
Le visage de chacun d’eux,
Ces joyeux ensevelis entre les lyres brisées. ?
Alors, il se rappelle, Simonide.
Il revoit les yeux qui rient, les tics, les chevelures,
Lui qui dormait déjà,
Elle trop fardée,
Lui qui disait toujours oui
Elle qui ne disait jamais non.
Et beaucoup d’autres,
Il les connaissait.
De tête, il remet chacun à sa place
Qui retrouve son nom par la bouche du poète.
L'art de la mémoire c’est ainsi qu’il est né.
Ainsi, pas autrement.

*****

ENTRE-TEMPS

Petite mélancolie
l’instant glissé
entre hier et tout de suite
qui danse
comme une image hors cadre
c’est une aube pristine
un rayon entre des arbres
tournant autour
ce qui un moment
s’interpose
commence
et finit

*****

MOTS EN L’AIR

Tous les oiseaux, sans y penser,
travaillent aux couleurs.
Les histoires qu’ils se racontent,
elles seules, créent le rouge, le vert,
le bleu poignant, le jaune mat…
Certains oiseaux bégaient ; ceux-là font des pâtés comme d’amples éclats de rire.  
Dans le désert, c’est tout autre chose,
on dit que les couleurs
dépendent plutôt du sable et des vents.

*****

ON AURAIT CRU UN POÈME

On le voyait bien
Des oiseaux sortaient de sa bouche et
De ses aisselles
On entendait de petites cloches
Et le pas ancestral de vieillards
Qui passaient en bas
Leurs bâtons tapaient les pierres
C’était un chant d’histoires
C’est-à-dire de possibles.
À nouveau il faisait jour

Présentation de l’auteur




François Prunier, Un poker avec l’Ange, Srečko Kosovel, Les Intégrales

François  Prunier génie du jeu

Dans cette exploration le poète François Prunier devient un adepte du compromis puisqu’écrire engage une expérimentation avec des coups de dés (dirait Mallarmé) ou des coups de tonnerre. L’auteur prend note de ses découvertes, de ses menaces, de ses insoumissions. 

Et haro sur les symboles. Prunier devient à la fois chirurgien de l’âme et de l’écriture. Son but :  ouvrir diverses entrailles mais en s’érigeant aussi maître des métaphores de différents régimes et pour une raison majeure : telles des actrices qui rentrent dans le jeu de l’être, et enfoncent ‘leurs racines en l’inconscient pour éclore dans l’espace de la pensée. « Il ne faut pas la traquer comme un chasseur mais l’aimer comme un jardinier » et ses plantes. D’où, et après tout, ce qu’Apollinaire enseigna : le poète reste « l’enchanteur pourrissant » idéal qui s’évade par le putrides et les miasmes vers l’intense, et la lumière par le corps intermédiaire que représente la poésie.

Celle-ci renvoie loin de toutes démissions humaines même jusqu’au risque de l’indétermination que du miracle (misérable ou non).  Quitte au besoin à remettre René Char sa place au prétendu « c’était mieux avant » et aux contradictions de poète plus abstrait que consistant. Prunier renverse la donne. Il ne craint jamais l’image face au « péto-Char » et aux maitres d’école. Bref il élève le niveau, ose des questions difficiles des contradictions.

François Prunier, Un poker avec l’Ange, Douro, 2025, 270 p., 17 €.

Responsable de sa politique poétique et épris du Minotaure notre poète ne craint jamais de mordre la poussière et ose le ciel de la terre – ce qui reste l’essentiel. Et plus fort que le temps car vivre et disparaître sont des impératifs acceptés (car humains très humains). Avant le dernier verbe ci-dessus, le Verbe reste de l’origine et juste avant la fin. Le rêve pas moins, pas plus et tant que ce n’est pas encore la nuit. Alors jouons car à l’aune du poker ; le menteur ne nuit guère. Ange noir ou lumineux qu’importe.

∗∗∗

 

A ce titre la collection de Fata Morgana « Le neuvième pays » va accueillir des traductions inédites de poètes de l’Europe centrale et de l’est, anciens ou contemporains. Elles sont l’apanage du traducteur Mathias Rambaud qui fut attaché culturel à l’Institut Français de Slovénie à Ljubljana.

Pour ouvrir cette collection « Les Intégrales » est livre mythique du fondateur de la poésie d’avant-garde slovène, Srečko Kosovel (1904-1926). Sa poésie a longtemps souffert d’un malentendu. Mais, et pour la sauver, cette édition ouvre la genèse mystérieuse et tourmentée au milieu des années 1920, entre échos de la Révolution d’Octobre et naissance de la Yougoslavie, entre constructivisme russe et les avant-gardes européennes.

La publication posthume il y a quarante ans plus tard, fut éditée sous la double impulsion de la néo-avant-garde des années 1960 en une première édition française qui fit date. Mais sans nouvelle version inédite et à la forme originale est inspirée par la connaissance actuelle de l’œuvre de Kosovel. 

A la veille du centenaire de sa mort, ce livre permet la découverte d’un auteur parmi les plus marquantes de la poésie d’Europe centrale du début du XXe siècle, celui qui fut définit comme “fier jeune homme chantant dans la nuit”. Il fut surtout fut un visionnaire comparé à Rimbaud ou Maïakovski. Mort seulement à 22 ans, son œuvre demeure riche et révolutionnaire, zébrée d’une critique sociale acerbe et inspirée par un monde nouveau.

Dès le début ses créations influencées par les modernes et l'impressionnisme et les thèmes prédominants sont la figure de la mère et la mort. Plus tard il se rapproche de l’expressionnisme. Les impressions fugitives laissent place à l'évocation crue des sentiments. Il développe une thématique visionnaire, sociale et religieuse avec en son centre l'idée d'une apocalypse personnelle et collective qui porte en elle la purification des fautes et l'établissement d'un nouvel éros

Le Visionnaire Srečko Kosovel dans la nouvelle collection de Fata Morgana Srečko Kosovel, « Les Intégrales »,gravures de Zdenko Huzjan, traduction et préface par Mathias Rambaud. Coll. Le neuvième pays, Fata Morgana,  Fontfroide le Haut,, 2025 ? 216 p., 23 €

Les « Intégrales » ne sont pas l'œuvre d’un illuminé. Il trouva son destin. Il devint le poète qui sut s’afficher avec bien des risques mais sans honte et « avec la dignité et la simplicité d’un maçon » écrit Mathias Rambaud. Sa poésie est un mixage de complexité et de la poésie d’un brutalisme de décoffrage, exubérante, irrévérencieuse jamais absurde. Ce fut – et demeure – une réponse anarchique aux pouvoirs du langage et aux puissances de la vie.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Antoine Maine, 72 Micro-saisons

GRAND FROID
25 › 29 janvier : Sawamizu kōri tsumeru
La glace s’épaissit sur les ruisseaux

Demain encore je voudrais
comme les ruisseaux
goûter la joie des confluences

* * *

Au-dessus du port
jai vu passer les oies dEgypte
et les bernaches à tête blanche
jai entendu leurs cris sauvages

elles qui sont vieilles bêtes
de bien avant les porte-conteneurs

* * *

À quand le réarmement des mésanges et des perce-neige, des saules pleureurs et des mulots vagabonds ?

 

Début du printemps
4 › 8 février : Harukaze kôri o toku
Le vent dEst fait fondre la glace

 S’émerveiller cest résister. Ce nest pas moi qui le dis cest la dame à la radio.

* * *

Jai vu Julianne Moore. Elle pleurait. En sortant du ciné dans la rue les pavés brillaient encore. Souvenir de la dernière averse. Nous avons marché un peu. Sans nous toucher. On a croisé quelques passants, leur tête cachée sous les capuches, un livreur à vélo avec sa boîte à pizzas et au fond de ses yeux noirs une fatigue longue de milliers de kilomètres. Peu après elle est repartie vers Savannah. Elle aussi semblait épuisée. Par je ne sais quelle charge. Trop lourde pour ses épaules.

* * *

Vent dEst
dans lair un parfum
de soleil levant

DÉBUT DU PRINTEMPS
14 › 18 février : Uo kôri o izuru
Les poissons jaillissent de la glace

Adossés au ciel, les arbres peu à peu se remplument.  

* * *

Jai beau chercher. Pas de poissons, pas de glace, ou alors quelques poissons panés dans le congélo. Mais est-ce que ça compte vraiment ?

* * *

Rentré avec choux de Bruxelles grand soleil filets de merlan roucoucou des tourterelles dent-du-chat Libé Navalny tarte à lbadrée ciel bleu oignons rouges et dorés

 

L’EAU DE PLUIE
19 › 23 février : Tsuchi no shô uruoi okoru
La pluie humidifie la terre

Je retire le bonnet
qui protégeait mon crâne
de cette fine pluie
(petite pluie de rien du tout
bruine dirait-on)

et maintenant tête nue
me goinfre du chant liquide
des oiseaux

* * *

Cest Paris sous la pluie. Cest janvier. Trottoirs mouillés. Une femme savance. Les traits tirés les cheveux défaits la mine chiffonnée. Elle marche. Elle marche vite. Droit devant elle et cest comme si pour elle la ville avait cessé dexister. Des boutiques des lampadaires des portes cochères et des trottinettes elle na que faire. Téléphone en main. Elle marche. Elle pleure. Sous ses lunettes coulent des rivières de larmes. Elle pleure. Ça creuse des rigoles à pleines joues. Ça fripe son menton. Ça ravine sa pauvre face. Ça dévaste la rue toute entière dune rive à lautre.

Elle parle elle pleure elle écoute elle pleure elle marche elle pleure elle dégouline elle pleure elle passe elle pleure elle.

Cest Paris sous la pluie. Et quoi faire dautre que d’éviter toutes ces flaques sur le trottoir.

* * *

Quelques jonquilles
au pied du cerisier
et lhiver pourtant

L’EAU DE PLUIE
24 › 29 février : Kasumi hajimete tanabiku
La brume commence à sattarder

Forcément avec la brume le paysage doucement glisse vers lOrient extrême.

* * *

Départ dans le soleil. Puis peu à peu sur lA16 lhorizon vire au bleu blanc gris.

À la radio une Chinoise musicienne nous fait entendre à la cithare (guzheng daprès Wikipedia) le son du ciel.

Je me demande bien quelle est cette Yvette sur quoi viennent se poser Gif, Bures puis Villebon ?

Contournement de Paris, au volant les mots me viennent. Difficile de sarrêter dans ce monde péri-urbain. Vaste enchevêtrement de rocades de bretelles d’échangeurs et de voies rapides. Alors je choisis la bifurcation. La sortie de secours. Une zone commerciale vers les Ulis ou Courtabœuf. Dépasser le Point P et se garer sur le parking du Lidl. Là sortir le petit carnet et lâcher les mots.

* * *

Derrière le rideau de brume
la montagne se déshabille

 

LEAU DE PLUIE
1 › 5 mars : Sōmoku mebaeizuru
Lherbe se remet à pousser, les arbres bourgeonnent.
Ligne neuf, la voix dans le haut-parleur annonce Bonne nouvelle.

* * *

Montagnes quon devine au loin. Versants couverts dune fine couche de neige (résille dirait-on). Neige tombée à la nuit. La forêt, elle si sombre, ainsi blanchie devient grisaille et se fond dans la masse des nuages bas. Une lumière dans cette fin de nuit. Les phares dune voiture. Elle grimpe tout là-haut entre deux morceaux de forêt. Quelquun quelquune à vivre dans ce paysage. On en est tout étonné (déçu peut-être) tant on avait le sentiment dhabiter seul dans ce petit matin des montagnes. Mais le monde est là encore un peu endormi et bientôt il sagitera.

Sous mes doigts la mandarine s’épluche. Je sens la chair molle et juteuse.

Dans lenceinte bluetooth Mozart sifflote.

Au bout de la terrasse les branches des lilas, couvertes déjà de gros bourgeons gorgés de la sève montante, oscillent dans le vent. Vent froid encore ce matin, lhiver nest pas fini. Pourtant je sens venir le printemps, l’éternel recommencement. Je lentends gronder dans le ventre du poème.

* * *

Sur lA71
dans les bas-côtés
les prunelliers en fleurs

Présentation de l’auteur




Yucheng Tao, Océan et autres poèmes

Océan

Une mer solennelle
sous le voile éclairé par la nuit,
un banc de poissons
— cachés, scintillants —
le silence intact
par les vagues,
seulement les poissons,
et tes yeux,
se rencontrant.

 

Rêve

Dans mon rêve,
la méduse porte une robe de lumière,
se balançant sur mes genoux.
Je suis dans le bateau,
en route vers les montagnes lointaines,
plus stable que la mer.

Février

 Février,
ressemble à un hiver inachevé.
Mars, ressemble à la mélancolie
sous le soleil,
fleurissant avec le cornouiller,
et luxuriant dans le crépuscule,
alors que ma mémoire grandit
au-dessus de la mer.

Je parle avec Sartre

Assis sur les rives de la Seine
au soleil couchant,
je parle avec Sartre.

Il boit son café,
regarde une mouche,
et s’imagine devenir elle —
devenir mouche,
c’est fuir le fardeau
lourd comme un rocher,
voler au loin,
ne plus voir Staline.

L’idéal brisé,
comme les bulles
dans le café.

Je parle avec Sartre,
c’est ainsi qu’il me parle.

 

Ils sont venus

Tuol Sleng
comme une fleur empoisonnée
exhalant
un venin perçant.

Les palmiers se balançaient
sous l’ombre vacillante,
une procession d’os

— les morts —
étiquetés comme intellectuels.

Ils sont venus
comme une rafale de vent,
Ils sont venus
comme un troupeau de bêtes sauvages.

Ils sont venus
massacre après massacre,
maudissant Tuol Sleng,
damnant ses rues et ses rivières.

Ils se considéraient comme des idéalistes fanatiques,
Mais jamais, ils n’ont fait de ce lieu un paradis.
La passion l’a embrasé en un enfer de feu.

Ils sont venus
avec des désirs frénétiques.
Ils sont venus au Cambodge —
sa chair trempée de rouge.

Quand Tuol Sleng s’ouvrit,
la lumière de la lune enterra les gens
dans une fosse terrestre.

Personne pour prononcer ces mots :
« Ils sont venus ! »

 

 

Présentation de l’auteur




Corporéité et silence dans Palpable en un baiser d’Irène Duboeuf

Irène Duboeuf est une poétesse française née à Saint-Etienne. Elle a écrit une dizaine de recueils, parmi lesquels nous pouvons citer Le pas de l’ombre, Un rivage qui embrase le jour, La trace silencieuse et Palpable en un baiser qui constitue l’objet de notre article.

Le recueil Palpable en un baiser comporte trois sections et compte une cinquantaine de poèmes, tous titrés, dont les sources d’inspiration sont diverses : la musique, les photographies et la lecture. En effet, Irène a écrit son recueil en écoutant Alkan (La Vision), Dvorak (Silent Woods), en regardant des photographies, celles d’August Colombo, de Thierry Duboeuf et de Claudio Scandelli, ou encore après avoir lu Bobin, Aragon, Yourcenar.

Mais malgré la diversité des sources d’inspiration, une voix unique et claire domine l’ensemble : celle de l’ineffable qui émane du « visage des choses », du silence. Le poème est parcouru par une question centrale : celle des rapports entre les mots et les choses. Son souci premier est d’écrire ce qui « unit l’invisible au réel »1.

Notre présent travail repose essentiellement sur la dichotomie visible et invisible, monde palpable, tangible et monde immatériel et imaginaire. Nous allons traiter ce rapport entre langage et corps suivant une approche à la fois sémiologique et phénoménologique, en dépassant la dualité : abstrait et concret, invisible et visible - car toute abstraction nait du concret et le concret s’organise par l’abstraction – ainsi qu’en nous référant aux travaux de Roland Barthes, ceux de Maurice Blanchot sur le langage et ceux de Maurice Merleau-Ponty sur la phénoménologie.

Irène Dubœuf, Palpable en un baiser, Editions du Cygne, 2023, 60 pages, 10 €.

Notre analyse vise à montrer que la trame voire le socle, le soubassement du recueil d’Irène Duboeuf n’est autre que l’Amour, cet invisible qui est palpable. Il va sans dire que le poème est un lieu par excellence où s’incarne l’invisible. Notre intérêt porte en premier lieu sur la matérialité des mots et en second lieu sur le silence des mots : l’ineffable.

1/La concrétude :

Écrire un poème, pour Irène Duboeuf, ne consiste pas à s’abstraire du concret. La poésie n’est pas une abstraction qui nous éloigne de la réalité. L’enjeu de la poésie d’Irène est la concrétude de tout ce qui intelligible, impalpable, invisible. Il convient de définir brièvement la notion du concret et celle de l’abstrait afin de dégager le socle primordial du recueil.

Étymologiquement, concret vient du latin concretus qui signifie ce qui a une existence réelle, matérielle, ce qui est concret immédiat, ce qui peut être appréhendé, sans méditation, via les sens. L’amour, cet invisible qui n’a pas de corps, devient palpable en un baiser. Ainsi la mise en exergue de Marc Alyn met l’accent sur la palpabilité de l’invisible, entre autres l’amour : « Tout l’invisible est là/palpable en un baiser »2

Le sensible est toujours concret. On pourrait définir le concret : ce qui est donné. Le concret, c’est l’immédiat, au sens étymologique du mot : sans médiation. Certes l’amour tel qu’il est défini dans le dictionnaire est une abstraction, mais tant qu’il est éprouvé et vécu, il est concret. L’amour est donc la concrétisation d’un penchant, d’un désir. Dans ce sens Jean-Jules Richard, dans Neuf jours de haine, affirme que « l’amour est quelque chose de palpable. Ce doit être à portée de la main. Autrement, c’est du rêve. Le rêve ne satisfait les sens »3.

Puisque est abstrait tout ce qui n’est pas perçu par les sens, tout ce qui ne possède pas l’existence matérielle d’un corps, tout ce qui est impalpable, Irène, ancrée dans le monde scripturaire, poétique, par son corps, refuse l’abstraction en optant pour la concrétude.

Sa poésie est traversée par le palpable, par ce qui est perceptible par les sens. Ainsi le socle de sa création poétique émerge bel et bien de sa sensibilité. La poésie n’est-elle pas le langage des émotions ? La perception de sa poésie se décline sur le mode de la sensation, du ressenti.

Elle découvre le monde par ses sens. Elle écrit ce qu’elle sent. Si elle évoque une idée c’est pour lui donner une vie palpable, donner corps à une idée, à un mot : « Sais-tu que la peau des mots/frissonne sous mes doigts ? »4. Il convient de dire qu’on écrit corps à corps : le corps des mots effleure, étreint celui de la poétesse. Le poème tire éloquence « Dans l’oratoire secret/du poème/l’air brûle en silence/pas à pas /j’écris »5 p.11. La chair des mots nous renvoie à la conception barthésienne du langage. En effet, dans Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes affirme « Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre. C’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots »6.

C’est sa main aussi qui court sur le papier afin de capter quelques impressions. Irène Duboeuf a une prédilection pour le toucher car il n’y de vrai que le toucher. La poétesse perçoit bien l’écriture poétique comme œuvre du corps. Par conséquent la limite entre le corps et le corpus, le recueil, devient insaisissable. Écrire un poème, c’est tendre la main aux autres, s’ouvrir au monde, s’y incorporer « Tout poème est une main ouverte/ où la ligne de vie croise celle du cœur/ et je vais traversant les non-dits/des aubes musicales »7. La poésie, salvatrice, généreuse, vient au secours de la poétesse, lui permettant de s’aventurer dans le monde inexprimable, ineffable d’une pensée libre et sauvage.

Imprégnée de phénoménologie, Irène Duboeuf, à l’instar de Maurice Merleau-Ponty, conçoit le corps non pas comme un objet tel qu’il est dans la conception cartésienne, mais comme un sujet qui perçoit et vit l’expérience poétique. Tout émane du corps et se propage dans l’écriture. Elle prend contact avec l’écriture, le monde, avec son corps, particulièrement la main « tu savais que tu touchais/au suprême baiser du poète »8. Dans son ouvrage L’œil et l’esprit, Maurice Merleau-Ponty certifie que toute pensée passe par la main « je ne pense qu’avec mes mains »9. La main effleure légèrement la page en vue de noter quelques vers qui flottent dans son esprit.

Le poème épouse la légèreté via des mots simples, brefs comme « nuage », « lumière », « ailes ». Leur choix contribue à donner une impression de légèreté, de beauté angélique au poème voire au recueil « une plume blanche/est tombée à mes pieds:/était-ce un oiseau ou la chute d’un ange ? /J’ai voulu la ramasser/mais le vent l’a emportée »10.  Cette plume qui tombe ne réfère-t-elle pas à l’écriture poétique, au poème que la poétesse est en train d’écrire mais qui fuit et qui est fugace pareil à une rose ?

Omniprésente dans le recueil Palpable en un baiser, la rose symbolise la fugacité de l’amour et de la vie. Rouge, elle évoque la passion et la brièveté du poème et de la vie « une rose est tombée dans l’eau d’une fontaine. /Le vent l’a-t-il poussée jusqu’à toi ? /Tu lui as tendu la main »11 p.9. Cette plume blanche, comme la rose, ne cesse d’être une source inépuisable d’inspiration parce qu’elle émane d’une réserve vide, mais prometteuse de plénitude : le silence qui est dense, qui pèse sur la poétesse. Il est aussi un corps concret « la densité charnelle du silence »12.

2/L’ineffable :

Irène Duboeuf poétise avec brio l’amour et le rend palpable. Il faut peu de mots ou le sans mot pour échapper à l’abstraction et aboutir à la concrétisation. C’est pourquoi Irène Duboeuf raccourcit le vers, le réduit au maximum « Le jour s’éteint/J’attends »13. Ne disant rien, la poète écoute en dedans, refusant toute logorrhée verbale, préférant ainsi le minimum de mots qui renferme beaucoup de sens.

Elle le bride au point d’opter pour une esthétique du dépouillement pour saisir la chose dans son immédiateté, sans pensée, ni langage, ou plutôt avec le minimum de mots voir aussi l’absence de mots, rivalisant ainsi l’art qui dit d’une seule traite. La photo, la musique, ce langage muet qui ne pose pas un sens, mais le propose, un langage qui dit sans dire, qui dit en se taisant.

Force est de souligner qu’une poésie sans mot est une poésie qui met en question l’essence même de la création poétique, qui transgresse les conventions de l’art poétique classique. Si l’espace vide de la page blanche domine la trace écrite c’est parce que le travail poétique est le fruit d’une méditation. Ainsi il s’avère que le sens n’émerge pas des mots, d’une énonciation verbale, mais d’une énonciation sans énoncé, de la contemplation. Car en contemplant, en pensant sans mot on rate la chose, à cet égard Maurice Blanchot postule «la chose devient image, où l’image, d’allusion à une figure, devient allusion à ce qui est sans figure et, de forme dessinée sur l’absence, devient l’informe présence de cette absence, l’ouverture opaque et vide sur ce qui est quand il n’y a plus de monde, quand il n’y a pas encore de monde »14.

Il en découle que dans l’espace poétique il n’y a de prédicat que l’absence. La poésie d’Irène Duboeuf est le lieu par excellence de l’inexprimable et l’écho muet de la contemplation. Irène Duboeuf, plus elle contemple, plus les mots lui échappent, car à mesure qu’elle se plonge dans l’infini cosmique, elle découvre les failles du langage et de son être. Dans son poème intitulé « Contemplation », la nature est sereine : « Assis dans la sérénité des pierres »15. La poétesse, ébaubie de soleil et de lumière se heurte au silence : « tu sais que les mots se taisent/à la hauteur du cœur »16. Parfois ce qu’on écrit ne dit rien de ce qu’on sent « les mots se taisent à la hauteur du cœur » car les mots tendent à abstraire. Alors il faut donner un corps aux mots, objectiver, pour exprimer cet essentiel qui échappe aux mots abstraits.

Il va de soi que l’ineffable occupe une place importante dans la poésie d’Irène Duboeuf : ce qu’elle sent au moment de la contemplation ne franchit pas le bout des lèvres. « Cette nuit j’aurais aimé écrire…/j’ai noté quelques vers/l’air froid gelait les mots…/Cette nuit, je ne t’ai pas écrit »17. La poétesse évoque dans son poème « je ne t’ai pas écrit » une page blanche où elle se heurte à l’ineffable qui n’est pas un tarissement poétique, mais une promesse de plénitude. 

Au cœur de l’expérience poétique, la contemplation ne se limite pas à un regard superficiel sur l’espace physique, elle est une immersion sensorielle méditative profonde. Ainsi elle désigne indubitablement le regard émerveillé que la poétesse porte sur l’amour, le poème, son être en vue d’en saisir l’essence au-delà des apparences immédiates. Observant le monde intérieur et extérieur via ses diverses sensations visuelles et tactiles, Irène Duboeuf vise à rendre l’expérience concrète et immersive, à traduire son émotion et son émerveillement et à mettre en valeur cette fusion entre le contemplateur et l’objet contemplé. Elle réussit avec brio à vaincre ce hiatus entre la contemplatrice « contempleuse » et l’objet de la contemplation. Il en découle que la frontière entre le « je » contemplateur et l’objet contemplé (l’amour, le poème, la vie…) s’estompe.

Certes, la contemplation est un moment de vide par excellence, qui est dû à quelques moments difficiles de sa vie, comme la perte de sa mère. En effet, en dépit du deuil, la poétesse ne s’empêtre pas dans le dolorisme, dans le poème « sans toi », dédié à sa mère : « Dans la déflagration du silence/je n’ai pas pleuré/mes larmes étaient épuisées/depuis que j’imaginais/la vie sans toi »18. L’absence de la mère pèse beaucoup sur Irène, fille et poète dont l’absence de larmes signifie qu’elle hurle en silence à cause du vide. Mais ce vide implique dans le recueil une connivence, une certaine complicité avec soi voire un silence intérieur. C’est via le blanc typographique, l’économie du langage poétique, l’esthétique du dépouillement que nous avons mentionnée précédemment que la contemplatrice Irène se retrouve. Par conséquent la contemplation implique un recueillement avec beaucoup d’espoir. Irène plonge dans la rêverie, peint un monde de sensations pour exalter et recueillir « le premier soleil », « l’or du soleil ».

Le « je » contemplateur veut se détacher du monde. Apparemment il est à l’extérieur du monde, mais en réalité il est à l’intérieur du monde ou plutôt le monde est à l’intérieur de lui. Le monde est dans ou sur la langue, dans l’œil qui contemple, dans la main, le cœur et dans le corps car dans une perspective phénoménologique, notamment celle de Maurice Merleau-Ponty, le monde ne peut pas être distingué du corps « visible et mobile, mon corps est aux nombres des choses, il est l’une d’elles, il est pris dans le tissu du monde »19.

Il va sans dire que le recueil est une cueillette de beauté, de roses (poème) si bien qu’il apparait comme un bouquet de vers, de poèmes qui se hument, se palpent, qui après s’être répandus autour d’elle, laissent leur sillage auprès du lecteur. Ce lecteur anonyme qui butine chaque rose sans se poser sur aucune.

Le recueil sert à afficher une présence concrète du poème, des mots que la poétesse sent, matérialise en leur donnant un corps palpable, en atténuant l’expression, jusqu’au silence. Même le deuil s’allège au contact de vers légers, concis. Irène Duboeuf écrit pour dire ce qui ne se dit pas. Le pari d’unir l’invisible au réel a pour corollaire l’ineffable car ce qui est matériel se montre, ne se dit pas. C’est pourquoi, c’est le blanc qui domine la trace écrite.

Écrire un poème semble alors mettre du blanc sur le noir. Ce blanc qui est un poème absent, s’explique par le fait que la poésie provient de l’expérience sensorielle, elle ne se nourrit pas du logos mais des informations que les poètes reçoivent du monde extérieur via les cinq sens, particulièrement le toucher, dans ce recueil.

Tout passe par le corps que ce se soit pour l’écrivain ou le lecteur. Irène Duboeuf, la source du recueil à nos yeux n’est pas une écrivaine, mais plutôt une « écriveine ». Le lecteur lit tout ce qui coule de « l’écriveine » par ses cinq sens traditionnels. Nous nous interrogeons sur la possibilité d’un pacte de lecture sensorielle. La lecture, comme l’écriture poétique pourrait être une expérience sensorielle. Dans ce contexte Christian Bobin croit en une lecture tactile : « On lit avec les mains autant qu’avec les yeux. Le toucher d’une main calme sur la page d’un livre, c’est la plus belle image que je connaisse, l’image la plus apaisante qui soit : une main tendre sur une épaule d’encre ». Irène ne trempe pas sa plume dans un encrier, mais dans ses veines.

3/Conclusion :

En premier lieu notre analyse nous a permis de montrer, selon une optique sémiologique, que ce recueil est une osmose entre la matérialité et l’immatérialité. Une fusion du sensible et du mental, du visible et de l’invisible, jalonne les poèmes d’Irène. Le sens nait de cette fusion entre langage et corps. L’arrière-plan de la conception d’Irène Duboeuf est certainement la théorie barthésienne sur le rapport entre langage et mot : selon la poétesse, les mots ne sont pas des signes abstraits ; ils ont une matérialité. Ils sont palpables. On rejoint ainsi la réflexion de Roland Barthes qui a permis d’enrichir les études contemporaines sur la corporéité.

En second lieu, selon une perspective phénoménologique nous avons mis l’accent sur la corporéité. Il s’avère que l’écriture poétique est conçue comme un acte corporel qui engage notamment la main. On écrit ce qui nous touche littéralement. Nos sensations, sentiments, pensées et même le monde sont dans nos mains.

Par l’écriture, ce geste du corps, Irène Duboeuf visualise le sentiment amoureux étant donné qu’elle est enracinée dans le monde scripturaire ainsi que dans le monde physique par son corps. C’est le corps ancré dans le monde qui perçoit et concrétise tout ce qui est abstrait. À cet égard Maurice Merleau-Ponty affirme : « Percevoir c‘est se rendre présent quelque chose à l’aide du corps »20.

Il s’avère que dans le recueil, il est une appréhension sensible plus importante qu’une vision intellectualisée. La poétesse a une prédilection pour l’expérience sensible et non pas l’élaboration abstraite de l’esprit. Elle écrit ce qu’elle sent. 

Depuis Babel, il faut chercher la signification du langage dans son rapport au monde et non plus dans les mots eux-mêmes. Irène perçoit et poétise l’amour, la vie avec son corps. La chose, le langage et le monde lui sont donnés avec les sens.

La poésie, cette quête de sens et d’expression a une affinité avec l’art, particulièrement la musique et la photographie. C’est une poésie muette où le silence est plus important que les vers, les mots car en écoutant son corps que les poèmes ont pu être notés sur la page blanche brièvement. Irène Duboeuf dit sans dire des poèmes succincts qui touchent les profondeurs de l’expérience humaine en matérialisant ce qui est impalpable et en prenant conscience du monde via le corps car l’ineffable peut être concret, palpable en un baiser.

Notes

1. Irène Duboeuf, Palpable en un baiser, Editions du Cygne, Paris, 2023, p.19

2. Op.cit, p.5

3. Jean-Jules Richard, Neufs jours de haine, Editions de l’Arbre, Montréal, 1984, p.71.

4. Irène Duboeuf, Palpable en un baiser, op.cit, p.11

5. Ibid., p11

6. Roland-Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Editions de Seuil, Paris, 1985, p. 64.

7. Irène Duboeuf, op.cit., p16.

8. Ibid., p.9

9. Maurice Merleau-Ponty, L’œil est l’esprit, Gallimard, 1960, p25.

10. Ibid., p.23.

11. Op.cit., p9.

12. Ibid., p30.

13. Op.cit., p44.

14. Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Gallimard, Paris, 2009, p.23.

15. Irène Duboeuf, Op.cit., p8.

16. Ibid., p.8.

17. Ibid., p56

18. Op.cit., p.29.

19. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Gallimard, 1964, p.19.

20. Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde, Gallimard, 1969, p.104.

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