Romain La Sala, Chants du quotidien de Vito, extraits

Extrait 1

Ma vie est un long chemin traversé de soleils et de nuits.

Et je n’ai rien appris

******

Un jour

je me suis agenouillé sur la plage de l’aube, l’attente du soir vibrait dans les vagues comme un

vin capricieux

Le temps rêvait

Les fleuves avaient suspendu leur course dans la mer vaste et claire

Et j’écoutais des silences

 

******

Sur la rive, un enfant et une femme jouaient avec une rivière

 

L’enfant ne disait mot. On eut dit ses lèvres scellées

Son visage, un regard

 

Sur sa bouche souriait un silence

La femme filait la rivière entre ses doigts effilés

Elle tirait de la mer de longs fils, tressés de brise et d’argent. Et une rivière naissait dans la mort

des vagues et la cadence de leur halètement

Et une rivière se levait à la naissance des vagues et des hanches océanes

La femme filait et chantait avec son visage et ses doigts

Alors les rivières glissaient sur le sable, les dunes, la terre,

dans les vals et les villages,

sur les continents, le ciel et ses venelles ardentes,

sur les franges idéales

au bord des étoiles

dans la poussière des vagues

Les rivières brulaient, des forêts bruissaient

Et je me souvenais

Vito, Chants du quotidien, Chant I, Naissances

Extrait 2

Les enfants ne rêvent pas. Les enfants ne mentent pas.

Ils entremêlent leurs doigts et un oiseau s’élève

Ils ramassent une pierre et la pierre devient pierre

Les enfants pleurent et leurs larmes sont le sel de leur tristesse

Ils rient de la mer qui est pleine de larmes

et la consolent en s’y baignant

Ils ne dorment pas. Ils veillent

et leurs doigts sur le sable tracent

les chemins immobiles de nos vies

Vito, Chants du quotidien, Chant I, Naissances

 

Extrait 3

Indifférence

 

Chaque aurore, chaque couchant est une indifférence. La lumière naît, la lumière meurt,
et je demeure dans ma chambre, seul, rêvant d’un train qui part.

Le matin trace un chemin dans l’espoir du ciel, et le soir vient sur les chants fatigués du
jour. Et ni le soir, ni le matin, ne me parlent. Ils meurent et vivent sans me dire un mot. Et je
pleure un peu puisque je suis heureux.

Ils ne m’attendent pas puisque je suis là. Ils ne m’entendent pas puisque je chante, seul
dans ma chambre, la plainte d’un train sur les chemins heureux, qui vient comme un espoir et
s’éteint en son soir.

Ils sont l’indifférence qui me ressemble. La paix qui m’apaise. Un feu qui n’attend ni
mon regard, ni ma joie, et ignore toutes mes peines. Un feu qui brûle sans moi et puis qui
disparait dans l’étang clair du soleil.

Ils sont le silence de la campagne qui s’éveille au bruit des cierges et des églises
solitaires. Ils sont les paupières qui se lèvent et s’abaissent dans le bois qui brille. Ils sont le gris
du ciel qui recouvre la terre. Ils sont la terre qui respire et sur laquelle je me couche, contre son
sein qui se soulève et me berce.

Ils sont la compagne qui me laisse vivre, et mourir. Puisque le matin vient et que le soir
s’éteint. Puisque je vais et que je m’en vais, là où les chemins retournent à leur fin.

Puisqu’ils sont l’aurore et le couchant, et qu’ils me laissent en paix.

Et dans l’indifférence de leur silence, je chante l’évidence de leur amour, de la lumière
qui croît et s’évanouit près de moi, pour que je vive et meurs,

près de leurs grands yeux de patience et qui m’aiment en silence.

Vito, Chants du quotidien, Chant I, Naissances

 

Extrait 4

 

Confession en prose d’un certain Vito

Je traversais la ville

Comme on découvre une femme

Sur l’asphalte

La nullité des fleurs

Un battement d’ailes rompait le soleil

Les ruelles battant sa peau

De nouvelles ardeurs

Vierge et naissante

Parée de bruit et de pierre

Elle me dérobait l’ingénue

De ses rets gris et modernes

L’indécise extase du vent

Les tremblements boisés de l’ombre

La mûre à mes lèvres

Les visions de l’air, l’horizon

L’éclat des frissons de l’hiver

Toutes les fièvres et les sources

Tout cela volé ravi pillé

Enclos entre ses reins gris

D’asphalte

Pourtant

Je me souviens

Perdu dans l’immense horizon de mes vies

Un homme de poussière et de ciel qui allait

Sur la terre qui n’oublie pas

Les mains brassant des soleils

Et sachant toutes les langues

Vagabond sans or

Souriant comme un fruit mur d’été

Ses yeux volés aux oliviers

Ses cheveux brûlés d’amour

Sans cesse assoiffé et jamais ne pleurant

Ivre de ses pas et des vignes qu’il saignait en riant

Il allait

Et seul le vent savait son errance

Je lui ai pris son nom et la ville a ri

Alors dans ma solitude, toutes les langues en moi

J’ai inventé ses soleils

J’ai déployé sur les avenues ses errances bordées d’impatience

J’ai semé dans les rues les vignes et les oliviers de ses yeux

J’ai converti les larmes à sa religion de feu pour exalter toutes les soifs

Je n’ai retenu de lui que l’amour

Et comme je lui devais un langage et un corps

Une vérité où mordre et vivre

De cet amour dont ne savait que faire mon âme

Du monde j’ai fait une femme

Mon insolence

Aussi

A chaque heure mon aimée,

Monde qui tournoie

Dans le songe de mon nom,

Ma souveraine, ma demeure,

L’impudeur et l’extase

Le sacrifice

Des vagues levées

Au miracle de tes iris

A chaque heure la chair et l’amour

Au grand jour mouillé de ton ombre

A chaque heure une gloire

Dans l’averse de tes paupières

Dans l’espoir du matin et des souffles incertains

A chaque heure un feu

Et dans l’instant de ce poème

Mon baiser à ta bouche donné

La folie d’un nom

La vie oubliée et ressurgie

A toi et tes lèvres ton corps et ton âme

mon inconquise

Et je traverse la ville

Comme on aime une femme

Aux seins rêvés

Enfin acquise

Vito, Chants du quotidien, Chant II, Cantique de l’amour

 

Extrait 5 

Memento amo

« Il y a quelque chose de fondamental dans l’homme. Il ne change pas avec le temps. »

Aharon Appelfeld

 

 

 

Cela sera un peu long

mais le temps est une chimère

bien plus réel est

le songe d’une rivière

Ecoutez

La haine est exacte

Elle est exacte aujourd’hui

Elle est exacte hier

Elle est exacte demain

Elle ne change pas

Je ne raconterai pas son histoire

Elle n’a pas d’histoire puisqu’elle est exacte

Elle décompte les corps

Voyez dans les camps

cheveux jambes yeux dents ongles

nombres

matricules numéros

Tout cela est exact

décompté

Souvent les hommes content

Je les ai entendus

Je les ai lus dans les livres

Ils ont conté bien avant moi

Ils conteront bien après

Au bord de l’été

j’ai embrassé une femme

je lui contais son corps

Et ses yeux étaient pleins d’histoires

je l’ai écrit le vent le sait

Mais là-bas

qui deviendra aujourd’hui

demain hier

la haine décompte les corps

avec exactitude

C’est le fait de la haine

J’ai entendu ceci

Dans un train, en direction des nombres

et du vide

ce message glissé sous la porte

" Soyez tranquille les enfants, maman et moi nous partons ensemble. Papa. Vivez et espérez"

Dans l’exactitude de la haine, cette histoire. Une nuance

papa et maman sont partis ensemble

Là où on décompte les corps

Ecoutez-moi encore

 

L’amour ne meurt pas, même dans les cathédrales de colère, même dans la foule désenchantée,
même dans l’erreur et la méprise, même dans mes yeux fermés comme deux poings contre le
jour

Car l’amour est aussi évident que la mort. Et elle dit « Epouse-moi »

Même dans la terreur et la folie. Elle dit « Vis et espère »

Même dans la nuit d’un train, elle se glisse sous la porte

 

Deux mains qui se tiennent et se souviennent. Des reflets dans le ciel, de l’eau qui dort et des
yeux qui battent

     encore

 

Souviens-toi de cette loi

Sous tes pas un baiser

Et dans les cathédrales

Sous la haine et sa joie

Aime

Vito, Chants du quotidien, Chant II, Cantique de l’amour

 

Extrait 6

  Je suis

     le reflet du monde

     et l’eau mon visage

     Regarde ce paysage

     celui-là

     celui-ci et celui là-bas

     Compte-les aime-les

     Prends-les et

     Vois

     L’orage et la poussière

     Les villes les précipices

     Les fleurs les charniers

     Les chairs ténébreuses des bois

     L’épée des lacs

     L’herbe flamboyante

     L’arc des collines

     La terre des tombes

     et les églises

     qui doucement transpercent le ciel

     et doucement disparaissent

     avec les cimes et les poignards de l’espoir

     Vois

     Ils sont mon reflet

     et tu le sais

Vito, Chants du quotidien, Chant III, L’âme

 

Extrait 7

— Souvent tu te tais, et encore tu parles. Ainsi écoutes-tu mon silence. Ainsi tu m’entends

La rue ruisselait d’elle

et une forêt s’élevait dans les robes des femmes

entre leurs cuisses, son rire flamboyait comme un secret

 

Vito, Chants du quotidien, Chant III, L’âme

Extrait 8

Oraison

J’ai cueilli l’araignée

Dans le jardin abandonné

Corps villeux

Comme une mûre

Parée d’yeux

J’ai cueilli l’araignée

Et l’aube est morte

Comme le temps

Et les soleils couchants

Elle gardait le seuil

Des jardins endeuillés

Et des fleurs aux noms oubliés

Vigie velue

Elle était blanche au matin

L’amour l’a teinte

De rouge comme la mûre

Du sang des amants

Au soir elle était noire

Comme un songe mort

Et des mystères voguaient

Dans les vagues de sa toison sombre

Alors je l’ai cueillie

La solitaire

En sa tanière étoilée

De tombes

Je l’ai cueillie

Ma main en sa fourrure

Impure d’amour et de temps

Comme une piqure pleine de chants

Je l’ai cueillie

En sa demeure de toile et de deuil

Près de ma peur et la soie des meurtres

Entre mes doigts si doux

Qu’un désir y naissait

Comme on sème le sang

Maintenant je sais

Le nom des fleurs oubliées

Dans le matin des jardins

Terribles et retrouvés

Je sais leurs noms

De sang et de mystère

Plus tendres que la chair

Et ses violences amères

Ils sont comme le vent caressant

La toison de l’araignée

Invisibles et vibrants de désir

Vivants si vivants

Qu’il faut mourir

Pour les entendre

Et enfin

Les aimer

Vito, Chants du quotidien, Chant III, L’âme

 

Extrait 9

Nausicaa

 

L’ÂME

  • Sous l’olivier tu rêvais

Un lit de feuilles était ta demeure

Une branche volait

Dans la terre des fruits

Et des foins sauvages

Une autre touchait le ciel

Des cités humaines et sages

Quel silence en ces feuilles !

On aurait dit une pensée de cendre

Sur ton corps posée

Un berceau de neige

Profond et calme

Comme une tombe

Loin du monde

Et des brutales raisons

Un lit d’été

Où luit alanguit

Le soleil étale

Dans l’eau des étangs

Et le val des bois verts

Que rêvais-tu ?

Caché

Telle une braise qui songe

Dans les bras des feuillages

En quel pays voyageais-tu ?

Bercé

Par les chants de silence

De la neige

Et des ombres amantes

Tu dors

Et dans les veines de l’olivier

Bruit une rivière

Qui t’adore

Mon beau sommeillant

Aux yeux noyés d’azur

******

VITO

  • Et elles vinrent au matin

Du sentier indistinct

Poudré des cyprès

Et des vergers féconds

Elles vinrent

Près de l’homme indolent

Sous l’olivier aux branches d’été

Sans ennui et rêvant

En son asile navires et cités

Leurs beaux bras blancs

Jetaient sur l’herbe

Des reflets de neige

Et leurs bouches vermeilles

Un sourire de sang et de cerise

Au sentier levant

Un frisson de nuages

Caressait leurs cuisses

Pleines et déliées de soleil

De piété et des sourdes attentes

Ô belles lavandières !

Au vent de vos pas

Doucement se soulèvent

Les voiles de vos appas

Et dans le lit de la rivière

Rit votre reine

Vierge sauvage et fière

Des cités altières

Et dans le lit de la rivière

Sourit votre servante

Aux beaux bras blancs

Parsemés d’argent

D’eau et de lumière

L’ÂME

  • Il est midi

Au seuil des citronniers

Leur chair palpite d’un désir de rivière

Sous l’olivier

Un linceul de feuilles

Berce et bénit

Mon beau sommeillant

Tu n’entends pas

Les vagues de l’onde

A leurs pieds dénudés

Foulant les linges

Noircis et souillés

Tu ne vois pas

Les corolles de ténèbres

S’évanouissant dans l’eau

Fraiche et dorée

Tu dors

Près de leur sourire

Saigné de lumière

Tu dors et je veille

Sur tes paupières d’aurore

Sur ta bouche d’encore

Et sur ton corps

Enténébré et seul

Près de mes sœurs

Qui se baignent et s’ébattent

Tu dors et déjà

Entre mes mains de feuilles

Ô mon ensoleillé

Tu t’éveilles

Une reine rit dans la rivière

Parmi le chant des jeunes filles

Le linge est blanc et leurs bras

Un champ sans semence

Dans le pâle matin des réjouissances

Entends mon amant

Un rire t’appelle

Et dans les veines de l’olivier

Te confie un chemin

Plus clair que les linges éclatants

Plus bleu que leurs attentes

Lavé de tes glorieuses

Défaites d’antan

Entends-le

Ce rire de lavande

Ouvre les yeux

En l’heure latente

L’insoumise te sourit

En son lit interdit

Et ainsi tu es libre

 

******

L’ÂME

  • Enfin

Voici l’heure solitaire

Tu es nu

Elle est vierge

Un rameau dit

Ta verge élancée

En ses feuilles cachée

Et les sages impatientes

Dans le feuillage des souhaits

T’épient

Leurs yeux d’épines

Rivés à ta peau

VITO

 

  • Voici l’heure des lisières

Et des éveils de la chair

Le rire s’est enfui

je l’entends encore

dans le vestige des îles

et en son blanc visage

soudain plus grand

qu’un silence

Elle me regarde

L’ÂME

  • Et ses chevilles brisent l’eau

En caresses

Et bateaux solaires

la vrille des vignes

ensorcelle une ardeur d’été

Son corps

D’un peu de lumière

Dore tes lèvres

La rivière

D’un peu d’or

Eclaire ses lèvres

Tu la regardes

VITO

  • Et des extases qui s’élèvent

De ma verge

Je donne à la belle vierge bouclée

Ailes et rêves

Le chant de l’olivier

Paré de ses astres violets

Souffrance Joie

quelques semences du ciel

égarées

Et la chair en moi retenue

Et la chair en elle déliée

dans la paix des embrasements

de nos corps séparés

L’ÂME

  • C’est l’heure dit-elle

Solitaire et heureuse

Des adieux et des chemins

C’est l’heure dis-tu

Du rêveur qui s’éveille

Et des chemins futurs

S’émerveille

La chair est un refrain

De nuages et de voyages

Ainsi est venue

L’heure des lavandières

Et de la reine solitaire

Un sourire bat à la poupe de ses reins

Etincelant comme un souvenir

Brillant comme l’à venir

Et te dit

« Va ! »

******

L’ÂME

  • Près de l’olivier et de la robe défaite

Passe le navire

Les seins gonflés d’azur et de nuages

Au faîte de la rivière

Dans la cale tu veilles

Un rameau posé contre ta cuisse

Comme un feu endormi

Et jetant dans les ténèbres

Une pluie d’étincelles

Et d’îles nouvelles

Vito, Chants du quotidien, Chant III, L’âme

 

Extrait 10

Sur la berge désertée, un enfant veille

Nul n’a entendu ses pas dans l’herbe sèche. Nul n’a vu son ombre claire, et fauve, se
dessiner sur le sentier, et venir s’agenouiller

sur la berge haute comme un soleil d’eau

Nul ne l’attendait, puisqu’il était déjà là

Bien avant l’olivier, le sommeil, les rêves et l’éveil

Alors qu’une vierge riait sur les paupières d’un homme

Hier, des îles chantaient le désir

Aujourd’hui, un navire invente nos patries

Et l’enfant veille sur la rivière qui brûle

Vito, Chants du quotidien, Chant III, L’âme

Présentation de l’auteur




Denis Emorine, Comme le vent dans les arbres

Denis Emorine est le poète des obsessions  comme les grands poètes de tous les temps. Il ne cesse de les dévoiler non seulement dans ses poèmes, mais dans toute son œuvre (poésie, romans, théâtre, essais) : amour, mort, identité, temps.




Poète de l’amour et de la mort surtout,  le poète semble les engager dans un dialogue riche d’images et de sens, au fond un monologue intérieur révélateur de son vécu dramatique sous les apparences d’un dialogue avec le fantasme d’une femme russe. 

Le titre Comme le vent dans les arbres met en balance les deux côtés profonds de sa poésie : la douceur de l’amour face à la violence de la mort enracinée dans son âme à tel point qu’elle empêche la joie de vivre. Le poème qui ouvre son recueil en est la meilleure illustration : « La douleur/ a courbé nos épaules/ et bloqué notre dos/ nos yeux nous trahissent toujours entre deux mots// Aucune prière ne détruira notre douleur/ nous sommes veufs de la mort/ des êtres aimés ».

Le lecteur ne doit pas se laisser tromper par le sous-titre Poèmes pour Natacha Rostova qui renvoie à l’héroïne de Tolstoï de Guerre et Paix.C’est une manière de rendre hommage à la grande culture russe par une femme qui incarne son esprit et en même temps de s’interroger sur l’Histoire.

Denis Emorine, Comme le vent dans les arbres. Poèmes pour Natacha Rostova/ Come il vento fra glialberi poesie dedicate a Natacha Rostova. traduzione di Giuliano Ladolfi, Giuliano Ladolfi Editore, 2023.

Denis Emorine le fait souvent dans sa poésie par des poèmes dédiés aux femmes poètes qu’il admire. Natacha comme Olga du recueil Romance pour Olga ne sont que des fantasmes, un symbole, l’incarnation de l’identité slave, l’expression de son admiration mais aussi un moyen d’établir sa parenté lointaine avec l’Est par ses ancêtres.

Pour le poète français, l’Est est la source de l’amour et de la douleur, car le drame de sa mère est lié  aux événements tragiques de l’Est. La mort de son père revient souvent dans ses poèmes dans le leitmotiv de la forêt de bouleaux :« Je mourrai un jour/ ébloui par les étoiles/ que je  n’ai pas su aimer/ et rattrapé par la/ forêt de bouleaux/où repose mon père ».

Pour Denis Emorine « la mort vient de l’Est », il le rappelle sans cesse dans ses vers, c’est comme un refrain musical. Rien ne le console, ni même l’amour. Son regard est voilé par cette obsession qui le traverse, il y sombre, piégé à jamais :« l’horreur n’a pas de nom/ j’ai perdu le mien/ aux portes de l’Est/ je vois danser les prisonniers sous/ les coups des bourreaux/  dont les hurlements se répandent/  sur le monde/  la nuit répand la mort/  qui/ vient de l’Est ».

La joie de vivre est empoisonnée par l’obsession de la mort de ses parents, le chemin de sa vie est assombri par la perte de sa mère qu’il a beaucoup aimée. Cela explique les leitmotivs du petit garçon inconsolé et de la jeune femme brune  aux yeux bleus de ses poèmes. L’amour de la mère est invoqué comme seul appui à son passage au-delà : « Au pied de l’arbre blanc/  vomissant du sang/  j’attends toujours/  le retour de la jeune femme brune aux yeux bleus/  qui me prendra dans ses bras pour/  m’aider à mourir. »

L’obsession de la mort s’apparente à la quête identitaire à travers le temps qui ne permet pas le retour en arrière autrement que par la mémoire affective, elle-même fragilisée. Pour Denis Emorine les souvenirs de L’Est se partagent entre la beauté de la femme russe, telle Natacha, et l’horreur de la guerre. Mais ni la beauté, ni l’amour, ni la poésie ne peuvent rien faire contre la mort. Son fantasme est toujours là, menaçant, un fardeau écrasant qui lui provoque des insomnies : 

« Tu ne vois pas la croix/  qui / glisse sans cesse de mes épaules/  en éraflant ma peau/ elle est là depuis toujours/ me rappelant que j’existe// Je voudrais me protéger d’elle/  ou me réchauffer à son ombre/  en oubliant les crépitements de la vie/  Tu ne la vois pas/  et pourtant elle me rejoint/  la nuit lorsque/ l’insomnie me défigure/  La mort/  la mort vient de l’Est ».

L’amour et la beauté de sa jeune mère traversent obsessivement ses poèmes. Son image revient à sa mémoire encore plus douloureuse sous les plis du souvenir : « Je suis toujours ce petit garçon/ébloui par la beauté/ de la jeune femme brune aux yeux bleus/  elle ne m’avait jamais avoué/  qu’elle s’enfoncerait un jour/ dans la forêt de la mort/ avec l’homme qu’elle aimait/ en me léguant le poids de l’Histoire/  J’aurais voulu tuer avec mes mots/ les bourreaux de l’Est ».

L’Histoire avec son cortège de guerres et de tragédies bouleverse la vie du poète, brise son identité, fait de lui un exilé. Il ne peut pas oublier ses morts chers, effacer sa douleur, se réconcilier avec elle, faire de ses vers un champ de bataille, seulement crier sa révolte, sa haine, confesser son drame qui l’empêche d’aimer la vie, de retrouver son amour pour un pays admiré pour sa culture.

Natacha est une interlocutrice  muette, une  accompagnatrice du poète à travers la Russie, devenue un « pays glacé », « le pays des mitrailleuses », de la  mort, où repose quelque part la tombe inconnue du premier mari de la jeune  femme brune aux yeux bleus. Elle est un lien entre l’Est et l’Ouest, entre deux identités et deux cultures, mais aussi une sorte de thérapeute qui assiste à l’anamnèse du poète, l’aide à livrer ses obsessions, sans réussir à le guérir. Il erre encore dans sa nuit, hanté par le drame de ses parents qui l’avait ravagé depuis son enfance.

Les poèmes de Denis Emorine sont le chant douloureux d’une vie atteinte par le cauchemar de la mort, avec le sentiment prégnant de l’exil intérieur et des accents de révolte, de haine contre les horreurs de l’Histoire.

Comme le vent dans les arbres est écrit comme un seul souffle, avec de petites pauses de respiration, sans ponctuation, sans titres, laissant les vers se mettre sur la page dans leur musicalité, en l’absence des rimes, leur mélodie émane de la sonorité des phrases, de leur rythme intérieur. On pourrait voir  dans la poésie du poète français un requiem pour l’Est.




Présentation de l’auteur




Estelle Fenzy, Une saison fragile

Quel beau titre ! Inspiré, inspirant et suggérant d’emblée le sens de la nuance, de la vulnérabilité, de tout ce qui risque de défaillir. Avant même d’ouvrir le recueil, on sent une délicatesse à la japonaise à cause du mot « saison » bien sûr et à peine le livre ouvert, on se dit que l’on ne s’est pas trompé, que la poète a choisi le poème court, haïku ou pas, mais court, à vif, nerveux, saisissant l’état d’âme, saisissant au vol la douleur, le chagrin, juste par des évocations simples, concrètes, sans emphase, en mineur, en sourdine.

Seule
dans ma cuisine
 j’écoute
la fumée de ma tasse
devenir poème » p. 24

Le recueil est réparti en quatre parties, dont la première donne le titre à l’ensemble. Ce premier regroupement rejoint l’intime par divers moyens : le je seul ; le je et tu ; le mode réflexif à la troisième personne sous forme d’aphorismes à teneur plus universelle.

Il y a des mots
qui meurent
avec les gens

 Je n’ai pas dit
Papa
depuis longtemps » p.14

               ∗

Il est insupportable
le silence que tu fais » p. 23

               ∗

Un poème
c’est peut-être
une mémoire à atteindre » p.27

Estelle Fenzy, Une saison fragile, La Part Commune, 2023, 105 p. 13,90 €.

Mais quelle que soit la façon d’envisager l’énonciation, selon le jour de l’écriture, l’état d’esprit d’Estelle Fenzy au moment où le poème naît, c’est à chaque fois une facette de l’expression du deuil qui se manifeste et pour chaque lecteur, les mots choisis résonnent intimement.

Le soutien à cette mélancolie liée à l’absence définitive, la poète le doit au poème, à ce moment privilégié où pour un instant, la douleur est suspendue malgré la douleur par la résurrection de l’être aimé dans les mots mêmes qui l’évoquent :

J’ai gardé
tes chaussures préférées
pour que tu reviennes
marcher dans mes rêves p.14

Ce n’est sans doute pas pour rien que dans ces pages l’idée de la naissance, l’apparition, la création du poème surgit souvent comme le seul baume qui vaille : c’est un bienfait, une grâce, voire un ralliement secret qu’on appelle de ses vœux :

Disparaître
pour que reste
au centre de soi

cet éclat qui écrit le poème p. 13 (deuxième poème du recueil)

Le poème
un effondrement de soi
que l’on recueille et reconstruit p.23

Il y a
une langue
pour la nuit
une autre
pour le jour
et celle qui nomme
cet entre-deux
POÈME  p. 31

Dans le deuil, il y a les mille questions que l’on se pose, les réponses incertaines, les perplexités des « peut-être », le ressassement qui s’égrène au fil des pages, revenant comme une antienne mélancolique. Dans la fragilité du deuil, c’est toujours l’hiver qui persiste « Je garde/mon sang d’hiver/ mes écailles glacées » p.35

La joie elle-même est pure tristesse, pur sanglot :

Oh poème
Comme j’aime
ton visage
plein de rides p. 37

Alors comment se sortir de l’angoisse, des ombres et des ténèbres si ce n’est par le souhait du mensonge ? « Je voudrais / que quelqu’un me mente » p. 47 termine la première partie du recueil et introduit la seconde « Les Petits mensonges ». Estelle Fenzy propose « ses petits arrangements avec les morts » comme Pascale Ferran dans son film et chaque poème commence par « Fais/ comme si » et « Imagine » pour faire surgir un monde plus souriant, un monde ailé, un monde d’élans.

Fais
comme si
tu croyais

mes jolis
mensonges
cuirasse-moi
la plume

de pinson pas gai  p. 64

Et comme tout ce deuxième volant est parcouru d’ailes en berne, de tentatives qui ont tendance à échouer, car forcées, car artificielles, il n’est qu’une grande et belle préparation au troisième mouvement intitulé « Tout commence par des ailes » qui raconte l’envol ou émancipation de l’enfant devenue adulte qui quitte le foyer familial. C’est de façon pudique mais saisissant  que notre poète livre ce déchirement maternel car « Qui prépare les mères/ à la douleur du post partir » p.74. Elle dit le manque de l’enfance perdue, elle cherche sa fille envolée vers un ailleurs plein de perspectives, dans les objets, dans les photos, dans les parfums qu’elle aurait laissés :

Moi
renarde au terrier
à respirer
dans l’oreiller

 tout le feuillage
de tes cheveux p. 79

Poignante image d’une mère esseulée, désemparée qui cherche sa fille, et lutte entre son égoïsme de mère qui la voudrait pour elle et son éthique de femme qui veut sa fille libre et épanouie, mais sans elle. Et elle conclut, pansant sa blessure « Ton envol/ c’est de l’amour encore ». Le quatrième volet peut dès lors s’ouvrir, cet « Après la pluie (Brest m’aime) » qui clôt le recueil, le termine par de la clarté, de la lumière, une renaissance qui ne nie pas les blessures. Cette saison là est cicatrisation car « Après la pluie/ tes yeux hurlent plus fort/ en bleu » p. 93. Dans cette partie, ce n’est plus la saison qui est personnifiée, c’est la ville de Brest tutoyée et dont la poète dit : « Déjà/ tu dégrafes/ ton corset de granit// respires » p.97.

C’est la force de vie que ce vent, ce granit, ces vagues, ce ciel changeant. C’est la force de vie ces saisons qui s’entrechoquent, se superposent, sont force cosmique : « Tu sais/ faire novembre/ en juillet » (…) « Les gris/ s’ajoutent au gris// Un seul rayon/ et c’est sur la mer/ un éclat sans fond » p. 101

La lumière, la clarté ont soudain tout l’espace de la page. La ville foulée revivifie la femme naguère encore fragile comme une saison. Comme Antée, elle recouvre les forces qui lui manquaient en se reliant à cette fin de terre au goût d’iode et de sel :

Après la rade
dès la balise
tu lâches tes fauves

Ils creusent des gouffres
dans la mer
avec leur liberté

Toi tu rentres
les griffes
lèches du port
le sel du carnage p. 103

Le tu employé devient ambigu : tantôt il renvoie à la ville de Brest et ses environs marins, tantôt il renvoie à l’adresse distancée de la poète à elle-même comme le faisait Guillaume Apollinaire (pour ne citer que lui) dans « Zone » par exemple.

Le lexique n’est plus le même car il appartient à la langue du dehors, à la langue de l’action et non plus à celle qui prévalait jusqu’alors – la langue méditative – la langue du dedans et ce n’est qu’après coup, une fois qu’on a balayé l’ensemble du recueil que la citation en exergue de Nicolas Bouvier prend tout son sens, lui dont le recueil s’intitule Le dehors et le dedans : « N’apportez rien de plus fragile que la fragilité à laquelle tout conduit »

Quel chemin parcouru ! Désormais la poète sait qu’elle est comme l’océan et ses marées, qu’elle peut partir et revenir :

Laisse-moi te quitter
et revenir encore p. 104

L’intime du poème s’est gonflé du ressac de la mer et notre poète a compris qu’elle avait « laissé sur tes trottoirs/ un poème qui s’ignorait » p. 92

 

 

 

Présentation de l’auteur




Traductions croisées : Sonia Elvireanu et Giuliano Ladolfi

Quelles vagues font pousser en moi des poèmes ?
Sonia Elvireanu

Écrire de la poésie à quatre mains, cela semble difficile, même si cela a été tenté, la poésie étant d’abord une affaire de ressentis, de sentiments. La traduction est autre chose : prenant la suite de l’auteur qui a exprimé sa sensibilité, le traducteur qui cherche certes à se couler dans le moule du poème initial ne peut pourtant faire lui-même œuvre de poète que s’il laisse s’exprimer sa personnalité propre.

Aller-retour remarquable que celui opéré par les auteurs de ces deux recueils, puisqu’ils se font tour à tour traducteur l’un de l’autre. Le Regard… un lever de soleil rédigé en français par S. Elvireanu est traduit en italien par G. Ladolfi ; La Nuit obscure de Marie rédigé en français par G. Ladolfi est traduite en roumain par S. Elvireanu. C’est ici les textes en français que nous examinons, faute des compétences linguistiques nécessaires pour juger de la qualité des traductions en tant que telles.

Déjà l’auteure du Souffle du ciel en 2019, puis du Chant de la mer à l’ombre du héron cendré en 2020, les deux chez L’Harmattan, Sonia Elvireanu n’en est pas à son premier coup d’essai comme poétesse de langue française. Si les poèmes du nouveau recueil sont souvent plus longs que précédemment, on y retrouve la même sensibilité à la nature empreinte d’un certain mysticisme panthéiste : Le Saint-Esprit est sur la montagne (in « La piété de la montagne »).

Sonia Elvireanu, Le Regard… un lever de soleil – Lo Sguardo… un’ alba, traduzione di Giuliano Ladolfi, Bongomanero, Giuliano Ladolfi editore, 2023, 194 p., 15 €.

La nature n’est pas qu’un objet à contempler, elle n’est pas même que vivante, la poétesse communie avec elle en une sorte d’osmose surnaturelle, à la limite douloureuse.

Tout ce qui existe dehors se trouve en moi aussi
le jour et la nuit, la terre et le ciel,
la lune, le soleil, les étoiles, tout
est sable brûlant, brûlure infinie
(« Le sable »)

Il serait bien sûr exagéré de comparer l’expérience relatée ici par S. Elvireanu aux extases douloureuses d’une Thérèse d’Avila, néanmoins les termes qu’elle emploie peuvent faire penser à la « transverbération » (1) décrite par la sainte. S. Elvireanu invoque par ailleurs un miracle de l’amour et de la poésie à propos du verdissement éternel d’une branche de pommier (« Matin vert ») tandis que le Christ est directement présent dans le poème « Un nimbe de lumière sur un mur » : sur le mur blanc […] un homme d’une beauté divine […] rayonnant sur la croix de bois.

Autre mur, celui qui fonctionne comme métaphore tout au long du livre. Métaphore de l’obstacle à la création – Comme un mur qui ne te laisse pas aller plus loin  (« Une tache de couleur ») – ou du mystère à déchiffrer (la pierre de Rosette, l’art paléolithique), jusqu’au mur enfin transparent à l’instar de la poésie qui dévoile le monde.

Un mur transparent te laisse voir
le monde derrière lui qui s’y reflète
(« Regarder par la vitrine ») 

Les lecteurs de S. Elvireanu reconnaîtront sans peine les marqueurs de sa poésie avant tout lyrique inspirée par la nature – les mots oiseau, bleu, soleil, rivage, désert, par exemple, qui reviennent régulièrement –, ce qui n’empêche pas d’autres sources d’inspiration comme, dans le présent recueil, un voyage aux îles grecques :

sur le fil bleu de l’horizon,
l’ange,
la Mer Égée et le ciel (« Le vêtement du jour »).

∗∗∗

Giuliano Ladolfi a lui-même traduit en français sa Notte oscura di Maria publiée en italien en 2021, traduite ensuite en roumain par S. Elvireanu. Même si le titre, La Nuit obscure de Marie, semble faire référence à la Nuit obscure de Saint Jean de la Croix, la ressemblance s’arrête là. Chez Jean de la Croix « obscur » évoque en réalité simplement le secret qui entoure la rencontre surnaturelle, extatique de « l’aimée » (l’âme du croyant) et de « l’Aimé » (le Christ) : « Ô nuit qui a uni l’Aimé avec son aimée ».

La nuit que traverse Marie est bien différente, c’est celle qui a saisi son âme après la mort de Jésus, nuit de déréliction et de révolte contre un Dieu absent :

Mais toi où étais-Tu quand le Juste
était crucifié sur la croix
et criait, criait
qu’il était abandonné ?

Giuliano Ladolfi, La Nuit obscure de Marie – Noaptea întunecată a Marieri, traduction de Sonia Elvireanu, Iasi, Ars Longa, 2023, 132 p.

Le texte ne se limite pas à cette protestation. Marie, dans cette nuit réellement obscure, se souvient des principales étapes de sa vie, telles qu’elles sont relatées dans les Évangiles  : l’Annonciation, le voyage jusqu’à Bethléem, l’adoration des bergers, des rois mages, le jeune Jésus face aux docteurs de la Loi, les Noces de Cana :

Sur la table, ces regards d’enfants
cherchaient du pain
Joseph et moi
nous attendions muets
que le mystère s’accomplisse.

Si Joseph est loin d’être un acteur central des Évangiles, il trouve toute sa place dans ce texte où Marie apparaît d’abord comme une épouse aimante et navrée par l’épreuve imposée à un Joseph obligé d’accepter un enfant qui n’est pas de lui :

Joseph… ce silence dans tes yeux
inquisiteurs sur mon ventre
[...] Je sentais ta souffrance, mon Joseph,
quand tu voyais mon ventre enflé.

Rappelons que les Évangiles synoptiques sont peu diserts sur la naissance de Jésus. Marc et Jean n’en disent mot. Luc raconte en détail l’Annonciation de l’Ange à Marie, ajoutant simplement qu’elle était fiancée à un certain Joseph de la maison de David. À l’inverse, chez Matthieu qui présente longuement la généalogie de Joseph depuis Abraham puis David, l’Ange s’adresse au seul Joseph : « Ne crains pas de prendre chez toi Marie, ta femme, car ce qui été engendré en elle vient de l’Esprit Saint ». La suite dit que « Joseph fit comme l’Ange du Seigneur lui avait prescrit », sans mention de ses états d’âme. Tandis que G. Ladolfi fait de Joseph un personnage à part entière de ce drame. Il humanise ainsi davantage Marie, au risque de la théologie, puisqu’il fait d’elle une femme qui semble davantage préoccupée par l’épreuve imposée à son mari (« il ne voulait pas montrer son chagrin / d’avoir perdu pour toujours sa joie / d’être père ») que fière de porter le futur Sauveur de l’humanité.

Et Joseph m’aimait-il ?
Oui, avec un amour qui donne sans demander,
avec un silence qui sait souffrir,
avec un calme qui sait espérer.

Post scriptum

On sait que l’Immaculée Conception de Marie n’est reconnu comme un dogme de l’Église catholique que depuis 1854. La croyance, cependant, était bien plus ancienne puisque remontant au moins au Moyen Âge. Entre la fin du XVe siècle et la Révolution, il a existé ainsi à Rouen un concours de poésie à la louange de Marie Immaculée. Nos lecteurs seront peut-être intéressés de découvrir, à titre de comparaison, comment on pouvait poétiser sur la Vierge Marie à la Renaissance. Ici un extrait du « Chant royal » de Guillaume Tasserie, présenté au concours, où il explique pourquoi il fallait que la mère du Christ naquît sans péché :

Raison pourquoy ? Car la divine essence
Le preveioit pour estre son affine,
Et si elle eust eu de peché violence
Par aulcun temps, elle eust été indigne
[…] Mais Dieu a faict par povoir vertueulx
Qu’el ayt jouy des biens celestueulx,
Dont doibt avoir plaine fruition
Celle qui est mere du Dieu des dieulx
Belle sans sy en sa conception.

 

Note

(1) G. Ladolfi emploie un terme voisin dans La Nuit obscure : « une lumière transhumanait mon être ».

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Maurice Chappaz, Philippe Jaccottet : Correspondance, 1946–2009

Ils étaient tous les deux originaires de Suisse, mais ils auraient pu ne jamais se lier d’amitié ni engager de correspondance. Il a suffi, pour les réunir, d’un livre de poésie, Verdures de la nuit de Maurice Chappaz, un recueil  qui a ébloui le jeune Philippe Jaccottet. Il en fera une présentation élogieuse dans une revue de Lausanne. Les deux auteurs ne se perdront plus de vue,  pourtant si différents mais vivant tous les deux dans l’ombre tutélaire du grand Gustave Roud.




Lire une correspondance entre deux grands poètes, c’est d’abord pénétrer dans une tranche d’histoire littéraire, ici celle de la Suisse romande du 20e siècle, avec ses écrivains et aussi ses artistes (d’où émerge la figure du peintre Gérard de Palezieu). C’est aussi mieux appréhender la vision que peuvent avoir deux auteurs sur la création littéraire, sur la poésie en particulier, mais aussi sur leur approche du monde et de la vie qui les entoure. C’est enfin entrer dans leur intimité, celle d’êtres de chair et de sang que taraude une forme d’angoisse ou pour le moins un questionnement sur la vie et la mort, mais à des degrés divers (d’une façon plus marquée, sans doute, chez Jaccottet)

Car tout différencie au départ ces deux auteurs. Maurice Chappaz (1916-2009) est plus l’homme de convictions sociales profondes et affirmées - notamment sur l’environnement - qui l’amènent à fustiger cette prospérité éloignant l’homme de la nature. N’est-il pas, en particulier, l’auteur d’un livre polémique, Les maquereaux des cimes blanches, sur le développement anarchique de l’industrie de la neige ? N’est-il pas aussi l’homme d’un attachement sans failles à ce Valais natal dont il fait une véritable patrie ? Installé au Châble près de Martigny, il a un chalet aux Vernys et exploite des vignes. Mais cet enracinement n’empêche pas, chez lui, une forme de nomadisme et son attrait pour des terres lointaines. Il voyagera, surtout vers l’Orient, et affichera (lui le « catholique païen ») son attrait pour les spiritualités orientales.

   




Correspondance, 1946-2009, Maurice Chappaz, Philippe Jaccottet, Gallimard, les cahiers de la nrf, Gallimard, 297 pages, 23 euros.

Philippe Jaccottet (1925-2021), lui, vit plus dans le retrait. Né à Moudon en Suisse, il a vécu un moment à Paris avant de s’installer à Grignan dans le Drôme. Mais jamais il ne perdra le contact avec sa Suisse natale. S’il approuve les engagements et les coups de sang de Chappaz, il est plus enclin à «intérioriser » (sa formation rigoriste protestante y est sans doute pour quelque chose) et il parle volontiers d’un monde suscitant de sa part « dégoût » ou « désespoir ». Dans une lettre du 13 juin 1986 il écrit à Maurice Chappaz : « Je vous envie cette foi dont je me sens bien incapable, moi qui cours le plus grand risque de me rabougrir ». Dans une autre lettre, le 5 juillet 2003, il souligne « la richesse d’expérience », « l’énergie » et « la vitalité » de son ami. 

Malgré ces différences, les deux hommes conviennent qu’ils sont « du même temps, du même lieu » (Chappaz, dans une lettre du 1er juillet 2001) pour dénoncer « la confusion régnante ou, aussi bien, l’uniformité dans la surdité à ce que nous aimons » (Jaccottet dans une lettre du 6 novembre 2001). Les deux hommes ne vont donc pas cesser d’accueillir avec bienveillance leurs œuvres respectives et, surtout, d’en faire part au plus grand nombre. Jaccottet, notamment, ne manquera jamais d’évoquer les livres de Chappaz dans les revues auxquelles il collabore (La NRF, La Gazette de Lausanne, notamment). 

C’est Jaccottet qui fera l’éloge de Chappaz en octobre 1997 à Sion lors de la remise du Grand prix Schiller à l’écrivain suisse. Il sera en 2006 présent à la soirée d’hommage organisée à Martigny à l’occasion des 90 ans de Maurice Chappaz et publiera aux éditions Fata Morgana, pour marquer cet anniversaire, toutes les chroniques qu’il avait rédigées sur l’œuvre de Chappaz. Leur correspondance évoque en détail, tous ces événements littéraires. Quarante-cinq avant, en 1961 (c’est dire la constance de leurs relations), c’est Chappaz qui s’était rendu à Grignan et il rappelle dans une lettre, le plaisir qu’il en avait retiré dans « la petite société des amis, les appels des hiboux, les rossignols le soir ».

Leurs rencontres, néanmoins, furent restreintes. La correspondance, par contre, demeurera un fil rouge. Tout comme le fut ce lien indéfectible qui les reliait au poète Gustave Roud (1897-1976) dont la figure est évoquée, par les deux hommes dans de très nombreuses lettres. Jaccottet et Chappaz, de concert, veillèrent à ce que l’œuvre de Roud « ne tombe pas entre des mains médiocres » et « soit ancrée comme un beau bateau sur des eaux un peu plus vastes que le lac Léman » (Jaccottet).

L’ultime lettre de leur correspondance est signée de Jaccottet le 5 avril 2008. Le poète réagit à la lecture de La pipe qui prie et fume, dernier ouvrage de Chappaz qui décèdera le 15 janvier 2009. Comme le souligne José-Flore Tappy, qui a magnifiquement présenté et annoté cette correspondance, ces deux grands auteurs ont entretenu une relation épistolaire qui posait « la question très exigeante du rapport entre la poésie et l’existence ».




Présentation de l’auteur




Philippe Longchamp, Dans la doublure

Le poète Longchamp, né en 1939, auteur de plusieurs recueils chez Cheyne, entreprend ici de dégoter du réel la face cachée, la "doublure", comme quand "on", "ça" parle. Il faut creuser les nuits, les évoquer, les convoquer pour qu'elles réussissent à nous dire leur vérité, leur chemin.

La nuit est porteuse et les poème en prose, assez longs, l'enveloppent, la caressent, l'éclairent. Le sort des SDF, des victimes des tueries des boulevards (2015), celui des fêtards de la nuit, des marginaux de toutes sortes sont quelques-uns des thèmes de prédilection de ce beau livre, où les poèmes et les beaux dessins très colorés - à la Miro - dégagent un monde qui se voudrait plus chaleureux, plus complice. Nuit complice disait Bory.

Habite-t-on encore au coeur des nuits? Les êtres se laissent-ils aller à la chaleur des étreintes ? Quand la stupeur règne et qu'il faut réinventer les coquelicots de la résistance?

Le "on" indifférencié traverse tous ces poèmes tissés d'empathie, d'un lyrisme qui les porte à l'effusion.

"Ne plus habiter un froid noir !"

On a perdu les "Alices" de nos rêves et il faut coûte que coûte en créer d'autres, pour nous "affranchir", connaître d'autres "surprises".

La langue, ici, ramasse de belles images, fait "naître secrètement au plein des nuits d'hiver de l'autre de longs rêves d'un bleu violine" (p.14)

Ce bel album, dans la lignée humaniste des poèmes de la résistance, honore la poésie. Voici des textes profonds comme la nuit, qui délivre, au milieu des dérives, une belle matière de vie et d'espoir.

Quelques poèmes sur Paris disent assez la beauté des vies et des villes, surtout la nuit, dans la chaude présence de l'autre.

Philippe Longchamp, Dans la doublure, Cheyne, 2023, 52 p., 19 euros. Images d'Anne Bruni.

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Kaled Ezzedine, Loin

Khaled Ezzedine est un poète d'une grande délicatesse. Il évoque le pays où il a grandi, le Sénégal, à travers les lieux (Bassoul, Tialane, l'île de Niodor...), les paysages, surtout le fleuve Saloum qui sinue tout au long du livre, mais aussi des visages, une douce nostalgie.




Ce superbe livre est jalonné de presque quarante peintures de Christian Gardair, à mi-chemin entre évocation classique du paysage et abstraction, dans des tons feutrés qui entrent en correspondance parfaite avec les poèmes. Le titre, loin, dit à la fois l'éloignement spatial, géographique et l'éloignement temporel (l'enfance), peut-être celui aussi que confère l'écriture.

aiguisant les pierres
où nous courions pieds nus
fil tenant
la courbe de la vague
ayant franchi les morts
et le sillage du Saloum
dans l'air chargé de l'arbre à suif
entre hier et aujourd'hui

loin




Kaled Ezzedine, Loin, éditions de La Crypte, 2022, 92 pages, 18 €.

 Le poème est souvent contemplatif, sans exagération, on adhère facilement à l'énonciation simple de choses simples, dans la paix apparente :

Djiffer
brise du soir
arrivent les pêcheurs
leurs pirogues bariolées
et le cri des femmes 
sur le quai
foisonne
attise le chant
du mangeur de pluie
mais la voix revient
s'entête
un tisserin se pose
sur mon épaule
et son chant
dresse une maison ardente
sous la ruche verte de la mangrove

Cette sensibilité qui s'exprime si bien dans l'attention à la nature (le fleuve, les arbres, les oiseaux...) affleure également dans le rapport de l'auteur aux humains, plus particulièrement aux membres de sa famille. Le tisserin, petit passereau cité dans le poème précédent, reparaît ainsi, tel un symbole dans celui-ci :

la voix de mon grand-père
renverse
les manguiers
la voix de mon grand-père
trace
le vol las de l'abeille
dans les nuées en fleur
main qui chante
la voix de mon grand-père
accorde de son air
l'homme devenu
tisserin fracturé

Nul doute que le grand-père ici convoqué représente le pays natal, l'attachement aux racines, cette contrée peut-être idéalisée – néanmoins celle des origines – et que le poète partageant désormais sa vie entre France et Sénégal est ce tisserin fracturé. Mais c'est une pudeur (j'ai dit le mot « délicatesse » en ouverture de ce commentaire) qui gouverne ce beau livre de douleur en filigrane, sans pathos. Cette douleur de l'écartèlement, effectivement visible chez tout exilé, est celle aussi que tout un chacun peut éprouver de ce qui le sépare de son enfance, fût-elle repeinte aux couleurs d'un imaginaire qui toujours choisit son tamis ; et la nostalgie a de ces pastels...

nos amis d'avant
c'est dans le rêve qu'on les visite
[…] on voudrait leur dire
regardez comme mes mains
de s'être tenues trop éloignées
saignent
regardez ce que j'ai accumulé de tendresse

Khaled Ezzedine, au-delà d'une mélancolie hantée, questionne l'ontologie, que ce soit dans un carpe diem parfois non consenti, « derrière les jours simples / tu t'esquives / à t'entêter / la vie te dévore », ou dans son rapport au rythme temporel que l'on sait différent entre l'Afrique et l'Europe, la ville et la campagne, « ici / les mois et les années / se confondent / ici / les lunaisons noires / cheminent dans le pli de l'air / ici / c'est mon sang qui recule », ou encore dans l'enfance qui fonde tout être, « parfois l'enfant revient / sur le chemin de l'école / tout seul ou presque » - cette solitude qui, à son extrême, va constituer l'homme et le poète.

mais c'est toujours le même enfant
celui-là qui fixe
son cœur immobile
celui-là oublié
dans la joie
et la main s'est posée
plus près du ciel
la tête en bas
vers la pirogue qui file
drame sans témoins
pour l'exil

On ne saurait ignorer, associée dans ce livre à la fois aux parents, grands-parents, à la transmission, à son propre destin, la question essentielle de la mort (de la perte, de la disparition) qui taraude qui que ce soit, qu'il s'exprime artistiquement ou philosophiquement.

cette nuit
ébloui
par la lampe
des pêcheurs de crevettes
le vent emporte 
ce qui nous abandonne
ce qui ne revient pas
et soudain comme suspendu
le bruit sec de l'horloge

Le poème de la page suivante le dit peut-être d'une manière plus brutale, encore que, dans sa lucide énonciation, on sente plus qu'une amertume un désir de réconciliation.

voici que
la mort prend visage
voici que d'autres pas
précèdent les miens
minute par minute
goutte après goutte
entre Saloum et le verger
l'odeur de la pluie
entre dans le songe
j'ai la nostalgie des dimanches
sous les manguiers

J'ai la même nostalgie, n'ayant pas connu ces dimanches-là, c'est la grande force de ce livre : toucher la petite part d'universalité que nous avons en nous.


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Alain Dantinne, Chemins de nulle part

Alain Dantinne n’en finit pas de voyager. Il s’aventure dans ce nouveau recueil en des contrées toujours plus intérieures, à la recherche du silence et de la solitude. Et c’est la poésie qui le conduit sur ces chemins, bordés des effrayants abîmes de ce siècle, qui ne sont pas sans rappeler ceux du sulfureux Heidegger, lesquels, on le sait, ne menaient nulle part. L’époque a des relents de fin de règne.
La civilisation est un jeu de dupes, une montagne qui, au final, a accouché d’une souris. Les idéaux humanistes ont fait long feu et les étendards du désenchantement flottent sur les décombres d’un monde peut-être perdu pour lui-même. Beaucoup de remous font tanguer les être et les choses. L’inspiration du poète, aussi, dans une démarche volontiers ontologique, dont la feuille de route se propose de toucher au mystère / de l’être même / sa déchirure. L’agitation de l’époque, les ravages du temps qui emporte tout, les amours déçues, éphémères, les amitiés fauchées par la mort, tout cela donne du sens à la démarche poétique d’Alain Dantinne, laquelle tend de plus en plus vers une vérité primordiale, essentielle, définitive, d’où tout émane et tout retourne, dans le mouvement irrépressible de la vie. Et oui, sans doute, là est toute l’errance du poème. Un nomadisme intérieur et perpétuel, qui ne dépend de rien ni de personne. Un souffle qui nous précède et nous suit, sur quoi il convient d’accorder son verbe. Le poème est langage, il reformule et recrée, tout en n’étant dupe de rien. Il est un véhicule pour atteindre l’ineffable et cibler le cœur de la vérité : la langue, oui / comme parole / comme présence à soi. Trouver le lieu et la formule, en quelque sorte, et accomplir la prophétie de L’Homme aux semelles de vent. D’autres voix s’unissent pour jeter quelque clarté dans la pénombre de la poésie : celles de Mathieu Riboulet, Volker Braun, Johannes Kühn, Reiner Kunze et même Léonard Cohen.

Alain Dantinne, Chemins de nulle part, peintures de Jean Morette, éditions L’Herbe qui tremble, 2023, 124p, 17€.

 

Toutes participent à leur endroit à la construction de l’édifice en assurant les fondations d’une écriture vouée depuis des décennies à la liberté intérieure. Alain Dantinne signe ici une étape fondamentale de son périple personnel dont l’empathie pour l’Homme et son destin tourmenté n’est plus à démontrer. Écoutons donc sa parole monter du crépuscule, où se fondent toutes les nuances sensibles de la vie telle qu’elle est, avec ce qu’il faut de nostalgie assumée et d’inquiétude consciente d’elle-même. Vers la lumière. Plus près, toujours plus près, escortée des œuvres richement dépouillées d’un Jean Morette au sommet de son art.

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Marina Tsvetaïeva, Après la Russie

La guerre menée aujourd’hui par la Russie en Ukraine ne manque pas de donner un relief particulier au recueil Après la Russie de Marina Tsvetaïeva. Publié à Paris en 1928, le livre est aujourd’hui à nouveau réédité. Marina Tsvetaïeva faisait partie de ces Russes qui ont fui la révolution bolchévique afin de trouver de nouveaux points d’ancrage en Europe de l’Ouest. Pour la jeune femme ce fut Paris, mais aussi Prague et Berlin, deux capitales où elle rédigea les poèmes réédités aujourd’hui.

Née en 1892 à Moscou dans une famille d’intellectuels et d’artistes - son père était professeur d’histoire de l’art à l’université de Kiev puis à Moscou, sa mère avait un don rare pour la musique - Marina Tsvetaïeva a commencé à publier dès l’âge 16 ans. Poète inclassable, elle a connu l’exil avant de revenir en Russie en 1939 où elle connaîtra la misère. Son œuvre sera rejetée par Staline et le régime soviétique. Elle se suicidera en 1941 et ne sera réhabilitée qu’en 1955. 

Ne nous attendons pas à trouver dans les poèmes de Après la Russie – ou alors simplement au compte-gouttes – une quelconque couleur locale. Ainsi, après une promenade en Tchécoslovaquie au bord d’une rivière en compagnie de sa fille Alia, Marina Tsvétaïeva écrit un poème dont le titre initial était « Rivières » mais qui s’intitula finalement « Prends garde », dont le leitmotiv devint ces quatre vers : « Auprès de la source,/écoute, Adam, écoute/ce que les artères bouillonnantes/des fleuves disent aux rivages ». Après une visite à son mari qui habitait dans un faubourg ouvrier de Prague (où il faisait des études à l’université), la poète écrivit en 1922 deux poèmes intitulés « Ouvriers » dont le premier commence par ces vers : « Des bâtiments enfumés/dans la morosité noire du travail./Au-dessus de la suie jaillissent des boucles -/ les cieux sont attendris ».  A Berlin, elle nous parle très peu de Berlin sauf pour écrire en juillet 1922 : « La pluie berce la douleur./Sous les averses des stores baissés/ Je dors. Le long des asphaltes tremblants/Les sabots – comme des battements de mains ». Une forme d’opacité, on le voit, imprègne en permanence l’écriture de la poète russe.

 Marina Tsvetaïeva, Après la Russie, Rivage poches, 2023, 147 pages, 8,70 euros.

Traducteur et préfacier de ce livre, Bernard Kreise note qu’il « ne fut pas conçu comme un ensemble cohérent » même si c’est bien « l’univers d’une émigrée qui s’affiche », d’un après de « déracinée » pour qui « la Russie s’éloigne de plus en plus. ». Mais on serait bien en peine, écrit-il, de ranger Marina Tsvetaïeva dans « une catégorie quelconque ». La poète russe, en effet, est hors-normes, souvent déroutante, parfois hermétique. Mais elle assigne à la poésie un rôle éminent. Dans un poème d’avril 1923, elle dresse même son portrait-robot du poète : « Le poète de loin mène la parole/La parole mène loin le poète (…) Il est celui qui brouille les cartes,/trompe les poids et les comptes ;/il est celui qui interroge depuis le pupitre,/qui bat Kant à plate couture ».

Marina Tsvetaïeva nous parle de la tragédie de l’existence indépendamment de son contexte temporel. Elle a bouleversé la langue russe pour exprimer la force de la douleur. « Je n’ai appartenu et je n’appartiens à aucun courant poétique ou politique », écrivait-elle en 1926 dans un questionnaire que l’écrivain Boris Pasternak lui avait adressé en vue de l’édition d’une dictionnaire bio-bibliographique des écrivains du 20e siècle. Dan ce questionnaire, elle parlait aussi de ce qu’elle aimait le plus au monde : « La musique, la nature, les poèmes, la solitude ». Et elle concluait par ces mots : « La vie est une gare ; je partirai bientôt ; où – je ne saurais le dire ».

Présentation de l’auteur




Jaume Pont, Miroir de nuit profonde

La mort est un « fait qui se produit de façon toujours prématurée », nous dit Jaume Pont, en ouverture de son recueil Miroir de nuit profonde. C’est, ajoute-t-il, de cette « expérience de l’extrême » que sont nés la plupart de ces poèmes, puisés dans la matière d’une douleur indicible.

Si chaque être qui vient au monde est voué à inventer celui-ci, dès l’instant où il ouvre les yeux, il le fait dans l’ignorance de l’ombre qui commence déjà à le cerner, elle qui est porteuse de dévastation et de blessure. Illusion de la rose et du bleu,  La vie / se défait / comme un grumeau de rêves.  Au-delà du miroir, le regard se perd, leurré par la trajectoire qu’il se cherche en vain  loin de l’enclos. Faudra-t-il accepter que jamais ne se referme tout à fait une blessure que n’apaiseront pas les hurlements dans la nuit profonde ? Les  bœufs que nous sommes semblent condamnés à leur triste labeur sous les étoiles. Le poète esquisse pourtant les frontières d’un temps qu’il n’a pas connu et qui est encore à venir. Si l’obscurité l’enveloppe, il est néanmoins contigu de la lumière, tout comme existe ce chat aux yeux fendus par le silence, mitoyen d’un silence aux  yeux de chat musqué. À tâtons, le poète rejoint les confins d’un autre versant, où les hurlements finissent par déchirer les ombres : De l’obscur, cependant, naissent l’autre lumière / et le verbe balbutiant de la beauté. Comme si la traversée devait nécessairement passer par la voix dans toute la nudité de son cri...

Jaume Pont, Miroir de nuit profonde, poèmes, édition bilingue catalan-français, traduction de François-Michel Durazzo, L’Etoile des limites, 104 pages, 17 euros.

À cheminer sur une sente désolée, le poète finit par croiser la mémoire, elle qui sait franchir les miroirs, ne serait-ce qu’un instant d’éclair. C’est à peine s’il entend ces voix / chargées de rubis et d’améthystes, / et le maillet du froid qui aboie à tous les vents, / la petite lueur étincelante /lui brûle le fond brumeux de l’âme/comme un foyer démesuré. Il n’est sans doute pas fortuit que Miroir de nuit profonde s’achève avec le poème intitulé « Les mots ». Si la vie est  un mur de chaux dressé face à nous, si la douleur est d’abord un cri, les mots finissent par advenir. Eux seuls peuvent transcender la perte et l’absence. s’ils ne donnaient pas libre cours aux sources /et jamais ne revenaient aux sources les plus profondes, si le fleuve dans lequel on se baigne /était toujours le même fleuve, luisant, ombreux, inaltérable à la lueur de l’âme, / quel fou, dites, voudrait d’eux ? Jaume Pont salue ainsi la rose du poème, lui qui naît sur une langue pleine de feu. Le poète nous offre ici un recueil d’une incandescente beauté, magnifiquement porté par la traduction de François-Michel Durazzo. Le Prix Mallarmé étranger de traduction 2023 a été décerné à Miroir de nuit profonde.

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